Navigation – Plan du site
Nostalgie
image

Le goût d’autrefois

Pain au levain et attachements nostalgiques dans la société contemporaine
Olivia Angé
p. 34-51

Résumés

Dans une perspective complémentaire aux études dénonçant l’exploitation de la mémoire collective au profit du marketing, cet article s’intéresse à l’appréciation personnelle de marchandises destinées à séduire la masse par leur connotation nostalgique. À partir d’une ethnographie de la commercialisation du pain par la multinationale Le Pain quotidien, ce travail explore les modalités de l’articulation entre la nostalgie comme affect personnel et la nostalgie comme stratégie marketing. En examinant le rapport entre la commémoration du passé et les expériences sensitives, il met en lumière les figures d’attachement que les consommateurs développent à l’égard de produits aux allures nostalgiques. Il apporte également un éclairage nouveau sur les différentes temporalités que la nostalgie fait émerger dans le cadre de la consommation de masse.

Haut de page

Texte intégral

1La commercialisation de la nostalgie a attiré l’attention des chercheurs depuis plusieurs décennies tant il s’agit d’un élément moteur dans la société de consommation (Bach 2014  ; Davis 1979 ; Lowenthal 1989 ; Jameson 1991). Appréhendant généralement le point de vue des producteurs et leurs stratégies commerciales, ces différents travaux dénoncent l’aspect artificiel des discours nostalgiques mis à profit par le marketing. Dans leur fine analyse de l’usage de l’esthétique et de valeurs passéistes dans la publicité de pains industriels en Grande-Bretagne, Michael Pickering et Emily Keightley (2014) concluent que cette figure de nostalgie se trouve privée des dimensions critique et créative qui lui ont été reconnues en d’autres contextes (Boym 2001 ; Parla 2009 ; Yang 2003). Explorant un autre mode de commercialisation du pain, ce texte contribue à l’étude de la marchandisation de la nostalgie en intégrant la perspective des consommateurs, restée en marge des recherches menées jusqu’à présent. Au-delà de la critique de l’instrumentalisation commerciale, il interroge la satisfaction et le plaisir que ces marchandises procurent à leurs acquéreurs. L’examen de l’attachement que ces derniers développent à l’égard de produits aux allures nostalgiques apporte également un éclairage nouveau sur les différentes temporalités émergeant dans le creuset de la consommation de masse.

  • 1 Comme le souligne Jon D. Holtzman (2006 : 362), David E. Sutton (2001) et Carol Counihan (2004) son (...)

2Pour comprendre les modalités de l’articulation entre la nostalgie comme affect personnel et la nostalgie comme stratégie marketing, ce travail réserve une attention particulière au rapport entre la commémoration du passé et les expériences sensitives. Dans les termes de Fredric Jameson (1991), il vise à saisir par une approche phénoménologique l’enchâssement de l’humeur nostalgique (nostalgic mood) ressentie personnellement et de la mode nostalgique (nostalgic mode) proposée par l’économie marchande (à ce propos, voir aussi Grainge 2002). Il s’agit de comprendre comment un attachement s’instaure entre les clients et les produits qu’ils consomment, en interrogeant le rôle des perceptions corporelles dans ce processus. Il est désormais établi que l’appréciation gustative des aliments varie selon les valeurs sociales et symboliques dont ils se trouvent investis (Falk 1994 ; Lupton 1996). Parmi ces valeurs, le potentiel mémoriel de la nourriture est essentiel. Dans un texte fondamental sur la mémoire des sens, C. Nadia Seremetakis affine l’étymologie bien connue du terme grec nostalghía en soulignant la dimension sensitive sous-jacente au désir pénible (álghos) de retour vers le foyer (nóstos). Elle attire ainsi l’attention sur le dérivé ánostos, qualifiant la fadeur : « Le contraire d’ánostos est nóstimos, qui caractérise une personne ou une chose qui a voyagé et est arrivée, a atteint la maturité, a mûri et qui est donc savoureuse » (Seremetakis 1994 : 4). Néanmoins, son analyse sur les dimensions sensitives et corporelles de la nostalgie n’a pas reçu l’attention méritée. D’une manière générale, l’usage de la nourriture comme support mémoriel a été étonnamment peu traité en anthropologie1.

  • 2 Les données ethnographiques qui alimentent cette réflexion résultent d’entretiens et d’observations (...)

3Le cas du pain s’avère particulièrement propice pour explorer le déploiement de différents régimes mémoriels à travers les perceptions sensitives. Il s’agit d’un pilier de l’alimentation humaine dont la consommation compose les repas des plus banals aux plus cérémonieux. Généralement considéré comme une nourriture élémentaire, ses modes d’élaboration et de distinction sont néanmoins infinis, si bien que son appréciation a de tout temps étayé les processus de distinction sociale et culturelle. Puisqu’il est présent dans les garde-manger de toutes les familles, et qu’il est l’enjeu de décisions politiques et de débats publics, son appréciation se construit à la croisée des mémoires biographiques et des histoires collectives. En effet, dans son ouvrage sur l’économie politique du pain aux États-Unis, Aaron Bobrow-Strain retrace le processus d’industrialisation dont il a fait l’objet au cours du XXe siècle. L’auteur montre que sa marchandisation massive s’est accompagnée d’une recherche de blancheur, de légèreté et d’uniformisation de la mie, fondée sur une série d’innovations technologiques. À la fin des années 1960, la valence symbolique du blanc et de l’uniforme, prisés en tant que marques de raffinement et d’hygiène, s’est vu renverser par un mouvement critique promouvant le retour du pain complet et artisanal. Bobrow-Strain inscrit ce mouvement dans une vague de nostalgie conservatrice « pour le soin féminin et la force d’esprit de la société rurale d’antan » (Bobrow-Strain 2012 : 173). Ce contexte socio-politique coïncide avec l’émergence de la C mise en lumière par Fred Davis (1979) dans son livre inaugural sur les dimensions sociales de ce qui jusqu’alors avait été appréhendé comme une émotion personnelle. Plus précisément, le terrain ethnographique porte sur Le Pain quotidien, une multinationale d’origine belge comptant deux cent vingt boulangeries et restaurants dans dix-sept pays et dont le siège réside dorénavant à New York. Ces établissements se veulent simples et élégants, et les produits d’excellente qualité : ils le revendiquent notamment par la mise en exergue de leur terroir d’origine et du label biologique. Le décor qui leur est commun met en scène les valeurs autours desquelles se décline la nostalgie contemporaine : la ruralité, la tranquillité et la convivialité allant à rebours du rythme accéléré typique de la modernité. Bien que l’échelle de production de la marque s’inscrive en porte à faux avec ces mêmes valeurs, les consommateurs se montrent réceptifs aux messages transmis par ce dispositif matériel. Certains se sentent personnellement empreints d’une telle nostalgie, et tous la reconnaissent comme faisant partie de « l’air du temps ». Avant d’explorer les attachements nostalgiques que certains consommateurs déploient à l’égard des pains qui y sont vendus, je vais dresser le portrait général de ces établissements2.

