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mars, 2012

  1. Le sauvage blanc, l’homme qui était là sans y être

    mars 20, 2012 by passouline

    D’abord souligner ce que ce n’est pas : une robinsonnade de plus. Toujours préférer l’original à la copie, surtout rafraichi dans sa nouvelle traduction. Qu’est-ce alors que ce premier roman de François Garde publié sous le titre programmatique Ce qu’il advint du sauvage blanc (326 pages, 21,50 euros, Gallimard) ? L’une des belles surprises de la rentrée comme seuls les premiers romans peuvent en réserver. Surtout lorsqu’ils sont inspirés d’une histoire vraie. Tout part très tôt d’une énigme ramassée en une question : que s’est-il passé durant les dix-sept années séparant le moment où Narcisse Pelletier, 18 ans, a été abandonné sur une plage d’Australie, et celui où il a été retrouvé nu, tatoué, scarifié et parfaitement intégré à une tribu indigène dont il avait adopté les mœurs ?

    Ce 5 novembre 1843, le capitaine de la goélette Saint-Paul est impatient de reprendre sa route vers Java et la Chine. Tant pis pour celui qui a eu la drôle d’idée d’aller voir de l’autre côté de la falaise, échappée belle qui lui a fait rater le départ de la chaloupe. Il faut choisir entre la vie de cet imprudent et celle du blessé et des trois malades qu’il a à son bord ; on ne sacrifie pas quatre hommes pour en sauver un quand gronde la tempête. Au début, lorsqu’il comprend que son sort est scellé, Narcisse songe à se jeter du haut de la falaise ; il y renonce lorsqu’il comprend que cette liberté de se donner la mort est la dernière qu’il lui reste, et que ce bien est trop précieux pour être si vite gaspillé. Les années passent. Une fois retrouvé longtemps après, le matelot français est le dernier à pouvoir éclairer le mystère car il a non seulement oublié son nom mais perdu jusqu’à l’usage de la langue française. Il est donc « le sauvage blanc » ainsi que l’appelle Octave de Vallombrun, l’homme qui le recueille  à Sydney et qui raconte son histoire dans des lettres de 1861 au président de la Société de Géographie, missives dans lesquelles il consigne la matière brute de sa rencontre. Lorsqu’il le visite dans sa prison, il essaie vainement de le faire parler. Le gouvernement lui a donné trois livres, afin de les lui lire dans le fol espoir de réveiller la mémoire anesthésiée de sa langue natale et de l’aider à redécouvrir ce qu’il a toujours
    tina-berning-300x187su : Eléments de mathématiques pour les officiers d’infanterie, Souvenirs d’Italie par une femme du monde et les œuvres de Racine. Les deux premiers sont sans effet, contrairement à l’évocation de Théramène, du songe d’Athalie, des souffrances de Bérénice et des prémonitions d’Agrippine. Il n’en fait pas un commentaire savant mais ne peut réprimer une manifestation de sensibilité à la sonorité et au rythme de la langue. Sans un mot. Il semble résigné dans son indifférence à ce monde-là. Pour autant, Octave de Vallombrun ne renonce pas : il veut lui faire remonter une colline autrefois gravie et descendue pendant ses années d’absence au monde. La volonté n’a pas déserté l’ancien matelot ; elle est juste gouvernée par d’autres mécanismes, d’autres affects, un autre but. Petit à petit, Vallombrun apprend à le connaître. Lorsque Narcisse prend des coups d’un domestique, il ne cherche ni à les esquiver, ni à les rendre. De cette manifestation spontanée de « douceur évangélique », son interrogateur tire davantage de doutes que de certitudes : « Mais quoi ? Il faudrait reconnaître comme civilisées les coutumes barbares que Narcisse révèle à chaque instant ? » A l’épreuve, il comprend que sa connaissance du français n’est pas effacée mais congelée. Jusqu’au jour où il articule enfin : « Je suis Narcisse Pelletier, matelot de la goélette Saint-Paul ». Dès lors, son découvreur se fait l’attentif chroniqueur de ses faits et gestes, de ses rires et de ses larmes, ainsi qu’il l’a promis au président de la Société de Géographie à qui il adresse des compte rendus réguliers. Mais jamais Narcisse ne raconte ce qui se passait « là-bas » quand il y vivait ; rien sur ce trou noir de dix-sept ans où il vécut parmi ses autres siens, son peuple d’adoption. Un matin, alors qu’un Te Deum est
    ajouté en son honneur à l’ordinaire de la messe, dans l’église même où il fut baptisé, on croit que le choc sera salutaire, d’autant que le prêtre reprend la parabole du retour du fils prodigue mais pour la récuser. Car Dieu a accordé sa miséricorde à Narcisse sans qu’il n’exige rien, Dieu a reconnu en lui celui qui avait porté sa croix.

