Navigation – Plan du site

Échanges internationaux en Europe et apprentissages

Lexemple de la mobilité étudiante institutionnalisée par le programme Erasmus
Learning and International Exchanges in Europe: Case Study of Institutionalized Student Mobility through the Erasmus Program
Magali Ballatore
p. 149-166

Résumés

Le programme ERASMUS (acronyme signifiant European community Action Schema for the Mobility of University Students) mis en place en 1987 pour promouvoir à la fois la mobilité et la reconnaissance mutuelle des diplômes en Europe ne concerne, aujourd’hui encore, qu’une minorité. Comment les institutions d’enseignement supérieur utilisent ce dispositif et quels étudiants saisissent l’opportunité de faire un séjour d’études à l’étranger  ? Le programme Erasmus permet-il une démocratisation de l’accès à la mobilité et des « débouchés» qui lui sont associés  ? L’augmentation de l’offre de séjour à l’étranger semble plutôt accélérer un mouvement de spécialisation sociale des filières d’études et des destinations. Loin des récits inspirés par le psychologisme ambiant et de la rhétorique ou des prophéties sur la mondialisation, il s’agit dans cet article de répondre empiriquement à ces questions et d’interroger les discours sur le programme Erasmus. À partir d’une étude de cas et d’une recherche comparative internationale, nous démontrerons ici que le programme Erasmus semble plutôt favoriser, par les choix qu’opèrent les enseignants-chercheurs et les étudiants des universités, une concurrence insidieuse entre et au cœur des systèmes d’enseignement supérieur nationaux européens.

Haut de page

Texte intégral

1Favoriser l’insertion professionnelle des étudiants, mieux répondre aux changements et aux besoins de flexibilité des entreprises européennes, sont des raisons souvent évoquées pour encourager à la fois le développement de la mobilité étudiante et la professionnalisation de l’enseignement supérieur. Dans une “Europe de la connaissance” que l’Union européenne appelle de ses vœux, où le niveau moyen de scolarité ne cesse d’augmenter, les flux migratoires intra-européens sont et seront de plus en plus liés à la mobilité des étudiants et d’une frange de la population qualifiée. Le programme d’échanges Erasmus n’échappe pas aux objectifs quantitatifs que les gouvernements se fixent bien souvent pour orienter les politiques éducatives (80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, 50 % d’une classe d’âge au niveau licence, 10 % d’étudiants en mobilité institutionnalisée en Europe). Ce programme participe à l’individualisation et à la différenciation des parcours étudiants. Mais il ne touche encore qu’une faible proportion des inscrits dans l’enseignement supérieur européen.

2A-t-il néanmoins des effets sur ce qu’apprennent les étudiants à l’université et, en retour, sur la construction d’un espace européen de l’enseignement supérieur qui, par ce biais, se “flexibiliserait” et s’internationaliserait ? Toutes les institutions d’enseignement supérieur et tous les étudiants répondent-ils de la même manière à cette injonction à la mobilité et à la professionnalisation ? Utilisent-ils, voient-ils cette ressource comme une stratégie essentielle et/ou comme un enjeu majeur en Europe ? En d’autres termes, de quelle manière les acteurs (individuels et institutionnels) s’approprient-ils ce dispositif, créant ainsi, au-delà d’une convergence formelle, une concurrence insidieuse entre et au cœur des systèmes éducatifs nationaux européens ?

3Dans une première partie, nous tenterons de dresser la carte des mobilités que dessine le dispositif Erasmus. Quels pays et quelles institutions d’enseignement supérieur participent à ce programme ? De quelle manière ? Nous analyserons ensuite, à partir d’une enquête par études de cas, les principales caractéristiques sociales de la population des étudiants Erasmus et la façon dont les séjours à l’étranger sont évalués et pris en compte par les institutions et les enseignants-chercheurs des pays d’origine. La deuxième partie de cet article interroge donc les spécificités nationales mises en jeu par l’internationalisation des curricula et des parcours étudiants. Que nous apprend aujourd’hui le programme Erasmus sur les changements en cours dans des systèmes d’enseignement supérieur, qui s’ouvrent à de nouveaux publics tout en se segmentant et en se stratifiant fortement (Duru-Bellat & Van Zanten, 2009 ; Merle, 2009 ; Erlich, 2010) ?

4De nombreux communiqués de la Commission européenne s’accordent à reconnaître que la circulation internationale des personnes et des compétences a des effets bénéfiques. Elle susciterait un brassage d’idées et une amélioration cognitive globale. Le marché international du travail placerait ainsi les ressources humaines là où elles seraient le mieux utilisées et rémunérées. Toutefois, nous verrons que de nombreux autres facteurs interviennent dans ces mouvements et donnent à certaines régions et institutions un pouvoir d’attraction inéquitable. Plus la main-d’œuvre est qualifiée, moins les avantages de la circulation internationale sont mis en doute. Les contradictions entre une posture enchanteresse de la mobilité étudiante et professionnelle et les études réalisées sur la fuite des cerveaux par les ministères nationaux et les instances communautaires nous rappellent ainsi que la « main invisible » qui réglerait équitablement et sans heurt les marchés scolaires et du travail est une utopie.

  • 1 Les noms des interviewés ont été modifiés pour préserver l’anonymat.

5Les résultats présentés ici se basent sur une recherche comparative internationale de trois institutions universitaires qui appartiennent à des pays (Italie, France, Angleterre) et des aires géographiques différentes, dont les traditions migratoires et académiques varient considérablement. Le croisement de méthodes d’enquête, utilisées simultanément (questionnaire, entretiens, observation directe, traitement de données secondaires d’enquête…), a été privilégié. Le choix des pays a été déterminé par la différenciation opérable entre pays “exportateurs” et pays “importateurs” en matière d’échanges et de mobilité. Le choix des institutions a consisté à prédéfinir des traits communs, des critères, pour éviter un certain nombre de biais dans la comparaison. Ce sont des universités pluridisciplinaires dans des grandes villes de province, d’une taille à peu près identique et dont la création est antérieure aux années de la “massification scolaire”. Il s’agit des universités de Provence (France), de Turin (Italie) et de Bristol (Angleterre). Une première série d’entretiens exploratoires (17) a été menée auprès d’étudiants1 Erasmus d’universités françaises partis en 2001-2002. Puis une enquête par questionnaires a suivi auprès d’étudiants universitaires partis en 2004-2005, ainsi qu’auprès d’une population “témoin” d’étudiants “sédentaires” (758 ont été traités statistiquement par SAS). Enfin, une deuxième série d’entretiens (58) réalisés auprès d’étudiants Erasmus anglais, français et italiens en séjour Erasmus entre 1999 et 2004, ainsi qu’une vingtaine d’entretiens avec des responsables Erasmus de départements de sciences, de lettres et de SHS, ainsi que des services de relations internationales des trois universités, a clôturé l’enquête en 2006. En 2008-2009, grâce à un financement de l’université de Turin et de la fondation CRT, nous avons mené une dernière série d’entretiens auprès d’étudiants déjà interrogés, soit par questionnaires, soit par entretiens (52) pour connaître leurs trajectoires 4 à 5 ans après leur séjour Erasmus.