Boulangerie et table commune

4Le Pain quotidien est une boulangerie dans laquelle il est possible de s’installer pour manger, ou un restaurant dans lequel il est possible d’acheter son pain. Une homogénéité flagrante s’observe entre les différents points de vente. Autour des miches de pain au levain alignées sur d’imposantes boulangères, gravite un univers spatial aux allures manifestement passéistes. Les murs sont couverts d’un enduit rugueux et d’une peinture patinée dans les tons beiges. Ils sont ornés de tableaux ou de photos en noir et blanc représentant des maîtres boulangers la main à la pâte. Les lumières sont chaudes et tamisées. L’atmosphère se veut calme, même si aux heures des repas le restaurant est envahi par un tumulte assourdissant. Une musique de fond, toujours classique, est diffusée afin d’accompagner les clients dans leurs lectures et bavardages. L’ambiance ainsi composée est celle d’un paisible foyer rustique. Les meubles en pin fournis par le menuisier officiel de la marque y participent. Chaque magasin est muni d’énormes confituriers sur lesquels sont disposés des bocaux à la manière des garde-manger d’antan. Ces reproductions de meubles rustiques des années 1940 tracent une filiation avec les pièces du premier magasin que le fondateur, Alain Coumont, avait achetées chez un antiquaire. Ce fut notamment le cas de la grande table qu’il avait installée dans sa première boutique de manière à s’y accommoder de l’espace exigu. Depuis lors, ces grandes tables sont devenues l’emblème du Pain quotidien.

5Plus discrètement, la décoration se compose aussi d’ustensiles ayant autrefois fait l’objet d’un usage quotidien mais étant aujourd’hui reconnus par tous comme obsolètes. Selon les magasins, il peut s’agir d’une balance Berkel (en Belgique), d’une cuisinière à bois (au Mexique) ou d’un siphon à eau gazeuse (Argentine), pour ne citer que quelques exemples. Inscrits dans la culture matérielle locale, ces objets individualisent les succursales, atténuent l’image de chaîne multinationale de l’enseigne. Ayant accompagné le quotidien des clients plus âgés, ils constituent des micro-lieux de mémoire. Je reprends ici le fameux concept par lequel Pierre Nora (1984-1996) se réfère aux derniers éléments matériels incarnant une époque historique perçue comme révolue, dont la conservation doit permettre d’entretenir la mémoire. D’autres objets désuets sont utilisés à des fins différentes de celles pour lesquelles ils avaient été conçus : les journaux sont suspendus à des portemanteaux, les menus sont écrits à la craie sur des tableaux noirs, les tranches de pain sont servies dans des bannetons. En plus d’être fonctionnels, ces objets transposent le cadre de la consommation dans une temporalité orientée vers le passé.

6Tandis que les quelques éléments de décoration sont des ustensiles obsolètes disposés comme si l’on s’apprêtait à en faire usage, les objets d’usage, comme la vaisselle en céramique ou les meubles en pin, sont appréciés pour leur esthétique et leur valeur mémorielle autant que pour leur utilité. D’ailleurs, certains clients insensibles à ces références symboliques les trouvent peu pratiques.

7À Buenos Aires, un jeune homme se plaignait de voir s’échapper des garnitures par le trou de la planche sur laquelle sa tartine lui avait été servie. Craignant de se brûler, d’autres regrettaient les anses de leur tasse lorsqu’ils se voyaient servir leur café dans les bols typiques de la marque. Cette confusion entre objets d’usage et objets de décoration porte également sur les aliments proposés à la vente, telles les énormes miches de pain saupoudrées de farine disposées de manière ostentatoire sur d’anciennes boulangères, ou les conserves et paquets joliment alignés dans les confituriers.

8Au-delà de ce décor, Le Pain quotidien se caractérise par un univers alimentaire largement commun aux diverses succursales. Tandis que les plats sont ordinaires, c’est par la qualité des ingrédients de base que la cuisine entend se distinguer. Les étiquettes, les cartes et les tableaux à craie signalent la qualité biologique des aliments. « Don’t panic, it’s organic » (« Pas de panique, c’est biologique »), peut-on lire à côté des suggestions du jour des magasins de Paris et de Bruxelles. Le langage marketing insiste de même sur l’origine géographique des produits, qui prennent ainsi l’allure du terroir légitime. Certaines étiquettes indiquent explicitement que les aliments ont été produits de manière traditionnelle dans une entreprise familiale. « Savoureux produit du terroir liégeois garanti par un savoir-faire transmis depuis plusieurs générations », est-il indiqué sur les pots de sirop. De plus, le portrait de producteurs tunisiens et péruviens est dépeint en détail sur le site internet. Il y a quelques années, des dépliants révélant l’identité des artisans étaient assortis aux différents produits. Cette identité n’était alors plus aliénée dans l’échange, à rebours de la dépersonnalisation que l’économie marchande induit généralement.

  • 3 Autrement dit excluant tout produit d’origine animale, mais encore tout produit issu de l’exploitat (...)
  • 4 Littéralement : « nourriture crue ». Raw food est une gastronomie à visée thérapeutique fondée sur (...)

9Sans surprise, le pain constitue la clé de voûte de l’alimentation. À Buenos Aires, il est produit dans l’atelier de la succursale de Palermo. Attablés à la grande table de l’étage, les clients peuvent observer les boulangers la main à la pâte. Approvisionnant les restaurants belges et parisiens, la production de l’usine bruxelloise se fait à une tout autre échelle. L’enseigne est connue pour ses fameuses tartines garnies ; mais les clients peuvent également commander des salades, des quiches et des soupes, toujours accompagnées de pain au levain. Si les tartines constituant l’image du Pain quotidien accompagnent les repas des Belges depuis des générations, divers plats présents sur la carte s’en distinguent. La mozzarella, le houmous ou les tomates séchées n’étaient pas quotidiennement servis sur les tables familiales des précédentes générations. D’ailleurs, de nombreux clients ont plutôt eu l’habitude de manger des miches blanches et aérées à base de levure chimique, dont le goût est bien distinct de celles servies dans ces établissements. D’autres mets vegan3 suivant le courant de la raw food4, tel le délice d’été aux graines de chia ou le crunola parfait au yaourt de noix de cajou, semblent même inhabituels aux consommateurs. Une place de choix leur est désormais réservée, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années.

10Au lieu d’un repas classique issu de la culture culinaire des hôtes, le menu se trouve donc empreint d’une « esthétique baroque ». Je reprends ici l’expression utilisée par Emmanuelle Fantin (2014 : 97) dans son analyse des publicités Citroën pour rendre compte de l’équilibre audacieux entre un monde tourné vers le passé et un autre porté par le progrès. Le concept de slow fast-food revendiqué par la marque (Coumont & Gabriel 2013 : 20 ; communication personnelle) résume le caractère baroque de l’idéologie alimentaire sous-jacente au menu.

