Accueil > Critiques > (...) > Mobilisation contre la réforme des retraites (2023)

Réforme des retraites : l’éditocratie en ordre de bataille

par Pauline Perrenot,

Depuis quelques semaines, et d’autant plus depuis qu’Emmanuel Macron a annoncé que « cette année sera [...] celle d’une réforme des retraites », éditorialistes et autres professionnels du commentaire savent qu’une grande mobilisation éditoriale les attend. À la Une des journaux, sur les plateaux de télévision et dans les studios de radio, la contre-réforme des retraites occupe progressivement le débat médiatique, qui repose, comme toujours en ces circonstances, sur un pluralisme en trompe-l’œil.

L’éditocratie est embarrassée. Non que cette contre-réforme lui déplaise sur le fond, tant le refrain de l’équilibre budgétaire et le mantra du « travailler plus » face à « l’allongement de la vie » la font mécaniquement frétiller. Mais elle marche sur des œufs. Par crainte du front syndical – incluant, à son grand dam, la CFDT, opposée à tout recul de l’âge de départ à la retraite – et politique, et plus généralement, par peur d’un embrasement social à même d’enrayer la frénésie (contre-) réformatrice du président. Dès lors, disposant encore d’informations parcellaires – le texte ne sera officiellement présenté que le 10 janvier en conférence de presse par Élisabeth Borne – et sans gréviste à se mettre immédiatement sous la dent, les têtes d’affiche les plus en vue préparent le terrain. Si, d’apparence, le « débat » médiatique ne s’est pas (encore) mué en rouleau compresseur, tous ses cadrages fondamentaux sont d’ores et déjà en place : enfermement du débat dans les termes gouvernementaux au détriment des alternatives avancées par les syndicats et les partis de gauche ; dissertations sur la « méthode » et la « pédagogie » présidentielles ; prophéties inquiètes ou moqueuses sur les mobilisations sociales à venir.


Défenseurs acharnés et conseillers du prince


« [C’est] dans un mois, plus encore que maintenant, que le président et le gouvernement devront faire preuve de détermination. » Par la voix de son rédacteur en chef Guillaume Tabard (3/01), la détermination du Figaro en défense de « la-réforme » s’affiche comme inébranlable : « Il faudra se battre contre tous ceux qui qualifient d’antidémocratique l’adoption d’une réforme rejetée par une majorité de l’opinion. Comme si une réforme n’était juste qu’à la condition d’être populaire. » Constante depuis des décennies en la matière, la ligne éditoriale est donnée pour les semaines et les mois à venir : « Pour réformer les retraites, Macron aura raison de tenir ». Il pourra en tout cas compter sur l’engagement sans faille du quotidien de la famille Dassault. Dès le lendemain (4/01), Vincent Trémolet de Villers ajoute d’ailleurs au coup de marteau une bonne dose de mépris de classe :

Par quel mystère un impératif économique – équilibrer un système en déficit structurel – et une évidence démographique – de moins en moins d’actifs, de plus en plus de retraités – se présentent-ils chaque jour un peu plus comme une sorte d’Armageddon politique ? L’esprit d’habitude ? La société de loisirs ? Le mépris du travail ? L’enfermement idéologique ? La crainte du feu d’artifice social que les Français déclenchent dès qu’ils entendent le mot réforme ?

« L’enfermement idéologique » ? C’est précisément le processus de copinage inter-rédactionnel qui permet, par exemple, à la chefferie du Figaro de ne pas cantonner sa propagande aux pages du Figaro, mais de la ventiler sur LCI ou France Inter (par l’intermédiaire de Guillaume Roquette, directeur de la rédaction du Figaro Magazine), dans la matinale de Radio Classique (où intervient quotidiennement Guillaume Tabard), ou encore celle d’Europe 1, qui héberge gracieusement, chaque matin, Trémolet de Villers – il vante à l’antenne une « réforme plus nécessaire que jamais », motivée par un « impératif économique » et une « évidence démographique » (4/01) –, en alternance avec le directeur des rédactions du Figaro, Alexis Brézet :

