Le rose est de rigueur : transports des femmes…

Date mars 22, 2010

taxiDubai

Aucune allusion aux élections régionales françaises dans ce billet, qui se rattache malgré tout à l’actualité française à travers les récents propos du secrétaire général de l’UMP, Xavier Bertrand, plaidant pour un “espace dans les trains de banlieues” réservé aux femmes. En effet, dans le monde arabe également on débat de la question du transport des femmes, tout comme on se préoccupe de la sûreté de leurs déplacements dans l’espace public.

Depuis sa mise en service à la fin des années 1980, le métro du Caire propose des voitures exclusivement féminines. Malgré cela, la toute récente décision du gouverneur du Caire d’autoriser une société privée à faire rouler des taxis réservés aux femmes fait couler beaucoup d’encre.

Comme pour le métro – même si ce n’est que depuis quelques années que le phénomène du harcèlement sexuel a pris de telles proportions dans le pays –, cette initiative est justifiée par la volonté de protéger les femmes et de faciliter leurs déplacements dans la ville. Les milieux conservateurs s’en félicitent et une autorité d’Al-Azhar (article en arabe) s’est même fendue d’une fatwa pour dire combien la religion louait une telle initiative. En revanche, du côté des associations féministes telles que l’Egypt Center for Women Rights (une association fondée en 1996 par 6 femmes d’un même quartier du Caire), une telle décision, qui pourrait être juridiquement anticonstitutionnelle, est un pas de plus vers la discrimination sexuelle et l’absence d’une véritable reconnaissance de l’égalité entre les sexes. Plus prosaïquement, certains soulignent que les milliers de malheureuses Cairotes qui n’ont pas les moyens de s’offrir un taxi en seront réduites à continuer de se faire peloter dans les autobus et autres minibus (une scène de la vie quotidienne devenue un grand classique de la littérature égyptienne, avec Sonallah Ibrahim notamment).

Curieusement, au regard de certaines idées reçues tout au moins, ce sont les pays les plus « modernes » qui ont ouvert la voie du taxi exclusivement féminin. Sur le modèle des pink ladies cabs londoniens, une flotte de taxis exclusivement féminins a été créée à Dubaï dès 2007  (photo du haut), puis au Liban il y a un an de cela (à droite). Malgré l’hostilité parfois affichée (article en arabe dans Elaph) de leurs collègues beyrouthins, ces taxi Banat sont un vrai succès commercial.

Depuis, la formule essaime partout dans le monde arabe. Au Koweït, les Eve taxis, réservés aux femmes, entre 8 heures du matin et 8 heures du soir, viennent ainsi d’être créés par Bedoor Al-Mutairi, une femme d’affaires très avisée ! Et même dans les Territoires palestiniens, à Hébron précisément, des voitures roses devraient être désormais accessibles aux seules femmes.

Malheureusement pour elles, les Saoudiennes ne vont pas pouvoir profiter de cette innovation. En effet, il va de soi que les taxis roses réservés aux femmes ne sauraient être conduits par un homme ! Et comme ceux-ci sont les seuls à avoir le droit de conduire dans le Royaume…

Heureusement, les autorités locales se sont penchées sur une question qui devient un vrai problème de société. En effet, de plus en plus de Saoudiennes vivant seules, par choix ou à cause de la forte augmentation du nombre des divorces (ce que l’on peut interpréter comme le signe de la « modernisation » d’une société où les droits de l’individu l’emportent davantage sur ceux du groupe), elles sont de plus en plus amenées à travailler, et donc à se déplacer. Si ce n’est que, faute de transports publics adaptés à la règle de la séparation des sexes, elles dépensent de véritables fortunes en taxis (35 % de leurs revenus selon une étude (article en arabe dans Elaph). Du coup, on pense à la création de bus réservés aux femmes, un peu comme pour les banlieusardes parisiennes dont se soucie M. Bertrand.

Avec la mondialisation, et les modifications qu’elle entraîne dans les façons de vivre, Riyadh et Paris sont donc plus proches qu’il n’y paraît !

Promesses trahies : clip et politique en Irak

Date mars 14, 2010

Alors que des résultats préliminaires, une semaine après les élections irakiennes, commencent à filtrer, les débats les plus passionnés portent aujourd’hui moins sur les votes que sur le dernier clip de la chanteuse Shadha Hassoun (شذى حسون).

Née d’un père irakien, Shadha Hassoun a surtout connu le Maroc où elle a passé la plus grande partie de son existence jusqu’à ce qu’elle participe, en 2007, à la quatrième édition de la Star Academy (voir ce billet). Après sa victoire à cette émission phare de la chaîne libanaise LBC, elle est devenue du jour au lendemain le symbole d’un renouveau national, renouveau conforté quelque mois plus tard par la victoire inattendue de l’équipe irakienne lors de l’Asian Cup de football. En dépit des conditions de sécurité précaires que continue à connaître le pays, la jeune chanteuse a été l’été dernier la première grande vedette arabe à retourner à Bagdad depuis 2003, à l’occasion de deux concerts au profit des enfants irakiens.

S’il y a débat aujourd’hui, c’est que le clip qu’elle a tourné pour son nouvel album offre plusieurs lectures possibles : alors que certains y voient un hommage à la résistance irakienne face aux envahisseurs, d’autres y lisent une manifestation de plus de la déchéance arabe.

Pour ce qui est de son titre, l’objet du litige affiche une authenticité sans faille. La chanson s’appelle en arabe Wu’ûd ‘Urqûb (وعود عرقوب), du nom d’un personnage légendaire passé en proverbe pour ses promesses fallacieuses. Dans le registre hyperclassique des chansons sentimentales, une femme se plaint de son amant. Ses belles promesses l’ont longtemps fait fondre, mais, désormais, c’est bien fini, elle a compris !

Pas de quoi lancer un débat, sans doute, sauf si l’on confie le tournage du clip à un artiste tel que Yahya Saadé (يحيا سعادة), un Libanais bien connu dans la profession, très florissante et lucrative, des réalisateurs pour les chaînes arabes spécialisées dans les clips de chanson. Mais Saadé n’est pas un réalisateur comme les autres. Il aime dérouter le spectateur par des images esthétiquement très complexes, porteuses de messages quasi subliminaux qu’illustrent le plus souvent des personnages de femmes, en apparence au moins aussi belles que rebelles !

Pour le clip de Shadha Hassoun, c’est lui qui a eu apparemment l’idée du scénario : celui dont se plaint la belle devenue enfin lucide, cet amant beau parleur, c’est un blond soldat étranger. Dans une rue de Bagdad avance, volontaire et assurée, une femme, refaite et qui plus est quasi-pixellisée tellement l’image est travaillée. Elle remonte un flot de personnes que l’on devine réfugiées, s’approche d’un homme sur lequel elle referme solidement une lourde grille qu’elle cadenasse soigneusement. La scène se poursuit, avec un non-réalisme totalement assumé, sur une sorte de lit militaire, l’occasion pour la femme d’asséner, à travers une gestuelle manifestement érotique, ses griefs tandis qu’un écran de télé, sur le côté, diffuse des images de combats et de destructions. Pour finir, la caméra s’écarte progressivement et nous fait découvrir la chanteuse, jambes nues, à l’arrière d’un camion militaire qui s’éloigne, tandis que l’image fait apparaître le visage d’un enfant en pleurs derrière des barbelés.