11Cette ambivalence est perçue par les consommateurs dont les appréciations mêlent la tendance avec la tradition, la distinction sociale avec la simplicité, la gourmandise avec la sobriété. Cet alliage subtil d’une tradition mise au goût de la tendance fait ses preuves. De par le monde, Le Pain quotidien attire une large clientèle bourgeoise prête à payer le prix pour manger des tartines haut de gamme.

12Fati, la responsable marketing pour l’Argentine, dresse ainsi le portrait de sa clientèle bigarrée mais toujours issue de quartiers huppés : des jeunes cool et avant-gardistes aux personnes plus âgées et plus traditionnelles en passant par des familles nombreuses et aisées, ou encore des touristes. Dans tous les cas, l’image du « Pain quot’ », comme l’appellent les habitués, tient également à l’élite qui vient s’y retrouver. Une lecture bourdieusienne invite donc à envisager cette consommation comme une stratégie de distinction de la part d’une classe sociale nantie. Néanmoins, le caractère ostentatoire de la consommation n’empêche pas que la manipulation et l’ingestion de ces produits puissent être sources de plaisir. Avant d’en venir à l’appréciation des marchandises par la clientèle, je vais rendre compte des valeurs auxquelles l’établissement souhaite être identifié.

Le Pain quotidien comme philosophie

13Le discours marketing présente Le Pain quotidien comme un mode de vie accordé à une « philosophie ». Celle-ci est explicitement articulée autour de quatre valeurs principales : l’authenticité, la simplicité, la qualité et la convivialité. En plus du site internet, cette philosophie transparaît par le biais des différents supports écrits exposés dans les magasins : les menus, les dépliants, les tableaux noirs, les étiquettes des produits, les écriteaux installés sur les trottoirs affichent tous des messages teintés par ces valeurs. Implicitement, l’aménagement de l’espace et les objets qui l’occupent communiquent aussi aux consommateurs les valeurs mises en exergue par l’enseigne. Dans les paragraphes qui suivent, je vais rendre compte de cette philosophie telle qu’elle est formulée par l’équipe du Pain quotidien. Puis je me tournerai vers les consommateurs pour montrer de quelle manière ils reçoivent et apprécient les valeurs affichées par la marque.

  • 5 Extrait du site internet www.lepainquotidien.fr, rubrique « Notre histoire », sous rubrique « Notre (...)

14Comme l’expriment les messages écrits et l’esthétique passéiste du décor, c’est dans un ailleurs spatial et temporel que ces valeurs sont puisées. « Dans ce monde mouvementé et en constante évolution », Le Pain quotidien nous invite à nous « échapper dans un endroit où simplicité et tradition sont les valeurs dominantes5 », tels les foyers campagnards dans lesquels du temps était consacré à la lente fabrication du pain maison. Couplé à une critique de la société contemporaine, l’éloge d’une lenteur et d’une convivialité perdues donne à l’idéologie affichée par l’enseigne une dimension nostalgique. Cette dimension ce retrouve au coeur des menus : le concept de comfort food, qualifiant les nourritures apaisantes en vertu de leur référent mémoriel, est explicitement utilisé par l’enseigne en référence à ses tartines et pâtisseries.

15D’autre part, la nostalgie transparaît en filigrane dans la biographie du fondateur, telle qu’elle est racontée dans le livre de recettes vendu dans les magasins. Bien connue du personnel, son histoire est également publiée sur le site internet :

Quand notre fondateur, Alain Coumont, était un petit garçon en Belgique, il allait chez sa grand-mère chaque mercredi après-midi, et elle l’accueillait avec un petit bol de chocolat chaud. Alain mettait ses mains autour du bol bien chaud, laissant la chaleur s’infiltrer dans son corps et chassant ainsi le froid glacial de l’hiver. […] En tant que chef, il a apporté ce souvenir chaleureux aux tables du Pain quotidien. À ce jour, de simples bols rappellent encore ce souvenir d’enfance, et apportent toujours de la chaleur à nos invités.

  • 6 Extrait de cartes postales distribuées lors de la conversion bio des magasins en Californie.
  • 7 Extrait du menu à Londres. Voir aussi Caumont et Gabriel (2005 :209).

16À travers l’histoire qu’il raconte, nous comprenons qu’en ouvrant sa première boulangerie en 1990, Alain Coumont voulait réactualiser la « recette ancestrale » du pain qu’il mangeait lui-même à la table familiale. Il souhaitait ainsi combler l’absence d’un pain à son goût dans les boulangeries bruxelloises, happées par la productivité promise par la levure chimique et autres technologies alimentaires. Mêlant la double appréciation des passés biographique et historique, cette recherche d’un bon pain quotidien s’inscrit dans un registre nostalgique que Svetlana Boym a qualifié de restaurateur. Il s’agit d’une utilisation créatrice du passé pour façonner le futur, par contraste avec la nostalgie réflexive fondée sur le plaisir de la réminiscence (Boym 2011 : xvii). En plus de l’impulsion inhérente au projet qui a vu renaître le pain au levain à Bruxelles, l’enseigne affiche son ambition d’améliorer l’alimentation moderne en retrouvant la qualité biologique des ingrédients que consommaient nos aïeux et en promouvant une alimentation réservant une place d’honneur aux plats végétariens et végétaliens. En faisant la promotion des produits biologiques et biodynamiques, les représentants de la marque affirment soutenir « une agriculture durable, pour les générations futures6 ». Dans cet état d’esprit, les meubles sont construits à partir de bois recyclés, les ampoules sont à basse consommation, les produits de nettoyage sont écologiques et les emballages biodégradables. Dans son livre de recettes, Alain Coumont déclare que sa recherche opiniâtre de farine, de lait et d’oeufs dont la fabrication correspondrait à son projet d’économie verte était animée par son souci de « sauver la planète7 ». Cette ambition se dénote également dans les cours où les clients new-yorkais peuvent apprendre à faire leur pain au levain, des pâtisseries ou du savon artisanal. Sur le site internet, le fondateur transmet ses conseils pour démarrer un potager, préparer des produits de nettoyage non polluants ou adopter un mode d’alimentation sain. Ces ambitions sont reprises par les employés comme Fati, qui envisage sa mission professionnelle de la manière suivante : « Le charme de travailler au Pain quotidien, c’est d’oeuvrer pour améliorer la qualité de vie des personnes. Qu’ils apprennent à bien manger et à différencier les produits. »

17Le portrait du passé gorgé de tranquillité et de convivialité, apparaissant en creux dans la philosophie du Pain quotidien, fait l’objet du processus de retrotyping défini par Pickering et Keightley (2014 : 88) comme « une figure mémorielle particulière fondée sur une sélection intentionnelle de souvenirs qui louent certains aspects d’une période passée et en écartent d’autres qui compromettraient la célébration [de ce passé] et, bien sûr, dans ce cas, entraveraient l’objectif commercial ». Cependant, contrairement à ce que ces auteurs concluent à partir de leur étude des publicités pour un pain industriel britannique, l’évincement sélectif des aspects plus sombres du temps passé au profit d’une stratégie marketing n’empêche pas de facto l’intervention de la nostalgie comme source de critique sociale et de renouveau créatif.

