Il est souvent affligeant de constater à quel point l’humanité n’apprend pas grand-chose de ses tourments. Le conflit qui se développe en Ukraine nous montre que l’horrible guerre civile yougoslave du début des années 1990 peut se reproduire, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Et aujourd’hui comme à l’époque, la faiblesse de l’internationalisme est patente.
En décembre 2013, nous écrivions1 que la situation à Kiev ouvrait une période politique où les nationalistes et les différentes puissances impérialistes qui les soutiennent toujours tenteraient de façon certaine de prendre en otage la population d’Ukraine. Les événements sont allés au-delà de nos craintes, une guerre civile s’est déclarée durant l’année qui a suivi et a déjà fait des milliers de morts. Face à l‘enchaînement des décisions qui ont mené à la situation où nous sommes, et qui risque de déboucher sur un conflit ouvert entre le gouvernement de Kiev et la Russie, il nous semble important de faire la lumière sur les origines historiques du conflit. Comme à l’époque du « campisme » des années 1990 où chacun était sommé de choisir entre les « Serbes » et les « Bosniaques », il est nécessaire pour pouvoir articuler une position internationaliste de comprendre les enjeux, d’expliquer sur quoi s’appuient les différentes forces nationalistes et leurs alliés impérialistes.
Dans notre article écrit au tout début de l’occupation de la place Maïdan à Kiev par l’opposition au gouvernement pro-russe de Viktor Ianoukovitch, nous pointions la présence parmi les contestataires de nombreux activistes d’extrême-droite aux drapeaux rouges et noirs, se réclamant de l’héritage de la UPA, une organisation nationaliste ukrainienne qui a collaboré avec les nazis à l’extermination des juifs d’Europe. S’il faut se garder de réduire le mouvement dit « du Maïdan » à sa composante d’extrême-droite comme le font les médias pro-russes et Jean-Luc Mélenchon, il serait tout aussi absurde de nier son existence et son influence politique sur le gouvernement qui a succédé à Ianoukovitch, autocrate corrompu chassé par la foule. Il y a bel et bien eu un mouvement social en Ukraine, contre le régime pro-Poutine, et il mélangeait des aspirations progressistes à la liberté d’expression et de mouvement, à l’État de droit, et des revendications de changement social dans une société oligarchique dominée par une caste de bureaucrates issus de l’ère soviétique. Mais il comportait aussi une frange non négligeable de nationalistes particulièrement actifs durant la longue occupation du Maïdan, et aujourd’hui dans l’armée de Kiev.
Une partie de la population de l’Ukraine aujourd’hui parle l’ukrainien et est culturellement raccordée au catholicisme. C’est surtout le cas dans la partie occidentale du pays, vers Lviv. Plus l’on va vers l’est, en direction de la Russie, plus les gens parlent russe (une langue extrêmement proche) et plus ils se reconnaissent dans les traditions orthodoxes. Kiev et toute la partie centrale du pays est un mélange indistinct des deux, et la majorité des habitants de l’Ukraine se sentent en fait partagés. Historiquement, le premier royaume russe a été fondé dans ce qui est aujourd’hui l’Ukraine, et toute la région y compris le Belarus, la Lituanie et la Pologne sont culturellement et linguistiquement liés. Il y a aussi des gens qui parlent ukrainien (et russe) en Moldavie voire en Roumanie, etc. Toute cette Europe est une mosaïque de cultures et de langues, et les frontières qui y ont été tracées l’ont toujours été par la force et le massacre, par des groupes nationalistes manipulés comme des pions par les puissances régionales que sont l’Allemagne et l’Autriche (Hongrie) d’un côté, et la Russie de l’autre. La France et la Grande-Bretagne interviennent de temps en temps d’un côté puis de l’autre, particulièrement lorsque la Turquie se mêle à la danse. Toute l’Europe orientale est un vaste champ de bataille où de petits groupes nationalistes s’affrontent pour le compte de grandes nations depuis deux cents ans2.
