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Nostalgie
image

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se regrette

Photographies rétro et colorisation
Gil Bartholeyns
p. 12-33

Résumés

La photographie est réputée être le médium de la nostalgie. Depuis quelques années, la photographie rétro et, de façon plus surprenante, la colorisation de photos noir et blanc sont devenues des pratiques de nostalgie volontaire. J’appelle « pronostalgie » cette émotion positive. L’objet pronostalgique est l’objet qui présente une modalité esthétique propre à susciter cette humeur que la psychologie expérimentale perçoit elle aussi comme étant plus (re)constructive que régressive.

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Texte intégral

« Non seulement le passé demande à être recherché, mais il demande encore à être complété. »
(Jankélévitch 1974 : 37.)

  • 1 J’ai développé ailleurs (Bartholeyns 2013a, 2013b, 2014, 2015a, 2015b) des aspects que je ne fais q (...)

1Consultons par milliers les photographies que le mot « nostalgia » ou « nostalgie » fait émerger de la masse vertigineuse d’images partagées sur des sites internet planétaires tels que Flickr. On y voit de tout, rien de particulier ne ressort, sauf peut-être une tendance au flou, aux tons pastels et au sujet solitaire (un arbre perdu au milieu du paysage, une silhouette qui marche sur une plage en hiver). Recommençons la même opération en ajoutant le nom d’une des nombreuses applications pour smartphone, Hipstamatic et Instagram en tête, qui proposent toutes sortes de filtres rétro imitant la photographie argentique amateur des années 1960-1980. Des milliers de clichés apparaissent à nouveau. Mais cette fois, deux registres d’images s’imposent : des images d’objets et des images de lieux ; plus précisément des objets du passé et des moments-paysages (à côté du portrait qui est une constante) [ill. a]. Ce résultat montre assez bien ce que je voudrais explorer ici : ce type de photographie sert à fixer l’émotion nostalgique ressentie devant les choses, et les usagers donnent à cette forme esthétique le rôle de la provoquer visuellement. Ce qui est pris en photo et la texture ou le format sont rendus indissociables. Il n’y a plus d’un côté le sujet, qui se donne en toute transparence, et de l’autre un médium qui excelle à se faire oublier. Le réel ne peut pas être extrait de sa formulation visuelle. Ce qui a pour conséquence que l’image devient l’apparence d’une intériorité et l’acte photographique un moyen d’expression11.

Pronostalgie

2Le titre de cet article, que je dois à l’humour mélancolique d’un ami, est trop beau pour être tout à fait exact, ou disons qu’il illustre le versant sombre de la nostalgie en éclipsant son versant lumineux sur lequel les spécialistes semblent à présent mettre l’accent, parallèlement aux résultats obtenus en psychologie (entre autres Zhou et al. 2008 ; Baldwin & Landau 2014). La nostalgie n’est pas seulement une vague torpeur régressive qui nous retire du monde, seul ou à plusieurs. Acédie du temps passé, spleen du domestique, bleus des jours légers, la nostalgie est aussi une intensité de soi ou une humeur collective qu’il est possible de provoquer et de mettre en oeuvre. La pratique photographique qui consiste à donner au présent l’allure du passé, est exemplaire de cette mise en oeuvre ; de même que la colorisation de photographies noir et blanc, un phénomène plus récent encore, que j’aborderai dans un second temps.

3Ces formes de nostalgie sont des pratiques de soi au sens foucaldien, c’est-à-dire des techniques de subjectivation, des gestes ou des procédures qui permettent de se rendre maître ou ami de sa propre existence en vivant ou en revivant pleinement les choses. Fred Davis (1979 : 73-95) avait raison de parler de « modalités esthétiques » de la nostalgie. Il y a un art visuel, un art sonore, un art poétique de faire venir la nostalgie aux yeux des amateurs d’art, de musique ou des lettres. L’art de convoquer la nostalgie en musique ou en peinture, dit Davis, consiste à trouver des « équivalents esthétiques à cette forme de la conscience ». À côté de ces arts, mais aussi de pratiques plus ordinaires comme la lecture d’un poème, la soirée conradienne autour du feu, ou le retour sur les lieux de son enfance, on peut ajouter maintenant la photographie rétro. Celle-ci est jeune en effet. Elle se développe réellement à partir de 2010, à la suite d’une conjoncture technologique (Bartholeyns 2014) dont on peut mentionner deux éléments pour ce propos : l’avènement d’un appareil numérique embarqué capable de simuler l’imperfection de l’argentique, et le partage d’images en ligne, autrement dit l’intégration inédite de la photographie au système de communication vernaculaire (Murray 2008 ; Gunthert 2009, 2014).

4La pratique s’accorde assez bien avec ce que David Berliner propose d’appeler « exonostalgie » (Berliner 2014). De fait, bien que le marché soit organisé par des gens qui ont grandi en régime analogique, la majorité des usagers est constituée de digital natives qui trouvent eux aussi des charmes mythologiques aux visuels arriérés. Je voudrais toutefois caractériser ce que j’observe : des photos qui nostalgisent ce qu’elles touchent, et des photos faites pour ressentir de la nostalgie. Je propose de qualifier de « pronostalgiques » ces objets dans lesquels coince de la nostalgie comme un génie dans une lampe d’Aladin. L’objet pronostalgique est l’objet qui, quelle que soit sa forme, présente une « modalité esthétique », donc une intention, propre à susciter cette humeur. Les images que nous regardons comme si elles avaient été prises il y a longtemps, ou comme si nous étions nous-mêmes dans le futur en train de regarder une époque révolue, actualisent la charge nostalgique que toute photographie possède en puissance. Car nostalgique, la photographie l’a toujours été dans son usage social le plus courant, mais aussi parmi les ethnologues et les artistes. Empoignés par l’image de nos aïeux, épris de celle de nos jeunesses, témoins impuissants de mondes en train de disparaître… le photographe et le spectateur sont dans la situation que Giorgio Agamben appelle « une perte dont l’objet n’est pas perdu ». Nous faisons devant une photographie l’expérience limite de l’objet « approprié et perdu simultanément » (Agamben 1998 : 49). Walker Evans dénonçait l’interprétation nostalgique de son travail : « Être nostalgique, écrit-il, c’est être sentimental. Être intéressé par ce que vous voyez, qui est en train de basculer dans l’histoire, même si c’est sur un tramway que vous tombez, ce n’est pas un acte de nostalgie » (Rathbone 1993 : 135, 138). Cette interprétation vient pour Susan Sontag de la nature même du médium photographique qui donne « une vision romantique instantanée du présent », et « le photographe n’est pas seulement celui qui fixe le passé, c’est aussi celui qui l’invente » (Sontag 2008 : 101). La simulation de tirages anciens provoque donc l’expérience ordinaire du médium photographique. Une série de témoignages et un sondage que j’ai réalisé au printemps 2014 sur la consultation et les usages de ce type d’images indiquent par exemple que les photos rétro prises il y a deux ou trois ans donnent souvent à l’auteur l’impression qu’« un temps plus long » s’est écoulé.