    Ce qu’il advint du sauvage blanc est écrit dans le ton de son temps, mais sans affèterie, sans jamais verser dans la tentation du pastiche, très maîtrisé dans le registre classique du roman d’aventures de belle tenue. Pas plus d’anachronisme que de faux langage d’époque malgré, dès l’entame, quelques termes techniques familiers à tout ce que l’océan compte de fidèles croyants et pratiquants (doline, combe, estran, maistrance) mais hermétiques aux autres. François Garde excelle à peindre celui qui est là sans y être. Car si son esprit est ici, son âme est là-bas. On tient deux livres en un, l’un sur le matelot, inentamé dans son mystère, l’autre sur son Bon Samaritain, assez digne pour ne pas faire de cette histoire un opéra-comique qui comblerait les mauvais instincts. On n’en est pas loin le jour où il faut présenter le « sauvage blanc » devant les caciques de la Société de Géographie réunis en séance plénière. C’est peu dire que quelques uns, incrédules, s’emploient à le faire passer pour un imposteur ou un simple déserteur. Jamais pour un fou car des aliénistes l’ont examiné et ont confirmé que la nostalgie du monde d’avant et la marque des épreuves subies ne sont pas constitutives d’un dérèglement mental. La dimension du spectacle atteint son acmé lorsque Narcisse est reçu à la Cour afin d’être présenté à l’Impératrice. On ne peut s’empêcher de superposer à sa démarche les séquences analogues de films tels que d’Elephant man, Greystocke, L’Enfant sauvage ou L’Enigme de Kaspar Hauser.

    On sait comment le sauvage est redevenu blanc, mais pas comment le Blanc en lui s’était auparavant mué en sauvage. Il faut se contenter de la formule qu’il répète à satiété pour justifier son mutisme : « Parler, c’est comme mourir ». Même s’il reconnaît que plus il l’observe, moins il le comprend, son chroniqueur croit savoir in fine : « S’il répondait à mes questions, il se mettait dans le danger le plus extrême. Mourir, non pas de mort clinique, mais mourir à lui-même et à tous les autres. Mourir de ne pas pouvoir penser à la fois ces deux mondes. Mourir de ne pas pouvoir être en même temps blanc et sauvage ». Narcisse Pelletier deviendra garde magasinier au phare des Baleines  à l’île de Ré en Charente-inférieure, Octave de Vallombrun vice-président pour le Pacifique de la Société de Géographie. Dans son testament, on découvre que cet aristocrate qui se présente simplement comme « voyageur » lègua une rente à vie à cet homme à qui il devait tant.

    (Illustrations de Jean Bruller et Tina Berning)


  2. Livres indisponibles : « qui tacet consentire videtur » ?

    mars 13, 2012 by passouline

    Il arrive que la vie littéraire ait partie liée avec la gangstérisme. Ce qui est le cas actuellement. Il paraît en effet qu’un mauvais coup se prépare au ministère de la Culture. Quelque chose comme un braquage. On n’eut pas imaginé Frédéric Mitterrand en chef de gang mais au train où vont les choses, allez savoir. Un complot en vue de mettre sur pied « une truanderie magnifique » se serait ourdi dans ses bureaux. Delfeil de Ton nous le dévoile très sérieusement dans sa dernière chronique du Nouvel Observateur. Muni de notre gilet pare-balles, nous avons donc enquêté sur une initiative parée de bonnes intentions, largement soutenue sur le plan institutionnel mais qu’un certain nombre d’auteurs repousse des deux mains par un cri du coeur « Touchez pas au grisbi ! ».