Le programme Erasmus dans un enseignement supérieur européen stratifié

Flux migratoires et destinations convoitées en Europe

6Le nombre de recherches sur la mobilité des étudiants est allé grandissant ces dernières années : en atteste la croissance des thèses soutenues sur le sujet depuis la fin des années 1990 (Lerot, 1999 ; Papatsiba, 2001 ; Federico, 2002 ; Garneau, 2006 ; Ballatore, 2007). Des études réalisées ou commanditées par la Commission européenne, essentiellement statistiques, ont aussi orienté les termes du débat. Les principales recherches comparatives et quantitatives consacrées à la mobilité étudiante institutionnalisée par les programmes d’échanges européens se sont concentrées sur l’augmentation et l’orientation des flux, le profil et les caractéristiques sociales de cette population (Jallade et al., 1996 ; Maiworm & Teichler, 1997 ; Cammelli, 2000 ; Pichon et al., 2002). Récemment, l’Institut national de la recherche pédagogique a aussi publié une note de synthèse très complète sur la mobilité étudiante (Endrizzi, 2010). Il en ressort que la mobilité institutionnalisée ne contribue pas à des changements significatifs de nature des flux migratoires traditionnels et des destinations convoitées. Les effectifs d’étudiants mobiles ont certes été multipliés par plus de trois en trente ans, mais la mobilité étudiante touchait encore moins de 2 % de l’ensemble des étudiants dans le monde en 2007. Les mouvements migratoires se dirigeaient et se dirigent encore en grande majorité vers les pays les plus “développés” : plus de 80 % des flux sont à destination d’un pays (membre ou partenaire) de la zone OCDE. L’essor de la mobilité intra-régionale est également caractérisé par le fait que les étudiants en mobilité ont davantage tendance à rester au sein de leur région d’origine : l’Europe est, à ce titre, particulièrement exemplaire, avec 80 % d’étudiants sortants qui choisissent un autre pays d’Europe, représentant 40 % de l’ensemble des étudiants mobiles dans cette région (Endrizzi, 2010). Même s’il faut souligner l’émergence de nouvelles destinations qui viennent concurrencer les grands pays importateurs d’étudiants internationaux et favoriser une plus forte dispersion des étudiants dans l’espace mondialisé de l’enseignement supérieur, l’analyse de la mobilité étudiante par pays confirme la convergence des flux vers les pays développés : les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France attirent, à eux seuls, la moitié des étudiants en mobilité dans le monde.

7Le programme Erasmus, pour sa part, se base sur un principe de réciprocité des échanges qui n’est pourtant pas souvent respecté. Certains pays, comme l’Angleterre, restent des pays essentiellement “importateurs” d’étudiants Erasmus, alors que d’autres, comme beaucoup de pays du sud (hormis l’Espagne) et de l’Est de l’Europe, restent des pays essentiellement “ exportateurs”. Suivant les suprématies langagières dans le monde où l’anglais, l’espagnol et le français sont parmi les langues les plus parlées, les pays concernés sont aussi ceux qui attirent le plus d’étudiants Erasmus. L’Espagne voit depuis quelques années son déséquilibre entre étudiants sortants et entrants se creuser et devient un pays essentiellement “importateur”. Mais, au-delà du phénomène de mode, s’intéresser aux évolutions dans les destinations majoritaires nous informe sur la permanence de certaines logiques sociales et économiques dans les choix opérés. Il existe par exemple, depuis quelques années, une baisse tendancielle de la mobilité vers les Iles Britanniques, qui est loin d’être impulsée par les institutions des pays d’origine, mais semble davantage la conséquence d’une politique des universités britanniques, dont la “survie” dépend en partie des frais d’inscription payés par les étudiants. Or les étudiants Erasmus s’acquittent de ces frais dans leurs universités d’origine (au contraire des étudiants étrangers “extra-communautaires”). Par conséquent, ils utilisent les divers services des universités britanniques sans contribuer à leur financement (au contraire, là encore, des “extra-communautaires” qui payent des frais d’inscription supérieurs à leurs homologues britanniques). Un autre facteur permet de comprendre cette participation basse et décroissante, contrastant avec la participation grandissante des autres grands pays européens, comme la France et l’Italie : bien souvent, lorsqu’un séjour Erasmus est intégré à un cursus britannique, à l’université de Bristol par exemple, une année supplémentaire est requise pour le même diplôme, alors que les études coûtent de plus en plus cher.

8Les Erasmus co-ordinators doutent aussi plus fréquemment que leurs confrères français et italiens que l’intérêt du séjour se situe dans l’acquisition de savoirs disciplinaires, de compétences supplémentaires et reconvertibles sur le marché du travail. Ils soulignent plutôt son rôle dans le développement de la confiance en soi de l’étudiant et dans le maintien de relations scientifiques avec l’Europe. Pour synthétiser, on pourrait avancer que le programme Erasmus se heurte à des intérêts économiques et institutionnels divergents selon la structure et la sélectivité des systèmes d’enseignement supérieur des pays participants. Et ceci n’est pas sans conséquences sur la morphologie sociale de la population des étudiants Erasmus. Ainsi notre recherche nous apprend que les institutions d’enseignement supérieur européennes se structurent dans l’ordre des inégalités de prestige entre établissements et, plus largement, entre aires culturelles. Les étudiants Erasmus ne se retrouvent pas tous devant la même offre de mobilité. Cette dernière dépend grandement de l’institution d’appartenance. Et ce sont les universités anciennes en Angleterre, les écoles d’ingénieurs en France et les filières sélectives des universités en Italie qui participent le plus à l’ensemble des programmes d’échange (intra- et intercontinentaux) dans leurs pays respectifs (Ballatore, 2010). Ainsi, dans une université massifiée où l’offre de mobilité est moindre, le programme Erasmus apparaît comme un outil de distinction.

