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« Crise de l’euro » : analyse discursive d’une formule et de ses effets

Thierry Guilbert

Résumés

Après avoir montré que la formule « crise de l’euro » est problématique parce qu’elle est à la fois opaque et partagée, l’article étudie, dans les discours des journaux de la presse écrite française, comment celle-ci a été utilisée entre octobre 2012 et octobre 2014. Les analyses communicationnelles, lexicales, pragmatiques et discursives montrent que son usage est affaire de spécialistes et qu’il vise à produire un effet sur le lecteur surtout lorsque « crise de l’euro » fonctionne en dyade avec la formule « crise de la dette » : on oscille alors constamment entre sentiment d’urgence et sentiment de culpabilité. De ce point de vue, ces formules contribuent à la constitution des croyances économiques.

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Texte intégral

  • 1 Dans sa chronique « L’éco du jour » du 13 nov. 2014 sur France Inter, Philippe Lefébure, chroniqueu (...)

1Notre point de départ est que nous serions bien en peine, et il nous semble que le profane le serait également1, de préciser ce que recouvre la formule « crise de l’euro ». Notre hypothèse, issue de nos travaux sur l’« évidence » du discours néolibéral, est que cette imprécision n’est pas fortuite et qu’il y aurait un non-dit derrière cette formule : non seulement cette formule masquerait aux non-initiés ce à quoi elle renvoie, ou plus précisément ce à quoi elle réfère, mais son opacité-même serait la condition de son usage argumentatif et pragmatique.

  • 2 Par exemple, le démographe Emmanuel Todd, interviewé par Marianne (12 mai 2013) : « Si nous restons (...)

2Certes, les mots « crise de l’euro » renvoient bien à un signifié (un sens), mais la compréhension de ce signifié ne permet pas de saisir l’entité tangible (concrète ou abstraite) ou imaginaire à laquelle la formule réfère. En effet, il ne s’agit pas d’une crise de l’euro au sens strict si l’on en croit l’économiste Jean-Luc Ginder : « Crise de l’euro ? Non. L’euro va très bien, il est même à un niveau supérieur au niveau de son introduction si on le rapporte au dollar » (La Croix, 17/12/2012). La formule « crise de l’euro » ne réfère pas non plus, à notre connaissance, à une crise de confiance des citoyens en l’euro ou à une volonté de « sortir de l’euro » prônée par certains par ailleurs2. Cette formule « crise de l’euro » nous semble donc problématique.

3Notre étude est ancrée en sciences du langage et plus précisément en analyse du discours (AD) dans son approche critique. Cette discipline s’intéresse à la façon dont les choses sont dites et non pas au contenu, donc au comment et non au quoi, et ce dans les conditions sociohistoriques de production du discours étudié. Ainsi notre objectif n’est pas de découvrir ce que cache la formule « crise de l’euro » – ce serait à la fois présumer la justesse de notre hypothèse sans la démontrer et sortir des fondements épistémologiques de notre discipline –, mais de montrer comment elle fonctionne, c’est-à-dire comment ce qui est présenté comme une crise-événement est traité dans les médias, et plus précisément dans la presse écrite généraliste française entre octobre 2012 et octobre 2014. Nous ne cherchons donc pas d’emblée, et systématiquement, à savoir ce qui se cache derrière cette formule (même si la méthodologie discursive utilisée peut nous amener à le découvrir), mais à étudier l’aspect pragmatique de la formule : ce à quoi elle sert, notamment les effets qu’elle peut produire sur la constitution des représentations partagées de la collectivité. Sur ce point, nous rejoignons les préoccupations du sociologue Frédéric Lebaron à savoir : « prendre en compte les processus de production et de reproduction des croyances individuelles et collectives, qui sont en particulier à l’origine de la fabrication du modèle du réformateur néolibéral » (2006, p. 10) et ce d’un point de vue discursif. Il nous semble ainsi que l’usage, la répétition, voire la répétitivité médiatique, d’une formule comme « crise de l’euro » peut interagir sur les représentations des acteurs (Krieg-Planque, 2003 ; Amossy, Krieg-Planque, Païssa, 2014).

  • 3 Ces trois adjectifs renvoient à trois domaines connexes en sciences du langage. « Discursif » signi (...)

4Notre premier point définira ce que l’on entend, en analyse du discours des médias, par les notions de contexte médiatique, de communication et de formule, et précisera notre corpus et notre méthodologie. L’analyse elle-même débutera par une approche communicationnelle qui s’intéressera principalement au rubricage, à l’origine des énonciateurs et aux genres médiatiques utilisés dans le corpus. Elle se poursuivra ensuite aux mots eux-mêmes par un relevé systématique, dans une approche quantitative et qualitative, de toutes les occurrences de « crise de l’euro » mais aussi de leurs co-occurrences (mots auxquels « crise » et « euro » sont associés), des variations éventuelles de cette formule et d’une formule employée de façon concomitante : « crise de la dette ». L’analyse de ces formules s’achèvera par une analyse discursive, argumentative et pragmatique3 des énoncés dans lesquels elles s’inscrivent.

5Enfin, le dernier point fera un pas de côté vis-à-vis des formules proprement dites en s’attachant à étudier les propos relatifs à la Banque centrale européenne (BCE) dans une optique pragmatique : quelle valeur les journalistes prêtent-ils aux discours de cette institution sur les représentations des acteurs économiques ? Comment cette croyance est-elle présentée aux lecteurs ?

1. Cadre théorique et méthodologique

1.1. Précisions théoriques

  • 4 Sur ce point voir Cagé (2015).

6Il importe tout d’abord de préciser la configuration communicationnelle dans laquelle se trouve la presse écrite française – sans toutefois aborder la crise de la presse, en profonde restructuration économique4. La communication médiatique est composée essentiellement de discours, c’est-à-dire d’activités énonciatives produites par des sujets inscrits dans des situations (Maingueneau, 1991, p. 11). Dans la configuration communicationnelle actuelle, nous n’avons pas affaire à des discours distincts, d’une part les discours médiatiques et d’autre part les discours politiques, mais à un entremêlement de discours, à une « sphère politico-médiatique » définie par ce que nous avons appelé le « triangle médiatique » dont les trois sommets sont les politiques, les médias et l’opinion (Guilbert, 2011). Ces discours sont si entremêlés aujourd’hui qu’il est souvent difficile de distinguer les émetteurs des récepteurs, les sources de leurs destinataires ou encore les véritables informations des commentaires de commentaires (Guilbert, à par. 2015a).

  • 5 Benedetti distingue utilement la com de la communication : « la com est une dégénérescence de la co (...)

7La communication, ou encore la « com »5, est tellement centrale dans la sphère politico-médiatique qu’une analyste du discours, Alice Krieg-Planque, a pu la définir comme :

un ensemble de savoir-faire relatifs à l’anticipation des pratiques de reprise, de transformation et de reformulation des énoncés et de leurs contenus (Krieg-Planque, 2006, p. 34)

8Autrement dit, la communication, au sens médiatique du terme, consisterait pour un émetteur donné à élaborer une formule dans le but que celle-ci soit reprise et diffusée par et dans la sphère politico-médiatique. Les « éléments de langage » de la sphère politique en sont un exemple patent. Le rôle de l’AD est alors de chercher à « saisir les pratiques des acteurs politiques et sociaux à travers les différentes formes de figements que leurs discours modèlent et font circuler. » (Krieg-Planque, 2009b, p. 2).

9La notion de figement, ici essentielle, décrit une suite de mots relativement stable et inscrite dans la mémoire discursive collective. Ainsi l’expression « prendre la mouche » est un figement, tout comme la séquence « purification ethnique ». Toutefois il existe différents degrés de figement : si « prendre la mouche » n’accepte pas les variations « prendre une mouche » ou « voler la mouche », le figement « purification ethnique » autorise la variante « nettoyage ethnique ». Le premier syntagme est un pur figement quand le second est une formule au sens Krieg-Planque :

À un moment du débat public, une séquence verbale, formellement repérable et relativement stable du point de vue de la description linguistique qu’on peut en faire, se met à fonctionner dans les discours produits dans l’espace public comme une séquence conjointement partagée et problématique. (Krieg-Planque, 2003, p. 14)

10Il nous semble que tel est le cas de la séquence « crise de l’euro ». Étant apparue après la « crise grecque » à partir de 2010, son utilisation fréquente dans les médias généralistes, quatre ans plus tard, en fait bien une formule.