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    Cette sombre histoire commence en fait à l’hiver 2009 lorsque Google provoque une intense polémique en se lançant dans la numérisation sauvage de trois cents livres en français sans autorisation de leurs auteurs et de leurs éditeurs. On prend alors la mesure de ce que l’expression qui tacet consentire videtur (Qui ne dit mot consent), dont le pape Boniface VIII usa lors de son conflit avec Philippe Le Bel, a de profondément tyrannique lorsqu’elle s’érige en politique. Le silence vaudrait ainsi approbation, même si la citation latine laisse planer le doute (« semble consentir »). Ce qui est un comble lorsqu’on se souvient qu’en droit français, le silence vaut plutôt rejet. Il fallait réparer le faux-pas de Google, d’autant que la Bibliothèque nationale de France (BnF) y était étroitement associé. Dès lors, on s’organise pour monter un grand chantier dont le principe est louable : rendre disponibles des livres du XXème siècle indisponibles, c’est à dire

    ntrouvables en librairie (et pas simplement épuisés) en prenant en charge leur numérisation et en proposant aux éditeurs d’origine puis à tous les éditeurs de les rééditer. Un projet de loi est rédigé. Des députés montent au front, à commencer par Hervé Gaymard (UMP, Savoie), particulièrement activiste sur la question, qui totalise le plus grand nombre d’interventions. La loi est votée, chose remarquable, à l’unanimité tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat (mais la chambre haute du Parlement a imposé et obtenu qu’au bout de dix ans, les bibliothèques jouissent gratuitement des fichiers numériques). Ne manque plus que les décrets d’application, dans un an probablement. De quoi laisser le temps à la Direction du Livre, au Ministère de la Culture, de visser les boulons. Et en 2013, comment fonctionnera ce que l’avocat Guillaume Sauvage dénonce déjà comme « une usine à gaz » dans Bibliobs (le site du Nouvel Observateur, décidemment : si ce n’est une campagne, cela y ressemble) ?

    Après une étude destinée à définir le caractère d’indisponibilité d’un livre, celui-ci sera numérisé et proposé sur une banque de données spécifique (d’où probablement la rumeur de braquage, on ne prête qu’aux riches). Tous les semestres, le corpus sera largement annoncé dans les medias spécialisés. Si l’auteur ou ses ayants droit ne manifestent pas leur opposition dans les six mois, le livre est mis en ligne. Ah, mais qui tacet consentire videtur, n’est-il pas ? « Il était impossible d’envisager une négociation contrat par contrat en raison des coûts de transaction, cela aurait tué le projet » se justifie-t-on du côté du ministère. Une société de perception et de répartition des droits montée tout exprès, qui n’a pas les droits des livres mais les exerce, propose alors à l’éditeur historique du livre d’assurer le relais en lui facilitant l’accès au numérique ; à lui ensuite de fixer un prix afin de rendre le téléchargement « attractif ». L’auteur y trouve son compte : il partage les profits à 50/50 avec l’éditeur, conserve son droit moral, peut exercer à tout instant son droit de sortie du dispositif et son livre, introuvable depuis des lustres, trouve un second souffle, une nouvelle vie grâce au numérique (à propos, on vient d’apprendre qu’après 244 années d’existence sur papier, le prestigieuse Encyclopaedia Britannica a décidé de basculer exclusivement et définitivement en ligne). La BnF doit dresser une liste de 500 000 livres concernés. Le coût de l’opération est estimé entre 20 et 30 millions d’euros financé par la Caisse des dépôts et consignations.