Pour les réalisateurs et les producteurs du clip, fort probablement, aucune ambiguïté. Comme s’en explique la chanteuse (en arabe, dans les commentaires qui accompagnent le clip et sans doute sous la pression du scandale), le scénario doit se lire comme une allusion à la situation irakienne, et comme une dénonciation de l’appétit des grandes puissances qui viennent chargées de belles promesses – démocratie, justice, indépendance… – qui ne se réalisent jamais. D’ailleurs, un œil exercé distingue tout à la fin du clip, vraiment aux dernières images du générique, une route jonchée de chaussures, hommage sans équivoque au courage de Muntazer al-Zaidi, l’homme qui a osé lancer ses chaussures à la tête d’un président américain. (Détail ci-contre pour vous aider à les repérer si vous visionnez le clip : on peut vraiment passer à côté !)

Malheureusement, une bonne partie du public populaire, supposément consommateur de ce type de produit, semble être passé assez largement à côté des subtilités de cette esthétique postmoderne. Et au lieu d’un message subliminal porté par les images décalées du clip, c’est une lecture au premier degré qui a été faite, celle de la traînée collabo dont la bassesse va jusqu’à coucher avec l’envahisseur qui opprime les siens ! Pour ne rien dire du mauvais goût d’un clip qui mêle les souffrances de l’amour à celles, bien réelles, de la guerre en Irak.

Illustration de la rupture – du choc si l’on veut – entre différentes “cultures” arabes appartenant à des couches sociales plus ou moins intégrées à la grammaire mondialisée. Illustration également du fossé qui sépare ceux qui maîtrisent les codes de cette mondialisation et qui s’en délectent, et ceux qui n’y ont pas accès et qui les vivent comme une suite ininterrompues d’agressions humiliantes.

En complément, quelques documents : (en arabe) les paroles de la chanson et les explications de la chanteuse sur son clip ; un autre clip de Yahya Saadé, politiquement parfaitement correct mais tout aussi débridé esthétiquement ! un article dans Elaph sur la question, et un autre dans Al-Akhbar, qui développe une curieuse thèse sur une sorte de complot de l’industrie audiovisuelle saoudienne !

Le Royaume et la “république des lettres” arabes

Date mars 7, 2010

riyadh

Trop peu de titres, pour un public dont les pratiques vont d’autres formes culturelles : l’édition arabe “de qualité” souffre… Même à l’heure d’internet, la région doit faire avec l’absence d’un véritable réseau régional capable d’assurer la distribution du livre auprès de ses lecteurs potentiels, par ailleurs souvent privés des titres qui les intéressent vraiment par une multitude de censures nationales toutes plus frileuses les unes que les autres…

Plutôt que de chercher des solutions concrètes à ces vrais problèmes, les autorités en charge des politiques culturelles dans les différents pays ont fait le choix de multiplier les prestigieuses récompenses littéraires (voir ces deux billets : 1 et 2), qui présentent le double avantage de les mettre en valeur tout en leur assurant la docilité des auteurs qui – sauf exception notable (voir ce billet) – se plient bon gré malgré aux “règles de l’art” qui régissent la république des lettres locale.

C’est bien souvent “clés en main” que sont achetés ces prix littéraires pour lesquels on fait appel, pour ce qui est de leur organisation au moins, à des compétences étrangères, à l’image du “Booker arabe”, de son vrai nom International Prize for Arabic Fiction, une “déclinaison” arabe (il y en a également une russe, et une africaine) d’un prix littéraire fondé en Grande-Bretagne en 1968.

Avec son inévitable lot de calculs, de polémiques et de rancœurs, la troisième édition du Booker arabe s’est soldée par une petite révolution puisque, pour la première fois dans le cadre d’une compétition interarabe de cette importance, c’est un auteur de la Péninsule qui a été couronné. Le lauréat est saoudien, un pays où le roman est certes apparu, historiquement parlant, dès 1930 (Les Jumeaux التوءمان de Abdel-Qouddous al-Ansari عبد القدوس الأنصاري) mais où l’écriture de fiction n’a vraiment débuté qu’à partir des années 1960, pour connaître un essor fulgurant depuis une bonne décennie, notamment sous l’impulsion de jeunes romancières “scandaleuses” (voir ces trois billets 1 2 et 3).

Révolution en effet car elle marque, selon nombre de commentaires de la presse, un nouvel épisode dans la lutte entre le “centre” et la “périphérie”. Depuis la nahda (renaissance) et la modernisation du monde arabe au XIXe, le centre ne saurait se situer nulle part ailleurs qu’en Egypte, la oum al-dounya cette matrone régionale dont le règne sur la république des lettres arabe s’est prolongé durant tout le XXe siècle, même durant le boycott (مقاطعة) qui a suivi la signature des accords de Camp David par Sadate. Dans cette “république des lettres” gouvernée par le centre, on est fatalement périphérique, à quelques exceptions près, pour peu qu’on soit originaire des marges  – les pays du Maghreb, le Soudan, le Yémen… – ou même d’une zone moins périphérique telle que la Syrie, le Liban, la Palestine ou encore l’Irak.

KhalTout littéraire qu’il soit, le Booker arabe, patronné par les Emirats, comporte aussi une dose de politique. Dès lors que les deux premières éditions avaient consacré des auteurs égyptiens (Baha Taher بهاء طاهر et Youssef Zaidan يوسف زيدان), il était à prévoir que le choix, parmi la short-list des six auteurs retenus, se porterait sur une autre nationalité (bonne présentation dans cet article d’Al-Hayat pour les arabophones). Délaissant les candidats libanais, jordanien et palestinien, le jury (réduit à quatre membres dont deux étaient originaires du Golfe en plus de la Tunisienne Raja Ben Slama et du Français Frédéric Lagrange) a donc fait le choix de la périphérie en retenant Abduh Khal (عبده خال).

Né en 1962 dans un petit village du sud du royaume saoudien et auteur d’une douzaine de romans, cet ancien enseignant d’arabe est aujourd’hui éditorialiste au quotidien Okaz (عكاظ), réputé pour être un organe “libéral”. Les lecteurs français (et pas mal d’autres) vont devoir attendre un peu pour découvrir une œuvre entamé en 1991 avec La mort passe par là (الموت يمر من هنا). Mais dans la presse spécialisée arabe, les avis sont plutôt favorables sans être enthousiastes, en raison d’une écriture qui n’est pas jugée sans faiblesses alors qu’on reconnaît à l’auteur davantage de talent dans le choix de thèmes qui explorent les aspects les plus sombres de la société saoudienne.