Une population Erasmus aux caractéristiques sociales particulières

9Comme le souligne Pierre Bourdieu, l’institutionnalisation (ici, de la mobilité) est une des formes la plus accomplie de reconnaissance sociale, car elle procure les profits de dignité et de respectabilité des entreprises « d’intérêt général », tout en promettant de satisfaire, de manière tout à fait directe, les intérêts particuliers (Bourdieu, 1979). Dans les universités françaises et italiennes, une vision anticipée du temps semble distinguer les étudiants Erasmus de leurs homologues sédentaires. Parmi les étudiants Erasmus, ceux qui ont eu un parcours scolaire sans encombre, un passé migratoire riche et une origine sociale élevée, sont surreprésentés (Ballatore, 2006). Les résultats de l’enquête montrent ainsi une surreprésentation significative des catégories sociales favorisées parmi les étudiants Erasmus. Ainsi, à l’université de Turin, environ 63 % des étudiants Erasmus 2004-2005 – toutes disciplines confondues – avaient un père appartenant aux catégories professionnelles intermédiaires et supérieures, contre 36,7 % de la population étudiante “sédentaire”. À l’université de Bristol, la surreprésentation est moins évidente, car la sélection sociale à l’entrée est déjà largement accomplie. Cette surreprésentation des catégories sociales moyennes et supérieures parmi les étudiants Erasmus français et italiens est compréhensible, car, que ce soit à Turin ou à Aix-Marseille, le personnel des services des relations internationales, ainsi que les enseignants et étudiants rencontrés, précisent que les familles doivent faire l’avance des frais engagés pour le voyage, le logement et la vie dans le pays d’accueil, le paiement des bourses étant conditionné par le retour de la fiche de présence avec la date de partance et le tampon de l’université d’accueil. Une partie non négligeable des sommes allouées n’est donc perçue par l’étudiant qu’à son retour. Seuls 11 % des étudiants Erasmus de l’université de Provence, en 2004-2005, disent ne pas avoir reçu d’aide financière de leurs parents pour leur séjour à l’étranger. 61 % d’entre eux en ont reçu une mensuellement et 28 %, occasionnellement. Pour les étudiants Erasmus italiens interrogés, les proportions sont respectivement de 4 % (aucune aide), 69 % (aide mensuelle) et 27 % (aide occasionnelle) (Ballatore, 2010 : 58). Au-delà des différences entre nations, les étudiants partant en Erasmus sont, comparés à l’ensemble des inscrits, assez jeunes. Ils sont aussi plus souvent en avance par rapport à la population mère et obtiennent leur baccalauréat plus tôt ou “à l’heure”.

  • 2  Apogée : « Application pour l’organisation et la gestion des enseignements et des étudiants » est (...)

10Une analyse des statistiques des universités, prise pour l’étude de cas, couplée à un examen de nos données construites grâce à l’enquête par questionnaire, permet d’approfondir notre analyse sur les qualités scolaires des étudiants Erasmus. 64,3 % des 20 313 étudiants français inscrits à l’université de Provence en 2004-2005 avaient déclaré, à la saisie sur Apogée2 lors de l’inscription administrative, avoir obtenu un baccalauréat avec mention «  passable », alors que plus de la moitié des étudiants Erasmus interrogés par questionnaire l’avait obtenu avec mention. De même, à l’université de Provence en 2004-2005, les étudiants Erasmus étaient plus de 85 % à avoir obtenu leur baccalauréat en avance ou “à l’heure”, contre 61,9 % dans l’échantillon d’étudiants “sédentaires”. Mais de quel baccalauréat s’agit-il ? Là encore, les étudiants Erasmus se distinguent. Plus de 95 % d’entre eux ont passé un baccalauréat général : scientifique (S), littéraire (L) et économique (ES), tandis que 85 % seulement de l’ensemble des inscrits cette année-là étaient que dans ce cas (83,8 % parmi la population témoin enquêtée). L’absence d’étudiants en possession d’un baccalauréat professionnel parmi les Erasmus interrogés mérite aussi d’être relevée.

11À l’université de Turin, les étudiants Erasmus obtiennent également dans une plus large proportion la Maturità classica, scientifica et linguistica (le baccalauréat littéraire, scientifique et linguistique). Leurs homologues sédentaires sont plus nombreux à avoir fréquenté les instituts techniques et professionnels. D’après l’enquête par questionnaire, il semblerait que les étudiants Erasmus aient obtenu de meilleurs résultats que leurs homologues sédentaires à l’examen qui clôture les études secondaires. Sur une base 100, plus du tiers des étudiants Erasmus avaient reçu une note de plus de 91 points, contre un peu moins de 20 % des étudiants de la population témoin. De même, moins de 10 % des premiers ont eu une note entre 60 et 70, alors que les seconds étaient plus de 30 % dans ce cas. Ils sont aussi plus souvent “à l’heure” lors de l’entrée à l’université.

12Le bureau de statistiques de l’université de Bristol donne seulement une répartition selon deux types d’institutions d’enseignement secondaire : StateSchool et Non-State School (école publique, école privée). Mais le questionnaire permet, en fonction d’indicateurs comme le nombre de A-level passés et les résultats obtenus, de comparer les populations “Erasmus” et “non-Erasmus”. La première se distingue par une forte proportion d’étudiants ayant passé plus de cinq A-levels et CGCE (General Certificate of Secondary Education) de 15 points supérieure à ceux de la population témoin (23,2 % contre 8,0 %). Ils sont également 84,1 % à avoir soutenu un examen de langue, contre 25 % chez les étudiants “sédentaires”. Leurs résultats aux A-levels sont aussi meilleurs que ceux de la population témoin. En ce qui concerne le retard scolaire, il n’y pas de différence notable entre les deux groupes. La comparaison avec les statistiques construites par l’université de Bristol est délicate, la variable âge étant divisée en deux modalités (moins de 21 ans et plus de 21 ans à l’entrée à l’Université), mais sans référence au statut de l’étudiant (temps plein, temps partiel). Ceci, sans non plus intégrer l’année sabbatique (the gap year) que certains étudiants britanniques s’octroient après l’obtention de leurs A-levels. Par ailleurs, dans nos échantillons, la proportion des étudiants Erasmus qui ont pris une année sabbatique avant l’entrée à l’Université est plus faible que pour les étudiants “sédentaires” (37,8 % contre 47 %). L’année Erasmus pourrait alors être une « gap year » différée pour des étudiants britanniques de milieux privilégiés. Malgré la présence d’étudiants d’origine sociale modeste participant à cette tradition, la majorité de ceux qui font cette expérience provient de milieux privilégiés.