  • 8 Il ne me revient pas ici de juger dans quelle mesure la multinationale Le Pain quotidien telle qu’e (...)

18Le processus de retrotyping en oeuvre au Pain quotidien s’associe à des aspirations progressistes et à une posture critique par rapport à l’actualité. Dans ce cas, la perspective du passé biaisée par l’idéalisation a alimenté des ambitions dessinant un futur meilleur8. Nous constatons que si le retrotyping commercial peut dans certains cas contrarier le potentiel de critique sociale ou de projection créative de la nostalgie, il ne faut pas en déduire une caractéristique intrinsèque à ce processus. Mais comment les consommateurs appréhendent-ils ces pains quotidiens et la philosophie dont ils se veulent porteurs  ?

Les valeurs prisées par les consommateurs

19Les motifs d’appréciation de ces boulangeries varient en fonction des individus et du contexte socio-culturel. Souvent mentionné en première instance, le goût est fondamental. La clientèle se fidélise parce que les saveurs sont « bonnes », « délicieuses », voire « exquises ». Cette saveur émane de produits reconnus comme étant « sains » – un autre atout couramment cité. Néanmoins, nous savons que l’appréciation gustative ne résulte pas uniquement de sensations physiologiques. Comme toute perception sensitive, elle est également façonnée par des médiations sociales et symboliques (Classens 1997). Pour comprendre ce qui rend ces tartines exquises au palais de certains clients, il faut s’extraire d’une vision dualiste posant les objets d’un côté et les consommateurs de l’autre. À la manière d’Antoine Hennion (2004 : 14), il convient plutôt d’appréhender le goût comme « un monde de médiations et d’effets, dans lequel sont produits ensemble et l’un par l’autre le corps qui goûte et le goût de l’objet ».

20Aussi, le goût de l’objet se trouve non seulement modelé par une série de médiations liées au cadre de la consommation mais aussi par la manière dont les arômes, les textures et les apparences visuelles peuvent être connectés à des sensations passées. En effet, les fragrances gustatives sont appréciées à travers le prisme de la mémoire de repas précédents. Les propos d’Adriana, une employée de banque d’une cinquantaine d’années, montrent que le goût présent se greffe sur les souvenirs « incorporés » de consommations antérieures au point d’être confondus :

Les pains hors du commun, je les vois comme ceux de ma grand-mère. […] Davantage que me rappeler [ma grand-mère], ils me plaisent. J’ai ce goût incorporé et ça me plaît.

21Selon les succursales, les saveurs renvoient à des espaces et à des temporalités différentes. À Buenos Aires, par exemple, les établissements sont très prisés par des voyageurs qui viennent y ranimer le souvenir d’un séjour en Europe ou aux États-Unis, où ils ont dégusté des pains similaires. D’autres y perçoivent une ambiance latine, qu’ils associent à l’Italie de leurs aïeux ; ou celle des anciennes épiceries que l’on trouve encore hors de la métropole. On y rencontre également des expatriés, non satisfaits par le pain blanc et aéré généralement servi dans la capitale.

22Au-delà de ces spécificités locales, la majorité des consommateurs s’accorde sur l’évocation passéiste et rurale du décor. Ils reconnaissent l’effritement contemporain des valeurs composant la « philosophie » formulée par l’enseigne ; valeurs qu’ils associent dès lors à un espace-temps distinct de leur propre vie quotidienne. Ces établissements sont collectivement perçus comme une invitation à « prendre son temps ». Le menu et ses ingrédients leur évoquent la « nature » ou le « monde rural » en retrait du rythme effréné dont ils regrettent de faire l’expérience. La table généreusement dressée pour le petit déjeuner est associée à des moments paisibles de repas familiaux ou de vacances. Parfois qualifié de « campagne », le pain au levain que les clients distinguent par son goût acidulé et sa texture dense et humide donne également aux consommateurs l’impression de se nourrir dans une temporalité préindustrielle. L’odeur, le goût et la texture sont renforcés par les phrases insistant sur le temps et la patience qui ont été associés à l’eau, à la farine et au sel pour préparer les miches. De plus, la consommation de tartines ouvertes nécessitant l’usage d’un support et de couverts contraste avec celle des sandwiches que les travailleurs pressés mangent sur le pouce. À l’instar du panier rempli d’un assortiment de pains, les tartines garnies constituent des repas structurés, contrairement aux différentes formes de grignotage caractéristiques de l’alimentation rapide des citadins contemporains (Falk 1994). Le sentiment de tranquillité se construit également par une participation active des clients fidèles qui s’attachent à consommer leurs tartines dans une temporalité lente, constituant une pause dans leur agitation habituelle. Marina, professeur de sociologie dans une université parisienne, estime qu’il lui est nécessaire d’« investir du temps » pour pouvoir apprécier son petit déjeuner dans la succursale du Marais qu’elle affectionne particulièrement. Ainsi, certains clients refusent d’être pressés lorsqu’ils s’installent aux grandes tables en bois. Justement, le service qui est reconnu pour sa lenteur les y enjoint. Victoria, une aficionada argentine dans la trentaine, m’a fait état, avec une précision surprenante, des précautions qu’elle prend pour profiter de ses moments de détente :

Ici, il faut venir à son aise. […] J’aime venir le samedi matin aussi, mais pas un lundi ou un mardi avec toute la folie qu’on a tous en tête le matin. J’aime venir quand je ne dois plus penser à rien, quand je ne dois pas m’en aller en courant.

23En plus d’une relation au temps inscrite sous le signe de la lenteur, les amateurs du Pain quotidien apprécient la sociabilité qu’ils y trouvent. Pour entretenir l’impression de convivialité, les grandes tables jouent un rôle fondamental : « C’est la table d’hôte. C’est une illusion de non-solitude », remarquait Alain, un responsable marketing bruxellois très critique, mais néanmoins fidèle client de l’enseigne. Ces tables s’apparentent à celle d’une salle à manger ou, mieux, d’une vaste cuisine, pièce idéalement investie d’affection et de jovialité dans laquelle la famille se retrouve pour partager le repas et recevoir ses invités. Alors qu’ils ne se connaissent pas et s’ignorent le plus souvent, les clients y font l’expérience d’une commensalité d’habitude réservée aux relations sociales denses. La circulation constante des confitures, pots à lait, sucres et autres ingrédients posés au centre de la table à l’attention des commensaux, requiert une communication minimale et fonctionnelle mais porteuse d’un potentiel de convivialité apprécié en tant que tel.