Ainsi, le roman retenu par le jury du Booker propose une critique sévère des dérives du pouvoir à travers l’histoire de Tareq, qui quitte “l’enfer”, son quartier déshérité à Jeddah, pour se mettre au service des fantaisies les plus cruelles de son maître, bien à l’abri dans son palais. Quelque peu énigmatique pour celui qui ne connaît pas son Coran par cœur, le titre (Lançant des étincelles…) est une partie d’un verset (77:32) qui décrit l’enfer “lançant des étincelles grosses comme un palais”.

Romancier de la périphérie, décrivant les marges sombres du Royaume, Abduh Khal n’est pas absolument en odeur de sainteté dans son pays, surtout auprès des courants conservateurs religieux exaspérés par ceux qui “décrivent leur société sous ses aspects les plus outranciers et les plus ignobles, qui peignent le monde du sexe et de l’homosexualité et qui s’attachent à toutes les saletés et à toutes les ordures qu’on peut y trouver”.

On s’explique mieux la réaction de ce religieux saoudien (cité dans cet article en arabe) si l’on sait que le précédent roman d’Abduh Khal, Dépravation (Fusûq, 2006), relate les amours impossibles entre une jeune femme en rupture de foyer familial et un ancien jihadiste en Afghanistan qui finit par assouvir sa passion en déterrant le cadavre de l’aimée qu’il conserve au frigo !!!

fusûqAnnoncé juste au moment où s’ouvrait la foire du livre de Riyadh, la prestigieuse récompense accordée à un romancier local a donc servi de prétexte à une nouvelle empoignade entre “conservateurs” et “libéraux”. Alors que certaines sources affirmaient que le roman primé avait été retiré, les responsables ont énergiquement démenti et, depuis, le livre d’Abduh Khal caracole en tête des ventes (voir cet article en arabe dans Ukaz).

De quoi donner raison à Abduh Khal lorsqu’il explique, dans ce court entretien (en arabe) publié par Al-Quds al-’arabi, que ce prix couronne en réalité la production romanesque de toute une région du monde arabe trop longtemps négligée par la critique. Et qu’il espère qu’il contribuera à faire évoluer le point de vue de la censure locale, pour que les œuvres des écrivains saoudiens puissent circuler librement dans leur propre pays.

En somme, pour que les écrivains ne soient plus tenus en marge du “royaume des lettres arabes” !

Illustration (Ukaz) : à la foire du livre de Riyadh, le stand des éditions Manshurat al-Jamal, une maison fondée par des réfugiés irakiens à Cologne aujourd’hui présente à Beyrouth.

Patrie et patrimoine : des sites “repris” par Israël

Date mars 1, 2010

“La police israélienne a pénétré dimanche dans le complexe abritant la mosquée Al Aksa, à Jérusalem, à la suite du jet, par des Palestiniens, de pierres sur des touristes visitant le site, ont rapporté des témoins”, nous raconte Reuters ce lundi, dépêche reprise par une bonne partie de la presse.

Il faut bien chercher pour obtenir d’autres récits. Celui d’Al-Arabiya (en anglais) par exemple qui ajoute que les “touristes” en question ont été perçus, par les fidèles musulmans présents sur les lieux, comme des extrémistes juifs.

Pourquoi ces jets de pierre et cette éventuelle méprise ? Dans la presse arabe (Al-Quds al-arabi, en arabe), on a une explication, selon laquelle des groupes religieux juifs extrémistes estiment qu’ils ont le droit, lors de la fête de Pourim (marquée notamment par une sorte de carnaval), de pratiquer leurs rites sur l’Esplanade des mosquées. Ce serait donc pour empêcher cette provocation que des Palestiniens auraient, selon certains récits, refusé de quitter les lieux lors de la fermeture, puis “attaqué” les “touristes”. Au passage une vingtaine de blessés (côté palestinien bien entendu !) et des arrestations.

De ces deux versions, une seule aura été diffusée massivement : au moins cela évite de se demander laquelle est la bonne ! Plus important, l’absence d’un minimum de contexte.

Il y a tout de même un certain nombre d’articles pour mentionner que ces échauffourées à Jérusalem font suite aux tensions de ces derniers jours à Hébron. A l’origine des protestations des quelque 160 000 Palestiniens qui habitent la ville (pour 600 colons installés dans le centre ville, et 6 500 dans la colonie de Kyriat Arba à proximité), la décision du gouvernement israélien d’inscrire “pour restauration” à liste du patrimoine israélien la mosquée Ibrahimi, plus connue sous nos latitudes comme le “caveau des patriarches”. (Au passage, on note que dans la phraséologie sioniste – mais c’est peut-être une mauvaise traduction ? – on parle de site “repris” dans le plan du patrimoine, en français dans le texte, ce qui est assez éclairant).

Aux lecteurs distraits, on rappelle que Hébron figure dans ce qui reste de territoire palestinien théoriquement sous contrôle de l’”Autorité” en charge des Territoires… Tout comme la ville de Bethléem, pourtant déjà hermétiquement close par un “mur de séparation”, mais qui a la malchance supplémentaire d’abriter la mosquée Bilal Ibn Rabah… Ou plutôt “la Tombe de Rachel’, puisqu’elle figure désormais sous ce nom, depuis la toute récente décision du gouvernement israélien, au patrimoine juif “éternel et réunifié” pour reprendre la formule consacrée.

Pour rappeler le contexte immédiat, on peut encore utilement ajouter qu’Israël vient d’annoncer (dans l’indifférence lasse de la communauté internationale) la création de 600 unités d’habitation à Jérusalem. Et puis encore que l’annonce de cette “judaïsation” du patrimoine musulman palestinien a été faite alors que les Territoires occupés autonomes palestiniens sont bouclés par l’armée israélienne, pour éviter des incidents entre indigènes et colons juifs célébrant les fêtes de Pourim (sur cette photo prise à Hébron il y a quelques jours, certains ont eu l’idée plaisante de se déguiser en arabes : voyez l’homme en tarbouche).

Délicate – et très peu notée – attention des autorités qui veillent à leur façon sur le patrimoine local (cet article du Monde précise que les lieux n’ont pas le moins du monde besoin d’être restaurés) : cette “judaïsation” intervient quasiment jour pour jour au 15e anniversaire du massacre perpétré par Baruch Goldstein, précisément dans la mosquée qui fait désormais partie du patrimoine israélien. Fin février 1994, ce colon dit “ultra-orthodoxe” y avait massacré une petite trentaine de fidèles qui se trouvaient à l’intérieur d’un édifice qu’il considérait, lui, comme exclusivement juif (en principe, le lieu, surveillé par les Israéliens, est partagé entre les deux religions comme on le voit sur cette photo).