5Il s’agit bien d’une technique au sens où la nostalgie, sentiment courant devant l’image de ce qui n’est plus, est encouragée par un artifice technique. Et c’est une technique de soi, car le présent, en se donnant comme du passé, gagne en qualités mémorielles et sentimentales. À première vue, on aura tendance à associer cette pratique photographique au « présentisme » contemporain (Hartog 2003, entre autres) selon lequel on ne cesserait de rapporter le passé au présent sur un mode non historique. Mais c’est le contraire qui se passe dans ce cas-ci : c’est le présent qui est mis au passé. Le présent se charge d’inactualité et de prochronismes dans la mesure où de l’ancien est appliqué à un contenu actuel (Bartholeyns 2013a). Le passage du temps y est artificiellement accéléré et dans le même mouvement il est ralenti en prenant instantanément l’apparence de ce qui ne bouge plus, de ce que l’on peut contempler.

Ces bons vieux objets

6Le Combi Volkswagen roule sous un soleil Polaroid. Le tourne-disque au capot de plastique baigne dans l’ombre feutrée d’une moquette. Le quartier historique de Chicago se granule en noir et blanc, nous renvoyant à l’époque de la prohibition. Rien n’oblige l’utilisateur d’un smartphone à se servir d’une application rétro quand son regard croise un objet daté ou un décor qui l’attendrit ou catalyse un souvenir. Mais il semble que les antiquités et les artefacts démodés appellent de tout leur silence ce traitement de faveur. Parmi les objets retenus, un certain nombre évoquent un style de vie alternatif, pré-moderne ou bohème, comme la grange au milieu du champ ou la décoration rustique d’un restaurant.

  • 2 . http://www.tracephotographs.com/blog/2014/1/we-were-mod-once-last-ofmy-iphoneography-books [ce li (...)

7C’est une véritable galerie du charme discret des vétustés que proposent les sites de partage d’images. Sur les cent premières photographies que le tag nostalgia fait apparaître sur le site Twenty20.com (le 17 décembre 2014 à 11 heures), quarante-six ont été prises ou traitées avec des filtres rétro (vignettage, désaturation, noir et blanc…). Dans ce lot, trente-six photos (en tenant compte du format carré qui est un choix ou le standard des applications rétro) sont des photos d’objets d’un autre temps : téléphone filaire, première console de jeu, machine à écrire, ordinateur Commodore, cuisinière au bois… ou d’objets ayant un look inchangé depuis des décennies – comme la camionnette de glacier [ill. b]. Ces objets n’auraient sans doute pas été photographiés sans ces filtres. Il faut bien qu’entre l’objet et l’image une relation de plus-value s’instaure au profit du photographe. Un « iphonographer », aux réalisations jusque-là nettement pictorialistes, a choisi d’illustrer la nostalgie par des chromes et des courbes noir et blanc de vieilles voitures2. Il présente son travail de la façon suivante :

Se sentir nostalgique pour des choses avec lesquelles on a grandi est aussi naturel aux hommes que respirer. On est simplement branché sur la nostalgie… Certaines choses avec lesquelles on grandit ne sont pas seulement de notre temps mais comprennent aussi les choses d’époques antérieures. Les affaires du temps de nos parents et de nos grands-parents passent à travers ce que nous voyons comme étant propre à nous. Musique, films, danses, modes, voitures, et les styles en art, ce sont toutes des choses pour lesquelles nous pouvons ressentir de la nostalgie. Pour mon dernier iPhoneography Book (X), j’ai choisi de montrer des voitures vintage d’une manière vieillotte, façon « ferrotype », qui convenait au thème.

  • 3 https://www.flickr.com/photos/retrodprk/sets/72157640203493633/.

8Au coeur de la grande accumulation de marchandises fétichisées que rencontre le regard du photographe opportuniste, l’élection des choses ne se fait pas au hasard, mais selon deux critères qui caractérisent l’objet contemporain : le design et la technologie. D’un côté, une série d’objets usuels typiques de la culture vintage (lunettes, chaussures, vaisselle…) ; de l’autre, un nombre impressionnant d’appareils dépassés tels que le magnétoscope ou les disquettes 3 pouces et demi. Avec le développement de l’esthétique industrielle (Loewy 1963), la forme est devenue un marqueur temporel prédominant parce qu’elle est changée rapidement pour des raisons commerciales, indépendamment de la fonctionnalité ou de la performance. C’est logiquement sur le trait le plus photogénique de la matérialité des choses que s’accroche la mémoire du temps que nous passons avec elles. Quant aux objets techniques, ils deviennent autant de capsules temporelles en raison de la rapidité de leur obsolescence. Tôt ou tard on finit par retomber sur eux dans ces moments de rangement, de tri, de déménagement qui sont eux-mêmes propices à la nostalgie. La photographie rétro des « fossiles modernes » confine parfois à la nature morte savamment composée [ill. c gauche]. Le tas de vieilles photos étalées au sol pour être photographiées ou l’assemblage d’objets évoquant l’ancien temps est un quasi-genre : « Ressources de nostalgie », écrit l’auteure d’une composition d’inspiration victorienne [ill. c droite]. Le cas limite de la photo qui « historicise » visuellement l’objet pour lui donner une actualité émotionnelle, est la photo rétro d’une photo argentique (souvent le portrait d’un enfant ou une photo très ancienne, comme le montre l’ill. a). Le traitement esthétique « déteint » sur l’original alors qu’il est photographié dans un geste de sauvetage, sorte de talisman mobile destiné à être partagé en ligne (Bartholeyns 2014 : 58-59). Or cette iconographie testimoniale, qui va du blockhaus au vieux vélo cruiser, est à l’opposé de ce que l’on attend d’une image documentaire. Cette dernière requiert l’objectivité alors que les objets sont recouverts d’une marmelade référentielle – pour le dire négativement. À propos des reportages de guerre à l’iPhone (Lavoie 2012), certains critiques ont déclaré que ce n’était plus de la photo, autrement dit que c’était de l’image (Bartholeyns 2015a : 86-88). Mais le photographe professionnel ou amateur considère en tout cas que documenter le réel implique de documenter ce qu’il contient d’intime et d’invisible et par conséquent aussi l’émotion du photographe face à son objet. La série Buffalo urbex - City of no illusions [ill. d haut] illustre la faillite industrielle de la ville3. Le programme de son auteur est éloquent :