D’après les sondages, les Français sont encore plus hostiles aujourd’hui à un report de l’âge de la retraite qu’ils ne l’étaient il y a douze ans à l’époque de la réforme Sarkozy ! Alors on en déduira soit que nos compatriotes sont irrémédiablement imperméables au simple bon sens qui veut que quand on vit plus longtemps, bah il faut travailler plus longtemps ; soit qu’Emmanuel Macron a totalement échoué à faire, comme on dit, la pédagogie de cette réforme […]. (Europe 1, 2/01)

Et si la chefferie du Figaro capte ainsi à elle seule une part non négligeable de la parole médiatique à des heures de grande audience, elle est loin d’être la seule en défense du gouvernement. Lentement mais sûrement, les membres du très libéral « Cercle des économistes » sont évidemment de sortie : « La réforme des retraites est essentielle » affirme par exemple Christian de Saint-Étienne dans la matinale de Sud Radio (2/01) ; « La réforme est absolument indispensable » répète Élie Cohen sur BFM-TV (2/01), paraphrasé le lendemain par l’ultra-libéral Marc Touati, déçu cependant que la réforme ne soit pas à la hauteur du projet (avorté) de 2019...

Dès le mois de décembre, Le Parisien jouait lui aussi le bon élève : « Il faudra du courage pour mener à bien cette réforme rendue nécessaire mais impopulaire chez les Français », affirmait par exemple le directeur adjoint de la rédaction, Jean-Baptiste Isaac, avant de prêcher l’orthodoxie et le « no alternative » ordinaires : « Le FMI […] a été clair, il y a quelques jours, en se penchant sur le cas de l’Hexagone. Notre pays doit s’engager clairement sur le chemin des réformes structurelles, sans quoi il n’y aura plus de marges de manœuvre pour investir dans la transition numérique et écologique. » Un parti pris qui ouvrait d’ailleurs deux pleines pages d’entretien avec Élisabeth Borne (2/12/2022), cordialement invitée à présenter son « plan pour les retraites » – gageons que l’attachement au pluralisme et au « débat d’idées » conduira Le Parisien à octroyer un dispositif éditorial similaire aux opposants pour qu’ils exposent, par exemple, leurs mesures en faveur de la retraite à 60 ans...



L’exercice n’a toutefois guère porté ses fruits, du moins si l’on en croit le cri de désespoir poussé par Frédéric Michel, rédacteur en chef du quotidien, à la veille de Noël : « Les heures passées par [le] gouvernement [d’Emmanuel Macron] à alerter l’opinion et à négocier avec les partenaires sociaux n’y changent rien. L’acceptabilité d’une nouvelle réforme ne va toujours pas de soi ! » (Le Parisien, 23/12/2022). De quoi remettre le couvert le 5 janvier : revendiquant son rôle de passe-plat, Le Parisien s’enorgueillit cette fois d’une interview avec le ministre du Travail, Olivier Dussopt, introduite en Une par un titre grossier, à la visée pour le moins performative : « Retraites : "Les Français plus raisonnables que certains responsables syndicaux" ». Comme à l’accoutumée, le « dialogue social » – tant préconisé par le gouvernement – se passe encore mieux quand il se fait à sens unique, par l’intermédiaire d’une presse docile...

Car de toute évidence, l’éditocratie sait pertinemment que cette réforme des retraites ne « va pas de soi ». C’est d’ailleurs précisément pour cela que le traditionnel escadron des « pédagogues » se met en place. Sur RTL (2/01), Alba Ventura synthétise « tout le sujet » auprès des auditeurs : « Faire de la pédagogie [...]. La pédagogie n’est pas faite sur ce sujet ! On ne sait pas où on va. Donc déterminé, Emmanuel Macron l’est, il va falloir qu’il se montre pédagogue. » Patrice Carmouze, dans L’éclair des Pyrénées (2/01), tient lui aussi à dispenser aux récalcitrants, nécessairement campés dans leurs rôles d’ignorants, la voix de la « raison » autoritaire : « Comment se sortir de ce piège sinon par la pédagogie et la raison ? » assène le journaliste, avant de dérouler les éléments de langage – déficit du système des retraites, augmentation de l’espérance de vie, remboursement de la dette – pour mieux se faire conseiller du prince :