Aucune provocation des autorités israéliennes, bien entendu, et juste quelques protestations polies des organismes internationaux. Il est vrai qu’une petite mosquée à Hébron ne mérite pas de tels honneurs alors que l’Unesco, l’autorité des Nations unies en la matière faut-il le rappeler, n’arrive pas à faire respecter ses injonctions concernant la préservation de Jérusalem, et cela depuis des années ! (Rappelons que la prise de la partie orientale de la ville par l’armée israélienne en 1967 a été suivie, quatre jours plus tard, par la destruction du quartier “des Maghrébins”, un site historique au pied d Mur de lamentations, qui  ne devait pas être assez juif pour mériter d’être préservé…

Et si Jérusalem ne suffisait pas, on pourrait aussi évoquer les destructions de la vieille ville de Naplouse bombardée en 2002 (voir cet article dans le Journal des arts). Ou encore, rappeler que la construction du “mur de séparation” a entraîné, selon le journaliste palestinien Ihab al-Hadhri (أيهاب الحضري), la destruction de dix sites historiques, et la perte (pour les Palestiniens) de 70 autres qui se trouvent du “mauvais” côté du mur !

Apparemment, personne n’ignore dans la “terre trois fois sainte”  que, dans “patrimoine”…
.. il y a aussi “patrie” !

Illustration en haut : photo par David Silverman. Colons célébrant Purim à Hébron en 2005.

“Harragas” : de la décolonisation à la mondialisation

Date février 21, 2010

Il faut avoir le talent d’un Dilem (évoqué dans ce billet) pour résumer, en un dessin de presse, un demi-siècle d’histoire. Novembre 1954 : le FLN lance son premier appel au peuple algérien, point de départ d’une lutte qui prendra fin avec l’indépendance de juillet 62. Près d’un demi-siècle plus tard, la jeunesse algérienne – 1/3 des 35 millions d’Algériens a moins de 15 ans – “brûle” ses papiers (en arabe : ﺣﺮﺍﻗـة, haraga) avant de risquer sa vie, armée de ses seules rames, sur les “barques de la mort” pour tenter de gagner l’Eldorado européen.

Plus que jamais, l’Algérie vit en effet à l’heure des harragas, ces milliers de jeunes qui désespèrent de leur pays et partent tenter leur chance dans un ailleurs qu’ils imaginent meilleur. Illégal, le phénomène échappe par définition à l’approche statistique mais il y a tout de même des chiffres qui parlent : entre 2005 et 2008, le nombre des victimes retrouvées sur les côtes algériennes a ainsi plus que triplé. En 2008, les garde-côtes algériens ont arrêté plus de 1300 candidats à l’émigration (âgés de 21 à 27 ans), tandis que les statistiques européennes recensaient quelque 67 000 arrivées clandestines (données  mentionnées par Madjid Talbi dans un bon dossier sur la question). Pour combien de tentatives réussies ? Et combien de morts durant les traversées périlleuses sur les fragiles pateras ?

Face à l’augmentation des candidats à l’exil au sein d’une jeunesse désespérée, les autorités algériennes ne semblent avoir trouvé de meilleure réponse que la répression. A l’image des législations déjà adoptées par la Tunisie et le Maroc (voir cet article), la “sortie illégale du territoire” est devenue, à l’automne 2008, un délit, passible de 6 mois de prison (10 ans pour les passeurs), en dépit de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui stipule pourtant que “toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays” (article 13).

Après avoir suggéré aux imams des mosquées (voir cet article) de participer à la lutte contre ce fléau social au nom de l’interdiction, par l’islam, de ce qui revient à une forme de suicide au vu des risques encourus, les autorités appellent-elles à l’aide, aujourd’hui, les artistes ? La question peut se poser au regard du soutien accordé par le ministère de la Culture algérien à Harragas, le dernier film de Merzak Allouache (مرزاق علوش) récemment présenté au “Sierra Maestra”, une des rares salles de cinéma dignes de ce nom (depuis sa récente restauration) à Alger, dans une ville qui en comptait près de 60 au début des années 1960. (C’est par une décision du président Boumediene que l’ancien “Hollywood” a pris ce nom, inspiré de la région montagneuse où les barbudos de Fidel Castro tenaient maquis au temps de la révolution cubaine, et le “Che” en personne avait assisté à l’inauguration de la salle, en 1963 ! Sur Alger et son passé, je recommande chaudement Biladi, le blog d’un amoureux d’Alger d’où j’ai tiré cette image).

Auréolé de plusieurs prix remportés aux festivals de Valence et de Dubaï, Harragas renoue avec un procédé utilisé par le cinéaste au tout début de sa carrière, en 1976, avec le très bon Omar Gatlato (عمر قتلتوا الرجلة : “Omar, sa virilité le tue!” en arabe). L’odyssée tragique des candidats à l’émigration est en effet racontée a posteriori, par un témoin, en voix off. C’est lui qui retrace la destinée de la petite embarcation qui quitte la côte de Mostaganem, à l’ouest d’Alger, pour tenter de gagner les Canaries. Sous la conduite d’un passeur par ailleurs policier véreux, et lui-même tenté par l’exil, les dix passagers connaîtront le sort de milliers de leurs semblables, parfois arrivés à bon port (si l’on ose s’exprimer ainsi), mais plus souvent encore, nul ne le sait, disparus en mer ou repris par la police…

Les avis sont partagés sur un film qui sera distribué en France à partir de cette semaine. Il a en tout cas le mérite d’avoir donné leur chance à un groupe de très jeunes acteurs, issus de l’Institut national des arts dramatiques d’Alger ou encore du Théâtre de Mostaganem. Il rappelle également l’existence d’un cinéma algérien qui continue à produire en dépit des impasses de la société algérienne. Après une longue éclipse, Mascarades (مسخرة) d’Elias Salem (إلياس سالم) et peut-être plus encore Inland (Gabla – قابلة) de Tariq Teguia (طارق تقية) ont montré comment de jeunes réalisateurs étaient capables d’œuvres marquantes, malgré toutes les difficultés. Des difficultés qui, en dernière instance, sont bien d’ordre politique quand les écarts de rémunération dans les professions du cinéma, comme l’explique l’auteur d’Inland dans un entretien donné au Monde, vont de 1 à 10 entre le Nord et le Sud.

Des propos qui nous rappellent que les vraies questions – malgré tous les commentaires nauséabonds à propos des sandwichs halal et autres burqas – sont posées par l’accélération de la mondialisation qui rend insupportables les écarts de richesse entre les pays de la décolonisation et ceux du Nord de la Méditerranée.

Une Méditerranée aujourd’hui devenue, comme le dit le titre de ce blog (en arabe), le cimetière de ceux qui ont un rêve (المتوسط مقبرة الحالمين).

Ci-dessous, la bande-annonce de Rome plutôt que vous (روما ولا أنتوما), le très remarqué premier film de Tariq Teguia. Pour expliquer le choix de la seconde citation, “Arabes ça veut dire ceux qui bougent“, il faut savoir que le mot “Arabes” désigne à l’orgine, dans la sociologie d’un Ibn Khaldoun par exemple, les bédouins nomades, par opposition aux sédentaires.


