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Livres indisponibles : « qui tacet consentire videtur » ?

13 mars 2012 by passouline

Il arrive que la vie littéraire ait partie liée avec la gangstérisme. Ce qui est le cas actuellement. Il paraît en effet qu’un mauvais coup se prépare au ministère de la Culture. Quelque chose comme un braquage. On n’eut pas imaginé Frédéric Mitterrand en chef de gang mais au train où vont les choses, allez savoir. Un complot en vue de mettre sur pied « une truanderie magnifique » se serait ourdi dans ses bureaux. Delfeil de Ton nous le dévoile très sérieusement dans sa dernière chronique du Nouvel Observateur. Muni de notre gilet pare-balles, nous avons donc enquêté sur une initiative parée de bonnes intentions, largement soutenue sur le plan institutionnel mais qu’un certain nombre d’auteurs repousse des deux mains par un cri du coeur « Touchez pas au grisbi ! ».

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Cette sombre histoire commence en fait à l’hiver 2009 lorsque Google provoque une intense polémique en se lançant dans la numérisation sauvage de trois cents livres en français sans autorisation de leurs auteurs et de leurs éditeurs. On prend alors la mesure de ce que l’expression qui tacet consentire videtur (Qui ne dit mot consent), dont le pape Boniface VIII usa lors de son conflit avec Philippe Le Bel, a de profondément tyrannique lorsqu’elle s’érige en politique. Le silence vaudrait ainsi approbation, même si la citation latine laisse planer le doute (« semble consentir »). Ce qui est un comble lorsqu’on se souvient qu’en droit français, le silence vaut plutôt rejet. Il fallait réparer le faux-pas de Google, d’autant que la Bibliothèque nationale de France (BnF) y était étroitement associé. Dès lors, on s’organise pour monter un grand chantier dont le principe est louable : rendre disponibles des livres du XXème siècle indisponibles, c’est à dire

ntrouvables en librairie (et pas simplement épuisés) en prenant en charge leur numérisation et en proposant aux éditeurs d’origine puis à tous les éditeurs de les rééditer. Un projet de loi est rédigé. Des députés montent au front, à commencer par Hervé Gaymard (UMP, Savoie), particulièrement activiste sur la question, qui totalise le plus grand nombre d’interventions. La loi est votée, chose remarquable, à l’unanimité tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat (mais la chambre haute du Parlement a imposé et obtenu qu’au bout de dix ans, les bibliothèques jouissent gratuitement des fichiers numériques). Ne manque plus que les décrets d’application, dans un an probablement. De quoi laisser le temps à la Direction du Livre, au Ministère de la Culture, de visser les boulons. Et en 2013, comment fonctionnera ce que l’avocat Guillaume Sauvage dénonce déjà comme « une usine à gaz » dans Bibliobs (le site du Nouvel Observateur, décidemment : si ce n’est une campagne, cela y ressemble) ?

Après une étude destinée à définir le caractère d’indisponibilité d’un livre, celui-ci sera numérisé et proposé sur une banque de données spécifique (d’où probablement la rumeur de braquage, on ne prête qu’aux riches). Tous les semestres, le corpus sera largement annoncé dans les medias spécialisés. Si l’auteur ou ses ayants droit ne manifestent pas leur opposition dans les six mois, le livre est mis en ligne. Ah, mais qui tacet consentire videtur, n’est-il pas ? « Il était impossible d’envisager une négociation contrat par contrat en raison des coûts de transaction, cela aurait tué le projet » se justifie-t-on du côté du ministère. Une société de perception et de répartition des droits montée tout exprès, qui n’a pas les droits des livres mais les exerce, propose alors à l’éditeur historique du livre d’assurer le relais en lui facilitant l’accès au numérique ; à lui ensuite de fixer un prix afin de rendre le téléchargement « attractif ». L’auteur y trouve son compte : il partage les profits à 50/50 avec l’éditeur, conserve son droit moral, peut exercer à tout instant son droit de sortie du dispositif et son livre, introuvable depuis des lustres, trouve un second souffle, une nouvelle vie grâce au numérique (à propos, on vient d’apprendre qu’après 244 années d’existence sur papier, le prestigieuse Encyclopaedia Britannica a décidé de basculer exclusivement et définitivement en ligne). La BnF doit dresser une liste de 500 000 livres concernés. Le coût de l’opération est estimé entre 20 et 30 millions d’euros financé par la Caisse des dépôts et consignations.