Voilà quelques-unes des questions que la Première ministre, Élisabeth Borne, qui a la lourde tâche de mener à bien la réforme, doit mettre sur la place publique. Car pour vaincre les réticences, on peut faire parfois le pari de la raison et de l’intelligence. (2/01)

Raison versus perception, c’est également le diptyque de classe – ponctué d’arguments d’autorité – que mobilise en continu Alain Duhamel sur BFM-TV, pour lequel « la-réforme » est nécessairement... néolibérale :

Tous les pays y sont passés. Il y a de moins en moins d’actifs et plus de retraités [...] donc il faut faire quelque chose. Ça, c’est le discours de la rationalité. Et puis il y a le discours de la sensibilité ou de la perception ou de la vie quotidienne des Français qui disent « nous, on n’en a pas envie, pour nous, c’est un recul social ». Vous avez une rationalité économique contre un sentiment de recul social.(2/01)

Les commentateurs ne le répèteront jamais assez : le gouvernement « sait », et les opposants, rétifs et mal informés, « ont le sentiment » que... Une pensée automatique – connue de tous, et par cœur –, qui aurait de quoi faire sourire si elle n’était pas promise à un grand avenir médiatique dans la séquence qui vient, parasitant d’ores et déjà le débat : « Est-ce qu’il n’y a pas un défaut de pédagogie ? » s’interroge ainsi Olivier Truchot sur BFM-TV (3/01) ; sur France Info (2/01), l’inénarrable Renaud Dély déplorait lui aussi le « déficit de pédagogie [du gouvernement] pour essayer de prôner cette réforme. » Qu’à cela ne tienne : la radio publique s’y employait à sa place quelques instants plus tôt dans la matinale, en compagnie du sondologue Jérôme Fourquet, excellant dans le porte-parolat gouvernemental :

- Salhia Brakhlia : Aujourd’hui, Emmanuel Macron ne peut pas reculer. S’il le faisait, il perdrait sa crédibilité pour la fin du quinquennat ?

- Jérôme Fourquet : Effectivement, ce serait compliqué. [...] Le coup est parti, il faut aller maintenant au bout. Il mise beaucoup sur cette réforme pour travailler son image de président réformateur et puis deuxième point, le dossier des retraites a été un des sujets avortés du premier quinquennat donc il faut absolument pour lui pouvoir réussir là-dessus. Ce n’est pas uniquement en termes d’image et d’affichage : il y a aussi des choses plus lourdes qui se jouent derrière. À titre personnel, je pense que c’est aussi des gages qui seraient donnés à nos partenaires européens [...] pour montrer que le pays est capable de réformer, de faire des efforts [...].

La radio publique est, en ce sens, irréprochable : le lendemain, à la même heure, Élisabeth Borne était l’invitée d’une matinale remaniée pour l’occasion (une heure d’entretien). La déclaration selon laquelle l’âge de 65 ans n’était « pas un totem » fit le tour de tous les médias, permettant à ces derniers d’entretenir l’illusion d’une « avancée » et celle, plus incongrue encore, d’une main tendue aux syndicats : « Retraites : Borne lâche du lest » et « Retraites : Borne met de l’eau dans son vin » titreront par exemple deux bandeaux de BFM-TV le soir-même. Excès de zèle ?

C’est également la démarche du Monde dans l’éditorial du 4 janvier, qui se montre certes encore frileux vis-à-vis d’une réforme pour l’instant (gentiment) qualifiée d’« hasardeuse », mais tient toutefois à adresser un satisfecit à la Première ministre, mise en scène pour son art du dialogue... Que ce dernier soit fantasmé importe peu au quotidien de la déférence : « Au lieu d’être droite dans ses bottes, Élisabeth Borne se montre souple comme le roseau. C’est, par les temps qui courent, la posture la plus sage. » Cette leçon vaut bien un susucre, sans doute...