Rome plutôt que vous (VOST)
envoyé par gotti57. – Court métrage, documentaire et bande annonce.

Avatars palestiniens : le discours de l’indien rouge

Date février 14, 2010

Et il vous manquera une trêve avec nos fantômes dans les nuits stériles,
un soleil moins enflammé, une lune moins pleine,
pour que le crime apparaisse moins fêté sur vos écrans.

Mahmoud Darwich, Discours de l’indien rouge.

Une quasi-brève du Monde signale que l’armée israélienne, sur décision de la Cour suprême, a commencé à déplacer un tronçon du « mur de séparation » que conteste la population de Biline (بلعين), à 12 km à l’ouest de Ramallah en Cisjordanie.

Après une première décision de justice en 2006, les habitants de ce petit village, devenu une sorte de « capitale » de la résistance palestinienne non-violente, remportent ainsi un nouveau succès grâce aux formes de lutte qu’ils ont adoptées, même si celles-ci ne sont pas sans risques (voir par exemple  « Non-violence en Palestine » un billet d’Alain Gresh).

Néanmoins, la manifestation hebdomadaire s’est soldée une fois de plus par la répression violente des forces d’occupation israéliennes qui ont blessé quatre manifestants en tirant directement sur eux bombes assourdissantes et grenades lacrymogènes.

Mais on en parlera peut-être un peu plus que d’habitude parce que cinq militants – palestiniens, israéliens et internationaux – ont eu l’idée de sensibiliser l’opinion à leur cause en se déguisant en Nävis, ce peuple pacifique et innocent dont Avatar raconte l’existence menacée par la cupidité guerrière (intéressante vidéo qui mêle des images du film à celles de la manifestation).

Ce n’est pas la première fois qu’on suggère cette interprétation du film de James Cameron, suffisamment « œcuménique » pour en accepter bien d’autres. Dans le monde arabe, Jihad El-Khazen (جهاد الخازن) par exemple avait mentionné dans un de ces éditoriaux (en arabe) pour Al-Hayât ce rapprochement entre la violence que subissent les malheureux indigènes de la planète Pandora et celle qui s’est abattue sur les Palestiniens une fois ouverte la “boîte de Pandore” de la création d’un “foyer national juif” en Palestine.

Mais pour les lecteurs de Mahmoud Darwich, les malheureux Nävis font surtout penser à l’un de ses très beaux textes, Le discours de l’indien rouge (خطبة الهندي الأحمر). Reprenant la célèbre supplique adressée  en 1854  par Chef Seattle au gouverneur Isaac M. Stevens, le poète y associait le destin de son peuple à celui des Amérindiens, spoliés de leur terre par les colons étrangers.

Sur cette vidéo, Mahmoud Darwich lit ce poème dont vous trouverez le texte arabe ici. Les extraits de la traduction d’Elias Sanbar ci-dessous correspondent aux paragraphes 1, 3 et 7 du texte arabe).

1 – Ainsi, nous sommes qui nous sommes dans le Mississippi. Et les reliques d’hier nous échoient. Mais la couleur du ciel a changé et la mer à l’Est a changé. O maître des Blancs, seigneur des chevaux, que requiers-tu de ceux qui partent aux arbres de la nuit ? Elevée est notre âme et sacrés sont les pâturages. Et les étoiles sont mots qui illuminent… Scrute-les, et tu liras notre histoire entière : ici nous naquîmes entre feu et eau, et sous peu nous renaîtrons dans les nuages au bord du littoral azuré. Ne meurtris pas davantage l’herbe, elle possède une âme qui défend en nous l’âme de la terre. O seigneur des chevaux, dresse ta monture qu’elle dise à l’âme de la nature son regret de ce que tu fis à nos arbres. Arbre mon frère. Ils t’ont fait souffrir tout comme moi. Ne demande pas miséricorde pour le bûcheron de ma mère et de la tienne. ( … )
3 – Nos noms sont des arbres modelés dans la parole du dieu et oiseaux qui planent plus haut que les fusils. Ne coupez pas les arbres du nom, vous qui venez guerre de la mer. Et ne lancez pas vos chevaux flammes sur les plaines. Vous avez votre dieu, et nous, le nôtre. Vos croyances, et nous, les nôtres. N’ensevelissez pas Dieu dans des livres qui vous ont fait promesse d’une terre qui recouvre la nôtre. Ne faites pas de Lui un huissier à la porte du roi.
Prenez les roses de nos rêves pour voir ce que nous voyons de joie ! Et sommeillez au-dessus de l’ombre de nos saules, pour vous envoler mouettes et mouettes, ainsi que s’élancèrent nos pères bienveillants avant de revenir paix et paix. Il vous manquera, ô Blancs, le souvenir de l’adieu à la Méditerranée et vous manquera la solitude de l’éternité dans une forêt qui ne débouche point sur un abîme, et la sagesse des brisures. Et il vous manque une défaite dans les guerres. Et un rocher récalcitrant au déferlement du fleuve du temps véloce.
Et il vous manquera une heure pour une quelconque contemplation, pour que grandisse en vous un ciel nécessaire à la tourbe, une heure pour hésiter devant deux chemins. Euripide un jour vous manquera, et les poèmes de Canaan et des Babyloniens, et les chansons de Salomon à Shulamit. Et vous manquera le lys sauvage pour la nostalgie, et vous manquera, ô Blancs, un souvenir qui apprivoise les chevaux de la démence et un cœur qui racle les rochers afin qu’ils taillent dans l’appel des violons.
Et il vous manque et manque l’hésitation des armes. Et s’il faut nous tuer, ne tuez point les êtres qui avec nous d’amitié se lièrent et ne tuez pas notre passé. Et il vous manquera une trêve avec nos fantômes dans les nuits stériles, un soleil moins enflammé, une lune moins pleine, pour que le crime apparaisse moins fêté sur vos écrans. Alors prenez tout votre temps pour la mise à mort de Dieu. ( … )
7 – Il y a des morts qui sommeillent dans des chambres que vous bâtirez. Des morts qui visitent leur passé dans les lieux que vous démolissez. Des morts qui passent sur les ponts que vous construirez. Et il y a des morts qui éclairent la nuit des papillons, qui arrivent à l’aube pour prendre le thé avec vous, calmes tels que vos fusils les abandonnèrent. Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts.