  • 4 http://www.vignettetours.com/2014/05/destination-urbex-buffalo-usa-city-of.html.

Notre excursion explore et documente des destinations surprenantes, d’un autre monde – des lieux qui persistent malgré la logique dominante du présent. Nous faisons un retour rétrospectif sur les idées démodées et les efforts humains qui sont menacés d’être perdus à tout jamais pour l’Histoire […] Nous croyons que ce qui en fait l’intérêt, c’est une appréciation esthétique off-modern, qui soit consciente du temps qui passe et qui réfléchisse à la disjonction entre la manière dont nous pensons que le monde change, et comment il change en réalité. Nos excursions explorent ces détours surprenants de l’histoire moderne et éclairent la magnificence oubliée des ruines de l’âge industriel […], un merveilleux grenier poussiéreux débordant de bibelots et un musée architectural vivant offrant une intimité éclairant le passé44.

9La démarche de l’association Urbex Buffalo est celle de passionnés d’histoire, mais d’une histoire sensible qui parle aux contemporains. Dès lors, il n’y a rien de paradoxal dans ces photos témoins aux ambiances à la fois chaudes et rugueuses qui soulignent la matérialité figée du béton et la désolation de l’asphalte.

  • 5 À propos d’un vieux Volvo : https://www.flickr.com/photos/glitch_nitch/15786383802/

10De la théière sur napperon à la station-service désertée, si ces objets du quotidien sont autant de petits gâteaux proustiens, quelle expérience des choses et du temps l’esthétique passéiste implique-t-elle ? En prêtant une attention « historique » à ce qui habite le présent, celui-ci se diffracte, devient plus complexe, se compose d’un peuple d’objets dont l’historicité respective était restée jusque-là à peu près inaperçue. Le présent est vécu sur le mode émotionnel du passé, c’est-à-dire de manière touchante, bienveillante, entouré de choses qui ont pour soi une nouvelle valeur. L’antériorité visuelle produite par ces clichés est le plus souvent générique, mais il n’est pas rare de constater que le photographe a essayé de donner à l’objet la « couleur » qui correspondrait à son temps. Certains vont jusqu’à mener des expériences en faisant varier les filtres sur la même photo, soit pour trouver le visuel de l’époque de l’objet, soit pour apprécier l’effet que les filtres produisent sur les choses et sur soi5. En commentaire d’une photo intitulée Forgotten Cars b&w (publiée sur Flickr en janvier 2012), son auteur écrit :

Je passais devant ces voitures un jour plus tôt, j’avais mon téléphone sur moi et je voulais voir en quoi la fonction si contrastée BlackKeys Supergrain donnerait un résultat différent de la première prise de vue [en couleurs désaturées].

11Si la nostalgie est la mélancolie qui a pour objet le temps, il est logique qu’elle soit suscitée au moyen des signes du passage du temps. Il s’agit de revivre l’humeur causée par la chose qui a été vue, de produire l’atmosphère qui convient à l’objet nostalgique : l’objet déclenche le réflexe de la photo rétro et celle-ci, ensuite, au sens presque chimique, synthétise la nostalgie. Le photographe amateur Ray van der Woning conjugue explorations rurales et expérimentations photographiques. À propos d’une de ses photos, il écrit :

  • 6 https://www.flickr.com/photos/photographi-ca/9322454233.

Voici l’effet « Nostalgie » très explicite (j’hésite à l’appeler filtre même si c’est de fait le bon terme) appliqué à un camion International en train de griller en plein soleil6.

12... et à propos d’autres objets en ruines traités de la même façon [ill. d bas] :

  • 7 https://www.flickr.com/photos/photographi-ca/14705780608/.

Heureux d’avoir eu la chance de photographier ces artefacts avant qu’ils ne disparaissent pour toujours7.

Paysage, mon beau paysage, rends-moi nostalgique

13La photo rétro de paysage remporte sans doute un tel succès parce que le paysage est lui-même la « vue » nostalgique par excellence. En commentaire de la photographie du paysage de neige prise depuis la fenêtre de sa chambre [ill. e haut], Carré Callaway écrit : « La vue de ma chambre l’an dernier. Ramène-moi là-baaaas [Take me backkkkk]. » La photo rejoue pour son auteure la nostalgie que lui a procurée cette vue un an plus tôt, enroulant le moment nostalgique dans une version nostalgique. Les sujets personnels liés au temps qui passe – les vacances, les séjours à l’étranger, les retours dans la maison de famille, l’enfance et les enfants parce qu’ils ne cessent de changer – incitent à utiliser les esthétiques rétro (Bartholeyns 2014). Mais je pars ici du « paysage » parce qu’il représente une catégorie transversale de ces nostalgies instantanées. Quand il s’agit d’un portrait, c’est quand même l’environnement, aspectuellement daté, qui sert de caisse de résonance.

14Le 10 septembre 2010, un petit garçon, cartable au dos, part à l’école. L’image est orange et fortement vignettée [ill. e bas]. Sa mère vient de le prendre en photo. Elle regarde la photo et écrit :

  • 8 https://www.flickr.com/photos/dacheeses/4977847410.