11Cependant, la répétition de « crise de l’euro » crée chez le profane une tension entre la reconnaissance de la séquence et sa signification opaque. C’est cette tension qui fait de « crise de l’euro » une formule « conjointement partagée et problématique » car, comme « purification ethnique », il ne suffit pas de comprendre les mots qui la composent pour saisir à quoi elle réfère. Ici aussi « le tout n’est pas la somme des parties » : la signification d’une formule (comme tout figement) ne correspond pas à l’addition du sens des mots qui la composent. La connaissance du référent d’une formule, condition sine qua non de sa compréhension effective, est relative à la fois au contexte intralinguistique (les mots parmi lesquels elle intervient) et au contexte extralinguistique (la situation socio-historique). Et elle donne lieu à des interprétations antagonistes (Amossy, Krieg-planque, Païssa, op. cit.).

12Précisons une dernière chose : « il n’existe pas de formule “en soi” » (Krieg-Planque, 2009a, p. 13). Le figement d’une formule est lié à son usage partagé, c’est une construction sociale, un procès à la fois dynamique et interpersonnel : une séquence ne devient formule qu’à partir du moment où elle est diffusée de façon répétitive dans et par la sphère politico-médiatique et/ou dans la vie sociale.

1.2. Méthodologie et corpus 

13Nous avons choisi une méthode semi-inductive : si les données quantitatives recueillies répondent à notre requête « crise de l’euro » dans un moteur de recherche, ce sont les données qui nous informent et non l’inverse.

  • 6 Pour une réflexion sur l’articulation de ces deux approches, voir Guilbert (2014b).

14Nous avons ainsi lancé une requête « crise de l’euro » dans la banque de données Europress et conservé 36 articles de différentes publications d’octobre 2012 à octobre 2014 comportant à la fois les mots « crise » et « euro ». Notre objectif méthodologique étant d’articuler les approches quantitative et qualitative6, nous devions choisir un corpus relativement réduit et maniable. La sélection a été opérée dans un premier temps en utilisant la fonction « pertinence » du moteur de recherche par le nombre d’occurrences des mots « crise » et « euro » ; dans un second temps, nous avons écarté parmi les 50 articles les plus pertinents ceux qui ne traitaient pas réellement de la crise de l’euro. Nous avons donc sélectionné 36 articles distribués comme suit : La Croix (4), Libération (3), Le Monde (21), Le Figaro (4), L’Humanité (2), Le nouveau Marianne (1), Le Point (1).

15La disparité dans la représentation numérique des différentes publications n’est pas un choix mais vient de la sélection proposée par Europress. Cela n’est pas un problème dans la mesure où nous ne cherchons ni à comparer les lignes éditoriales des journaux, ni à nous appuyer sur une représentativité statistique parfaite, mais à savoir comment est utilisée la formule « crise de l’euro » lors de ces deux dernières années et à analyser le traitement de l’information autour de cette formule.

16Enfin nous avons choisi de structurer le corpus en trois sous-corpus : un pour chaque année. Le sous-corpus 2012 commence en octobre et ne comprend que 8 articles quand 2013 en comprend 15 et 2014 en compte 13. Ce découpage permet d’analyser une évolution éventuelle et de présenter les éléments de façon chronologique.

2. Analyse communicationnelle : quels cadres utilise-t-on ?

17L’approche communicationnelle en AD a été initiée par Patrick Charaudeau (1997), elle s’intéresse aux cadres dans lesquels s’inscrivent les discours médiatiques. Nous nous intéressons ici aux trois éléments suivants : le rubricage ou les rubriques mentionnées par les journaux, le type d’énonciateur (journaliste, politique, spécialiste) et le genre (éditorial, tribune, interview…).

2.1. Le rubricage

18Le rubricage est un bon indice sur la façon dont l’événement est conçu et présenté par le journal. Pratiquement jamais justifié par le journal, il semble naturel (Duval, 2000), pourtant il résulte bien d’un choix éditorial.

19Dans notre corpus, les articles sont ventilés dans les rubriques indiquées dans le tableau 1.

Tableau 1. Ventilation des rubriques en 2012, 2013 et 2014

Rubriques

2012

2013

2014

Totaux

Eco et entreprise

2

7

2

11

Économie

1

1

2

4

Décryptages

3

1

4

Débats

4

2

1

7

Événement

1

1

2

Européennes

2

2

Europe

2

1

3

France

1

1

Monde

1

1

International

1

1

Total

8

15

13

36

20Ce tableau montre que les rubriques sont chronologiquement de plus en plus diversifiées puisque l’on passe de 4 rubriques en 2012 à 10 en 2014. La ventilation dans la rubrique la plus présente, « Eco et entreprises », ne laisse pas d’étonner : si la « crise de l’euro » a bien à voir avec l’économie, en quoi les entreprises seraient-elles plus concernées que les autres secteurs de la société par « la crise de l’euro » ? Ce choix révèle à la fois une vision du monde particulière et une projection sur une « attente des lecteurs » possiblement intéressés par ce sujet (Duval, ibid.). On peut également s’étonner de l’absence de certaines rubriques : alors que l’euro est avant tout une monnaie, laquelle est gérée par la Banque centrale européenne et intéresse fortement les marchés, aucun article n’est ventilé dans « Eco et banques », « Eco et BCE » ou encore « Monnaies et Marchés ». Est-ce un indice du non-dit que nous avons postulé ?

21Pour tirer de ces éléments un enseignement plus précis, il nous a semblé utile de regrouper les rubriques sous quatre thèmes ou « hyper-rubriques » comme suit :

  • Eco et entreprise + économie > économie (15)

    • 7 Nous revenons ci-dessous sur les rubriques « Débats et Décryptages » qui ont à voir avec les genres (...)

    Décryptages, débats7, événement > analyse (13)

  • Européennes > politique (2)

    • 8 Le seul article rubriqué dans « France » renvoie à la place de la France dans l’économie mondialisé (...)

    Europe + France+ Monde + International > mondialisation8 (6)

22Nous obtenons alors le schéma de la figure 1.

Figure 1. Proportion des rubriques regroupées par thème (2012-2014)

Figure 1. Proportion des rubriques regroupées par thème (2012-2014)

23Sans chercher à sur-interpréter ces premiers résultats, il semble que les articles qui contiennent « crise » et « euro » sont ventilés dans des rubriques avant tout économiques, d’autant que tous les articles regroupés sous l’étiquette « mondialisation » ont un caractère purement économique. Seuls deux articles sont ventilés dans les questions politiques en 2014 et à l’occasion des élections européennes.

2.2. Les genres du discours dans le corpus

24Les genres du discours en AD ont fait l’objet de nombreux travaux (Charaudeau, 1997 ; Adam, 2001 ; Beacco, 1992, 2004 ; Ringoot, Rochard, 2005 ; Rastier, 2011), on considère que les genres sont des instances historiques et évolutives qui induisent une façon d’écrire ou de parler, ils sont donc contraignants pour les énonciateurs.

25Selon P. Charaudeau (op. cit.), un genre journalistique se définit par trois facteurs croisés :

  • l’origine interne/externe de l’instance énonciative,

  • le degré d’engagement fort/faible de l’article,

  • le fait que l’événement soit commenté, provoqué ou rapporté.

26Nous intéressons ici aux deux derniers facteurs et traitons dans le paragraphe suivant la question de l’origine de l’énonciateur. Nous indiquons dans le tableau 2 les résultats que nous obtenons quant aux genres du discours et au traitement de l’événement.

Tableau 2. Genres journalistiques utilisés en 2012, 2013, 2014

Genres

2012

2013

2014

Totaux

Interview

2

2

6

10

Tribune

3

4

3

10

Compte-rendu

1

0

0

1

Information

1

2

2

5

Chronique

1

5

2

8

Éditorial

0

2

0

2

Total

8

15

13

36

  • 9 « Provoqué » est exclusif des deux autres critères (« rapporté » et « commenté ») ; il signifie que (...)