L’écrivain et le Président (écrivain) : Idris Ali censuré à la Foire du livre du Caire

Date février 7, 2010

kadhafiLivre

L’homme qui préside aux destinées de la Libye depuis le 1er septembre 1969 (quarante ans !) fait partie de ces chefs d’Etat qui, tel l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing, se piquent de littérature. Outre le célèbre Livre vert dans le registre de la philosophie politique, Mouammar Kaddhafi (معمر القذافي : il y a une bonne dizaine de transcriptions latines de son nom) est également l’auteur de plusieurs ouvrages de fiction dont l’écho n’est pas étranger, on s’en doute, à la personnalité de leur auteur. Avec un peu de chance, le public arabe pourra même découvrir à l’écran les talents littéraires de l’inamovible “Président du Conseil de la Révolution de la République arabe libyenne populaire et socialiste” puisqu’un de ses romans sert de trame au cinéaste syrien Najdat Anzour, réalisateur notamment de La fin d’un homme courageux (نهاية الرجل الشجاع : un titre prophétique !). Annoncé dans les prochains mois (article en arabe) Injustice (الظلم) raconte les souffrances du peuple libyen durant l’occupation italienne.

IdrisAliCertains persistent à penser que les malheurs du peuple libyen n’ont pas nécessairement pris fin avec l’indépendance du pays. C’est en tout cas l’impression qu’on retire à la lecture du dernier roman d’Idris Ali, un des grands écrivains nubiens dont les œuvres ont été traduites à plusieurs reprises en anglais, en espagnol et en français (voir à la fin de ce billet). Depuis 2005 et la publication de En dessous de la ligne de pauvreté (تحت خط الفقر), cet écrivain autodidacte retrace son itinéraire personnel qui l’a vu échapper à la vie des mauvais garçons grâce à la découverte, sur les bancs d’une école pourtant peu fréquentée, d’une traduction d’un roman de Maurice Leblanc (Arsène Lupin est un personnage qui a également beaucoup influencé Sonallah Ibrahim, lequel lui a dédié une de ses premières nouvelles).

Sans égaler les prouesses du “Prince des voleurs”, Idriss Ali a en effet quelques souvenirs à raconter, lui qui s’est enrôlé très jeune dans les rangs de l’armée égyptienne pour combattre au Yémen avant d’émigrer, à la fin des années 1970, en Libye. Après Scènes du cœur de l’enfer (مشاهد من قلب الجحيم), publié en 2006, c’est cet épisode de sa vie que l’auteur de Dongola, son roman le plus célèbre, a choisi de raconter dans le troisième tome d’une série qui doit en comporter quatre. Publié tout récemment, Le leader se coupe les cheveux (الزعيم يحلق شعره) parle notamment de l’exode, à travers le désert libyen, du narrateur expulsé, à l’image de centaines de milliers de ses compatriotes, par les autorités libyennes en représailles à la politique de Sadate (l’épisode est un peu oublié mais il y a même eu un bref conflit armé entre les deux pays en juillet 1977).

couvIdrisQuand au titre du roman, il fait allusion à une décision du “frère Guide” (الأخ القائد)  aux commandes de la Libye : à la suite d’un mauvais rêve où il se serait vu égorgé par son barbier, il avait décrété la fermeture de tous les salons de coiffure du pays en suggérant à ses concitoyens de se couper eux-mêmes les cheveux !

On n’aurait jamais dû entendre parler autant de ce court texte (80 pages). Conscient des risques qu’il prenait, Idris Ali s’était résolu à se montrer discret lors de sa publication. Celle-ci se faisait chez Waad (وعد : Promesse), une petite maison d’édition du Caire car Dar al-Shorook, peut-être le principal éditeur local, avait paraît-il préféré ne pas tenter le diable en accueillant ce titre. Mais c’était sans compter sur la censure égyptienne qui n’a rien trouvé de mieux que d’ajouter un nouvel épisode à la longue saga de ses exactions, en profitant de la grande fête du livre arabe, à savoir la tenue de la Foire internationale du livre au Caire, pour perquisitionner le siège de l’éditeur, le poète Gumayli Ahmed Shahata (الجميلي أحمد شحاتة) lui-même énergiquement interrogé pendant quelques longues heures avant d’être libéré. Mais il reste, ainsi que l’auteur du leader se coupe les cheveux, sous le coup d’une infraction passible de trois années de prison selon le Code égyptien, pour “outrage à la personne d’un chef d’Etat étranger”…

Tout romancier qu’il est, l’auteur du célèbre Livre vert est en effet fort susceptible de s’offusquer du traitement – même littéraire – que lui a réservé son confrère nubien. Les policiers égyptiens ont donc eu peut-être raison de faire du zèle en allant au-devant des demandes libyennes ; à moins qu’ils n’aient voulu remercier Tripoli d’avoir énergiquement mis au pas, il y a quelques mois, une chaîne télévisée trop critique de la politique égyptienne (voir ce billet). Une chose est certaine en tout cas, c’est que Mu’ammar Kadhafi s’est déjà montré fort chatouilleux à propos de ce qu’on écrit sur lui à l’étranger. En juin dernier, et parce qu’ils avaient publié des propos jugés diffamatoires, trois journaux marocains ont ainsi été condamnés par la justice de leur pays à verser 270 000 euros au plaignant, le “Bureau de la Fraternité arabe” (sic !), à savoir l’ambassade de Libye !

830JABERMalheureusement pour lui, car il peut aussi, à l’occasion, se révéler un critique pertinent, ce nouvel épisode de la vie littéraire égyptienne contribue à mettre en évidence la médiocre conduite d’un des responsables culturels locaux, Gaber Asfour. Il a en effet accepté à l’automne dernier de recevoir le Prix international de littérature Kadhafi – d’un montant de 150 000 euros – que le romancier espagnol Juan Goytisolo avait eu le courage et l’honnêteté, lui, de refuser, au nom des idéaux défendus dans sa littérature (Pierre Assouline en a parlé dans son blog ; voir aussi cet article dans The Independent).

Mais comme on le souligne dans cet article (en arabe) paru dans le quotidien libanais Al-Safir, l’ancien directeur de l’Organisme général du livre est, en la matière récidiviste. En effet, alors que des auteurs aussi prestigieux qu’Elias Khoury, Hoda Barakat ou Alaa El Aswany, rejoints par le critique Maher Jarrar, avaient démissionné du jury pour protester contre les irrégularités dans l’organisation de Beirut 39, un important prix littéraire, Gaber Asfour n’a guère hésité semble-t-il à prendre la place des protestataires et à constituer un nouveau jury, avec Abdo Wazen du quotidien Al-Hayat, le poète omanais Saif al-Rahbi et la romancière libanaise, la sulfureuse Alawiya Sobh.

Si tu as peur, n’écris pas, et si tu écris, n’aies pas peur ! ( إن كنت خائفا فلا تكتب وإن كتبت فلا تخف) a déclaré Idris Ali lors d’un entretien (en arabe) avec la radio allemande (son téléphone a été coupé, et il a reçu des menaces de mort). On souffre de voir que son œuvre – et son courage – sont  jugés, chez lui, par des intellectuels qui collectionnent peut-être les prix (qu’ils sont capables de se décerner à eux-mêmes : voir ce précédent billet) mais qui n’ont guère de valeur…

DangolaEn attendant L’explosion (انفجار جمجمة) annoncé chez Sinbad/Actes Sud, on peut lire en français, d’Idris Ali, Le Nubien, publié par les éditions Al Bouraq en 2007. On trouve également un chapitre de Dongola mis en ligne par une passionnée de Nubie qui a dû utiliser la traduction anglaise. Dans cette langue, on trouve aussi Poor (تحت خط الفقر), le premier volume de la quadrilogie autobiographique. En suivant ce lien, les lecteurs arabophones pourront télécharger النوبي (Le Nubien).