Durant la Seconde guerre mondiale, plusieurs groupes nationalistes ont vu dans l’arrivée des troupes nazies une formidable opportunité de se débarrasser de la tutelle de tel ou tel pouvoir, de sortir de fédérations construites lors de l’effondrement des empires tsariste et austro-hongrois en 1918. En Yougoslavie, les nationalistes croates d’Ante Pavelić, les Oustachis, ont fondé en réunissant la Croatie et la Bosnie un État pro-nazi qui, durant ses quatre années d’existence, a massacré un million de civils parce qu’ils étaient serbes, juifs, ou opposants. Des nationalistes musulmans de Bosnie se sont joints à eux dans cette entreprise de mort, et ils ont fondé ensemble des divisions SS. En Ukraine occupée et donc séparée de l’URSS, certains nationalistes tels Stepan Bandera et sa UPA sont devenu des supplétifs des nazis dans leur guerre contre la Russie et l’extermination des civils russes, juifs, ou polonais. Eux aussi ont eu leurs divisions SS. La guerre dans cette région a fait plusieurs dizaines de millions de morts et de déplacés, et ne s’est pas arrêtée en 1945. Durant les années de « paix » qui ont suivi ont eu lieu de terribles actions de nettoyage ethnique, comme l’Opération Vistule, menée en 1947 par les autorités polonaises contre les Ukrainiens présents sur le territoire nouvellement attribué par Staline et les alliés à la Pologne, et accusés de soutenir la résistance armée de la UPA. Le mythe occidental de la « paix » de 1945 cache mal les tensions nationalistes terribles que les puissances dominantes agitent en permanence3. Bandera a pris sa retraite de criminel contre l’humanité en Allemagne de l’Ouest où il est mort en 1959, année où Ante Pavelić s’est lui aussi éteint en Espagne, autre pays membre de l’OTAN. La poursuite de leurs activités séditieuses à distance dans le camp d’en face arrangeaient plutôt le camp occidental.
Exactement comme en Yougoslavie en 1991, Poutine et les dirigeants russes de Moscou n’ont pas eu beaucoup d’efforts à fournir pour raviver le nationalisme des populations russophones de l’Est de l’Ukraine et leur faire porter des rubans de Saint-Georges, symboles du militarisme et du nationalisme tsaristes, comme l’avait fait Staline dans sa guerre contre l’Allemagne, après deux ans de pacte avec Hitler. Ils ont même été aidés par le nouveau gouvernement de Kiev dont une des premières mesures symboliques a été de proscrire partiellement l’usage de la langue russe. En 1991-92 les politiciens nationalistes croates du HDZ se réclamaient ouvertement des Oustachis de Pavelić, et les Musulmans de Bosnie du SDA des SS Handjar4. Slobodan Milosević, leader nationaliste serbe de Belgrade, avait menacé de faire la guerre pour éviter que les Serbes de Bosnie et de Croatie ne se retrouvent une nouvelle fois dans des pays sous domination des nationalistes « pro-nazis », habile façon de se créer une entité serbe débarrassée des « autres ». Les nationalistes croates et musulmans bosniaques, soutenus par les gouvernements allemands et autrichiens, sont allés au bout du processus de séparation avec l’aval de la toute jeune Union européenne. 150 000 morts entre 1991 et 1995, tel a été le prix à payer pour cet Nème affrontement télécommandé en Europe orientale, pendant que l’Occident fêtait béatement la fin de la Guerre froide, la réunification de l’Allemagne et la « paix »…
Exactement comme en 1991-95, les dirigeants occidentaux désignent à leurs populations un agresseur unique, et des « amis de l’Europe » qu’il faudrait soutenir dans un affrontement entre la démocratie et les droits de l’homme d’un côté, et la tyrannie de l’autre. « Des armes pour les Bosniaques ! » criaient BHL et la LCR (ancêtre du NPA) en 1992, et le même BHL a repris du service aujourd’hui pour mentir au sujet des nationalistes ukrainiens, et cacher leurs racines nazies comme celles du HDZ et du SDA à l’époque. Le parti Svoboda, en pointe dans le mouvement du Maïdan, s’appelait jusqu’en 2004 Parti Social-Nationaliste d’Ukraine, et ses militants participent chaque année à un rassemblement pour honorer les morts de la division SS Halychyna au cimetière de Tchervone, certains en uniformes nazis. Peu important électoralement, il fait cependant partie de la coalition gouvernementale en place depuis février 2014, et occupe des postes importants au gouvernement, un de ses membres ayant été ministre de la défense dans les premiers mois de l’après-Ianoukovitch. Tous les membres du gouvernement de Kiev ne sont pas des pro-nazis, mais aucun n’est gêné par l’idée de confier la responsabilité de l’armée à un type qui se réclame des SS.