27Nous observons que l’événement est provoqué9 (21 tribunes et interviews) plutôt que rapporté (5 compte-rendu et articles informatifs) ou commenté (10 chroniques et éditoriaux) par les journaux (figure 2). Par ailleurs, il importe d’ajouter que les articles dits informatifs de notre corpus sont, après vérification, saturés de propos rapportés tenus par des personnes extérieures au journal. Du coup, la prise en charge ou le degré d’engagement éditorial (et donc d’analyse) est relativement faible. Ces articles serviraient alors, en quelque sorte, de porte-voix aux extérieurs aux journaux.

Figure 2. Genres journalistiques regroupés par traitement de l’événement (2012-2014)

Figure 2. Genres journalistiques regroupés par traitement de l’événement (2012-2014)
  • 10 Selon cette hypothèse, les journaux n’auraient plus suffisamment de spécialistes pour traiter ces q (...)

28On pourrait objecter que ce choix est guidé par des raisons de stratégie commerciale ou de nécessité économique10, mais ces arguments ne font que renforcer l’idée que ces résultats sont une indication sur les représentations économiques des instances rédactionnelles des journaux, lesquelles semblent supposer majoritairement (aux deux tiers selon la figure 2) qu’il vaut mieux, qu’il est plus vendeur et/ou ou plus rentable de provoquer l’événement en donnant la parole à des extérieurs au journal, par le biais de la tribune et de l’interview, plutôt qu’à des journalistes.

2.3. Quels énonciateurs ?

  • 11 Nous nous appuyons sur les informations données dans le péritexte de l’article par le journal lui-m (...)

29En regroupant les énonciateurs de ces articles selon leur fonction ou leur statut11, nous obtenons quatre types de locuteurs (tableau 3).

30Toutefois, le classement des énonciateurs n’est pas aisé car la configuration communicationnelle que nous avons rapidement définie ci-dessus (1.1) produit un l’entremêlement et une confusion des fonctions ; en effet, nombreux sont les énonciateurs qui pourraient être classés dans deux groupes différents du fait du cumul de leurs fonctions ou du flou de celles-ci.

Tableau 3. Types d’énonciateurs en 2012, 2013, 2014

Énonciateurs

2012

2013

2014

Totaux

Économiste

2

4

5

11

Politique

2

1

3

6

Journaliste

3

9

4

16

Patron

1

1

1

3

Total

8

15

13

36

31Ainsi l’appellation « politique » comprend aussi bien le personnel politique (Michel Rocard, Libération, interview, 03/12/2012 ; Marie-Noëlle Lienemann, Jean-Vincent Placé et Pierre Laurent, L’Humanité, interview, 18/01/2013 ; Herman Van Rompuy, Le Monde, interview, 29/04/2014), que des conseillers comme Luuk van Middelaar, « plume » du précédent (Le Monde, tribune, 26/05/2014), des lobbyistes comme Jacques Delors et Antonio Vitorino, respectivement ancien président de la Commission européenne et président du think tank « Notre Europe-Institut Jacques Delors » (Le Figaro, tribune, 28/11/2012), et Claude Bébéar de l’Institut Montaigne (Le Figaro, tribune, 12/05/2014).

  • 12 Lobbyiste est à prendre au sens large du terme : qui a ou cherche à avoir une influence sur le marc (...)

32Si nous avons classé, dans la catégorie « économiste », Philippe Waechter selon sa fonction de « chef économiste Natixis Asset Management » (Le Monde, 15/08/2014), son rôle est peut-être plus celui d’un lobbyiste12. Il aurait également pu figurer sous la nomination « Patron » (plus large que chef d’entreprise ou dirigeant) et qui comprend par exemple Axel Weber de la banque suisse UBS interviewé par Le Point (03/04/2014) et Jean-Cyril Spinetta, ex-PDG d’Air France et directeur think tank Lasaire (Libération, tribune, 16/12/2013), lequel aurait pu être placé également sous l’étiquette « politique » en tant lobbyiste. Quant à Marc Ladreit de Lacharrière, directeur de l’agence de notation Fitch interviewé par Le Monde (23/10/2012), il appartient à la fois aux catégories « patron » et « économiste ».

  • 13 « Pour lutter contre le fléau du chômage, selon Ginder (2013), il est impératif de réviser le coût (...)

33La catégorie « économiste » est résolument disparate – en termes de statuts et en termes de pensée économique – puisqu’elle comprend aussi bien Pier Carlo Padoan, chef économiste et secrétaire général adjoint de l’OCDE (Le Figaro, tribune, 23/11/2012), Patrick Artus, Agnès Bénassy-Quéré, Laurence Boone, Jacques Cailloux et Guntram Wolff du « Conseil d’analyse économique » (Le Monde, tribune, 21/06/2013), Martin Wolf, rédacteur associé et commentateur économique en chef au Financial Times (Le Monde, tribune 09/11/2013), Jean-Luc Ginder (La Croix, tribune, 17/12/201213), que Yanis Varoufakis, universitaire grec et futur ministre de l’économie du gouvernement Tsipras (Le Monde, interview, 16/01/2014) Paul Krugman, « prix Nobel » d’économie (Le Monde, interview, 18/06/2013), André Orléan, directeur de recherche au CNRS (Le nouveau Marianne, interview, 31/01/2014) et Elie Cohen, économiste très présent dans les médias (Le Monde, tribune, 08/10/2014).

  • 14 Ainsi les quatre tribunes de 2013 sont confiées à des économistes.

34Le fait que ces catégories ne soient pas étanches ne représente toutefois pas un écueil pour notre étude puisque ce qui nous intéresse est l’origine externe/interne de l’énonciateur vis-à-vis du journal. Or dans plus de la moitié des articles (20 contre 16), l’instance énonciative – l’énonciateur pouvant être multiple – n’est pas un journaliste de la rédaction du journal mais une personnalité extérieure appartenant, qui plus est, à la sphère politico-économique14.

35Pour nous résumer, cette étude communicationnelle montre que les articles dans lesquels est utilisée la formule « crise de l’euro » ne sont traités que d’un point de vue économique :

  • ils sont classés principalement dans les rubriques économiques,

  • ils donnent majoritairement la parole à des économistes, des journalistes économiques, voire des acteurs économiques,

    • 15 La légitimité « désigne l’état ou la qualité de qui est fondé à agir comme il agit. » (Charaudeau, (...)

    tous sont des spécialistes, donc des locuteurs légitimes15 ou présentés comme tels ;

    • 16 Orthodoxe/orthodoxie signifie ici : fidèle au courant mainstream de l’économie néoclassique (néolib (...)

    neuf tribunes sur dix (dont les rubriques « débats ») donnent la parole à des économistes et à des lobbyistes qu’on peut pour la plupart relier à l’orthodoxie16 économique au regard de leur parcours ou de leur poste (voir tableau 4).

36Inversement, la « crise de l’euro » n’est pas considérée comme une question fondamentalement politique :

  • seules deux rubriques (« Européennes ») y sont consacrées,

  • les politiques ne représentent qu’1/6è des énonciateurs,

    • 17 Encore faudrait-il rapporter leurs énonciateurs à la position idéologique à laquelle leurs propos r (...)

    il y a peu d’articles de commentaires (moins d’un tiers) et donc d’analyses17.

37L’approche communicationnelle montre donc que la question de la « crise de l’euro » est présentée dans les articles, et notamment dans les tribunes (tableau 4), non seulement comme une affaire de personnes bien informées, renvoyant à l’économie plutôt qu’au politique, mais essentiellement du point de vue orthodoxe de l’économie : la pluralité de l’information semble alors fortement compromise. Les approches suivantes devraient nous éclairer sur ce point.