« Il n’y a pas d’alternative » : un pluralisme en trompe l’œil


Dans cette grande théâtralisation, les rédactions assureront que le pluralisme est garanti. Sur le plateau de BFM-TV par exemple (3/01), la députée LREM Prisca Thévenot dispose bien d’un contradicteur en la personne d’Antoine Léaument (LFI). Un pluralisme de représentation, toutefois, tant l’expression contradictoire ne peut sortir du cadre imposé. Antoine Léaument tente-t-il de profiter de son passage à l’antenne pour parler d’une autre réforme possible et exposer les conditions d’une retraite à 60 ans ? Cela lui vaut deux interruptions intempestives de l’animateur Olivier Truchot... et un coup de sifflet immédiat :

Ça ne sera pas retenu hein, je vous le dis tout de suite ! Donc on peut en discuter mais bon, ce n’est pas le projet du gouvernement ! [...] Ce n’est pas vous qui êtes au pouvoir ! Pardon monsieur le député, c’est très intéressant, mais là, on ne discute pas de ça, on discute de la réforme du gouvernement, pas de votre réforme ! [...] On s’éloigne du sujet !

Il en va là d’une manière d’étouffer ce qui est pourtant présenté comme un « débat ». Un deuxième ressort consiste à isoler les opposants. Le 2 janvier, sur la même chaîne, Yves Calvi prétendait ainsi « arbitrer » une conversation entre Frédéric Souillot, secrétaire général de Force Ouvrière (en visio-conférence)... et trois fervents partisans de la réforme : l’économiste Élie Cohen, Dominique Carlac’h, vice-présidente du Medef et Jean Viard, sociologue macroniste omniprésent dans les médias. Un dispositif qui, de toute évidence, amusait Yves Calvi au plus haut point :

- Frédéric Souillot : Je ne suis pas d’accord avec ce que disaient Élie Cohen et vos autres invités.

- Yves Calvi : Oui, là, vous avez pris une bonne charge hein ! [Rires en plateau]

Troisième marque du simulacre de « débat démocratique » ? La posture des intervieweurs, sommant d’ores et déjà les représentants syndicaux de « négocier » une réforme dont ils ne veulent pas (et qui n’a pas encore été officiellement présentée), quitte à endosser le rôle de médiateur à la place du gouvernement. Sur RTL (4/01), Amandine Bégot verse pour ce faire dans la politique-fiction face à Laurent Berger : « Si vous obtenez des garanties sur la pénibilité, par exemple, report de l’âge légal pour tout le monde à 64 ans sauf pour un certain nombre de métiers pénibles […], est-ce que là, vous dites banco ? » Plutôt que de laisser le syndicaliste exposer ses propositions, la journaliste lui reposera trois fois la même question. Même traitement pour Céline Verzeletti, secrétaire confédérale CGT, invitée (par téléphone) à s’exprimer quelques minutes dans l’émission « Estelle Midi » (RMC, 3/01). « Vous savez très bien que vous allez échouer ! » lui lance d’emblée la présentatrice, avant de la contraindre au nécessaire... compromis :

- Estelle Denis : Vous êtes prête à lâcher sur quoi Céline Verzeletti ? Parce que vous savez très bien que de toute façon, le gouvernement n’abandonnera pas sa réforme ! Donc il y a un moment, le gouvernement va lâcher sur les 65 ans, ils vont mettre 64, peut-être les carrières pénibles, un truc sur le travail féminin et tout. Mais vous, vous êtes prêts à lâcher sur quoi ?

Les chiens de garde, eux, ne lâchent jamais le morceau :

- Estelle Denis : Tout le monde doit faire un pas ! C’est-à-dire qu’à un moment, si le gouvernement lâche sur certaines choses, vous aussi vous devez être prêts à lâcher sur certaines choses ! Vous ne pouvez pas dire « c’est non à tout ! »

Là encore, la responsable syndicale a beau contester la posture qu’on lui prête arbitrairement et avancer des alternatives en retour, à peine les mots « retraites » et « 60 ans » sont-ils prononcés que le concert des chroniqueurs se fait entendre : « Ah oui non mais alors non [...], c’est mort ! Là, c’est mort ! » tance la présentatrice, secondée par un confrère : « [Si] les syndicats FO et CGT disent que la base de la négo c’est le retour à 60 ans, ben à partir de là on s’entend pas ! Vous avez votre responsabilité ! [...] Quand vous dites la base, c’est 60 ans, bah il y a plein de gens qui se disent "bah ouais, bah d’accord, bah dans ce cas, on n’avance pas quoi !" Faut peut-être faire un minimum, allez, 61 ans ! [Rires] » Du reste, en début d’émission, la journaliste Emmanuelle Dancourt avait fermé la discussion :

Le gouvernement a raison parce qu’on n’a pas du tout le choix. Après, il y a le comment on fait les choses, mais sur est-ce qu’il a raison, oui, il a raison. De toute façon, on est en déficit total sur les retraites donc il va bien falloir faire quelque chose ! [...] Je comprends que les gens aillent dans la rue, que les syndicats se mobilisent et en même temps, je ne suis pas sûre que ça change grand-chose. [...] Il faut que cette réforme se fasse.