Notre plus grand commence l’école secondaire aujourd’hui. C’est un de ces moments où vous réfléchissez à la mortalité humaine, à la nature bien éphémère du temps, à la fierté, l’amour, la perte, la tristesse, la nostalgie… un moment Toy Story 3 ;) J’aurais pleuré de fières, d’heureuses, de tristes, de nostalgiques larmes, si celui de 3 ans n’avait pas décidé de faire une crise de hurlements au moment n° 1 où mon fils quittait la maison ! Malgré tout, écrivant ceci et regardant la photo de lui qui sort seul, dans un pantalon trop long, un pull trop large, réduit par son immense sac à dos… il y a une gorge serrée et un oeil humide88.

15La mère est nostalgique en voyant non pas son fils partir à l’école mais la photo de son fils qui vient de partir à l’école. C’est même grâce à la photo qu’elle peut se sentir nostalgique puisque son plus jeune enfant ne lui avait pas permis de l’être sur le moment.

16Certains instants incitent donc à prendre une photo mais aussi à essayer de traduire « graphiquement » cette émotion. Dans un ouvrage désormais classique, Svetlana Boym (2001 : 41-55) identifie deux formes élémentaires de nostalgie, la « nostalgie restaurative » et la « nostalgie réfléchissante ». Dans notre cas, il ne s’agit pas de restaurer un état antérieur. Il ne s’agit pas non plus d’en jouir par sa remémoration ou par sa culture matérielle. Si la nostalgie est effectivement mise en scène ici, elle n’a pas de référent. Elle ne se fonde pas sur une antériorité, elle est plutôt produite à partir d’un présent que l’on cherche à rendre plus poignant. Comment ? Par un effet de distance temporelle créée de toutes pièces par une esthétique du révolu qui fait passer les photos, et donc les expériences qu’elles ont enregistrées, pour plus anciennes qu’elles ne le sont.

17Poursuivons maintenant la réponse à la question sur le type d’expérience du temps et de soi qu’induit cette pratique. Sa vertu est de permettre de s’approprier le temps présent ou, si l’on veut, d’être le contemporain de ses propres émotions. Elle place le présent à la pointe d’une profondeur existentielle. Or les recherches expérimentales menées par les psychologues indiquent qu’« une fonction essentielle de la nostalgie [est de] fournir du sens existentiel » (Routledge et al. 2012 : 638). Cela revient à dire que la photographie en question est une pratique qui consiste à fournir du sens à l’existence, et les études (ibid.) semblent montrer que la pensée nostalgique est, à côté du futur imaginé et de l’expérience positive récente, la pensée autobiographique la plus rentable sur le plan de la (re)construction émotionnelle.

18Devant une photo intitulée Nostalgia, qui va de pair avec une seconde version de la même photo [ill. f], une mère se pose une série de questions : comment ses enfants se souviendront de leur enfance ? « Est-ce que l’amour traversera toutes ces photos [qu’elle prend] ? Est-ce que la vue sera ce [qu’elle a vu] ? » Son propos ne vise pas tant l’enregistrement du réel que la forme de son enregistrement. Elle espère que ces images porteront formellement le signe de son amour par-delà les années et exemplifieront la beauté du monde qu’elle essaie, dit-elle, de transmettre à ses enfants : « Est-ce que je leur apprends à voir, à se poser pour constater la beauté qui nous entoure ? » Ses photos ont pour elle un rôle performatif.

  • 9 https://www.flickr.com/photos/albionharrisonnaish/12787039664.

19L’esthétique de la nostalgie est parfois recherchée pour elle-même. L’auteur australien d’une photo intitulée Sun & Nostalgia demande aux internautes ce qu’ils pensent de son travail réalisé avec l’application Oggl [ill. g]. Chacun donne son impression99 devant cette plage en été, ni bondée ni désertée, qui fait partie d’une série de vintage mood beach shots :

Les tons granuleux et inhabituels rendent irréelle cette « ordinaire » tranche de vie balnéaire, comme l’image d’un vieux film 8 mm à la maison. (S.)

Tu es de retour dans les Sixties, mon ami. (R. S.)

J’adore les tons et la sensation ici. (T. T.)

Sérieusement elle possède cette impression Sixties / Seventies, lunettes de soleil et ce bikini orange… (D. Y.)

Il y a une véritable sensation rétro dans cette image, elle aurait pu être prise dans les années 1950. (B. F.)

Ça semble si nostalgique ! Ambiance [mood] et atmosphère fantastiques. (C.)

20Arrêtons-nous sur les deux derniers commentaires. C’est bien le visuel qui est qualifié de nostalgique. Le commentaire suivant distingue le rendu potentiellement nostalgique de l’image et l’impression d’historicité qui s’en dégage, au point que le passé n’est plus la condition de la nostalgie :

Les couleurs donnent cette espèce de sensation nostalgique [nostalgic feel]… mais je pense que c’est la dame en avant-plan portant l’ancien style des nageurs qui donne à cette image l’impression d’une époque révolue. (L. T.)

La colorisation : une nostalgie qui ne dit pas son nom

  • 10 Par exemple, https://medium.com/colorization-colourisation/hong-kong-cityhall-9485a2603149.

21En photographie, la nostalgie dépend généralement d’un contenu intime (« Voici notre petit Jimmy, avant son accident »), d’une allure photographique (notamment l’argentique, dont le noir et blanc est encore la marque la plus immédiate) et d’une historicité matérielle (l’image est effacée, le papier écorné…). Autrement dit, elle dépend de façon plus ou moins conjuguée du sujet, du mode de représentation et de l’objet. De ce point de vue, la colorisation est peu propice à la nostalgie puisqu’elle balaie d’un revers de scanner tous ces éléments. Le principal stigmate du révolu voire du funeste est remplacé par la couleur, et l’image ne se trouve plus dans son album ou dans sa boîte ; elle est numérisée (elle peut être imprimée, mais elle sera neuve) et souvent épurée des traces de sa matérialité d’origine (comme c’est le cas pour l’ill. l)10. De plus, le sujet colorisé est souvent impersonnel. Il s’agit d’une icône (Marilyn Monroe,Charlie Chaplin, Abraham Lincoln…) ou du grand événement, comme la Deuxième Guerre mondiale, auquel le spectateur ne s’identifie en général qu’indirectement. C’est aussi la photo célèbre du photographe de renom [ill. h]. La colorisation s’appuie donc sur des images « distantes » et produit un effet de présence et de présent qui fait dire au spectateur : « Ils étaient comme nous », « Si peu de choses nous séparent d’eux », « Je n’avais jamais senti leur regard de cette façon », ou « Leur monde ressemble tellement au mien ». En même temps, le spectateur se dit souvent envahi par un sentiment poignant et « indescriptible » qui ressemble étrangement à la nostalgie.