Tableau 4. Les instances énonciatives des tribunes et leur fonction/parcours

Instance énonciative

Fonction/parcours

Journal

Date

Pier Carlo Padoan

chef économiste et secrétaire général adjoint de l’OCDE

Le Figaro

23/11/2012

Jacques Delors et Antonio Vitorino

ancien président de la Commission européenne et président du think tank Notre Europe-Institut Jacques Delors

Le Figaro

28/11/2012

Jean-Luc Ginder

économiste orthodoxe

La Croix

17/12/2012

Raphaël Didier

économiste hétérodoxe

L’Humanité

07/06/2013

Patrick Artus, Agnès Bénassy-Quéré, Laurence Boone, Jacques Cailloux et Guntram Wolff

membres du Conseil d’analyse économique

Le Monde

21/06/2013

Martin Wolf

rédacteur associé et commentateur économique en chef au Financial Times

Le Monde

09/11/2013

Jean-Cyril Spinetta

ex-PDG d’Air France et directeur think tank Lasaire

Libération

16/12/2013

Claude Bébéar

Institut Montaigne

Le Figaro

12/05/2014

Luuk van Middelaar

« plume » (Herman Van Rompuy)

Le Monde

26/05/2014

Elie Cohen

économiste

Le Monde

08/10/2014

3. Approche lexicale : occurrences et cooccurrences

3.1. Crise, euro et zone euro

38Les deux termes « crise » et « euro » sont employés en abondance dans notre corpus puisqu’on trouve respectivement 274 occurrences de l’un et 381 de l’autre (c’est-à-dire 7,6 et 10,6 occurrences en moyenne par article). Lorsqu’ils ne sont pas rapprochés dans une même formule, ils sont co-occurrents donc considérés par l’énonciateur comme faisant partie d’un même champ thématique. Le syntagme « zone euro » avec 285 occurrences est certainement le plus courant, il permet de désigner à la fois la zone économique ayant une monnaie commune et les Etats, pays et gouvernements qui y adhèrent. En ce sens, il est un élément normatif très présent qui rappelle au lecteur à la fois le cadre économique dans lequel il se trouve et les engagements et obligations des peuples et des gouvernements (voir infra § 4).

39Le terme « crise » ne renvoie pas uniquement à la « crise de l’euro », mais quelquefois à des crises passées (« crise de 1929 », « crise asiatique de 1997 », « crise de 2007 » ou « de 2008 ») ou à des crises concomitantes (« crise en Ukraine », « crise française », « européenne », « américaine », « mondiale », « crise sociale », « crise de la e-économie ») ; l’ensemble ne représente que 19 occurrences.

  • 18 Voir supra note 1.

40Il est intéressant de remarquer que les qualificatifs qui caractérisent cette crise dans les articles sont généraux : « l’innommable crise », « crise multiforme », « longue crise », « grande crise », « crise périphérique », « crise systémique », « crise permanente » (3 occ.), « crise actuelle », « crise en cours », « crise existentielle ». Ils restent opaques et abstraits et ne permettent pas de comprendre à quoi réfère la formule « crise de l’euro ». Les compléments du nom sont peu nombreux, techniques et certainement peu clairs pour les lecteurs non avertis18 : « crise de(s) liquidité(s) » (2 occ.), « crise de solvabilité », « crise de la compétitivité » (3 occ.), « crise de l’architecture européenne », « crise de gouvernance » –nous traitons « crise de la dette » dans le paragraphe suivant.

41Quant aux termes qui décrivent la crise et ses conséquences – « tourbillon de la crise », « la glissade de l’euro », « gravité de la crise », « plaies de la crise », « décombres de la crise », « séquelles de la crise » –, ils empruntent pour la plupart aux métaphores du corps (comme le mot crise lui-même) et des catastrophes, comme nous avions déjà pu le remarquer lors de la « crise des subprimes » (Guilbert, à par. 2015b). Ces métaphores présentent la crise comme un « cadre naturel » (Goffman, 1981), c’est-à-dire un événement dont la cause est indépendante des actions et des décisions humaines, et ne précisent pas les causes et responsabilités de la crise.

42Cette approche lexicale sommaire montre que les formes attachées à « crise » et à « euro », mots pourtant très présents dans le corpus, fonctionnent comme des rappels réguliers évoquant une « réalité économique » inquiétante, mais ne permettant pas au lecteur de se faire une idée précise de ce que l’on entend par la formule « crise de l’euro », laquelle reste alors problématique.

3.2. Les formules « crise de l’euro », « crise de la dette » et leurs variantes

43Rappelons que « crise de l’euro » n’est pas une formule en soi, elle n’acquiert son titre de formule qu’en fonction de son utilisation et de ses reprises. Nous avons donc regardé comment la formule « crise de l’euro » est répartie dans notre corpus et plus précisément dans nos trois sous-corpus. La formule « crise de l’euro » apparaît 32 fois, c’est-à-dire un peu moins d’une occurrence par article. Ce nombre de syntagmes figés est suffisant pour estimer qu’il s’agit d’une formule, d’autant que nous avons mesuré l’évolution chronologique de l’emploi de cette formule : « crise de l’euro » est employé 7 fois en 2012 contre 9 fois en 2013 et 16 fois en 2014, ce qui, au regard de notre corpus (8 articles en 2012, 15 en 2013, 13 en 2014), semble signifier que la formule tend à s’installer progressivement dans le débat public.

44De plus, « crise de l’euro » connaît trois variantes. Les variantes sont les formes interchangeables (dans les articles) avec « crise de l’euro » : « crise de la zone euro » (21 occ.), » zone euro en crise » (1 occ.) et « crise en zone euro » (1 occ.), ce qui porte le nombre total de « crise de l’euro » et ses variantes à 55 occurrences – soit plus d’1,5 fois par article.

  • 19 « crise de la dette » est l’un des exemples de formules donnés par Amossy et al. (op. cit.).

45Notre relevé systématique des co-occurrents de « crise » nous a permis de découvrir une autre formule dont nous présentons l’évolution des occurrences avant d’en préciser le statut dans le paragraphe suivant. Il s’agit de la formule « crise de la dette »19 et de ses variantes : 25 occurrences de « crise de la dette/des dettes publique(s)/souveraine(s) » et une occurrence de « crise de l’endettement de la zone euro ».

46L’évolution de cette formule et de ses variantes est particulièrement intéressante : alors que le nombre d’occurrences du lemme -dett- (dette, dettes, endettement, désendettement, endetté, endettés) diminue de 2012 à 2014 (respectivement 69, 48 et 32), le nombre d’occurrences de la formule « crise de la dette » (et de ses variantes) va au contraire en augmentant (respectivement 3, 9 et 14 occurrences). Ces deux courbes se croisent comme le montre la troisième figure.

Figure 3. Évolution des occurrences de -dett- et « crise de la dette » de 2012 à 2014

Figure 3. Évolution des occurrences de -dett- et « crise de la dette » de 2012 à 2014
  • 20 Compte-tenu du nombre divers d’articles (8 en 2012 contre 15 en 2013 et 13 en 2014), les 69 occ. de (...)

47L’interprétation que nous donnons à ce résultat est que l’on assiste très certainement à un déplacement de la thématique à propos de la dette et, dans le même temps, au processus de figement de la formule « crise de la dette ». Le thème de la dette des Etats, très présent en 2012 mais très peu relié par la graphie à « crise », semble être traité pour lui-même ; en 2014, il est devenu une formule associant « dette » et « crise » dans environ une occurrence sur deux. Ainsi, le 4 décembre 2012, l’article du Monde intitulé « Dette souveraine, les nouvelles règles du jeu » peut encore poser la question « La crise change-t-elle la donne [vis-à-vis de la dette] ? ». Cette question apparaitrait aujourd’hui incongrue tellement il semble avéré que l’accumulation des dettes publiques est la cause de la situation dite de crise. Il semble donc qu’à la fin de l’année 2012 (et certainement auparavant), le thème de « la dette » a d’abord été constitué en sujet économique central (ce qui est confirmé par les 69 occurrences20) et que c’est seulement ensuite, dans les deux années qui ont suivi, qu’il devient l’élément fauteur de crise, l’élément déclencheur contre lequel il faut lutter. On constate donc, dans notre corpus, une corrélation entre la répétition d’une formule dans les médias, ce que Pierre Bourdieu (1998) appelle l’« enveloppement continu », et l’imposition d’une croyance économique selon laquelle les dettes des Etats sont la cause de la crise – croyance qui n’est pas partagée par tous. Cette interprétation rejoint au moins en partie la thèse du politiste et psychanalyste Yannis Stavrakakis :

In the beginning, before the crisis, debt accumulation was allowed and even propagated within the framework of the second, consumerist spirit of capitalism. Then, almost over­night, the same institutions elevated excessive debt into a pathological failure to be punished by ‘post-modern’ forms of debt bondage. Three years into the crisis, the troika has also orchestrated processes of debt restructuring, with a twist, however! (Stavrakakis 2013, p. 37)

48Il est en effet essentiel de rapporter ces résultats au contexte extralinguistique. Rappelons également qu’en octobre 2012, suite à l’élection de François Hollande, les 27 Etats européens ont accepté de signer le traité européen de stabilité, de coordination et de gouvernance (TSCG) s’appliquant à la zone euro. Tous les pays de la zone euro se sont engagés alors à « maintenir des finances publiques saines et soutenables et [à] prévenir tout déficit public excessif » (préambule du TSCG), la fameuse « règle d’or » budgétaire. Y a-t-il alors un lien entre la mise en cause des dettes publiques lancée dans et par les médias via la formule « crise de la dette » et la mise en place du TSCG et de ses règles strictes ? Si la réponse à cette question sort quelque peu de notre champ disciplinaire, on peut toutefois tenter de l’approcher par un autre questionnement : quelle est la fonction de ces formules ?