24Contrairement à ce qui a été observé dans d’autres contextes (Angé 2012 ; Bryant 2014), les nostalgies dont les clients font l’expérience n’engendrent pas d’interactions sociales particulières. C’est plutôt sur un mode relationnel imaginaire, fondé sur une intimité culturelle (Herzfeld 2007) matérialisée dans l’environnement de la boulangerie-restaurant, que les clients retrouvent un sentiment de cohésion sociale. Immergés dans le décor, les micro-lieux de mémoire interviennent comme les marqueurs d’une tradition partagée. Laurence, une historienne parisienne vivant à Bruxelles, percevait ainsi ces objets comme un héritage collectif :

Le concept veut faire vivre ces symboles de pérennité en tout cas. […] Et c’est ça que Le Pain quotidien essaie de faire, des trucs qui accompagnent ta famille depuis des générations : la table, le panier de pain… Ça [indiquant le banneton] : c’est sûr que mon arrière-grand-mère avait ça.

25Au-delà des nationalités, l’intimité culturelle en question trace plutôt l’appartenance à une classe sociale aisée et transnationale dont les représentants ont les moyens et l’envie d’investir dans les tartines et les valeurs symboliques qu’elles charrient.

  • 9 Extrait du site internet www.lepainquotidien.fr [relevé en 2008, disparu depuis].

26Le recours à la rhétorique du partage invite à consommer ces marchandises comme une nourriture circulant dans un réseau social dense. Sur le site internet, nous pouvons encore lire : « Nous aimons ce que nous faisons. Des aliments savoureux, préparés à partir de recettes simples et de produits naturels, c’est notre passion, nous désirons la partager avec vous9. » Le régime discursif du partage, propre au cercle des parents et affins liés par une série d’obligations sociales (Gell 1992 : 152), est matérialisé par la distribution gratuite d’objets sélectionnés selon le profil de la clientèle de l’établissement : des mandarines pour la Saint-Nicolas, des cartes postales pendant les vacances, des crayons de couleurs pour les enfants, etc. Cette rhétorique trouve une assise supplémentaire dans l’attention et le soin des serveurs, relevés par de nombreux clients. Dans la succursale de Palermo, les habitués comme Raul (un artiste de 69 ans) se félicitent du traitement personnalisé dont ils jouissent : « Ils s’occupent de moi comme si j’étais de la famille », se réjouissait-il à la fin d’un entretien.

27Cette impression d’être chéri est récurrente dans le discours des consommateurs qui affirment retrouver en ce lieu un sentiment de protection et d’insouciance associé à leur enfance. Inaugurée par la relation de maternage, l’alimentation ne se destine pas uniquement à la reproduction physique. Les gourmands y trouvent aussi un réconfort quotidien (Locher et al. 2005 ; Lupton 1996). Les tartines constituent en Belgique et en France une nourriture maternelle par excellence. Couvertes de confiture ou de chocolat, elles composent les petits déjeuners et les goûters des écoliers. Garnies de fromage ou de charcuterie, idéalement accompagnées d’une soupe, elles forment un repas classique dans la culture culinaire quotidienne. En intégrant au menu des éléments faisant partie de la « cuisine commune » (Sutton 2001 : 107), les cuisiniers donnent à leur clientèle l’occasion de retrouver des saveurs semblables à celles qui ont accompagné leur enfance. Remarquons que des adaptations nationales sont opérées de manière à inclure les spécialités incontournables de l’alimentation quotidienne locale : le pan con tomate est proposé aux Espagnols, les scones aux Anglais et les croissants au dulce de leche aux Argentins. À nouveau, l’association du plaisir gustatif avec le réconfort familial est renforcée par d’autres perceptions sensitives, comme la musique classique, le toucher du bois ou la chaleur du bol de chocolat. Ainsi, la salle du premier étage de l’établissement de Palerme enchante Victoria qui y goûte une sensation de protection qu’elle compare à celle d’un foyer.

28L’idéal familial et affectif que cette atmosphère évoque ne correspond pas toujours à celle dont les consommateurs ont fait l’expérience dans leur jeunesse. C’est le cas de Juan Pablo qui a l’habitude de venir lire dans cette même succursale de Palerme avant ses séances de psychanalyse. N’ayant pas un souvenir très favorable de son enfance, il constate :

Les odeurs t’emportent vers un lieu que, pour ma part, je n’ai même pas connu.

29Comme Deborah Lupton (1996) l’a indiqué, les réminiscences éveillées par la consommation de nourriture réconfortante peuvent créer par l’imagination un passé fictif dont on regrette de ne pas avoir pu faire l’expérience. En suivant la distinction établie par David Berliner (2012), les réminiscences des amateurs du Pain quotidien combinent donc l’endo-nostalgie que les acteurs expriment à propos de l’effritement d’un passé personnellement vécu, avec l’exo-nostalgie manifestée à l’égard d’un passé qu’ils n’ont pas eux-mêmes connu. En somme, ces établissements constituent des dispositifs flexibles, facilement appropriables par les usagers, qui peuvent y puiser les ressources répondant à leur sensibilité.

Attachements nostalgiques et consommation créative

30À l’inverse de ce que la mise en scène suggère, dans les pays comptant de nombreuses succursales, la préparation des pains met quotidiennement en mouvement plusieurs tonnes de farine (Coumont & Gabriel 2005 : 208). Ce mode de production de masse s’écarte radicalement des pains artisanaux qu’Alain Coumont consommait dans son enfance. Les clients ne sont évidemment pas dupes. Comme Sophie, une jeune institutrice bruxelloise, ils saisissent l’entreprise commerciale qui se profile derrière la valeur d’authenticité annoncée :

Non je ne pense pas [que ces pains soient artisanaux]. Non, non je ne pense pas. Mais l’illusion est là et l’atmosphère rend le tout crédible en tout cas. Même si je sais que bon c’est industriel, et que ceci et que cela… ce n’est pas… Je ne recherche pas… le côté biologique au sens propre du terme, je recherche une atmosphère.

31Pour se laisser porter par le décor, sans être frustrés par les éléments qui prennent à rebours les valeurs mises en scène, les clients mettent en place un mode de pensée que Paul Veyne a qualifié de partiel. Cette notion rend compte d’un conflit entre des idées inconciliables qui « se déroule dans la conscience ou plutôt à un niveau, situé juste au-dessous de la conscience, où nous savons très bien de quoi il ne faut pas que nous devenions conscients » (Veyne 1983 : 102).