Rappeler ces faits ne doit bien sûr pas faire oublier que les responsables politiques des entités pro-russes qui se sont créées dans l’est de l’Ukraine sont eux aussi de drôles de personnages. Un mélange d’ex-mercenaires, de gangsters et de boutefeux nationalistes qui n’ont rien à envier aux dirigeants des « républiques serbes » proclamées en Bosnie et en Croatie en 1991-92. Certains d’entre eux envisagent sûrement un destin semblable : la Republika Srpska existe toujours comme une des entités constitutives de la Bosnie issues de l’accord de « paix » de Dayton qui a entériné la division ethnique du pays. Les politiciens et bureaucrates oligarques de Kiev (et leurs alliés d’extrême-droite), tel le roi du chocolat élu président, dont le parcours rappelle le roi du poulet bosniaque Fikret Abdić avec son armée privée, ne valent pas mieux que les petits chefs de guerre des « républiques populaires » séparatistes de Donetsk et Lougansk. « Populaire » joue ici sur le double sens du mot en russe, qui signifie également « peuple » au sens de « national », comprendre : « russe ».
Exactement comme en 1991-95, le « campisme » fait des ravages et réduit au silence la plupart de ceux qui voudraient avoir leur mot à dire sur la situation, en Ukraine comme à l’exterieur. La grande différence est qu’à gauche de la gauche, la force dominante en France aujourd’hui, le « Front de gauche », est un parti pro-Poutine, dont le leader justifie l’annexion de la Crimée par les forces armées de Moscou, au diapason avec le FN et son prêt bancaire russe.
Exactement comme en 1991-95, il est très compliqué pour les internationalistes de faire entendre leur position. Pourtant elle est simple et claire, et pourrait même rassurer ceux qui sont effrayés par la complexité de la situation : Aucun soutien à une quelconque organisation nationaliste, ni aucun soutien aux États engagés dans l’affrontement, directement ou indirectement. Ni pro-russe, ni pro-ukrainien. La position communiste révolutionnaire rejette totalement les divers nationalismes et jeux impérialistes, et affirme que toutes ces entités prennent en otage une seule et même population civile, de Kiev à Moscou et même ailleurs, vu les implications militaires d’un éventuel conflit ouvert. Où qu’ils se trouvent dans la région, les travailleurs et leurs familles n’ont rien à gagner dans ces alliances et ces affrontements. Au contraire, ils ont tout à perdre : leurs libertés, leurs conditions de vie voire leurs vies tout simplement. Exactement comme une poignée d’internationalistes ont, durant la guerre en Bosnie, soutenu le syndicat Nezavisnost qui tentait contre vents et marées de maintenir des structures des deux côtés de la ligne de front, nous devons aujourd’hui soutenir les forces sociales, syndicales et politiques qui refusent les divisions nationalistes et impérialistes. Cela peut sembler utopique, et cela sera moqué par ceux qui ont déjà choisi leur camp dans la guerre qui menace, mais c’est la seule position politique possible. Non seulement pour des révolutionnaires, mais tout simplement pour n’importe quel démocrate qui ne se résout pas à la guerre, aux massacres, à la purification ethnique et l’établissement de nouvelles frontières et de nouvelles entités corrompues comme la Bosnie de la « paix » de Dayton5.
Oui, les travailleurs sont la seule force de paix internationale, la seule force sociale en mesure de mettre fin à ce conflit comme aux autres, parce qu’ils sont la seule force politique en mesure de refuser le nationalisme et les pressions impérialistes. Cette force politique, le socialisme révolutionnaire, est aujourd’hui quasi-inexistante, dispersée et faible. Elle est pourtant la seule qui pourrait nous sauver de la barbarie qui veut à nouveau se déchaîner sur l’Europe.
1 « Europe orientale : le droit des nationalistes à disposer des peuples ? », Critique Sociale n° 29, janvier 2014.
2 On lira à profit le livre de Misha Glenny de la BBC, Balkans, Nationalism, War and the Great Powers 1804-1999, Penguin, 1999.
4 Le leader des nationalistes Musulmans, Aliya Izetbegović avait même fait de la prison à la fin de la guerre pour son soutien aux nazis, puis à nouveau dans les années 1970 et 1980 pour ses écrits islamistes.
5 Voir notre article sur les événements du début de l’année 2014 en Bosnie, dans Critique Sociale n° 30, mars 2014.