Le jour où l’Egypte a frôlé la catastrophe : foot, télévision et conflits asymétriques

Date février 1, 2010

logojazeera

Lors de leur dernière rencontre, les ministres de l’Information de la région ont rejeté une résolution du Congrès étasunien appelant à des sanctions contre al-Manar (Liban), Al-Aqsa (Gaza) et Al-Zawra (Irak), trois chaînes satellitaires accusées de promouvoir le terrorisme tout en incitant à l’anti-américanisme. Comme l’écrit Marc Lynch, dans le pourtant respectable Foreign Policy, il est presque pathétique de constater que la Ligue arabe, avec sa cohorte d’Etats autoritaires, se montre en l’occurrence plus favorable à la liberté des médias que le Parlement des USA !

Il ne faudrait pas croire pour autant que les régimes locaux se sont brutalement convertis à la liberté d’opinion. Au contraire, l’ordre du jour reste celui d’une Charte capable d’« organiser » le domaine audiovisuel arabe, projet déjà discuté il y a deux ans et à l’époque déjà vigoureusement rejeté par le seul Qatar ou presque (voir ce billet). Cette fois-ci, toujours à l’initiative de l’Egypte et de l’Arabie saoudite, c’est un Haut-Commissariat (مفوضية) qui est envisagé pour mettre un peu d’ordre parmi les quelque 700 chaînes du paysage télévisuel arabe.

De fait, on peut l’avouer maintenant, il y a quelques jours le monde arabe a tout simplement frôlé la catastrophe…

Tout a commencé à la fin du mois de novembre 2009, lorsque la chaîne Al-Jazeera, financée par le Qatar, a acheté au bouquet Orbit l’ensemble de ses chaînes sportives. Pour cette transaction, sans nul doute record même si son montant exact n’a pas été divulgué, le chiffre incroyable de 5,5 milliards de riyals, soit 1,5 milliard de dollars, est avancé dans cet article dans Elaph. Quoi qu’il en soit, c’est toute une époque qui se referme, celle des premiers temps de la télévision privée commerciale dans la région, inaugurée, au début des années 1990, par le cheikh séoudien Saleh Abdullah Kamel (voir ce billet) propriétaire du groupe ART.

Cependant, comme la cession portait également sur les droits de diffusion que possédaient les chaînes du groupe Orbit, Al-Jazeera Sport s’est retrouvée en position d’exclusivité pour les retransmissions des compétitions de football : celles des différents championnats européens, celles de la prochaine coupe du monde en Afrique du Sud et aussi celles de la CAN (Coupe d’Afrique des Nations), que vient tout juste de remporter l’Egypte en battant péniblement le Ghana après sa large victoire sur l’Algérie.

Un tel monopole sur le sport de très loin le plus populaire dans la région a bien entendu la plus haute importance stratégique.

On a commencé à s’en rendre compte en janvier. Quand les phases finales de la CAN ont commencé, les supporters des équipes arabes engagées dans la compétition (Tunisie, Algérie, Egypte) n’ont pas eu d’autre choix que de se tourner vers Al-Jazeera, dont le canal sportif, à la différence de la chaîne d’information, fonctionne sur abonnement, comme c’était d’ailleurs déjà le cas avec Orbit, malgré tout nettement plus chère. Au fur et à mesure des éliminatoires et de la progression des équipes arabes, la situation est devenue de plus en plus difficile à gérer, à commencer en Egypte où les télés locales en étaient réduites à diffuser de vieilles images d’archives. De leur côté, les responsables de la chaîne qatarie avaient fait savoir qu’une offre de retransmission des matchs des “Pharaons” , pourtant raisonnable en termes financiers selon eux, avait été refusée par l’Egypte.

Rien d’étonnant en vérité car, comme on l’a vu dans un précédent billet sur les déclarations, à propos de Gaza, du global imam, l’Egyptien Qardhâwi aujourd’hui installé au Qatar, les relations sont au plus mal entre la plus populaire des chaînes arabes d’information et les autorités du Caire résolues à poursuivre leur politique pro-américaine à l’encontre du Hamas. Dans un contexte qui rendait un accord commercial impossible, la tension ne pouvait que monter dangereusement. Même si de fort opportunes campagnes se sont développées sur Facebook pour dénoncer le monopole d’Al-Jazeera qui privait l’Egypte de ses champions, on n’ose imaginer ce qui aurait pu se passer si, dans une Egypte déjà prise de fièvre nationaliste, les supporters avaient été privés des images de leurs champions remportant la Coupe africaine des Nations tout aussi sévèrement que les habitants de Gaza le sont de liberté et d’autres nécessités plus matérielles encore ; au regard des quasi émeutes au Caire en novembre dernier (voir ce billet) à la suite d’un match perdu contre l’Algérie, tout ou presque pouvait arriver…

Mais l’explosion n’a pas eu lieu car, le 12 janvier dernier, Al-Jazeera a soudainement annoncé, deux heures seulement avant un des matchs de l’équipe d’Egypte, qu’elle diffuserait en clair les compétitions de la CAN. Une assez bonne affaire commerciale pour la chaîne qatarie car, aux abonnements de ceux qui ne pouvaient se passer des images de la compétition, sont venus s’ajouter les revenus des publicités diffusées à l’intention des 80 millions de consommateurs égyptiens.

Mais surtout un très bon coup politique. On peut imaginer en effet qu’il y a eu un prix à cette « aumône » en apparence généreusement offerte à l’Egypte. Le Qatar aurait-il échangé la menace d’une éruption populaire en Egypte contre certaines garanties, pour sa chaîne, dans la nouvelle police médiatique régionale ?

La création de la chaîne Al-Jazeera avait déjà été pour Doha, au milieu des années 1990, une manière de se protéger des éventuelles ambitions de son voisin saoudien ; la création d’un monopole sur les émissions sportives avec le rachat des chaînes du groupe Orbit, et la menace d’un « blocus » sur les images des matchs de la CAN, sont peut-être une nouvelle démonstration de l’habileté des Qataris à gérer les situations de conflit asymétriques.

Représenter le nu dans le monde arabe

Date janvier 24, 2010

A lire le romancier syrien Khalil Sualeh (article en arabe, comme le reste des liens de ce billet), c’est à la Syrie que le cinéma arabe doit la première scène de nu (féminin) intégral. En 1972, Nabil Maleh (نبيل المالح) réalise Al-Fahd (الفهد : Le Guépard), tiré d’un roman de Haïdar Haïdar (حيدر). Malheureusement, trop peu de spectateurs auront pu découvrir la scène où la belle Ighra (إغراء : « séduction » un nom prédestiné !) ne cachait rien de son anatomie ; quelques années plus tard, la censure décida de dérober aux regards une scène devenue trop audacieuse.