  • 11 Voir Bartholeyns (2013a).
  • 12 « Black and white photos often make events and moments in recent history feel older than they reall (...)

22Sommes-nous nostalgiques devant ces images qui en imposent malgré tout ? Oui et non. Non, par l’absence de lien intime avec le sujet photographié. Non, par le sentiment que nous sommes contemporains les uns des autres – une expérience que l’on peut résumer par la formule de pathos : « C’est toujours le même homme qui souffre, qui endure », applicable à certaines oeuvres cinématographiques et littéraires que la critique a tendance à interpréter comme des poétiques du retour du même (Hamel 2006)11. Non enfin – élément le plus évident – parce que l’historicité visuelle de l’image est escamotée pour donner à voir toutes les époques comme si elles étaient dans la nôtre. Or c’est peut-être là que réside le pouvoir de nostalgie de la colorisation. Ces gens sont comme nous, mais ils sont morts. Ils sont éloignés de nous par la notoriété et le temps, mais il sont familiers pour la première fois. J’aurais pu avoir Audrey Hepburn dans ma cuisine [ill. i]… Le rapport à l’histoire devient un rapport au passé, le rapport au passé un rapport au temps, le rapport au temps un rapport à soi et aux autres. « On peut relier [toutes ces photographies] a un niveau bien plus profond et plus personnel », écrit l’auteur d’un portfolio de quarante clichés, qui propose de faire cette expérience en regardant la version colorisée et l’original. Le noir et blanc fait ressentir les choses comme étant plus vieilles qu’elles ne le sont, dit-il, voyons donc le résultat de la couleur sur de vieilles photos1212.

23Une impression de fiction ou de peinture se dégage de certaines colorisations, mais dans la plupart des cas la transparence l’emporte. Soudain je vois moins une image d’Albert Einstein qu’Einstein lui-même. Soudain, c’est moins une photo de Mark Twain que je regarde que l’écrivain en personne, assis sur cette pelouse qui ressemble étrangement à la mienne quand j’ai le courage de la tondre. L’herbe est verte, le ciel est bleu… Tous ces éléments en commun nous déroutent car nous ne sommes pas habitués à cette zone partagée entre le passé et le présent. L’alliance du passé et de l’achromatie, et bien sûr notre éducation historique sont les premières en cause. S’il arrive à l’historien de mentionner les couleurs du ciel ou le bruit du torrent dans la vallée, c’est que ces éléments ont une importance causale ou symbolique dans le déroulement de l’histoire qu’il entend nous raconter, ou bien qu’il se laisse aller à un style littéraire, toujours délicat. « Est historique [en particulier pour l’historien] ce qui n’est pas universel », explique Paul Veyne (1971 : 84-85). La colorisation insiste au contraire sur ce qui est universel dans l’histoire. En déroutant notre culture visuelle du passé, le procédé ramène le spectateur à l’expérience de la transparence de l’image, à laquelle est généralement associée sa puissance nostalgique : en voyant le sujet plutôt que son image, il paraît accessible, présent, mais le spectateur n’en est pas moins dupe.

  • 13 Hans Belting (2004 : 270-306) replace cette opposition dans une dualité au long cours entre photogr (...)

24Cette modalité « indiciaire » de l’émotion photographique est à l’opposé de la modalité « iconique » qui est à l’oeuvre dans la photo rétro et, à des degrés divers, dans toute photo qui tend à exprimer visuellement son sujet13. Les nombreuses critiques adressées à la photographie expressiviste (oubli de la « vraie photographie », pastiche à prétention artistique…) ne font que souligner l’importance, pour certains, du naturalisme comme source d’émoi (Bartholeyns 2015a : 79-80).

  • 14 Voir l’avis de coloristes : Lloyd et al. (2014).

25Au milieu des femmes et des hommes du passé, ce sont aussi les objets qui, dans ces photographies colorisées, frappent l’oeil contemporain. Parfois, les choses nous rejettent dans la différence : « L’Histoire comme séparation », disait Roland Barthes (1980 : 100, 192) en voyant sa mère « prise dans l’Histoire (des goûts, des modes, des tissus) », à une époque où il n’était pas né. Mais le plus souvent, les objets nous accordent du temps commun avec ces mondes engloutis. En voyant ces chaussures… en voyant cette salopette… en voyant cet Indien Ojibwé pêcher sur un lac du Minnesota en 1908, le spectateur se dit qu’il pourrait prendre l’avion et le retrouver après quelques heures de route [ill. j]. Il y a extinction du temps. Tout date d’hier. On voudra là encore qualifier cette expérience de « présentiste », si on estime que cette imagerie nous fait vivre « ici et maintenant » les choses du passé et qu’elles perdent donc leur historicité, et on sera alors dans une morale du passé dans la mesure où l’on considère que le passé ne peut avoir d’autre valeur légitime qu’historique ou mémorielle, qu’il ne peut en d’autres mots avoir par exemple une valeur purement esthétique (Bartholeyns 2013a). Mais la colorisation, aussi discutable que puisse être le procédé du point de vue de l’historien dans le cadre des productions documentaires (Veray 2012, 2014), résulte d’un véritable intérêt pour le passé14, et même pour ce qui s’est passé ; un passé que le coloriste et l’amateur veulent justement approcher, comprendre et plus encore éprouver. Ils cherchent à en saisir l’historicité par l’expérience sensible de ceux qui l’ont vécu.

  • 15 http://commons.wikimedia.org/wiki/ File:Polish_victim_of_German_Luftwaffe_action_1939.jpg ; et la v (...)
  • 16 http://www.reddit.com/r/ColorizedHistory/comments/2w3qae/kazimiera_mika_a_tenyearold_polish_girl_mo (...)