Bref, comme à l’accoutumée, les journalistes balisent le périmètre acceptable du débat. Dans la matinale de France Inter le 3 janvier, l’invitation de Thomas Porcher – membre des « Économistes atterrés » – pour débattre de la réforme des retraites face à l’inoxydable et libéral Jean-Marc Daniel, aurait pu passer pour une bonne résolution de la part de la rédaction. C’était sans compter les tirs de barrage de Léa Salamé, visiblement très ennuyée de devoir composer avec une parole économique un tant soit peu hétérodoxe : « C’est quoi votre solution Thomas Porcher ? Parce qu’on est ultra endetté ! Comment on fait ? Votre réponse, c’est quoi ? C’est systématiquement rétablir l’ISF, la flat tax ? Taxer les riches et les entreprises en gros, c’est ça votre réponse ? [...] L’ISF ça ramène 4 milliards hein... C’est pas ça qui va vous financer les écoles et les hôpitaux hein ! » Morgue et sarcasme qui épargneront en revanche Jean-Marc Daniel, dont le discours robotique, martelé depuis quarante ans, aurait pourtant davantage mérité la contradiction... Las : la veille, face à Clémentine Autain (députée LFI), les deux matinaliers de France Inter n’en finissaient pas d’asséner les éléments de langage macronistes en guise de « contradiction », enfermant en réalité le débat dans le cadrage gouvernemental. Outre la performance de Léa Salamé, qui réussit l’exploit de prononcer cinq fois le terme « déficit » en moins de vingt-cinq secondes, Nicolas Demorand dégainait la pensée automatique avec brio :

- On sait déjà qu’il va falloir travailler plus longtemps pour assurer l’équilibre à long terme de ce système des retraites. Emmanuel Macron a précisé que si nous ne le faisions pas, le système était menacé. Si on ne fait pas cette réforme, il faudra soit augmenter les impôts, les cotisations, soit baisser les pensions. Que répondez-vous à ce diagnostic-là ?

- Emmanuel Macron affirmait le 3 décembre sur TF1, je cite, que « quand on compare la France avec ses pays voisins, nous avons de la marge, parce qu’on n’est pas le pays qui a l’âge légal ou la durée de cotisation la plus longue […]. » Que la France travaille plus n’est-ce pas, bêtement, le sens de l’histoire ?


Information ou pronostics ?


En dehors des premiers tirs de barrage contre les opposants, le journalisme de pronostics s’impose un peu partout : qu’ils s’inquiètent des grèves à venir ou qu’ils se montrent sarcastiques sur l’état des forces syndicales, les commentateurs jugent la mobilisation inopportune... et illégitime. Sur France Info (2/01), Marc Fauvelle s’amuse du « sentiment de déclassement »« Il est justifié [...] ou on aime aussi bien se taper dessus en France et dire "il n’y a rien qui va" ? » – avant de parler du « pessimisme » comme d’un « [sentiment] génétique quasiment chez les Français ! […] Je me souviens d’une étude […] qui montrait que les Français étaient parmi les peuples les plus pessimistes de la planète. On était derrière les Afghans ! Les Afghans étaient plus optimistes que nous ! »

Alors que l’ensemble des forces politiques de gauche s’oppose à la contre-réforme, Alba Ventura joue quant à elle la carte de la division sur RTL (4/01), tapant à bras raccourcis pour faire rire la galerie : « La gauche, en cette rentrée, c’est un peu comme dans la chanson : elle voudrait bien mais elle peut point, voyez ? [Rires] Et pourtant, on les voit se démultiplier sur les plateaux de télé, de radios ou sur les réseaux sociaux […] ! Ah pour se faire entendre, ils se font entendre… pour se montrer unis, c’est plus compliqué ! En fait c’est étrange, plus l’occasion est belle pour la gauche, moins ils savent quoi en faire ! »