4. Analyse discursive des formules « crise de l’euro » et « crise de la dette »

49Les formules « crise de l’euro » et « crise de la dette » sont-elles interchangeables dans le discours des journaux étudiés ? Sont-elles employées de manière synonymique ou entretiennent-elles un rapport quelconque ? Sans anticiper sur la réponse à ces questions on peut d’ores et déjà avancer que, dans tous les cas, ces deux formes ne jouent pas sur les mêmes mécanismes argumentatifs et pragmatiques.

4.1. Fonctionnement discursif et argumentatif de « crise de l’euro »

  • 21 Titre cité du livre d’Arnaud Leparmentier, éditorialiste au Monde (Plon, coll. Tribune libre, 2013)

50D’un point de vue grammatical, la formule « crise de l’euro » est la nominalisation (ou mise en nom) de l’énoncé « l’euro est en crise » dans laquelle l’euro est le thème (ce dont on parle) et « est en crise » le prédicat (ce qui est dit à propos de ce dont on parle). Le point de vue discursif permet d’aller plus loin car l’euro est non seulement ce dont on parle mais semble également constituer le sacré de ces discours, c’est-à-dire ce qu’il ne faut pas dégrader – par exemple : « Ces Français, fossoyeurs de l’euro »21 (Le Monde, 9 janvier 2013) – ou encore ce qu’il faut sauver. De nombreux exemples le montrent :

    • 22 Cet autre article du Monde présente les propos de François Lenglet, journaliste économique sur Fran (...)

    les formes positives vis-à-vis de l’euro : « sous le parapluie de l’euro » (Le Monde, 23 oct. 2012, voir infra exemple 2), « le navire euro mérite d’être sauvé »22 (Le Monde, 23 oct. 2012), « attachement à l’euro » (Le Monde, 29 août 2013, voir infra exemple 1), mais aussi les formes intrinsèquement négatives, « parti anti-euro » (2 occ.), « eurosceptiques » (6 occ.),

  • les formes actives comme « sauvetage de/sauver/voler au secours de/préserver l’euro »,

  • les formes citées (quelquefois guillemetées) mais aussitôt démenties, formes présentées comme des épouvantails contre lesquels il faut se garder et se prémunir : « sans l’euro » (4 occ.), « éclatement de la zone euro/de l’euro » (3 occ.), « fin de la zone euro », « sortie de l’euro » (2 occ.), « disparition de l’euro », « sortie de l’euro/quitter la zone euro » (6 occ.).

  • 23 L’éditorialiste s’exclame par deux fois dans cet article : « l’euro est sauvé », liant ainsi claire (...)

51Faire appel à un sacré, à un sacré menacé qui plus est – donc sous une forme pathémique –, est une caractéristique des discours idéologiques qui substituent au véritable sacré ou au véritable enjeu de leur discours l’appel à un sacré montré censé être partagé (Reboul, 1980 ; Guilbert, 2007, 2011). Voici un exemple explicite d’un sacré censé partagé23 :

Exemple 1. Le Monde, 29 août 2013, Arnaud Leparmentier, « Quel ennui, la crise est finie ! », éditorial

Et, lorsque la question de confiance leur a été posée, les peuples ont tous confirmé leur attachement à l’euro. Au nord, les Néerlandais se sont détournés des eurosceptiques, tandis que les néonazis grecs d’Aube dorée et les pitres italiens de Beppe Grillo n’ont pu entraîner leur pays hors de l’euro.

52Il semble que l’éditorialiste confonde un peu rapidement attachement à l’Europe et « attachement à l’euro ». En effet, le préfixe tronqué euro- d’« eurosceptiques » désigne l’Union européenne et non l’euro, il ne peut donc être l’antonyme d’« attachement à l’euro ». La généralisation fallacieuse, trait des discours persuasifs et manipulatoires (Breton, 1999), porte à la fois sur les peuples qui auraient « tous confirmé » leur attachement et sur « la question de confiance » en l’euro qui ne leur a pourtant pas été posée en ces termes. Par ailleurs, l’éditorialiste amalgame des groupes divers, tous connotés de façon particulièrement négative : les « eurosceptiques », les « néonazis grecs d’Aube dorée » et les « pitres italiens de Beppe Grillo ». On aboutit donc implicitement à la fausse alternative (Breton, ibid.) suivante : choisir entre ces groupes et le maintien dans l’euro. L’euro apparaît alors comme le sacré partagé de la collectivité européenne alors qu’il est seulement postulé comme tel par l’éditorialiste.

4.2. Fonctionnement discursif et sémantico-pragmatique de « crise de la dette »

53La formule « crise de la dette » est rattachée par les locuteurs à « crise de l’euro » à partir de décembre 2013 : 

Exemple 2. Le Monde, 20 décembre 2013, Frédéric Lemaître, « Le “bazooka” de la BCE qui secoue l’Allemagne », éditorial

Contrairement à ce que l’on croit en Allemagne, considèrent-ils, “aucune des crises sous-jacentes à la crise de l’euro n’est résolue”. “La crise de la dette souveraine ne fait que s’aggraver, assurent-ils. Les banques, minées par les actifs toxiques, handicapent le secteur privé. Toute une génération de jeunes a été sacrifiée dans les États les plus durement touchés. Le spectre politique dans ces pays s’est singulièrement radicalisé.”

54On en trouve encore 6 occurrences en 2014 ; en voici deux exemples :

Exemple 3. La Croix, 19 mai 2014, « La crise de l’euro a chamboulé la prise de décision européenne », Nathalie Vandystadt, article informatif (titre et chapeau) :

Quelle Europe voulons-nous ? Quatrième semaine. La démocratie inachevée
La crise de l’euro a chamboulé la prise de décision européenne
Les États, l’Allemagne en tête, ont pris en main la gestion de la crise des dettes souveraines.

Exemple 4. Le Monde, 17 juillet 2014, « La désunion monétaire », Philippe Ricard, chronique :

Zone euro, ou pas zone euro ? La question paraît incongrue tandis que l’union monétaire espère avoir surmonté le pire, la crise de l’euro, et les divisions qu’elle a engendrées. Mais après quatre ans de crise des dettes, sur fond de fragile convalescence, rien n’y fait : le séisme pèse comme jamais sur le renouvellement des instances bruxelloises.

55Le lien sémantique, voire économique, qui est fait entre les deux formules est divers : la crise de la dette serait en (2) l’une des crises de l’euro, les deux crises seraient consécutives en (3), enfin elles seraient parallèles ou équivalentes en (4). Dans tous les cas, elles sont concomitantes et co-occurrentes dans les discours et se renforcent l’une l’autre.