Côté hommes, ce n’est que tout récemment qu’un acteur a osé se montrer in naturalibus. Au tout début de l’année 2007, la presse, conviée au tournage de The Baby Doll Night (le titre est un hommage au film d’Elia Kazan), découvrait avec stupeur des photos du tournage où l’acteur Nour El-Sherif (نور الشريف) apparaissait totalement nu.

NourSharifMais le contexte le justifiait (si l’on peut s’exprimer ainsi !) : dans ce film produit par la société Good News4, un des plus gros budgets du cinéma arabe mais qui se solda par un relatif échec commercial, Nour El-Sherif incarne un journaliste pris dans une conspiration post-11 septembre dans laquelle il affronte notamment un sergent américain, son ancien tortionnaire dans la prison d’Abu Graïb. C’est donc à l’occasion d’une reconstitution cinématographique des tortures dans les geôles étasuniennes que rien ne voilait la nudité de cet acteur, une des grandes stars du cinéma égyptien.

A l’époque, l’affaire avait fait grand bruit et quelques religieux avaient estimé utile de se disputer, par médias interposés, sur l’attitude de l’islam à propos de cette grave question : la position tranchée des uns, invocant l’interdiction religieuse d’un tel dévoilement, appelant, au regard du contexte, le jugement plus réservé des autres, parmi lesquels le propre frère de Hassan El-Banna, le fondateur du mouvement des Frères musulmans.

On peut penser malgré tout que le grand public a eu du mal à accepter qu’une de ses vedettes préférées se mette ainsi à nu : en offrant ainsi sa ‘urwa, son intimité, aux regards de tous, Nour El-Sherif perdait sa « virilité ». Autant dire qu’il n’était plus vraiment un homme, et qu’il pouvait devenir la cible d’attaques sur sa sexualité. Ce n’est donc pas forcément par hasard s’il a été impliqué, en octobre 2009, dans des ragots colportés par la presse à propos d’un réseau de prostitution masculine dans un grand hôtel du Caire (article). L’acteur, par ailleurs connu pour ses « idées de gauche », a naturellement porté plainte pour diffamation (article).

La nudité sur les écrans arabes est également au cœur de débats apparus lors de la sortie en Egypte, il y a quelques semaines, de Bil-alwân al-tabi’iyya (بالألوان الطبيعية : Couleurs naturelles), un film des frères Osama et Hani Fawzi, qui raconte les désarrois d’un jeune étudiants à l’académie des beaux-arts, Youssef, dont la passion pour le dessin se heurte aux désirs de sa famille et de son amie, ainsi qu’à ses convictions religieuses qui lui font refuser les séances de travail en présence de modèles nus.

Ancien élève des beaux-arts du Caire, dans les années 1980, Osama Fawzi sait mieux que personne que son scénario ne correspond pas à la réalité actuelle puisque ce type d’exercice a été supprimé des cours officiels aux temps du vertueux Sadate. Mais la description qu’il donne d’une institution gangrenée par la médiocrité, la corruption et l’hypocrisie religieuse (tant chrétienne que musulmane) n’en a pas moins suscité la colère des milieux artistiques officiels, et les étudiants des beaux-arts ont même tenté de faire interdire la projection d’un film peignant leur école sous un jour si négatif (article).

Il n’y a pas qu’en Egypte où le dessin de nus « d’après nature » a disparu. Les modèles, masculins et féminin, autrefois engagés par les beaux-arts de Damas, sont allés “se rhabiller”, comme dans bien d’autres institutions du même type dans le monde arabe… Et Assad Arabi (أسعد عرابي), un des grands noms de l’avant-garde picturale syrienne de la génération des années 1960, a quelques raisons d’affirmer que dessiner un nu est devenu, dans ce climat de décadence intellectuelle et artistique, une sorte d’aventure, et même une faute susceptible de ruiner une réputation artistique dans des milieux esthétiques extrémistes et hypocrites («أصبح رسم العاري بسبب من التردي الثقافي التشكيلي، نوعاً من المغامرة، حتى لا أقول الخطيئة والمخاطرة بالسمعة الفنية، في أوساط ذوقية تعصبية متزمتة»).

Cette déclaration est reprise dans le dossier de presse (en anglais) mis en ligne par la galerie Al-Ayyam à l’occasion de sa dernière exposition. Créé en 2006 à Damas (voir ce billet sur le marché de l’art en Syrie), ce nouvel acteur du marché de l’art arabe a ouvert depuis deux nouveaux lieux, l’un à Dubaï et l’autre à Beyrouth où se tient d’ailleurs (elle vient de s’achever) l’exposition du peintre syrien sous le titre Aqni’at al-jasad (أقنعة الجسد : Les masques du corps). Un choix qui n’est pas forcément de circonstance dans la mesure où l’exposition des œuvres de cet artiste, qui joue sur l’opposition du voilé et du dévoilé (comme on le voit dans La Noce, en haut de ce billet), n’était pas aussi aisée dans la prude capitale syrienne. D’ailleurs, aucune imprimerie à Damas (où les coûts d’impression sont bien inférieurs à ceux du Liban) n’a voulu se charger de la production d’un catalogue surchargé d’images « scandaleuses » (voir cet article).

Ci-dessous, quelques exemples du travail si impressionnant d’Assad Arabi, qui vit entre Damas et Paris et qui vient de publier (en arabe) un livre sur le Choc de la modernité dans la peinture arabe (صدمة الحداثة في اللوحة العربية). Il y dénonce le retard artistique arabe, mais tout aussi bien les idées fausses qui circulent en Europe et ailleurs sur « l’interdit de la représentation dans les sociétés musulmanes » (quelques infos sur les différences entre les conceptions, et les pratiques, des sociétés chiites ou sunnites dans ce billet).

Une idée reçue qui contribue ans nul doute à recouvrir d’un voile – forcément intégral ! – la réception du travail des artistes arabes contemporains.

Successivement, et tirées du site de la galerie  Al-Ayyam : Arab Monsters Soft Isolation, Le Bébé et The Turn Over Naked.

“Global Mufti” vs Al-Azhar (suite)

Date janvier 23, 2010

GlobalMuftiEn complément du billet précédent, un court article dans Foreign Policy par Marc Lynch, un des meilleurs spécialistes américains, sur Qardâwi et ses récentes prises de position au-delà de la seule affaire du “mur d’acier”. Et puis cet article (en arabe) dans Al-Quds al-’arabi qui “ramasse” les infos du précédent billet et indique que les autorités de Gaza se proposent d’organiser une conférence sur le président de la Conférence mondiale des imams.