13Ces caractéristiques peuvent être comprises lorsque l’on s’intéresse aux procédures de sélection, ainsi qu’aux pratiques des responsables locaux de ce programme, dans les trois institutions étudiées pour l’enquête. En France, la sélection est bien souvent non formalisée. Elle est laissée, en première et souvent en dernière instance, à l’appréciation des responsables Erasmus de département. Pour pouvoir participer au programme d’échanges Erasmus, il est quelquefois impératif de réussir ses examens à la première session de juin. Dans certains départements, une lettre de motivation est aussi exigée, mais, même si elle ne l’est pas, les nombreuses démarches et la participation aux réunions qui ont lieu préalablement au départ montrent qu’il est souvent nécessaire de s’investir prématurément dans le projet de mobilité. En Italie, la sélection est établie par un concours (il bando), avec publication officielle de listes nominatives. Des critères formels sont établis par les services de relations internationales : nombre de crédits prévus et acquis durant l’année en cours, moyenne des examens obtenus, connaissance de la langue du pays d’accueil, motivation (chaque faculté peut établir d’autres critères utiles pour la sélection). En Angleterre, le choix des études à l’étranger est très largement anticipé et lié aux choix opérés lors de l’inscription à l’Université. À l’université de Bristol, une bonne note est, en général, demandée dans une langue étrangère (essentiellement en français, allemand ou espagnol) à un niveau GCSE ou équivalent. Il est possible cependant d’effectuer un passage d’une licence classique à une licence avec études en Europe, si des places restent disponibles (il existe un pré-requis cependant : l’obtention de vingt crédits en langue durant la première année universitaire, avec une note supérieur à 60 % à l’examen final). Pour un programme de quatre ans, l’étudiant devra obligatoirement partir un an, en troisième année.

14Bien que le séjour Erasmus, dans ce contexte, puisse être une « gap year » différée, il s’agit toujours, quelle que soit l’université d’appartenance de l’étudiant, de définir un projet de migration et d’avoir des attentes sur son aboutissement. La formation des étudiants Erasmus met en jeu une conception de l’éducation qui est loin d’avoir le caractère universel et l’uniformité présupposée dans les textes européens officiels. Le développement des programmes de mobilité loge en fait insidieusement la concurrence entre les systèmes d’enseignement supérieur et entre les courants au sein des disciplines.

Mise en concurrence de spécificités nationales par l’internationalisation ?

L’évaluation des savoirs académiques

15L’observation des pratiques et des représentations des responsables Erasmus met au jour des difficultés communes, en Europe, d’évaluation des savoirs disciplinaires appris ailleurs. Bien que le programme Erasmus soit arrivé à sa vingtième année d’existence et que le système ECTS ait été mis en place pour faciliter les conversions de notes en 1988, les enseignants continuent à “bricoler”, à partir de “grilles” comparatives, établies en fonction de leur connaissance des autres systèmes de notations des universités européennes avec lesquelles ils ont établi des contrats. De nombreux responsables pédagogiques de départements, dans les trois universités, construisent des tableaux de reconversion de notes, complémentaires au système ECTS de la Commission européenne. Lorsqu’ils discourent sur la notation, ils relatent fréquemment que « chez eux », la « qualité » des apprentissages est supérieure, par rapport à celle de l’université d’accueil. De concert, une grande proportion d’étudiants Erasmus italiens et français juge les études en général et l’obtention des examens pour l’ensemble de la population étudiante à l’étranger, moins difficiles par rapport à leur pays d’origine. Les étudiants et professeurs britanniques sont, quant à eux, partagés sur ce sentiment. Les modalités de sélection dans ces pays, la compétition sévissant tout au long des études universitaires en France et en Italie, semblent des facteurs explicatifs. Nous pourrions nous interroger, au regard des discours sur l’excellence véhiculés par les universités anglo-saxonnes et dans le monde, sur la part de ce qui tient à des effets de “signes”, de “labels”, de ce qui tient à la réelle “qualité” des études, pour peu que l’on s’entende sur la définition de la “qualité” et sur les critères de sa mesure. Quoi qu’il en soit, Monsieur Minetti, responsable Erasmus d’un département de l’université de Turin, souligne que, dans certains pays, il est « plus facile d’obtenir de bonnes notes », ce qui ne facilite pas leur reconversion et appelle des « ajustements » :

« (...) Mais, de manière générale, dans quelques pays, il est plus facile d’obtenir des bonnes notes. Puis, de pays à pays, après, ça dépend d’Université à Université et de Faculté à Faculté et… Par exemple, en France, ils ne donnent jamais au-delà de 16, non, alors que nous, en Italie, 30, nous l’utilisons. 30, qui est le maximum, est utilisé ; en France, on arrive au maximum à 16, non ? Et donc, par exemple, dans la traduction des notes françaises, 16, 17, 18, 19, 20 sont égales à trente. C’est comme ça, corrections, ajustements, que l’on a fait les années précédentes. De toute façon, je le répète, c’est toujours un peu compliqué. Puis, parfois le système change, c’est arrivé en Suisse » (Monsieur Minetti, responsable Erasmus de l’université de Turin).

16Mais ce “bricolage” cache parfois mal la difficulté à évaluer les acquis et la légitimité contestée en matière d’apprentissage disciplinaire du séjour Erasmus par certains enseignants. Se dessinent également, dans les tentatives de reconversion, les problèmes récurrents de la notation. Par la notation, il s’agit « d’établir une mesure et un classement, tout est source de désaccord : les compétences jugées dignes d’évaluation, la fréquence des mesures ; les coefficients de chaque discipline ; les formes du contrôle (dissertations ou simples questions  ; problèmes ou exercices) ; les types d’interrogations (écrit ou oral), les modalités d’examen (contrôle continu ou épreuves anonymes) » (Merle, 2007 : 5). Les pédagogues diront que, dans l’évaluation, il est nécessaire d’éviter, non pas la subjectivité (car elle est inévitable), mais bien l’arbitraire. Une évaluation arbitraire serait celle qui ne se fonde pas sur une démarche consciente, rigoureuse, critique (Hadji, 1997). La plupart du temps, l’évaluation du séjour Erasmus est donc plus subjective qu’arbitraire. Mais les choix opérés sont peu transparents. Monsieur Moroni, responsable d’un département de sciences humaines à l’université de Provence, parle ainsi de pratique « non formalisable et non formalisée », de règles variables établies essentiellement à partir de son expérience d’enseignant :

« Vous parlez des notes, justement : comment se fait la conversion ? Alors, il n’y a pas de règles strictes, il y a des tableaux d’évaluation comparatifs. (…) ce n’est pas vraiment formalisable… mais je crois que les usages sont suffisamment établis pour savoir que ça, ça vaut ça ! Mais, il y aurait d’autres… Enfin, quand je dis que ce n’est pas formalisable, ce n’est pas tout à fait vrai parce qu’on pourrait dire : “voilà, ça, ça correspond”, les personnes qui ont cette note, ça vaut 5 % de l’ensemble des étudiants. Et chez nous, les 5 % qui ont cette note-là, ce sont ceux qui ont 15 par exemple. Bon, il est dans les 5 % de ceux qui ont la meilleure note, donc pour nous 15 » (Monsieur Moroni, responsable Erasmus à l’université de Provence).