32Guidés par cette pensée partielle, les commensaux font abstraction des éléments perturbateurs et focalisent leur attention sur ceux qui confortent leurs attentes. Ce faisant, ils accordent à certains objets un regain de considération par lequel ils apprécient leurs qualités et entre lesquels il établissent des liens. Ce « surcroît d’attention » (Hennion & Teil 2005 ; voir aussi Legrain 2014) résulte d’un attachement particulier entre les amateurs du Pain quotidien et les objets qui en composent le décor. Comme le souligne Hennion (2013), l’attachement n’est pas un donné préexistant : il se découvre et s’éprouve dans l’expérience. À cet égard, la perte, le choix ou l’éloignement sont des moments cruciaux dans le processus de construction de cette relation privilégiée puisque l’importance que l’on accorde à un objet se révèle face à la possibilité de sa disparition. Il n’est donc pas anodin que ces boulangeries s’installent au coeur de métropoles effervescentes : la ruralité et la tranquillité qui y sont affichées suscitent la mise en tension nécessaire au déploiement de l’attachement. En tâchant de s’y rendre dans un état d’esprit favorable à l’insouciance et à la sérénité, les clients ouvrent une parenthèse réflexive dans laquelle se déploie leur goût des tartines au levain et des valeurs qu’elles leur évoquent.

  • 10 Par ce néologisme introduit dans sa thèse de médecine soutenue en 1688, Johan Hofer entendait regro (...)

33Autour de la table commune, ce regain d’attention s’exprime sous la forme d’un attachement nostalgique puisque les objets avec lesquels les hôtes s’engagent préférentiellement matérialisent des valeurs situées dans un passé idéalisé. Ceci permet à Sophie de conclure qu’il « n’y a rien qui dénote, tout va vers ce côté rassurant », en dépit des éléments baroques du dispositif. Un tel attachement nostalgique n’est pas destiné à raviver une mémoire passée à partir de la frustration causée par l’irrémédiable passage du temps, mais au contraire à apaiser le sentiment de manque que l’angoisse de l’irréversibilité peut éveiller. Il ne s’agit donc ni d’un voyage cognitif vers un passé à jamais perdu sous l’effet de réminiscences, ni d’une projection dans le futur à la manière d’une nostalgie restauratrice, mais plutôt d’un acte ancré dans le temps présent destiné à jouir pleinement de l’instant comme si le passé pouvait être actualisé. En goûtant une crème brûlée lui rappelant celle que lui préparait sa mère et qu’elle n’avait plus mangée depuis des années, Victoria refit l’expérience de sa petite enfance : « C’était comme être à nouveau petite, c’était identique », se souvenait-elle avec un sourire béat. Cette importation imaginaire du passé dans le présent permet de vivre la nostalgie sous son seul aspect agréable en éliminant l’angoisse de l’irréversible et, partant, les traits pathologiques voire mortels que ce concept visait à décrire initialement10. Un tel dispositif bienveillant, servant d’assise au déploiement de pensées partielles, inspire à ceux qui y déambulent une confiance ontologique synonyme d’insouciance. « Là, c’est un petit cocon. Je ne dois m’inquiéter de rien, on ne va pas m’agresser, on ne va pas m’énerver, je vais manger du pain. Et après je serai plus disposée à affronter le dehors », se félicitait Ariane, une attachée de presse proche de la quarantaine, venue se ressourcer avant d’entreprendre une expédition redoutée au supermarché. Ainsi, les clients charmés trouvent dans ces boulangeries l’occasion de déployer leur espace potentiel, cet entre-deux situé à l’interface du monde subjectif des représentations et de la réalité objective, où nous nous trouvons lorsque nous prenons plaisir à ce que nous faisons (Winnicott 1975). Tandis qu’Alice, étudiante à Paris, qualifiait cet entredeux de « bulle », Ariane optait ci-dessus pour la métaphore du cocon. Propices à l’investissement symbolique, les objets intervenant dans l’aire intermédiaire d’expérience sont les objets transitionnels identifiés par Donald W. Winnicott comme ceux auxquels l’être humain a recours pour surmonter l’angoisse dans son rapport réel. La théorie psychanalytique selon laquelle ces objets transitionnels viennent remplacer le sein de la mère, objet rassurant par excellence lors des premiers contacts de la réalité interne du nouveau-né avec le monde objectif, éclaire ainsi la récurrence des allusions au maternage dans les discours des consommateurs. En donnant à ceux qui les manipulent la possibilité de revivre la confiance ontologique de leur enfance, les objets qui peuplent ces restaurants agissent comme un remède à l’angoisse nostalgique et instaurent un rapport créatif au passé. En ce sens, les tartines de pain au levain s’apparentent aux mémentos analysés par David J. Parkin dans un autre contexte – autrement plus tragique – de rapport au monde contraint (« forcible being-in-the-world ») et fondé quant à lui sur une dislocation spatiale. En plus de se substituer au réconfort parental, ces objets transitionnels se présentent comme des « mémoriaux ancestraux traçant une continuité entre et à travers les générations » (Parkin 1999 : 318). Ceci correspond aux ambitions de la marque, qui insiste sur la perpétuation d’une tradition alimentaire, en dépit de l’esthétique baroque qui est la sienne.

Conclusion

34Dans une perspective complémentaire aux études dénonçant l’exploitation de la mémoire collective au profit du marketing, cet article s’intéresse à l’appréciation et à l’appropriation personnelles de marchandises destinées à séduire la masse par leur dimension nostalgique. Il montre de quelle manière ces produits réfèrent à des strates mémorielles diverses, mêlant des registres biographiques et historiques qui se combinent ou émergent successivement au gré des rencontres avec certains objets et des sensations ponctuelles qu’ils éveillent. D’une part, la mémoire des sens retrace le passé biographique. Des saveurs connues dans le passé évoquent les contextes spatio-temporels et les relations sociales dans le cadre desquels ces aliments ont été consommés. D’autre part, l’évolution des aliments retrace l’histoire sociopolitique (Seremetakis 1994 ; Holtzman 2006). Par sa couleur foncée, sa texture dense et ses formes irrégulières, le pain au levain rappelle l’époque préindustrielle, quand les femmes prenaient le temps de préparer le pain pour leur famille. Cette évocation se greffe sur des « mémoires de Gemeinschaft » par lesquelles les aliments du passé, supposés plus savoureux, sont inscrits dans des réseaux de réciprocité et de partage convivial que la modernité aurait corrodés (Sutton 2001). Nous constatons ainsi la façon dont l’expérience sensitive d’évolutions alimentaires sert d’appui à la « nostalgie structurelle » d’une réciprocité rompue par l’égoïsme contemporain (Herzfeld 2007).