26À l’automne 2014, la page « ColorizedHistory » du site Reddit.com réunissait plus de six cents images colorisées. Les discussions liées à chaque photo, parfois des centaines d’interventions, portent bien entendu sur l’expertise chromatique, mais de façon plus surprenante aussi sur le quotidien des gens photographiés, sur la vie intime, les rires, les gestes, sur l’angoisse du soldat, sur la manière dont les « grands-parents et arrière-grands-parents avaient l’habitude de voir le monde ». En réaction à l’image colorisée du photographe Julien Bryan, montrant une fillette pleurant sa grande soeur qui vient d’être touchée par balle à la poitrine lors du siège de Varsovie en 193915, un commentateur écrit : « Fucking aggravated at something that happened so long ago. » Puis en réponse aux marques d’indignation sur l’atrocité de la guerre, la discussion débouche rapidement sur le concept de « guerre totale » pratiquée par les deux camps ennemis16. Des empathies historiennes de toutes sortes sont ainsi générées par la vue perçante et détaillée acquise avec la restauration et la colorisation des photos noir et blanc. Un coloriste amateur résume fort bien le problème :

Voir le passé en couleur produit vraiment un effet psychologique étrange.

  • 17 Échange (traduit) avec M. Corrado. Je le remercie pour son temps.

Les gens du passé n’étaient pas si différents de nous, mais c’est un peu troublant. Peut-être les voulons-nous plus différents de nous qu’ils ne l’étaient17.

27Le passé est-il rapatrié dans le présent ou le spectateur s’immerge-t-il dans le passé (Bartholeyns 2010, 2013b) ? Toujours est-il que cette espèce d’adjuvant psychotrope qu’est la colorisation a pour effet de lever visuellement la barrière entre le passé et le présent, ou disons-le plus justement entre le passé et ce qui lui est commun avec le présent, à savoir les sentiments, la pauvreté, la fragilité humaine… Et cela est très différent d’une négation de la profondeur historique ou d’une consommation mémorielle que suppose le présentisme.

Faire cadeau de nostalgie

  • 18 http://www.reddit.com/r/ColorizedHistory/; un autre groupe de partage d’images colorisées et de tra (...)
  • 19 http://sannadullaway.com ; http://www.danarkeller.com ; http://zuzahgaming.meowch.lat (Madsen) ; ht (...)
  • 20 http://www.reddit.com/r/ColorizedHistory/wiki/index#toc_1. Voir également : http://www.reddit.com/r (...)
  • 21 Par exemple, la demande pour la bataille de Khe Sanh (1968), photo : https://i.imgur.com/8kfzR.jpg.
  • 22 http://i.imgur.com/LovvtZI.jpg.
  • 23 http://mashable.com/2014/10/27/napoleonic-wars-veterans/
  • 24 J’ai effectué ce calcul sur un total de 995 demandes.
  • 25 http://imgur.com/a/PoKKq.

28La si paradoxale dimension tragi-nostalgique en latence dans l’image mise en couleur est évidente lorsque l’on prête attention aux demandes de colorisation faites par les internautes sur le site Reddit.com, qui héberge donc cette communauté, la ColorizedHistory, soit soixante-huit mille abonnés en septembre 201418. En marge des vues colorisées par une série de coloristes en voie de professionnalisation tels Dana Keller, Sunna Dullaway, Mads Madsen ou Jordan J. Lloyd19, les modérateurs de la page ColorizedHistory précisent dans la faq qu’ils ne prennent généralement pas les demandes « à moins qu’il s’agisse d’une photographie particulière », ils redirigent les intéressés vers la page / r / ColorizationRequests en leur suggérant d’« envoyer directement un message à un contributeur20 ». Entre mars et décembre 2014, plus de 990 demandes sont faites. La grande majorité des requêtes sont satisfaites et certains demandeurs précisent qu’ils n’ont aucune « attache personnelle » avec l’image qu’ils veulent voir en couleur21. On y trouve une photographie de Jupiter datée de 187122, des vétérans des guerres napoléoniennes en uniforme photographiés vers 185323, ou des personnalités plus ou moins connues comme Isambard Kingdom Brunel (ingénieur britannique, en 1857), posant devant d’immenses maillons de chaîne enroulés : « Surpris que cette photo géniale n’a[it] jamais été colorisée avant ! », écrit le demandeur. Mais dans l’ensemble, le sujet purement historique ne représente que 5,5 % des photos soumises24 et 3 % des photos présentent un intérêt historique tout en étant personnelles : mon arrière-grand-père, ingénieur ferroviaire, pose devant un monstre de locomotive dans le New Jersey en 1912 [ill. k] ; ma grand-mère qui vient de mourir interviewe Martin Luther King25, etc. Pour la photographie de 1912, le coloriste offre même un close-up du visage de great grandpa. Le reste des demandes (plus de neuf sur dix) concerne des photos de famille : photo de mariage, de maman quand elle est bébé, de l’oncle disparu trop tôt, du grand-père en uniforme… Les grands-parents arrivent en tête. Cela s’explique par la relation générationnelle entre le demandeur, à l’aise avec Internet, et ceux qui ont été photographiés en noir et blanc (une majorité jusqu’à la fin des années 1960), dont la vie arrive à terme aujourd’hui. Ainsi, dans telle photographie le père du demandeur est le petit garçon allongé dans l’herbe à côté de son jeune père [ill. l].

29Rien de très inattendu, sauf peut-être les raisons de ces demandes. Environ un demandeur sur trois souhaite offrir une photo colorisée à un proche :

Mon grand-oncle a été abattu et est mort en Allemagne il y a de cela soixante-dix ans cette semaine, j’aimerais surprendre ma grand-mère Quelqu’un peut-il coloriser cette photo de ma grand-mère et de sa famille pour un cadeau de Noël ?

30Mis à part les fêtes des Mères et des Pères, les circonstances les plus fréquentes des demandes sont la date anniversaire de la mort et le décès récent :

Mon grand-père est mort la nuit dernière.

Je viens de trouver cette photo de la Navy, quelqu’un pourrait-il aider à la coloriser ?

31Des couleurs pour conjurer la mort. Les demandeurs attendent de la colorisation une expérience qui ferait « revivre » leur proche, comme on dit de quelqu’un qui va mieux qu’il reprend des couleurs. Or, il n’existe sans doute rien de plus poignant qu’une image soudain « vivante » d’un être soudain disparu. L’image noir et blanc, qui était celle du vivant, et l’image colorisée, qui est désormais celle du mort, inversent l’association naturelle de la vie et de la couleur et l’association culturelle de la mort et de la monochromie. Ceux qui donnent au lapsus l’importance d’un symptôme seront comblés :

Quelqu’un peut-il réparer / coloriser mon grand-père [fix / colorize my grandfather], il est mort la semaine dernière.