17La conversion des notes n’est pourtant pas la démarche la plus problématique. Ce qui paraît plus délicat, en France et en Italie, c’est de faire accepter à certains professeurs responsables d’une unité d’enseignement que cette dernière soit validée pour un étudiant expatrié qui n’a pas suivi les cours dans l’université d’origine. D’après le professeur Key, responsable Erasmus d’un département de l’université de Provence, certains enseignants refusent que les étudiants Erasmus aient des notes pour des enseignements où ils n’ont (évidemment) pas été assidus. Ce qui l’oblige à «  basculer » un résultat obtenu dans une matière spécifique à l’étranger, sur une autre matière où l’étudiant n’aura reçu aucun enseignement, pour parvenir à établir un relevé de notes. De nombreux étudiants interrogés ont ainsi relevé l’incohérence de ce dernier, avec des notes sur des intitulés de matières dont ils n’ont aucune idée du contenu. Monsieur Key explique cette réticence en terme de volonté de « garder la pleine maîtrise de la délivrance des notes ».

18Malgré ces difficultés, la grande majorité des étudiants Erasmus valident leurs unités d’enseignement à l’étranger, ce qui contraste avec les taux d’échecs importants des premiers cycles universitaires en France et les abandons nombreux en Italie (Maiworm & Teichler, 1996, 1997 ; Jallade et alii, 1996). Mais il est assez difficile de calculer et de comparer des taux de réussite, étant donnée la variabilité des niveaux, des projets d’études à l’étranger, des seuils de passage et des mentions suivant les pays. Quel dénominateur commun prendre pour évaluer la “réussite” ? Tous les étudiants Erasmus ne passent pas d’examens (il peut s’agir par exemple de travaux de recherche). De plus, même s’ils en passent, leur nombre et les résultats obtenus n’ont pas la même signification du nord au sud de l’Europe. À Bristol, nous l’avons vu, ce problème relatif à l’évaluation a été réglé de manière formelle par la prolongation d’une année d’étude dans le département d’origine. Ainsi, l’université d’origine reste maîtresse de toute évaluation et exerce un contrôle important sur la formation de ses élites. Monsieur Johnson, responsable Erasmus d’un département de l’université de Bristol le justifie ainsi : peu d’étudiants réussissent à avoir de bons résultats à l’étranger, d’où la prolongation d’une année d’études dans le département d’origine et parfois une réévaluation des acquis a posteriori. Pour les responsables Erasmus de l’université de Bristol, cette entorse à la règle des équivalences et d’intégration de cette période de formation dans les programmes (qui ne devrait pas entraîner de prolongation des études) est considérée comme nécessaire. Elle est aussi en lien avec des représentations du séjour à l’étranger comme étant davantage utile en terme d’acquis personnels, de “maturité”, plutôt que professionnels ou disciplinaires.

19L’internationalisation de l’enseignement supérieur ne peut donc pas être analysée indépendamment des choix que font les acteurs locaux, les enseignants-chercheurs en particulier, en matière de contrats bilatéraux et de programmes d’étude : quels pays ? Quelles institutions ? Quels enseigne- ments ? Quelles évaluations ? Il est donc difficile de voir au niveau académique, dans le séjour Erasmus, une dissolution des pouvoirs anciens, locaux. L’évaluation et ses corollaires (la distribution de grades et de postes) continuent d’être territorialement et institutionnellement situés. En outre, la mobilité institutionnalisée est loin d’être pour tous les individus une simple parenthèse transitoire entre formation et emploi. Elle participe à la diffusion d’un modèle économique et social, d’une nouvelle norme qui promeut un idéal de mobilité géographique et de flexibilité. Normes qui créent aussi, parfois, des insertions professionnelles chaotiques, en dent de scie, chez des jeunes qualifiés dont les expériences de mobilités sont de plus en plus fréquentes entre des territoires de plus en plus distants et investis de différents affects (Ballatore, 2010). Les parcours de mobilité continuent, aujourd’hui encore, de s’inscrire conjointement dans des lieux et des durées, contrairement à ce que laisse à penser la littérature romanesque contemporaine (Barrère & Martuccelli, 2005).

Du savoir au savoir-être et savoir-voyager

20Le « tout petit monde », comme le nomment Anne Barrère et Danilo Martuccelli, « où il serait possible de circuler sans entrave, de se sentir “partout” chez soi, d’être bien reçu et traité dans des cadres spatiaux profondément semblables et peu dépaysants » reste toujours du domaine de la fiction littéraire. Y-a-t-il vraiment « une ligne de démarcation » qui sépare ceux qui, « comme bien des individus du Sud, possèdent encore le rêve d’un ailleurs (notre “ici”) et tous ceux qui, habitants blasés du Nord, n’en disposent plus » ? (Barrère & Martuccelli, 2005 : 68-69). Le « Nord », notre « ici », est en réalité fait d’une pluralité de situations socioéconomiques difficilement assimilables pour une même analyse. En quoi et pour qui la mobilité géographique a-t-elle un impact particulier ? Pour les classes moyennes supérieures, l’international semble s’inscrire aujourd’hui dans « des stratégies d’ascension sociale » (Wagner, 1998 : 184). Les séjours à l’étranger peuvent aussi être des “refuges” qui permettent aux jeunes d’origine sociale élevée de pallier un échec scolaire relatif. Les stratégies transnationales dans le milieu universitaire ont en commun de tirer parti de la rareté encore relative des compétences internationales. L’international peut ainsi être, pour des étudiants d’origine sociale plus modeste qui ont réussi dans des filières massifiées, voire dévalorisées, un moyen d’ascension sociale, cette ascension étant compromise dans leur espace d’origine, en raison de « l’inflation scolaire » et d’un système de sélection stigmatisant (Duru-Bellat, 2006). Nous avons vu que tous les étudiants Erasmus n’étaient pas égaux face à l’accès à la mobilité, ils ne le sont pas davantage face à la valorisation de leur séjour à l’étranger dans leur pays d’origine. De manière générale, parmi l’ensemble des étudiants mobiles, les termes du “choix” entre trajectoire internationale et retour au pays sont radicalement différents selon l’origine géographique et sociale. L’étude approfondie des trajectoires des Erasmus, qui ont choisi, à l’issue de leur séjour, de débuter une carrière à l’étranger, notamment académique, nous montre qu’effectivement, ces étudiants ont été poussés à l’émigration par l’inégalité des conditions offertes, pour un même travail en Europe. Mais comment les migrations étudiantes et professionnelles interagissent-elles et quelles en sont les conséquences ?