35Cette ethnographie montre également que des aliments fondamentalement distincts de ceux qui étaient appréciés dans le passé biographique peuvent être appréciés en tant que comfort food. Ce constat réfute les conclusions de la recherche dirigée par Julie Locher, qui identifient les « nourritures nostalgiques » comme nécessairement porteuses de saveurs déjà connues et associées à un espace-temps spécifique de l’histoire personnelle (Locher et al. 2005 : 280). Le cas du pain indique clairement que l’expérience de saveurs nouvelles peut être vecteur de nostalgie en vertu du contexte dans lequel elles sont appréciées et des autres perceptions sensitives auxquelles elles sont associées. À l’inverse, une expérience gustative familière peut être exo-nostalgique en étant associée à un passé imaginaire dont le consommateur n’a pas lui-même fait l’expérience. Ceci confirme que l’appréciation sensitive n’émane pas simplement du monde objectif mais résulte d’une interaction complexe entre l’expérience corporelle du monde matériel et les mémoires historiques et individuelles. En retour, la mémoire ne peut être confinée dans sa dimension cognitive. Comme l’a brillamment montré Seremetakis (1994 : 9), la mémoire représente « une pratique matérielle située culturellement qui est activée par des gestes corporels et des objets sémantiquement denses ».

36À travers les gloses et les pratiques des consommateurs du Pain quotidien, nous observons que ce n’est pas en vue d’entretenir un sentiment de perte – pour ce que le temps a emporté sur son passage – que les clients évoluent dans ce dispositif aux allures nostalgiques. C’est plutôt pour s’en défaire, le temps d’un chocolat chaud. Tel est peut-être l’attrait de ce cadre : en comblant, de manière fictive selon certains, un attachement au passé qui semblait irréversible, les consommateurs prennent plaisir dans l’instant présent. Dans le contraste qu’elles soulignent avec la vie effrénée qui se poursuit à l’extérieur, ces boulangeries interviennent comme détonateur de nostalgie ; une nostalgie qu’elles confortent aussitôt en donnant à penser que le présent véhicule le meilleur du passé et que les bonnes choses du passé continueront d’être présentes dans le futur. Reconnue comme « un désir intense pour ce qui est désormais inaccessible, simplement du fait de l’irréversibilité du temps » (Pickering & Keightley 2006 : 920), la nostalgie suppose une temporalité linéaire et irréversible (Jankélévitch 1983). À cet égard, l’étude de la consommation au Pain quotidien révèle une nouvelle dimension de cette temporalité en soulignant le caractère relatif et toujours instable de l’irréversibilité. En combinant une série de médiations tenues pour avoir traversé le temps, certains clients estiment réactualiser le passé et en faire l’expérience comme s’il était à nouveau présent. Ce mode de consommation entretient une relation ambivalente avec l’angoisse de l’irréversibilité à la base des sentiments nostalgiques, puisque le passé regretté par les amateurs des tartines au levain est à la fois actualisé et irréversible. En acceptant, avec Maurice Bloch (1977), que la conceptualisation du temps, plutôt que d’être définie culturellement, se dessine de manière variable selon les contextes de l’action, nous constatons que la temporalité des sociétés industrielles contemporaines n’est pas simplement linéaire et accélérée. Elle se compose également de « bulles » dans lesquelles le temps se vit sur un mode cyclique et ralenti.

Haut de page

Bibliographie

Des DOI (Digital Object Identifier) sont automatiquement ajoutés aux références par Bilbo, l'outil d'annotation bibliographique d'OpenEdition.
Les utilisateurs des institutions abonnées à l'un des programmes freemium d'OpenEdition peuvent télécharger les références bibliographiques pour lesquelles Bilbo a trouvé un DOI.
Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible pour les institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses services, écrivez à : access@openedition.org.

Angé olivia, 2012
« Instrumentaliser la nostalgie. Les foires de troc andines (Argentine) », Terrain, n° 59, « L’objet livre », p. 152-167. Disponible en ligne, http://terrain.revues.org/15010 [lien valide en mars 2015].

Bach jonathan, 2014
« Consuming communism. Material cultures of nostalgia in former East Germany », in Olivia Angé & David Berliner (dir.), Anthropology and Nostalgia, Oxford, Berghahn Books, p. 123-138.

Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible pour les institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses services, écrivez à : access@openedition.org.

Berliner david, 2012
« Multiple nostalgias. The fabric of heritage in Luang Prabang (Lao pdr) », The Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 18, n° 44, p. 769-786.
DOI : 10.1111/j.1467-9655.2012.01791.x

Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible pour les institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses services, écrivez à : access@openedition.org.

Bloch maurice, 1977
« The past and the present in the present », Man, vol. 12, n° 42, p. 278-292. Disponible en ligne, http://www.ifch.unicamp.br/ihb/BlochMan.pdf [lien valide en mars 2015].
DOI : 10.2307/2800799

Bobrow-Strain aa ron, 2012
White Bread. A social history of the store-bought loaf, Boston, Beacon Press.

Bolzinger andré, 2007
Histoire de la nostalgie, Paris, Campagne Première, coll. « Campagne Première-recherche ».

Boym svetlana, 2001
The Future of nostalgia, New York, Basic Books.

Bryant rebecca, 2014
« Nostalgia and the discovery of loss. Essentializing the Turkish Cypriot past », in Olivia Angé & David Berliner (dir.), Anthropology and Nostalgia, Oxford, Berghahn Books, p. 155-177.

Class ens constance, 1997
« Foundations for an anthropology of the senses », International Social Sciences Journal, vol. 49, n° 4153, p. 401-412.

Coumont alain & jean-pierre Gab riel, 2005
Cook + book. Le Pain quotidien. Histoires et recettes, Bruxelles, Françoise Blouard.

Coumont alain & jean-pierre Gab riel, 2013
Le Pain quotidien. Les authentiques recettes du Pain quotidien, Paris, La Martinière.

Counihan carol, 2004
Around the Tuscan table. Food, family, and gender in twenthieth century Florence, Londres, Routledge.

Davis fred, 1979
Yearning for yesterday. A sociology of nostalgia, New York, Free Press.

Falk pas i, 1994
The Consuming Body, Londres, Sage Publications, coll. « Theory, culture & society ».

Fantin emmanuelle, 2014
« Anti-nostalgia in Citroën’s advertising campaign », in Katharina Niemeyer (dir.), Media and Nostalgia. Yearning for the past, present and future, Basingstoke, Palgrave Macmillan, coll. « Palgrave Macmillan memory studies », p. 95-105.

Gell alfred, 1992
« Inter-tribal commodity barter and reproductive gift-echange in old Melanesia », in Caroline Humphrey & Stephen Hugh-Jones (dir.), Barter, exchange and value. An anthropological approach, Cambridge (R.-U.) Cambridge University Press, p. 142-168.

Grainge paul, 2002
Monochrome Memories. Nostalgia and style in retro America, Westport, Praeger.

Hennion antoine & geneviève Teil, 2005
« Le goût du vin. Pour une sociologie de l’attention », in Véronique Nahoum-Grappe & Odile Vincent (dir.), Le Goût des belles choses. Ethnologie de la relation esthétique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme / ministère de la Culture et de la Communication, coll. « Ethnologie de la France », p. 111-126.