56L’analyse de la formule « crise de la dette » permet en effet d’approcher le véritable enjeu ou le sacré constitutif (réel) de ce discours. Si la dette est également un sacré, bien que d’un type différent, son utilisation sert un objectif complémentaire. Une dette est au départ un contrat, au sens de Marcel Mauss (2004 [1950]), et, plus précisément, une promesse mutuelle qui engage et le prêteur – je te prête, quand tu m’auras remboursé (éventuellement avec intérêts), tu ne me devras plus rien – et l’emprunteur – je reçois ton argent mais je te le rembourserai (avec intérêt). La dette n’a pas donc pour principe une négociation entre égaux dans le cadre d’un marché idéal puisque le demandeur est en position asymétrique vis-à-vis du prêteur tant au début du processus (il est demandeur) qu’au cours du processus (il reste redevable tant qu’il n’a pas remboursé la totalité de ce qu’il doit). La dette institue donc au contraire un rapport de pouvoir entre le prêteur et l’endetté, et dans l’économie de marché actuelle, elle aurait une fonction de subordination des peuples et des États à la finance :

the hegemony of finance manages to exchange rights for credit and debt. […] Having first encouraged the spirit of loan-dependant consumerism, having allowed a prolonged bankers’ party, the same neoliberal power bloc uses debt – now passed on to state budgets – in order to reverse democratization. […] [b]y turning private debt into sovereign debt, by individualizing and spreading the blame for both of them (public and private debt) (Stavrakakis 2013, p. 33-34)

  • 24 Voir l’acronyme « PIGS ».
  • 25 Voir la formule souvent entendue à propos des peuples grec, portugais, italien, espagnol et françai (...)

57En effet, il semble que c’est sur cette promesse, cet engagement et cette position asymétrique que joue la formule politico-médiatique « crise de la dette » afin de rappeler cette position de subordination aux peuples de Grèce, d’Espagne, du Portugal, d’Irlande24 et de France. D’un point de vue pragmatique, tout se passe comme si cette formule permettait de les accuser par cette suite d’implications logiques : « crise de la dette » sous-entend problème de remboursement et signifie donc » vous n’avez pas tenu/ne tenez pas votre promesse ». Cette formule exerce donc une forme de violence symbolique sur les populations et les gouvernements présentés de façon implicite comme coupables (puisqu’ils sont redevables) soit de ne pas tenir leur parole, soit de ne pas se comporter comme de « bons » débiteurs25. En voici trois exemples :

  • 26 Directeur de l’agence de notation Fitch.

Exemple 5. Le Monde, 23 octobre 2012, Marc Ladreit de Lacharrière26, « La France s’est comportée en cigale », interview :

Des États se sont comportés en cigales et se sont abrités sous le parapluie de l’euro.

Exemple 6. Le Monde, 9 janvier 2013, Arnaud Leparmentier, « La France responsable et coupable », éditorial :

  • 27 En allemand, le terme Schuld signifie aussi bien « dette » que « culpabilité ».

La croissance est brisée, les efforts de réforme accomplis depuis huit mois par Mario Monti menacés. “Il faut utiliser des termes qui correspondent à la vision morale d’Angela Merkel. Il est bien de parler de fonds de ʻrédemption’”, explique Mario Monti, qui voudrait rassembler les dettes des États dépassant 60 % du PIB dans un fonds garanti par l’Europe, ce qui réduirait leur coût et faciliterait leur remboursement.27

Exemple 7. Le Point, 3 avril 2014, Axel Weber, « L’Europe n’a fait que 10 % des réformes », interview :

On attend encore... Même chose avec les promesses de réformes des retraites, de réductions des déficits publics, de flexibilité accrue du marché du travail... Au lieu de cela, les dettes publiques ont encore gonflé, le coût du travail a augmenté plus que les gains de productivité, la compétitivité s’est profondément érodée.

  • 28 Il nous est impossible ici de développer plus avant cette équivalence, nous permettons de renvoyer (...)
  • 29 Pour une définition rapide du terme néolibéral, voir supra note 16.

58La dette, sacré montré du discours idéologique néolibéral, est donc une valeur morale28 comme ces discours de dénonciation et notamment l’exemple 6 (« vision morale », « fonds de “rédemption” » non assumés mais repris par l’éditorialiste, voir aussi l’évaluatif positif « efforts de réforme »). Ils autorisent les condamnations morales : « cigales », « coupable », inconséquence des politiques (exemples 5, 6 et 7). La valeur morale de la dette permet de créer des obligations de même nature et de justifier les « réformes » mentionnées dans l’exemple 7. Il nous semble que c’est là l’enjeu réel du discours : justifier ou plutôt rendre moralement obligatoires les politiques néolibérales29. Il nous semble important, pour mieux comprendre ce qui se joue, de convoquer à nouveau M. Mauss pour ce qui concerne la notion d’engagement :

Il y a prestation totale en ce sens que c’est bien tout le clan qui contracte pour tous, pour tout ce qu’il possède et pour tout ce qu’il fait, par l’intermédiaire de son chef. (Mauss 2004 [1950], p. 152, nous soulignons)

  • 30 Les effets des réformes sur le niveau de vie (santé, exode des jeunes, taux de suicide, de chômage, (...)

59En (7) par exemple, le journaliste s’intéresse aux « efforts de réforme accomplis depuis huit mois par Mario Monti », chef du gouvernement italien, il juge donc que la satisfaction aux obligations de la collectivité se fait « par l’intermédiaire de son chef », alors que ces efforts s’imposent dans les faits au pays, à « tous, pour tout ce qu’il possède et pour tout ce qu’il fait »30. En ce sens, il nous semble que la formule « crise de la dette » agit comme le rappel d’une « prestation totale », au sens de Mauss, et que c’est précisément de cela qu’il faut persuader le lecteur.

  • 31 Le discours néolibéral se rattache bien sûr à la formation idéologique (à la doctrine) néolibérale (...)

60Les deux formules « crise de l’euro » et « crise de la dette » serviraient donc à faire accepter aux citoyens les réformes appelées et réclamées par la très grande majorité des énonciateurs du corpus. Ces discours et ces formules sont idéologiques en ce sens (i) qu’elles peuvent être rattachées à une formation discursive, le discours néolibéral31, (ii) qu’elles se donnent comme neutres et évidentes et (iii) qu’elles visent à imposer aux lecteurs sans se donner pour telles, grâce leur aspect lisse et partagé, certaines croyances économiques.

4.3. La BCE et ses acteurs

61Nous consacrons un dernier point à la Banque centrale européenne (BCE) dont F. Lebaron estime qu’elle a choisi un « “interventionnisme” […] d’autant plus efficace qu’il est moins visible et plus indolore : le banquier central est un acteur de tout premier plan des “réformes” » (2006, p. 8). Son rôle est primordial mais reste invisible. Toutefois, cette « invisibilisation » de la BCE ne signifie pas que les destinataires, journalistes spécialisés, acteurs économiques et financiers, n’en tiennent pas compte ; ils gardent au contraire une « attention vigilante » et commentent les décisions et les déclarations (ibid., p. 13).

62Et en effet, la BCE n’est pas absente de notre corpus (tableau 5).

Tableau 5. Occurrences de la BCE et de ses directeurs en 2012, 2013, 2014

Occurrences

2012

2013

2014

BCE

12

43

37

Banque centrale européenne

5

6

6

Jean-Claude Trichet

2

3

1

Mario Draghi

2

/

3

Total

21

52

47

63La surreprésentation de la forme « BCE » montre, à nouveau, que ces articles sont écrits par des personnes informées qui s’adressent elles-mêmes à des lecteurs informés. En 2013 par exemple, si l’on trouve six occurrences de BCE suivies ou précédées par « Banque centrale européenne », 37 apparaissent seules. L’énonciateur semble considérer qu’il n’a pas besoin d’expliciter l’acronyme, que celui-ci est connu du lecteur. C’est le cas, par exemple, de l’article du Monde du 9 janvier 2013 (exemple 6) dans lequel A. Leparmentier cite à trois reprises la BCE sans jamais expliciter son nom. C’est également le cas d’Alexandrine Bouilhet qui reprend les propos d’un « spécialiste des dettes souveraines à Londres », lesquels comportent l’acronyme et sans en préciser le sens à ses lecteurs :

64Exemple 8. Le Figaro, 27 février 2013, Alexandrine Bouilhet, « Rome réveille la crise de la dette dans la zone euro », article informatif :

“Pour les marchés, les élections italiennes ont abouti au pire résultat possible : une période prolongée d’incertitude, le rejet des politiques d’austérité menées par Mario Monti et une poussée populiste contre une classe politique décréditée”, résume Nicholas Spiro, un spécialiste des dettes souveraines à Londres. “Mais la dégringolade ne devrait pas être aussi brutale qu’à l’été dernier, car, entre-temps, la BCE s’est engagée à tout faire pour sauver l’euro, ajoute-t-il. La contagion au reste de la zone euro devrait rester contenue, estiment les analystes.”