21La façon dont “l’impératif socialisateur” du séjour Erasmus s’articule avec les apprentissages disciplinaires  – mission traditionnelle de l’Université – et devient lui-même un objectif explicite d’apprentissage, est rarement interrogé. Les relations entre apprentissage des contenus et socialisation des attitudes ne sont pas toujours aisément visibles. Dans les discours des enseignants, nous l’avons esquissé, la forme de l’apprentissage semble parfois prendre l’ascendant sur le contenu  ; sont davantage jugés un savoir-être, un savoir-voyager, qu’un savoir scolaire. Mais la difficulté ne réside pas tant dans le fait de privilégier ces savoirs, par rapport à l’apprentissage disciplinaire, formel, que dans l’absence de critères permettant cette évaluation dans le schéma ECTS. Qu’est-ce qui permet de dire, comme cette responsable de l’université de Bristol, que le séjour Erasmus est une expérience très enrichissante, car les étudiants «  grandissent », deviennent beaucoup «  plus mûrs très rapidement » (« a very enriching experience, [The students] grow up basically, they become much more mature very quickly ») ? Pour le professeur Minetti, de l’université de Turin, la finalité du séjour Erasmus est de former le citoyen européen. Mais de quels moyens dispose-t-on pour juger de la réalisation de cet objectif ? Dans les discours des étudiants, se côtoient et s’entremêlent différents types d’apprentissages, notamment ceux qu’ils qualifient de « culturels ».

22Pour la quasi-totalité des étudiants Erasmus, le bien-fondé de leur séjour se situe en dehors des apprentissages strictement disciplinaires. Ceci parce que le programme Erasmus, dans sa forme, place au centre l’étudiant, plutôt que des équipes pédagogiques binationales. Il consacre par là-même, idéologiquement, les théories de l’apprentissage qui font du sujet l’acteur de son propre savoir. La “psychologisation de la société” est très visible dans le domaine de l’éducation. Il semblerait qu’à la formation centrée sur la transmission se substitue une formation centrée sur le développement des potentialités des individus. L’université n’échapperait pas au mouvement de discrédit de «  la norme impérative » des sphères du savoir et du travail (Singly, 2003). François de Singly cite d’ailleurs le film de Cédric Klapisch sur les étudiants Erasmus (L’Auberge espagnole, 2002) pour nuancer la thèse d’une crise généralisée du lien social. Le principe de convivialité serait gage de lien social et de sa nécessaire capacité à valider les identités personnelles. Le règne de l’épanouissement de la personne, le consumérisme des familles, l’égotisme ambiant placeraient alors l’individu à la base de la société. Le séjour Erasmus est ainsi rarement au cœur de projets pédagogiques des départements. Le processus d’apprentissage n’est pas souvent impulsé par la dynamique de pratiques collectives. Pour cela, il serait nécessaire que tous les enseignants-chercheurs acceptent une recomposition de leurs méthodes d’évaluation, de leur autorité. Sinon, adresser au programme Erasmus la demande de “resocialiser” les étudiants de différentes nations pour qu’ils deviennent des citoyens européens tolérants et universalistes serait vain. Le nombre important de termes, dans leurs discours, qui se réfèrent à la découverte de la ville, à l’ordre, au désordre et aux habitudes vestimentaires, alimentaires, montre l’intérêt des étudiantes Erasmus pour le pays d’accueil. Mais tout se passe comme s’ils étaient simples spectateurs ou comme si le séjour Erasmus était un film dans lequel ils n’étaient que figurants. Les connaissances culturelles acquises sur une base strictement descriptive et comparative n’améliorent pas forcément leur compréhension du pays d’accueil. La perspective binaire chez certains étudiants (le seul élément stable de la comparaison étant souvent le pays d’origine) accentue le déséquilibre et produit une réification d’autrui, alors que la volonté déclarée du programme Erasmus est l’échange et la reconnaissance interculturelle. La confrontation quotidienne avec des formes de l’altérité, vécue parce que les étudiants Erasmus se placent souvent en marge, peut induire un abus des explications culturalistes. Ces dernières vident les cultures de leur complexité, de leur historicité et de leurs conflits internes (Papatsiba, 2001). Souvent, autrui est appréhendé sans tenir compte des processus liés à la diversification sociale et à la diversité culturelle, comme dans la description de cette étudiante italienne qui regroupe les Italiens et les Espagnols dans une catégorie et les Allemands, les Suédois et les Anglais dans une autre, différente :

« – Selon moi, les Espagnols et les Italiens sont très semblables, les Français assez, en revanche, les Allemands, les Suédois, et les Anglais sont vraiment différents.
– Dans quel sens ?
– C’est-à-dire, disons que les Allemands et les Suédois, je ne les connais pas bien, simplement, ils me semblaient plus… Mais les Anglais ont vraiment… Les personnes communes, normales, qui travaillent, en fait, ont vraiment, sont absolument arrêtées sur la discipline et absolument intransigeantes, tous précis, en fait, on ne doit pas faire ceci, on ne doit pas faire ça. Parfois c’est utile, parce que, par exemple, l’Université fonctionne très bien, toute régulée, toute… et donc, ils sont comme ça » (Christina, 24 ans).

23Dans les acquis culturels du séjour Erasmus, si nous pouvons les nommer ainsi, ressort une “connaissance mosaïque”, souvent vidée de la recherche de cohérence, de liens (Papatsiba, 2001). Il est vrai que les échanges permettent de vivre une altérité exponentielle, mais tous les étudiants Erasmus sont loin de posséder la même capacité empathique nécessaire à la compréhension, qui s’acquiert souvent durant la socialisation primaire. De même, choisir sa demeure en fonction de son sentiment d’appartenance à un milieu est le privilège de ceux dont les difficultés d’insertion professionnelle sont amoindries par la sélectivité de leur système d’enseignement supérieur.

Conclusion

24Pas plus que les carrières internationales ne correspondent à des stratégies unilatérales d’ascension sociale, les étudiants mobiles ne forment un corpus “international” homogène sur le plan de ses intérêts comme de ses pratiques. Dans diverses configurations, les trajectoires et discours recueillis nous rappellent que nous sommes entrés dans une société du travail pour soi et sur soi. Pour les étudiants Erasmus, il s’agit de se construire des parcours individualisés, de se distinguer dans un enseignement supérieur de plus en plus stratifié, internationalisé et de se chercher à travers des «  épreuves » valorisées et valorisantes (Singly, 2003). Pour les responsables Erasmus des facultés, il s’agit au contraire de composer avec la diversité des systèmes d’évaluation des universités européennes et avec la diversité des attentes des étudiants. L’harmonisation plus ou moins réussie des systèmes d’enseignement et l’homogénéisation croissante autour d’une culture plus ou moins mondialisée ne suffisent pas pour que s’établissent spontanément des échanges égalitaires entre des institutions issues d’histoires diverses ou entre des groupes sociaux éloignés. La question de la mobilité institutionnalisée en Europe ne peut être discutée sans prendre en compte la question sociale. Choisir ses références, sa ou ses langues, ses identifications, comme son emploi, sont des possibilités inégalement réparties au sein des populations étudiantes et mobiles, et plus généralement au sein de l’ensemble de la société. Les fortes disparités, toujours existantes en Europe, ne sont pas sans conséquences sur un programme dont les principes de coopération et de réciprocité se heurtent aux principes de compétition et de concurrence qui existent partout ailleurs.