32Nous sommes tous des psychologues et parfois de bons psychologues, a-t-on coutume de dire. Mais les spécialistes qui démontrent expérimentalement la fonction de résilience de la nostalgie s’étonneront sans doute de la qualité de l’intuition populaire. Les demandeurs estiment en effet que la photo colorisée du père pourra aider la mère, que celle du grand-père pourra soulager la grand-mère, et ainsi de suite [ill. m]. La photo rafraîchie, celle qui fait penser au bon vieux temps, fait partie de la pharmacopée élémentaire des grandes peines. En fournissant matière à se souvenir, à pleurer, les uns et les autres savent que cela aidera : « Avec le Memorial Day, mon père est nostalgique de son père qui a servi aux Philippines. Quelqu’un peut-il colorier ceci ? » Ou : « Une image de ma mère [à trois ans]. Pas la plus nette des images, mais elle est en mauvaise santé pour l’instant, en espérant lui remonter le moral. » La colorisation recèle ici une expérience inédite. Pour cette mère qui ne va pas bien, c’est la première fois qu’elle se verra en couleur à un âge où elle ne se connaissait qu’en noir et blanc. Mieux, certains voient en couleur des êtres qu’ils n’ont jamais rencontrés qu’en noir et blanc : « Vous avez rendu ma grand-mère très heureuse ! répond son petit-fils au coloriste, elle n’a jamais rencontré son père, et c’est sa photo préférée de lui » [ill. n]. Tout se passe comme si rendre le sujet plus actuel le rendait plus propice à la nostalgie.

Conclusion sur ces « nouvelles » nostalgies

  • 26 Benjamin n’accorde aucune « aura » aux photos pictorialistes qui ne font, pour lui, que simuler « p (...)

33Le document ancien colorisé et la photographie rétro sont parfaitement complémentaires. Des photos récentes sont mises en noir et blanc pour les charger de nostalgie, et des clichés noir et blanc sont mis en couleur pour les vivre nostalgiquement. Le récent est vieilli pour atténuer le passé et l’ancien est rajeuni pour atténuer la déchirure avec le passé. La première « technique » (le rétro) cherche à valoriser le présent par le passé. La seconde (la colorisation) vise à favoriser l’empathie avec l’inactuel. Chacune opère selon une modalité particulière de l’émotion photographique, sur laquelle je voudrais revenir un instant. Généralement, le spectateur éprouve devant l’image ce « je-ne-sais-quoi de pathétique au coeur des choses » quand il accède immédiatement au sujet, quand il oublie l’image et « laisse le détail remonter à la conscience affective ». C’est ce que fait la colorisation. Elle rend l’image plus transparente. L’émotion est produite par l’effet d’indice, par la trace que représente la photographie. Le succès des archives procède de cette émotion presque tactile au contact du passé (Bartholeyns 2015b), dont la version théorique consiste à postuler une association physique entre le signe (l’image) et son référent (le sujet), comme l’a fait Rosalind Krauss (1979, 1989 : 13). Dans le second cas de figure, le sujet est exprimé visuellement, l’émotion est mise en scène, elle est iconique. C’est elle que les pictorialistes de la fin du XIXe siècle cherchaient. Critiquant le pictorialisme, Walter Benjamin ressentait lui-même de l’émotion à travers la forte iconicité des photographies des premiers temps, dont la durée de la prise de vue, disait-il, semblait faire durer le sujet et les choses pour l’éternité : l’« inhabituelle netteté », la « concentration de lumière », « ce cercle vaporeux… » étaient quelques-uns des traits photographiques qui, aux yeux de Benjamin, donnaient aux clichés une « aura » qui allait disparaître avec le perfectionnement des optiques et que le pictorialisme allait d’une certaine manière essayé de retrouver26. Même si Benjamin se contredit (Hennion & Latour 1996), on ne peut rien proposer de mieux, pour définir le ressort de l’émotion due à l’expression iconique du sujet, que sa formule de la « concordance entre l’objet et la technique », par laquelle il conclut son propos sur sa propre nostalgie de la présence de l’image.

34Bien qu’enracinées dans une longue histoire, les formes de nostalgie que j’ai décrites dans ces pages sont nouvelles. Parce qu’elles sont récentes mais surtout parce qu’elles sont d’un autre genre, et ce à deux titres. D’abord par l’immédiateté de la nostalgie. Le fameux slogan « Instant Nostalgia » est très largement vécu par les usagers des applications rétro (Bartholeyns 2014). Cette expérience photographique complexe et souvent volontaire n’était pas encore possible dans les années 2000. Si l’on prenait une photo, le temps devait s’interposer entre soi et l’objet, faire son oeuvre, avant de pouvoir provoquer la nostalgie. De manière générale il fallait attendre, oublier et se souvenir à nouveau à l’occasion d’une recherche, d’une conversation, d’une photo qu’on revoyait. On était surpris par la nostalgie comme par la nuit. Elle était la douceur que nous connaissions en re-songeant à des moments pour nous si lointains qu’il nous semblait que ce n’était pas nous, mais un autre, qui les avait vécus. Le moment nostalgique ne se commandait pas, ne se donnait pas en cadeau. Certes, il pouvait se planifier (« Et si j’ouvrais un album de famille… »), mais, à l’exception de circonstances particulières et des oeuvres créées à cet effet, sa provocation visuelle était toujours indexée à la durée. La nostalgie provoquée par la photographie rétro et les nostalgies liées à la colorisation de photographies noir et blanc sont également nouvelles sur le plan de la mise en oeuvre, de ce que j’ai proposé d’appeler la « pronostalgie ». Selon l’époque, chaque créateur s’entend sur les formes et les thèmes qui favoriseront l’expérience nostalgique. Mais de telles opérations esthétiques étaient toujours réservées à des professionnels et connues d’un public relativement restreint. Elles n’avaient jamais été réalisées par millions ni partagées par un si grand nombre. De plus, il n’est pas possible ici de faire une distinction entre une forme « privée » de nostalgie (celle du for intérieur) et une forme « collective » (Davis 1979 : 122-124) qui pourraient pourtant ordonner l’ensemble des études sur le sujet : l’Ostalgie sera collective (Banchelli 2008), la séparation amoureuse sera privée, etc. Les photos rétro et les photos colorisées sont à la fois personnelles et publiques, intimes et largement diffusées. Il s’agit de nostalgie biographique et souvent même de nostalgie autobiographique, à partir desquelles un dialogue s’engage avec les autres. Ces images ne sont pas le lieu d’une nostalgie collective, en revanche l’expérience individuelle dont elles témoignent est massivement partagée. À la lumière de ces pratiques photographiques, il apparaît que la nostalgie est une manière de vivre au présent, de se soigner, de nourrir de nouvelles relations.