65Par contre, la mention des acteurs (MM. Trichet et Draghi) est toujours accompagnée d’une glose précisant leur fonction à la BCE.

66Par ailleurs, si l’action de la BCE est en grande partie verbale puisque son rôle est d’influencer le marché, les journalistes spécialisés et les Etats, principaux destinataires de ses discours, ses prérogatives ne peuvent se borner à ses seuls actes discursifs : « sa particularité est d’agir à travers des formes de prises de paroles et d’actions caractéristiques d’un univers très codifié » (Lebaron ibid., p. 8). Il est donc particulièrement intéressant de constater à quel point la façon dont les divers énonciateurs (ceux qui signent les articles et ceux qui sont cités) décrivent et commentent les actes de la BCE est avant tout discursive. Dans l’exemple 8, Nicholas Spiro, cité par la journaliste, décrit le rôle verbal de la BCE qui « s’est engagée à tout faire pour sauver l’euro ». Le verbe utilisé pointe clairement un acte de langage (au sens d’Austin 1970) : par sa seule prise de parole (écrite ou orale), la BCE a établi un engagement, une promesse. Ceci indique clairement que l’engagement de la parole de la BCE importe aux énonciateurs, à Nicholas Spiro comme à Alexandrine Bouilhet.

67En voici deux autres exemples :

Exemple 9. Le Monde, 21 juin 2013, Patrick Artus, Agnès Bénassy-Quéré, Laurence Boone, Jacques Cailloux, Guntram Wolff, Conseil d’analyse économique, « La zone euro est toujours en danger ! », tribune :

Depuis l’été 2012, la crise d’endettement de la zone euro a perdu en intensité. Cela s’explique par les initiatives, dont l’annonce décisive, par la Banque centrale européenne (BCE), d’interventions potentielles “conditionnelles mais illimitées” sur le marché secondaire des titres de dettes publiques. En réduisant les taux d’intérêt sur les dettes souveraines, l’annonce de la BCE a réussi à déplacer le marché d’un “mauvais équilibre […] 
L’annonce par la BCE d’interventions potentiellement illimitées a été décisive pour calmer les marchés.”

Exemple 10. Le Monde, 20 décembre 2013, Frédéric Lemaître, « Le “bazooka” de la BCE qui secoue l’Allemagne », article informatif :

Le programme OMT aussi baptisé le “bazooka” de la BCE doit permettre à celle-ci de racheter des obligations souveraines d’un pays, sans montant limite prédéfini, sous réserve que le pays concerné ait demandé assistance.
Il n’a, pour l’heure, pas été mis en œuvre. Mais sa seule annonce par Mario Draghi, le président de la BCE, en juillet 2012, a contribué à détendre les rendements des emprunts d’État des pays les plus fragiles de la zone euro.

68Dans l’exemple 9, tribune d’un cercle d’économistes, un acte de langage – une annonce – est mentionné par deux fois et dans l’exemple 10 une fois. Il suffirait donc que la BCE « s’engage à » (exemple 8) ou « annonce » (exemples 9 et 10) une action pour obtenir des effets sur les acteurs : « contagion… contenue » (remarquer la métaphore médicale), « annonce… décisive pour calmer les marchés » ou « contribu[er] à détendre les rendements des emprunts d’État ».

69Il semble donc que la BCE est, pour les acteurs et les journalistes, tout comme un oracle antique, une parole authentiquement performative : ses interventions verbales produiraient des effets directs et quasi instantanés sur les « marchés ». Pourtant, si la BCE possède l’autorité et la légitimité pour le faire, selon la pragmatique théorique, il s’agit plus précisément d’un effet perlocutoire (Austin, op. cit.) : si les propos de la BCE ont bien un effet sur les acteurs, en aucun cas ils ne changent la réalité économique par le seul fait qu’ils sont énoncés. D’ailleurs, les effets réels sur les acteurs sont fonction du fait que la BCE fait ce qu’elle a annoncé et ce à quoi elle s’est engagée : sa parole perdrait très vite de sa force perlocutoire dans le cas contraire. Néanmoins, c’est bien une forme de performativité qui est présentée au lecteur et celle-ci repose sur une croyance, une pensée magique en quelque sorte.

70Notons également que ces actes de langage ajoutent à l’invisibilité de la BCE et de sa politique, car si ses annonces, engagements et décisions ont des conséquences sociales, s’ils concernent les citoyens, la parole de la BCE n’est ni audible, ni compréhensible, net moins encore performative pour la majorité d’entre eux car ils n’en perçoivent pas les effets immédiats sur leur existence – même si les effets sont bien réels à court et moyen termes. Ses activités, tout comme le rôle des marchés, restent en grande partie invisibles dans les médias mais cette invisibilité « est peut-être une des conditions fonctionnelles de son efficacité » (Lebaron, ibid., p. 20).

Conclusion

71Cette dernière remarque, relative à l’« inaudibilité » et à l’invisibilité, nous semble pouvoir être appliquée à la formule « crise de l’euro » dont nous avons montré qu’elle est opaque et partagée, donc problématique. Comme l’invisibilité de la BCE, c’est l’opacité de la formule, comme nombre de « propos omnibus » (Bourdieu 1998), qui est la condition de son efficacité. Le flou référentiel permet bien sûr toutes sortes d’interprétations mais cette opacité vient aussi de la difficulté, voire de l’impossibilité, pour les citoyens de relier les effets sociaux qu’ils ressentent dans leur vie quotidienne au référent auquel renvoie la formule – si toutefois elle a un référent.

72Cette formule opaque et dramatique crée en effet une tension, un sentiment d’urgence fort mais non focalisé, non dirigé, puisque qu’insensé. Pourtant à travers ce sentiment la formule vise à faire accepter, voire à accueillir avec soulagement, les réformes proposées. Cette stratégie de communication, car toute formule est conçue pour être reprise et diffusée, n’est pas sans rappeler les réflexions de trois auteurs. Celles, tout d’abord, sociologue Ulrich Beck qui, constatant que nous vivons d’une « société du risque global », prévoyait dès 2008 que « la globalisation des risques financiers pourrait aussi engendrer des “États faibles” – même dans les pays occidentaux » et que « l’état d’urgence abolit les zones de protection, car l’impact des risques financiers dans un monde d’extrême interdépendance est devenu imprévisible et impossible à compenser » (Beck, 2008). Celles de la journaliste Naomi Klein (2008), ensuite, qui, dans un ouvrage très documenté, dénonce la « stratégie du choc » du néolibéralisme : une méthode éprouvée qui utilise, depuis les années 1970, l’état de sidération de chocs physiques (catastrophes naturelles) et/ou psychologiques (changements de régimes politiques, crises) pour imposer dans l’urgence des réformes inspirées par l’Ecole de Chicago ou le Washington Consensus en Amérique du Sud, comme en Indonésie, en Chine, en Pologne ou plus récemment à la Nouvelle Orléans. Celles de Yannis Stavrakakis, enfin, qui, constatant que nous vivons dans une « économie de la dette », se pose déjà en 2013 la question suivante :

[…] is the current turn of neoliberal governamentality to universal cruelty a clear sign that the current phase of the debt economy entails not post-democracy but rather “anti-democracy”? (op. cit., p. 38).

73Il n’est bien sûr pas question ici d’affirmer que ces formules puissent avoir à elles seules un tel impact. Mais il serait tout aussi léger d’affirmer qu’elles n’ont aucun effet sur les représentations des acteurs.