    Delfeil de Ton y voit « une arnaque » au motif que cette loi dépossèderait les auteurs à seule fin d’engraisser les éditeurs. Et notre confrère d’imaginer déjà les administrateurs du braquage se gobergeant sur le dos d’auteurs à six pieds sous terre et d’introuvables ayant-droits, avec force bureaux luxueux, voyages d’études, banquets et décorations, grâce aux émoluments versés par la société de perception ! On entend là l’écho d’un mouvement dont le romancier de science-fiction Ayerdhal est le fer de lance, avec des auteurs regroupés au sein du collectif de réflexion et d’action Le droit du serf ; ils ont lancé une pétition (près d’un millier d’entre eux l’aurait signée) contestant formellement
    cette loi : non seulement elle leur paraît trop favorable aux éditeurs aux dépens des écrivains, mais, selon ses membres, elle instituerait rien moins qu’un « piratage officiel et général des œuvres littéraires du XXème siècle ».  Ce qui ne peut manque de faire réagir Nicolas Georges, directeur du Livre au ministère : « C’est tout sauf une expropriation des auteurs, d’autant que c’est entouré de toutes les garanties ! »

    Pour ses détracteurs, c’est l’esprit  même de la loi qui est par principe contestable au motif que le droit d’auteur doit demeurer inaliénable et que seuls l’auteur, ou ses ayants droit, sont en mesure de décider de la diffusion d’une œuvre. Le bât blesse également dans la question de la « traçabilité » des auteurs ou traducteurs de textes introuvables de longue date : le fait qu’on ne les retrouve pas suffit-il à prouver qu’ils ont disparu ? Et peut-on considérer que, dans ce cas, si on les numérise pour leur donner une nouvelle vie, un silence de six mois vaut approbation ? D’autant plus délicat que cette loi impose à l’auteur de s’informer lui-même sur l’éventuelle publication numérique de son œuvre, ce que tous ne sont pas en mesure de faire.  Hervé Gaymard a évidemment lu la pétition mise en ligne par « Le Droit du serf ». Il a communiqué sa réaction à la « République des livres ». Après avoir démenti l’insinuation selon laquelle la loi aurait été votée en catimini alors qu’elle a donné lieu à de nombreux débats parlementaires, il campe sur ses positions :

    « (…) L’objet de la loi est de rendre accessibles les œuvres indisponibles du XXème siècle, actuellement épuisées dans leur édition papier, dont la numérisation est incertaine si elle devait être effectuée individuellement compte tenu des coûts engendrés, et dont la titularité des droits numériques est incertaine, du fait de contrats d’édition signés dans une période anté-numérique. C’est donc une opportunité formidable pour que des œuvres soient enfin désormais accessibles, sous forme numérique, ou sous forme papier par l’impression à la demande.

     Les droits des auteurs seraient-ils bafoués ? Evidemment non. Ils peuvent, eux-mêmes ou leurs ayants droit, refuser d’entrer dans le système de gestion collective, non seulement dans le délai initial de six mois pendant lequel est constitué le fichier des œuvres, mais  aussi reprendre leurs droits à tout moment, pour les exploiter par leurs propres moyens, ou refuser de les exploiter s’ils la renient ou la considèrent comme obsolète.

     J’ajoute que la Société de Perception et de Répartition des Droits, est gérée paritairement par les auteurs et les éditeurs, ce qui est la garantie de la défense des intérêts de toutes les parties. Elle est contrôlée par une commission composée de magistrats, ce qui offre toutes les garanties d’impartialité (…)

     Cette loi est la première réponse publique et collective, au monde, apportée à l’indisponibilité des œuvres du XXème siècle sous droit d’auteur, y compris pour les œuvres orphelines dont on n’a pas pu identifier les ayants droit. Le Parlement exercera un contrôle vigilant sur sa mise en œuvre. »

    (Photos Elliott Erwitt, Michael Kenna et Chim Seymour, courtesy Magnum et BnF)