Sur France Inter (2/01), Léa Salamé attend du sondologue Brice Teinturier qu’il se plonge sur sa boule de cristal : « [La réforme] va-t-elle à nouveau braquer le pays ou Emmanuel Macron peut compter sur une forme de lassitude ou peut-être de résignation pour faire passer son texte ? » Bien outillé par les sondeurs, Benjamin Duhamel lui répondra dans l’après-midi sur BFM-TV : « Le gouvernement fait le pari que la lassitude prendra le pas sur la colère et au fond, quand on teste l’opinion sur l’état d’esprit, eh ben c’est plutôt une forme d’apathie qui prend le pas sur une colère qui est prête à se mobiliser. » Ce que confirme par avance Jean Viard, sur la même antenne le lendemain, peinant à réfréner son cynisme : « Objectivement, ils ont raison de faire [la réforme] maintenant. Pourquoi ? Parce que les gens sont préoccupés par le court terme. Ils sont préoccupés par l’inflation, par la guerre en Ukraine. Or, historiquement, quand vous regardez les mouvements sociaux des cinquante dernières années, ça ne se passe pas dans des moments d’angoisse du court terme ! [...] Donc je vais peut-être être démenti par les faits, mais normalement je dirais, [...] ce n’est pas un moment intense d’immenses mouvements sociaux ! » Même discours sur Europe 1 (3/01), où Alexis Brézet n’en finit pas de plastronner :

Aujourd’hui, [les Français] donnent le sentiment d’être plus résignés que révoltés. Dans les sondages, le niveau de colère n’est pas du tout celui qui était à l’époque des Gilets jaunes ! Pour l’instant, les Français sont très calmes, très patients. Ils subissent sans maudire les grèves, les blocages, les ratages en tout genre. [...] Combien de fois nous a-t-on annoncé le printemps qui sera chaud, la rentrée sociale explosive alors que finalement il se passe rien ?

Et tandis que le diagnostic d’une « gilet-jaunisation » envahit les micros – systématiquement présenté comme un « risque » ou une « menace » –, Roselyne Bachelot s’insurge contre « les syndicats qui gueulent » et la « violence » de Laurent Berger (BFM-TV, 3/01) avant que son duettiste, Alain Duhamel, pronostique un essoufflement du soutien aux grévistes... alors que la grève n’a pas encore débuté : « [Au printemps], on sera au pic de l’inflation, on sera à un moment très dangereux en Ukraine [...] et peut-être qu’à ce moment-là, [Les Français] en auront assez des manifestations et des grèves. » Une chose est sûre, en revanche : le dinosaure médiatique sera fidèle au poste du maintien de l’ordre...

Alain Duhamel : Moi ce que je crains le plus dans ces circonstances-là, c’est [...] les coordinations. Des mouvements plus ou moins spontanés, nés de plus en plus sur les réseaux sociaux, dirigés par des gens qui ne sont pas des leaders, qui sont des porte-parole qui dès qu’ils commencent à être connus sont immédiatement remplacés ! Et ça, ça crée de l’éruptivité, du danger, même du danger physique ! Ça crée des risques de débordement et surtout, c’est extrêmement difficile à prévoir, à dissuader et quand ça se produit, à encadrer. Parce que ce sont des gens qui n’ont pas de tradition syndicale, [...] qui réagissent par désespoir, par colère, par sentiment d’injustice, [...] mais qui sont des gens dangereux ! (BFM-TV, 3/01)

***


« Depuis 25 ans, chaque réforme néolibérale, chaque régression sociale, entraîne immanquablement une nouvelle mobilisation médiatique ». On y est : encore timide, quoique déjà bien trop bruyant, le soutien médiatique à la réforme des retraites est bel et bien réamorcé. Si une poignée de journaux affichent aujourd’hui des partis pris plus ou moins hostiles – Libération ou Marianne par exemple –, la plupart des médias dominants semblent, sans grande surprise, rallier le camp de « la raison » macroniste, substituant, à l’information : le journalisme de pronostics ou le commentaire des stratégies partisanes, les éditos à sens unique et le mépris de classe.


Pauline Perrenot

 
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