74Finalement, il importe, dans l’AD que nous pratiquons, de rechercher la formation discursive (le discours idéologique) à laquelle les propos étudiés puissent être reliés. Il nous semble que les formules « crise de l’euro » et « crise de la dette » ne sont pas étrangères à cette formation discursive plus vaste, à ce discours idéologique qui œuvre depuis les années 1970 et qui a fait de la dette un impératif avant de la transformer en « faute » depuis 2010. Les formules « crise de l’euro » et « crise de la dette » contribuent ainsi à constituer et/ou à modifier nos croyances économiques partagées. Par leur opacité et par ce sentiment d’urgence provoqué par la première de même que par ce sentiment de culpabilité et de honte encouragé par la seconde, ces formules visent à instituer un cadre dans lequel les « réformes » d’inspiration néolibérale puissent apparaître comme un soulagement.

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Notes

1 Dans sa chronique « L’éco du jour » du 13 nov. 2014 sur France Inter, Philippe Lefébure, chroniqueur économique, rapporte qu’à la question « Est-ce que vous jugez que l’information économique est toujours compréhensible ? », 58% des Français répondent non (sondage commandé par la Banque de France). Une autre enquête montre que les questions les moins bien comprises concernent les thèmes « finance, banque, bourse » (enquête menée par le GATE : Groupe d'Analyse et de Théorie Economique).

2 Par exemple, le démographe Emmanuel Todd, interviewé par Marianne (12 mai 2013) : « Si nous restons dans la zone euro, toute prétention à l’action est une blague ». Par ailleurs et partant de points de vue radicalement différents, nombre de partis nationalistes réclament la « sortie de l’euro ».

3 Ces trois adjectifs renvoient à trois domaines connexes en sciences du langage. « Discursif » signifie que les mots ne sont pas étudiés isolément mais en fonction du discours dans lequel ils s’inscrivent et des conditions de production des discours (type d’énonciateur, contexte socio-politique, etc.) ; « argumentatif » signifie que l’on s’intéresse aux cadrages argumentatifs utilisés pour persuader le lecteur ; la « pragmatique » conçoit les discours comme des actes ayant des effets sur les acteurs et leurs représentations.

4 Sur ce point voir Cagé (2015).

5 Benedetti distingue utilement la com de la communication : « la com est une dégénérescence de la communication : elle est la négation de la densité humaine de la communication en tant que valeur démocratique, pratique soucieuse de transparence, création de liens. » (2010 : 148).

6 Pour une réflexion sur l’articulation de ces deux approches, voir Guilbert (2014b).

7 Nous revenons ci-dessous sur les rubriques « Débats et Décryptages » qui ont à voir avec les genres du discours.

8 Le seul article rubriqué dans « France » renvoie à la place de la France dans l’économie mondialisée, d’où son regroupement dans l’hyper-rubrique « mondialisation ».

9 « Provoqué » est exclusif des deux autres critères (« rapporté » et « commenté ») ; il signifie que lorsqu’un journal décide d’interviewer ou de donner la parole via une tribune ou une interview à une personne illustre ou à un expert, il ne fait pas que rapporter ou commenter un événement mais tente soit de créer l’événement, soit d’alimenter celui-ci par un sur-événement en quelque sorte. Sur ce sujet voir Charaudeau (1997).

10 Selon cette hypothèse, les journaux n’auraient plus suffisamment de spécialistes pour traiter ces questions. Sur la diminution des effectifs des journalistes, voir Cagé (2015, p. 25-30).

11 Nous nous appuyons sur les informations données dans le péritexte de l’article par le journal lui-même. Au besoin us avons complété l’information par des recherches rapides sur Internet.

12 Lobbyiste est à prendre au sens large du terme : qui a ou cherche à avoir une influence sur le marché, les acteurs économiques, etc., et non pas seulement sur les décideurs politiques. Par sa communication, un membre d’un think tank (Institut Montaigne ou Lasaire) comme un chef économiste de Natixis, entreprise chargée de « €819,61 milliards d’euros d’actifs sous gestion […] en Amérique, en Europe et en Asie » (site Natixis), cherchent forcément à avoir cette influence.

13 « Pour lutter contre le fléau du chômage, selon Ginder (2013), il est impératif de réviser le coût du travail et dans cette idée, il faudra accepter de compresser le Smic sachant qu’il est populaire et cher pour chacun d’entre nous. Cette mesure n’est pas une provocation mais une attitude réaliste » (souligné par l’auteur).

14 Ainsi les quatre tribunes de 2013 sont confiées à des économistes.

15 La légitimité « désigne l’état ou la qualité de qui est fondé à agir comme il agit. » (Charaudeau, 2009, p.19).

16 Orthodoxe/orthodoxie signifie ici : fidèle au courant mainstream de l’économie néoclassique (néolibérale) considérant qu’il faut réduire l’Etat et son rôle dans l’économie et donner la priorité aux marchés, c’est-à-dire à « la rationalité individuelle non coopérative » (Batifoulet et al., 2015, p. 90). Les orthodoxes appellent à réduire les impôts, les droits des salariés, le « coût du travail », etc.

17 Encore faudrait-il rapporter leurs énonciateurs à la position idéologique à laquelle leurs propos renvoient. Voir ci-dessous, le positionnement d’Arnaud Leparmentier du Monde, § 4.

18 Voir supra note 1.

19 « crise de la dette » est l’un des exemples de formules donnés par Amossy et al. (op. cit.).

20 Compte-tenu du nombre divers d’articles (8 en 2012 contre 15 en 2013 et 13 en 2014), les 69 occ. de -dett- en 2012 sont vraiment très significatifs.

21 Titre cité du livre d’Arnaud Leparmentier, éditorialiste au Monde (Plon, coll. Tribune libre, 2013).

22 Cet autre article du Monde présente les propos de François Lenglet, journaliste économique sur France 2, voici la phrase complète : « En dehors de la Grèce qui doit le quitter au plus vite, le navire euro mérite d'être sauvé. »

23 L’éditorialiste s’exclame par deux fois dans cet article : « l’euro est sauvé », liant ainsi clairement la crise et l’euro. Sur les journalistes qui s’autoproclament porte-paroles de l’opinion voir E. Landowski (1989) et notre propre contribution (Guilbert 2011).

24 Voir l’acronyme « PIGS ».

25 Voir la formule souvent entendue à propos des peuples grec, portugais, italien, espagnol et français : les peuples ont vécu « au-dessus de leur moyens ». Il s’agit bien d’indiquer que le comportement de ces peuples n’est pas conforme à celui d’un débiteur loyal et honnête.

26 Directeur de l’agence de notation Fitch.

27 En allemand, le terme Schuld signifie aussi bien « dette » que « culpabilité ».

28 Il nous est impossible ici de développer plus avant cette équivalence, nous permettons de renvoyer à Guilbert (2009).

29 Pour une définition rapide du terme néolibéral, voir supra note 16.

30 Les effets des réformes sur le niveau de vie (santé, exode des jeunes, taux de suicide, de chômage, etc.) des peuples grecs et portugais en sont la preuve manifeste. Voir par exemple, Pierre Rimbert, « Dr Folamour à Athènes », Le Monde diplomatique, avril 2015, p. 2, et Renaud Lambert, « De Lisbonne à Dublin. À la recherche du prochain Syriza », Le Monde diplomatique, mai 2015, p. 1 et 22-23.

31 Le discours néolibéral se rattache bien sûr à la formation idéologique (à la doctrine) néolibérale mais comme cette dernière, il n’est ni uni, ni uniforme (Guilbert, 2011 p. 10-12) ce discours ouvre aussi bien en matière monétaire, qu’en matière économique, sociale, éducative et s’est insinué dans toutes nos activités (Vilette, 2001).

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Proportion des rubriques regroupées par thème (2012-2014)
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Titre Figure 2. Genres journalistiques regroupés par traitement de l’événement (2012-2014)
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Titre Figure 3. Évolution des occurrences de -dett- et « crise de la dette » de 2012 à 2014
URL http://journals.openedition.org/ei/docannexe/image/994/img-3.png
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Pour citer cet article

Référence électronique

Thierry Guilbert, « « Crise de l’euro » : analyse discursive d’une formule et de ses effets »Économie et institutions [En ligne], 22 | 2015, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 24 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/ei/994 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ei.994

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Auteur

Thierry Guilbert

Université Picardie Jules Verne, CURAPP-ESS (UMR CNRS 7319)

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