Note de lecture extraite de La RP n°821 (juin 2023) :
L’Antisémitisme dans la Révolution russe (1917-1920), Brendam McGeever, Les nuits rouges, 2022. 314 p.
Ce livre met l’accent sur l’antisémitisme au sein de la « base sociale » des bolcheviks et les efforts (discontinus) pour y remédier en interne. Plusieurs militants juifs de toutes tendances, bundistes ou sionistes, ont collaboré au jeune régime soviétique en travaillant à des campagnes de lutte contre l’antisémitisme (1) qui ne semblaient guère, en 1918, pouvoir être lancées par le parti bolchevique lui-même. Bien que représentant une petite minorité des massacres ayant eu lieu pendant la guerre civile, il y eut des « pogroms rouges », notamment après que les troupes de Grigoriev eurent rallié l’Armée rouge sur le front d’Ukraine. Plusieurs exemples sont édifiants, comme à Hlukhiv en mars 1918, ou à Elisavetgard, où au moins 1526 juifs furent assassinés en trois jours en mai 1919. Les autorités bolcheviques ukrainiennes, derrière Christian Rakovski, contrairement à celles de Moscou, prirent en 1919 des mesures plus ou moins efficaces pour y remédier. Plus ou moins car comme j’ai pu le noter à plusieurs reprises dans des lectures sur la Révolution russe, il semblerait bien que la jeune Russie soviétique ait été un curieux mélange de bureaucratisation précoce et de foutoir sans nom. Des villageois disaient ne pas savoir qui est au pouvoir plusieurs années après Octobre. Des gardes rouges disaient défendre les soviets contre les « communistes youpins ». Certains soviets locaux étaient d’ailleurs animés par des antisémites, et bien des décisions officielles n’étaient pas ou peu appliquées. La Tchéka elle-même semblait rencontrer des difficultés à s’imposer partout. Ici l’Armée rouge sauvait les juifs, là elle les assassinait. Sa composition hétéroclite et les difficultés de commandement semblaient évidentes. L’antisémitisme donne l’impression de se trouver au cœur des contradictions de la Révolution russe, d’être omniprésent dans la population de l’époque, avec une tradition « pogromiste » épouvantable, et les efforts pour tenter d’y remédier se montrèrent très insuffisants, le régime privilégiant sa survie dans la lutte militaire contre les Blancs (chez qui les pogroms étaient dix fois plus fréquents). Non seulement les pogroms rouges furent passés sous silence dans la presse non-yiddish, les organismes de lutte contre l’antisémitisme furent plusieurs fois rapidement dissous, mais le P.C. composa avec les préjugés antisémites en préconisant fin 1919 d’écarter les juifs des instances locales d’Ukraine.
Un survivant d’un pogrom en mars 1919 témoigne : « Lorsque j’ai montré mon laissez-passer, un des soldats m’a demandé : « Quelle est ta nationalité ? » J’ai répondu (…) : « Je suis un soldat de l’armée, du travail et de la révolution. » Le soldat a répondu : « Moi aussi, je suis un internationaliste, mais je veux savoir si tu es juif ou non. » J’ai répondu : « Pour un internationaliste, cela n’a aucun sens de demander à quelqu’un à quelle nationalité il appartient. » La confusion antisémite entre « le juif » et « le bourgeois » n’est pas une curiosité de la guerre civile russe (2), et la lutte contre l’antisémitisme, aujourd’hui comme hier, n’est pas réductible à la lutte contre l’extrême droite.
S.J.
(1) Notamment Zvi Friedland, des Poale Zion, ou David Lipets et Moshe Rafes, du Bund.
(2) Par exemple, lors du mouvement Occupy en 2011, j’avais vu sur les réseaux sociaux un visuel « Nous sommes 99 %, les 1 % sont juifs » que la page Occupy Oakland avait refusé de retirer.
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