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Notes

1 J’ai développé ailleurs (Bartholeyns 2013a, 2013b, 2014, 2015a, 2015b) des aspects que je ne fais que survoler ici ou auxquels je renvoie le lecteur, le cas échéant, notamment sur le « régime d’historicité » que suppose cette photographie ; le passage de l’analogique au numérique et la lomographie ; des éléments de l’histoire du rétro ou de l’archive dans le domaine des arts ; les enjeux esthétiques et médiatiques de cette pratique (néopictorialisme, photojournalisme, substitution du culte du référent par le culte de la référence, etc.). Le présent travail s’appuie sur la consultation systématique de sites de partage d’images (Flickr, Picasa, Photobucket, Tumblr, We Heart It, Pinterest, Twenty20, etc.), de blogs consacrés à l’apphotographie et à la colorisation d’archives noir et blanc, ainsi que sur plusieurs sondages réalisés en ligne en 2012 et 2014. Je remercie tous ceux qui, d’André Gunthert à Katarina Niemeyer, de David Berliner aux praticiens interrogés en ligne et en plein air, à Hawaii, au Brésil et à Los Angeles, m’ont éclairé et encouragé à entrer dans ce territoire où l’historien ne travaille pas seulement avec la matière vive des morts.

2 . http://www.tracephotographs.com/blog/2014/1/we-were-mod-once-last-ofmy-iphoneography-books [ce lien, de même que les suivants, est réputé valide au moment de la préparation éditoriale de cet article, en avril 2015].

3 https://www.flickr.com/photos/retrodprk/sets/72157640203493633/.

4 http://www.vignettetours.com/2014/05/destination-urbex-buffalo-usa-city-of.html.

5 À propos d’un vieux Volvo : https://www.flickr.com/photos/glitch_nitch/15786383802/

6 https://www.flickr.com/photos/photographi-ca/9322454233.

7 https://www.flickr.com/photos/photographi-ca/14705780608/.

8 https://www.flickr.com/photos/dacheeses/4977847410.

9 https://www.flickr.com/photos/albionharrisonnaish/12787039664.

10 Par exemple, https://medium.com/colorization-colourisation/hong-kong-cityhall-9485a2603149.

11 Voir Bartholeyns (2013a).

12 « Black and white photos often make events and moments in recent history feel older than they really are. As a result, we usually don’t relate to them as we do with a photo that is in color. So what happens when you take old black and white photographs, and colorize them? Take a look at these photographs and see if you feel any different about them… », http://pulptastic. com/black-white-color-40-photos-willchange- feel-past/. D’autres séries : http://metacolor.org/sortable-medium-layout-portfolio-pagefull-width/ ; http://talent.adweek.com/gallery/7908547/Works-April-2013-to-March-2013 ; http://news.distractify.com/jake-heppner/52-colorized-historicalphotos-that-give-us-a-new-lookat-the-past/ ; http://nonapewno.pl/nowe-zycie-starych-zdjec/.

13 Hans Belting (2004 : 270-306) replace cette opposition dans une dualité au long cours entre photographie subjective et photographie objective.

14 Voir l’avis de coloristes : Lloyd et al. (2014).

15 http://commons.wikimedia.org/wiki/ File:Polish_victim_of_German_Luftwaffe_action_1939.jpg ; et la version colorisée https://farm8.staticflickr.com/7296/16355975357_7e2ab4877a_o.jpg.

16 http://www.reddit.com/r/ColorizedHistory/comments/2w3qae/kazimiera_mika_a_tenyearold_polish_girl_mourns/.

17 Échange (traduit) avec M. Corrado. Je le remercie pour son temps.

18 http://www.reddit.com/r/ColorizedHistory/; un autre groupe de partage d’images colorisées et de travail collaboratif de documentation : http://www.reddit.com/r/Colorization/.

19 http://sannadullaway.com ; http://www.danarkeller.com ; http://zuzahgaming.meowch.lat (Madsen) ; http://dynamichrome.com (Lloyd). Quelques exemples de discussions « techniques » par les animateurs de ColorizedHistory sur https://medium.com/colorization-colourisation. Je remercie plusieurs d’entre eux pour le temps qu’ils m’ont accordé à un moment ou un autre.

20 http://www.reddit.com/r/ColorizedHistory/wiki/index#toc_1. Voir également : http://www.reddit.com/r/colorizationrequests.

21 Par exemple, la demande pour la bataille de Khe Sanh (1968), photo : https://i.imgur.com/8kfzR.jpg.

22 http://i.imgur.com/LovvtZI.jpg.

23 http://mashable.com/2014/10/27/napoleonic-wars-veterans/

24 J’ai effectué ce calcul sur un total de 995 demandes.

25 http://imgur.com/a/PoKKq.

26 Benjamin n’accorde aucune « aura » aux photos pictorialistes qui ne font, pour lui, que simuler « par tous les artifices de la retouche » ce qui a été perdu (Benjamin 2012 : 21-34).

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Pour citer cet article

Référence papier

Bartholeyns Gil, 2015, « Rien ne se perd,rien de se crée, tout se regrette. Photographies rétro et colorisation », Terrain, n° 65, pp. 12-33.

Référence électronique

Gil Bartholeyns, « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se regrette », Terrain [En ligne], 65 | septembre 2015, mis en ligne le 15 septembre 2015, consulté le 17 novembre 2016. URL : http://terrain.revues.org/15803 ; DOI : 10.4000/terrain.15803

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Auteur

Gil Bartholeyns

Université Lille 3, CNRS, Institut de recherches historiques du Septentrion (IRHIS), chaire Culture visuelle.

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Droits d’auteur

Propriété intellectuelle

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