25Dans notre dernier ouvrage, après une étude approfondie des trajectoires des étudiants Erasmus une fois diplômés, nous avons pu constater qu’il existe différentes manières de vivre la mobilité et, ainsi, dresser une typologie des comportements relatifs aux différents degrés de manipulation des codes culturels et sociaux (Ballatore, 2010). L’échelle des comportements va du repli sur sa culture d’origine, avec un réinvestissement faible ou nul et l’absence de nouvelles mobilités, jusqu’à la perméabilité quasi totale à la culture du milieu d’accueil et la volonté d’y résider définitivement. Ces attitudes ne sont pas fruits du hasard et proviennent en grande partie des “réinvestissements” espérés des compétences acquises et des aspirations géo-professionnelles, elles-mêmes dépendantes des situations socio-économiques dans lesquelles se trouvent les étudiants Erasmus avant leur séjour.

26Le premier idéal-type est l’étudiant “défensif”, privilégiant “l’ontologique” aux dépens du pragmatisme, c’est-à-dire recherchant l’ordre de l’essence, qui fonde une fois pour toutes les idées, plutôt que celui de l’existence. Lors du séjour à l’étranger, il cherche ainsi à se construire pleinement en « étranger » (Camillieri & Cohen-Emerique, 1989). Il organise une mise en scène de son “univers originel”, dans des formes qui restent assimilables pour l’Université du pays d’accueil. Les influences culturelles extérieures semblent peu pénétrer l’univers cognitif de ces étudiants défensifs, pour rebondir en quelque sorte sur la “carapace isolante” plus ou moins rigide et solide qu’ils se sont forgée. Cet étudiant se tient donc “à distance raisonnable” des membres de son pays d’accueil tout en maintenant des liens forts avec ceux de son pays d’origine. Il est le représentant vivant de son pays, le porte-parole de mœurs et de pratiques, ce qui est facilité par le fait que le séjour Erasmus est pour lui une simple “parenthèse” et n’appelle pas forcément de nouvelles mobilités, ni même un réinvestissement des acquis linguistiques et interculturels et n’a pas davantage une utilité immédiate dans un cursus scolaire ou pour une carrière professionnelle internationale.

27Le deuxième idéal-type est l’étudiant “opportuniste”, pragmatique, (Pierre, 2000) mettant avant toute chose l’adaptation à l’environnement. Il a une faculté consciente et toute particulière de rendre son comportement synchrone avec ce qu’il saisit d’une conduite-type approuvée par les autochtones. Il manipulera donc des identifications en fonction de la situation dans le pays d’accueil, tentera de connaître le plus d’autochtones possible, participera souvent aux activités de l’Université, afin de tirer le meilleur bénéfice de son année d’études à l’étranger, en fonction des objectifs de départ qu’il s’était fixés. De retour dans son pays d’origine, il tentera de réutiliser ses compétences acquises, parfois tardivement, dans des projets distinctifs et continuera le jeu de la perpétuelle migration, d’un mode d’être à un autre en s’inscrivant dans de nouvelles mobilités.

28Le troisième idéal-type correspond à l’étudiant “transnational”, dont le discours en appelle au plurilinguisme, à l’esprit “cosmopolite” et au développement d’activités “interculturelles”. Bien souvent, deux des indicateurs les plus puissants d’un contact précoce avec les cultures étrangères sont la naissance dans une famille mixte et/ou la mobilité professionnelle internationale d’un ou des deux parents. La famille, avant l’école et l’Université, a permis chez cet étudiant la découverte et la diffusion d’une “socialisation internationale”, sorte d’éducation à la flexibilité. Ceci accompagne notamment l’invitation à diffuser, de son parcours, une image construite et maîtrisée. L’exercice social de la rationalité, la prévision des conséquences de la migration, la maîtrise pratique (quelquefois ludique) de l’utilisation des langues étrangères dans les relations sociales, etc., sont caractéristiques de l’étudiant transnational. Le séjour Erasmus a, de ce fait, été un véritable “laboratoire” de façons d’être. La “culture internationale” est d’autant mieux transmise que l’épreuve de la mobilité internationale et du voyage est perçue comme un accomplissement de dispositions anciennes. À son retour, l’étudiant va donc “naturellement” se tourner vers des “carrières” qui permettront de nouvelles expatriations, tout en gardant ses repères identificatoires.

29Le dernier idéal-type, enfin, est l’étudiant “converti”, dont les facteurs répulsifs de la société et/ou de l’Université d’origine ont été déterminants, beaucoup plus que les facteurs attractifs du pays d’accueil. Même si cet étudiant n’avait pas de projet professionnel précis avant son départ, le séjour Erasmus est pour lui un révélateur, un moment de bifurcation, qui rompt avec la passivité, la politique des choix négatifs et le “laisser-aller”, qui ordonnaient antérieurement son parcours scolaire. L’expérience entraîne pour lui le désir de réorienter ses études, sa trajectoire à la lumière des découvertes effectuées dans le pays d’accueil. Il verra alors plus tard ce programme comme une période moratoire, comme un « service national européen » dont il parlera souvent comme un moment fort de “sa vie” Ceci peut pousser l’étudiant révélé, converti, à effectuer de nouvelles mobilités, mais non dans le cadre de ses études, ou à changer totalement d’orientation.

30Cette typologie permet de s’éloigner de l’idée d’un groupe social homogène et d’apporter une pierre à l’édifice déjà solide des études en éducation et sur les migrations, qui soulignent que l’on assiste à des situations partiellement contradictoires et conflictuelles, dans la mesure où la mobilité étudiante et professionnelle est jugée bénéfique en Europe, mais peut conduire à des migrations de main-d’œuvre qualifiée potentiellement “néfaste” pour l’économie, les systèmes de santé et d’éducation des pays de départ. Les migrations ont longtemps été abordées à partir des deux extrêmes d’un continuum (des migrations “en col bleu” jusqu’à “l’élite”). Les études portent également plutôt sur la mobilité étudiantes des pays en voie de développement vers les pays dits “développés”. Cet article est en définitive une incitation à s’intéresser davantage au niveau intermédiaire des migrations, qui nous semble être porteur de changements importants au cœur même de l’union européenne.