Hennion antoine, 2004
« Une sociologie des attachements. D’une sociologie de la culture à une pragmatique de l’amateur », Société, n° 485, p. 10-24.

Hennion antoine, 2013
« D’une sociologie de la médiation à une pragmatique des attachements. Retour sur un parcours sociologique au sein du csi », SociologieS, « Théories et recherches » [en ligne], http://sociologies.revues.org/4353 [lien valide en mars 2015].

Herzfeld michael, 2007
L’Intimité culturelle. Poétique sociale dans l’État-nation, Québec, Presses de l’université Laval, coll. « Intercultures ».

Holtzman jon d., 2006
« Food and Memory », Annual Review of anthropology, vol. 35, p. 361-378.

Jameson fredric, 1991
Postmodernism, or, The cultural logic of late capitalism, Durham, Duke University Press, coll. « Post-contemporary interventions ».

Jankélévitch vladimir, 1983
L’Irréversible et la Nostalgie, Paris, Flammarion, coll. « Champs », série « Champ philosophique ».

Legrain laurent, 2014
Chanter, s’attacher et transmettre chez les Darhad de Mongolie, Paris, École pratique des hautes études (Centre d’études mongoles et sibériennes), coll. « Nord-Asie ».

Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible pour les institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses services, écrivez à : access@openedition.org.

Locher julie et al., 2005
« Comfort foods. An exploratory journey into the social and emotional significance of food », Food and Foodways, vol. 13, n° 4, p. 273-297.
DOI : 10.1080/07409710500334509

Lowenthal david, 1989
«Nostalgia tells it like it wasn’t», in Christopher Shawk, Malcom Chase (dir.), The imagined Past. History and nostalgia, Manchester, Manchester University Press.

Lupton deborah, 1996
Food, the body and the self, Londres, Sage Publications.

Nora pierre (dir.), 1984-1996
Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires ».

Parkin david j., 1999
« Mementoes as transitional objects in human displacement », Journal of material culture, vol. 4, n° 43, p. 303-320.

Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible pour les institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses services, écrivez à : access@openedition.org.

Parla ayse, 2009
« Remembering across the border. Postsocialist nostalgia among Turkish immigrants from Bulgaria », American Ethnologist, vol. 36, n° 44, p. 750-767.
DOI : 10.1111/j.1548-1425.2009.01208.x

Pickering michael & emily Keightley, 2006
« The modalities of nostalgia », Current Sociology, vol. 54, n° 46, p. 919-941.

Pickering michael & emily Keightley, 2014
« Retrotyping and the marketing of nostalgia », in Katharina Niemeyer (dir.) Media and Nostalgia. Yearning for the past, present and future, Basingstoke, Palgrave Macmillan, coll. « Palgrave Macmillan memory studies », p. 83-94.

Seremetakis c. nadia, 1994
« The memory of the senses. Part I: Marks of the transitory », in (dir.), The Senses still, Boulder, Westview Press, p. 1-18.

Starobinski jean, 1966
« Le concept de nostalgie », Diogène, n° 454, p. 92-115.

Sutton david e., 2001
Remembrance of repasts. An anthropology of food and memory, Oxford, Berg, coll « Materializing culture ».

Veyne paul, 1983
Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes  ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Des Travaux ».

Winnicott donald w., 1975
Jeu et Réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient ».

Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible pour les institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses services, écrivez à : access@openedition.org.

Yang guobin, 2003
« China’s Zhiqing generation. Nostalgia, identity and cultural resistance in the 1990s », Modern China, vol. 29, n° 43, p. 267-296.
DOI : 10.1177/0097700403029003001

Haut de page

Notes

1 Comme le souligne Jon D. Holtzman (2006 : 362), David E. Sutton (2001) et Carol Counihan (2004) sont les seuls auteurs à offrir un traitement ethnographique approfondi du sujet.

2 Les données ethnographiques qui alimentent cette réflexion résultent d’entretiens et d’observations menés dans les restaurants de Paris, de Bruxelles et de Buenos Aires  ; complétés par des visites ponctuelles dans ceux de Londres, de New York et de Mexico. J’ai également discuté avec des représentants de la marque dans ces différents pays, ainsi qu’avec le fondateur Alain Coumont. Cette méthodologie implique que mon échantillon se compose essentiellement de clients fidèles de l’enseigne. De ce fait, ce travail ne prétend pas offrir un point de vue exhaustif des modalités de la consommation dans cet établissement. Il s’agit plutôt d’en explorer une figure représentative, à laquelle ce lieu se montre tout à fait propice sans en détenir l’exclusivité.

3 Autrement dit excluant tout produit d’origine animale, mais encore tout produit issu de l’exploitation animale. (Note de la rédaction.)

4 Littéralement : « nourriture crue ». Raw food est une gastronomie à visée thérapeutique fondée sur l’utilisation de produits bruts transformés a minima : très peu cuits, non industrialisés, non raffinés… (Note de la rédaction.)

5 Extrait du site internet www.lepainquotidien.fr, rubrique « Notre histoire », sous rubrique « Notre philosophie » [lien valide en mars 2015].

6 Extrait de cartes postales distribuées lors de la conversion bio des magasins en Californie.

7 Extrait du menu à Londres. Voir aussi Caumont et Gabriel (2005 :209).

8 Il ne me revient pas ici de juger dans quelle mesure la multinationale Le Pain quotidien telle qu’elle existe aujourd’hui répond effectivement à ces ambitions de changement social et écologique. Je peux néanmoins affirmer, pour l’avoir rencontré, qu’Alain Coumont est une personne tout à fait critique et engagée. Cette impression est par ailleurs collectivement confirmée par ses amis et collègues.

9 Extrait du site internet www.lepainquotidien.fr [relevé en 2008, disparu depuis].

10 Par ce néologisme introduit dans sa thèse de médecine soutenue en 1688, Johan Hofer entendait regrouper les graves symptômes du mal du pays présentés par les soldats et autres exilés (Bolzinger 2007  ; Starobinski 1966).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Angé Olivia, « Le goût d'autrefois. Pain au levain et attachements nostalgiques dans la société contemporaine », Terrain, n° 65, pp. 34-51.

Référence électronique

Olivia Angé, « Le goût d’autrefois », Terrain [En ligne], 65 | septembre 2015, mis en ligne le 15 septembre 2015, consulté le 15 novembre 2016. URL : http://terrain.revues.org/15808 ; DOI : 10.4000/terrain.15808

Haut de page

Auteur

Olivia Angé

Wageningen University, Sociology of Development and Change

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

© Terrain

Haut de page
  • Logo CNRS
  • Logo Université Paris Lumière
  • Logo Ministère de la Culture
  • Logo Université Paris Ouest
  • Logo MAE - Maison Archéologie Ethnologie
  • Logo Les éditions de la Maison des sciences de l’homme
  • Revues.org