Delfeil de Ton y voit « une arnaque » au motif que cette loi dépossèderait les auteurs à seule fin d’engraisser les éditeurs. Et notre confrère d’imaginer déjà les administrateurs du braquage se gobergeant sur le dos d’auteurs à six pieds sous terre et d’introuvables ayant-droits, avec force bureaux luxueux, voyages d’études, banquets et décorations, grâce aux émoluments versés par la société de perception ! On entend là l’écho d’un mouvement dont le romancier de science-fiction Ayerdhal est le fer de lance, avec des auteurs regroupés au sein du collectif de réflexion et d’action Le droit du serf ; ils ont lancé une pétition (près d’un millier d’entre eux l’aurait signée) contestant formellement
cette loi : non seulement elle leur paraît trop favorable aux éditeurs aux dépens des écrivains, mais, selon ses membres, elle instituerait rien moins qu’un « piratage officiel et général des œuvres littéraires du XXème siècle ».  Ce qui ne peut manque de faire réagir Nicolas Georges, directeur du Livre au ministère : « C’est tout sauf une expropriation des auteurs, d’autant que c’est entouré de toutes les garanties ! »

Pour ses détracteurs, c’est l’esprit  même de la loi qui est par principe contestable au motif que le droit d’auteur doit demeurer inaliénable et que seuls l’auteur, ou ses ayants droit, sont en mesure de décider de la diffusion d’une œuvre. Le bât blesse également dans la question de la « traçabilité » des auteurs ou traducteurs de textes introuvables de longue date : le fait qu’on ne les retrouve pas suffit-il à prouver qu’ils ont disparu ? Et peut-on considérer que, dans ce cas, si on les numérise pour leur donner une nouvelle vie, un silence de six mois vaut approbation ? D’autant plus délicat que cette loi impose à l’auteur de s’informer lui-même sur l’éventuelle publication numérique de son œuvre, ce que tous ne sont pas en mesure de faire.  Hervé Gaymard a évidemment lu la pétition mise en ligne par « Le Droit du serf ». Il a communiqué sa réaction à la « République des livres ». Après avoir démenti l’insinuation selon laquelle la loi aurait été votée en catimini alors qu’elle a donné lieu à de nombreux débats parlementaires, il campe sur ses positions :

« (…) L’objet de la loi est de rendre accessibles les œuvres indisponibles du XXème siècle, actuellement épuisées dans leur édition papier, dont la numérisation est incertaine si elle devait être effectuée individuellement compte tenu des coûts engendrés, et dont la titularité des droits numériques est incertaine, du fait de contrats d’édition signés dans une période anté-numérique. C’est donc une opportunité formidable pour que des œuvres soient enfin désormais accessibles, sous forme numérique, ou sous forme papier par l’impression à la demande.

 Les droits des auteurs seraient-ils bafoués ? Evidemment non. Ils peuvent, eux-mêmes ou leurs ayants droit, refuser d’entrer dans le système de gestion collective, non seulement dans le délai initial de six mois pendant lequel est constitué le fichier des œuvres, mais  aussi reprendre leurs droits à tout moment, pour les exploiter par leurs propres moyens, ou refuser de les exploiter s’ils la renient ou la considèrent comme obsolète.

 J’ajoute que la Société de Perception et de Répartition des Droits, est gérée paritairement par les auteurs et les éditeurs, ce qui est la garantie de la défense des intérêts de toutes les parties. Elle est contrôlée par une commission composée de magistrats, ce qui offre toutes les garanties d’impartialité (…)

 Cette loi est la première réponse publique et collective, au monde, apportée à l’indisponibilité des œuvres du XXème siècle sous droit d’auteur, y compris pour les œuvres orphelines dont on n’a pas pu identifier les ayants droit. Le Parlement exercera un contrôle vigilant sur sa mise en œuvre. »

(Photos Elliott Erwitt, Michael Kenna et Chim Seymour, courtesy Magnum et BnF)

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