Haut de page

Bibliographie

Des DOI (Digital Object Identifier) sont automatiquement ajoutés aux références par Bilbo, l'outil d'annotation bibliographique d'OpenEdition.
Les utilisateurs des institutions abonnées à l'un des programmes freemium d'OpenEdition peuvent télécharger les références bibliographiques pour lesquelles Bilbo a trouvé un DOI.
Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible pour les institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses services, écrivez à : access@openedition.org.

Ballatore (M.), 2006, « Le programme Erasmus en France, en Italie et en Angleterre : sélection des étudiants et compétences migratoires », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n° 5, pp. 215-240.

Ballatore (M.), 2007, L’expérience de mobilité des étudiants Erasmus : les usages inégalitaires d’un programme « d’échange ». Une comparaison Angleterre/France/Italie, Thèse de doctorat en sociologie, en co-tutelle sous la direction du professeur Thierry Blöss (université Aix-Marseille 1) et du professeur Lorenzo Fischer (università degli studi di Torino), soutenue le 18 décembre 2007 à Aix-en-Provence.

Ballatore (M.), 2010, Erasmus et la mobilité des jeunes Européens, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Éducation et société ».

Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible pour les institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses services, écrivez à : access@openedition.org.

Barrere (A.) & Martuccelli (D.), 2005, « La modernité et l’imaginaire de la mobilité : l’inflexion contemporaine », Cahiers internationaux de sociologie,
n° 118, 2005/1, pp. 55-79.
DOI : 10.3917/cis.118.0055

Bourdieu (P.), 1979, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Édition de Minuit.

Camillieri (C.) & Cohen-Emerique (M.), 1989, Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de l’interculturel, Paris, l’Harmattan.

Cammelli (A.) (dir.), 2000, Ilaureati erasmus/socrates anno 1999 : origine sociale, curriculum studiorum, condizione occupazionale, in Ministero dell’Università e della Ricerca Scientifica e Tecnologica, Osservatorio Statistico dell’Università di Bologna, ottobre.

Duru-Bellat (M.), 2006, L’inflation scolaire : les désillusions de la méritocratie, Paris, Seuil.

Duru-Bellat (m.) & Van zanten (a.) (dir.), 2009, Sociologie du système éducatif, Puf.

Endrizzi (L.), 2010, La mobilité étudiante, entre mythe et réalité, Institut National de Recherche Pédagogique, Veille scientifique et technologique, Dossier d’actualité, n° 51.

Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible pour les institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses services, écrivez à : access@openedition.org.

Erlich (V.), 2010, « Une relecture sociologique des parcours des étudiants français : entre segmentation et professionnalisation », Éducation et sociétés, 2010/2, n° 26.
DOI : 10.3917/es.026.0071

Federico (A. De), 2002, « Réseaux d’identification à l’Europe. Amitiés et identités d’étudiants Européens », Thèse en co-tutelle soutenue sous la direction d’Alexis Ferrand (CLERSÉ, Université des Sciences et Technologies de Lille) et Mercedes Pardo (Universidad Pública de Navarra, Espagne).

Garneau (S.), 2006, « Les Mobilités internationales à l’ère de la globalisation. Une comparaison sociologique des carrières spatiales et des socialisations professionnelles d’étudiants français et québécois », Thèse de doctorat, Université Lumière-Lyon 2, Faculté d’anthropologie et de sociologie.

Garneau (S.), 2007, « Les expériences migratoires différenciées d’étudiants français. De l’institutionnalisation des mobilités étudiantes à la circulation des élites professionnelles ? », Revue européenne des migrations internationales, vol. 23, pp. 139-161.

Hadji (C.), 1997 (2e éd. 1999), L’évaluation démystifiée, Paris, ESF, Éditeur.

Jallade (P.), Gordon (J.) & Lebeau (N.), 1996, Student mobility within the european union: a statistical analysis, Rapport publié par la Commission européenne, European Institute of education and social policy.

Lerot (N.), 1999, « La mobilité internationale étudiante au sein de l’espace francophone. Étude comparative de trois sites universitaires », Thèse en Géographie Sociale et Démographie, Faculté des études supérieures de l’université Laval (sous la direction de Robert Herinet et de Dean Louder).

Maiworm (F.) & teichler (U.), 1996, Study aboard and early carer: experiences of former erasmus students, London, Bristol, J. Kingsley publishers.

Maiworm (F.) & Teichler (U.), 1997, The Erasmus Experience: Major Findings of The Erasmus Evaluation Research Project, Luxembourg, Office for official publication of European Communities.

Merle (P.), 2007, Les notes. Secrets de fabrication, Paris, PUF, coll. « Éducation et société ».

Merle (p.), 2009, « La démocratisation de l’enseignement entre égalisation et illusions », in M. Duru-Bellat et A. Van Zanten (dir.), Sociologie du système éducatif, Puf.

Papatsiba (V.), 2001, « Le séjour d’études à l’étranger : formation, expérience. Analyse des rapports d’étudiants français ayant bénéficié du programme Erasmus », thèse de sciences de l’éducation, Université Paris-X (sous la direction de Jacky Beillerot).

Pichon (L.-A.), Comte (M.) & Poulard (X.), 2002, Les étudiants en séjour d’études à l’étranger. Qui ? Pourquoi ? Comment ?, Rhône-Alpes, rapport de l’Ourip.

Pierre (P.), 2000, « La socialisation des cadres internationaux dans l’entreprise mondialisée. L’exemple d’un groupe pétrolier français », Thèse de doctorat de sociologie, Institut d’Études Politiques de Paris.

Singly (F. de), 2003, Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, Paris, Hachette littératures, coll. « pluriel ».

Wagner, (A.-C.), 1998, Les nouvelles élites de la mondialisation ; une immigration dorée en France, Paris, PUF.

Haut de page

Notes

1 Les noms des interviewés ont été modifiés pour préserver l’anonymat.

2  Apogée : « Application pour l’organisation et la gestion des enseignements et des étudiants » est un logiciel développé par l’Agence de mutualisation des universités et des établissements (AMUE) depuis 1995. Il est destiné à la gestion des inscriptions et des dossiers des étudiants dans les universités françaises.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Magali Ballatore, « Échanges internationaux en Europe et apprentissages », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, Hors-série n° 3 | 2011, 149-166.

Référence électronique

Magali Ballatore, « Échanges internationaux en Europe et apprentissages », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [En ligne], Hors-série n° 3 | 2011, mis en ligne le 15 juin 2013, consulté le 25 avril 2016. URL : http://cres.revues.org/160

Haut de page

Auteur

Magali Ballatore

Docteure en sociologie, chargée de recherches au sein du Groupe de Recherche sur la socialisation, l’éducation et la Formation (GIREF) à l’université catholique de Louvain (UCL) et chercheure associée au LEST (Aix-en-Provence).

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Licence Creative Commons
Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

Haut de page
  • Logo Éditions de la Maison des sciences de l’homme
  • Revues.org