Mais comment une mythologie nouvelle, qui ni saurait être l’invention d’un poète isolé, mais celle d’une nouvelle génération, représentant en quelque sorte un seul poète, pourra surgir d’elle-même, c’est là un problème dont la solution dépend uniquement des destinées à venir du monde et du cours postérieur de l’histoire.
Friédrich Wilhelm Schelling, Le miracle de l’art.
A la question, est-ce que l’utopie n’appartient pas intégralement aujourd’hui au capitalisme? un communaliste catalan, répond: És evident. Nosaltres fa temps que no ens preguntem si un altre món es possible. Ens preguntem com és possible aquest (« C’est évident. Nous, il y a longtemps que l’on ne se demande plus si un autre monde est possible. Nous nous demandons comment celui-ci est-il possible »). Alors, ce monde, paysage du désastre sans autre secret que ses conditions de possibilité, nous invite à le rendre impossible. Non pas un autre monde, mais ce monde-ci qu’il faut rendre impossible. Destitution.
L’histoire « a quelque chose de cassant qu’espace l’entretemps », nous dit un historien d’ambiance. Et pourtant, il faudra retenir cela: l’entretemps ouvre vers d’autres temps, vers de nouveaux commencements. « Espacer le temps », fabriquer des lieux pour d’autres commencements. Lors des manifestations contre la loi du travail, on pouvait lire sur la porte vitrée d’une banque constellée par un coup de marteau: « Demain ce n’est plus très loin ». Et sur la façade d’une agence immobilière défoncée: « Pour la suite du monde ».
Il faudra prendre au sérieux le mot d’ordre apparu au cours des luttes de ce dernier printemps: « Continuons le début ». L’incorporation du temps politique n’est-elle pas toujours une rupture et la continuité de la rupture? Il faut se donner les moyens d’une continuité de l’expérience destituante. Elle commence par le sentiment d’une nouvelle coappartenance lorsque s’instaure un rapport au non-rapport. Plus de composition mais décomposition des liens asphyxiants pour que quelque chose de nouveau puisse émerger.
Disons-le autrement: il s’agit de radicaliser l’expérience et non pas les idées que l’on s’en fait. Y compris l’expérience disjonctive, celle de la séparation qui n’est, pour William James, qu’un type particulier de transition. Si « saut » il y a, c’est un saut qui prend position dans l’intervalle depuis lequel, peut-être enfin, une vision pourra avoir lieu.
Nous manquons terriblement de vison panoramique. « Chaque époque rêve de la suivante », disait Michelet. Pouvons-nous dire que notre époque, celle de la fuite d’un « nous » qui s’est voulu totalisant, nous permet encore de rêver des temps pluriels dans le champ de ruines d’un temps administré?
Il faut faire lieu, situer notre expérience de telle sorte qu’il devient alors possible l’instauration d’un autre rapport collectif au temps: inaugurer une autre époque ou prendre le parti de l’expérience à venir. Rendre visibles d’autres temps. Il s’agira alors moins d’établir une cartographie, avec ses connexions et ses lignes de transport (Tim Ingold, Une brève histoire des lignes) que d’être attentifs au paysage qui se dessine au cours de nos parcours et d’où surgit soudain une multiplicité de lieux. Alors, il n’est plus question d’utopie mais d’hétérotopies, tout à la fois des espaces autres et des contre-espaces comme nous le rappelle Michel Foucault. Contre le topos étouffant, écrasant, oppressant, indigne (chacun y mettra ses mots), surface totale dont l’expérience actuelle ne peut plus se déprendre, l’émergence d’une vie inactuelle, d’une vie individuelle qui est un certain rapport au lieu à faire, où des singularités font effraction: l’instauration à nouveau d’un « nous ».
Dans les interstices du tout dans lesquels nous avions trouvé refuge, il n’y a pas si longtemps (de l’autonomie ouvrière qui voulut en finir avec les classes, aux années punk rendant absurde tout sujet politique, en passant par des pratiques qui naissent par le milieu: la si mal nommée écologie), s’annonçait l’élan d’un nouveau siècle. Il faudrait alors l’appeler l’anti-époque: celle des fuites généralisées, des désertions in-figurées, des actualisations d’un monde morcelé rendant la politique habitable. Ou des expériences communales.
Sortir aussi de la fadeur d’un pragmatisme qui voudrait dans son culte des expériences plurielles, que celles-ci soient toutes également « intéressantes ». Puisqu’elles ont lieu, puisqu’elles tissent des mondes situés: un laboratoire pharmaceutique, une centrale nucléaire, le Tribunal Constitutionnel, la COP 21, 22, 23 et sa sinistre suite… et pourquoi pas Frontex. N’importe quelle institution, n’importe quelle simulation, quel simulacre. Ce n’est pas l’ingénierie de la composition qui apaisera le grondement de l’avis de gros temps qui nous assourdit. Avec le savoir, s’agit-il de trancher, comme l’affirmait Foucault, ou de nous rendre les acteurs enjoués du merveilleux monde du multiple, mais sans divisions, comme le proposent les experts de l’expertise? Les politiques moléculaires ont déjà largement été absorbées par les gouvernements, et c’est même aujourd’hui la source de leur plus grande légitimité. Tous confondus dans le même plan enchanteur de l’immanence: du développement personnel au micro-urbanisme, de la préservation de nouvelles friches sauvages, dans des villes mises au pas, aux ilots de cultures « bio » dans les campagnes ravagées. (Mais la sécurisation « locale » de l’expérience balisée conduit plus que jamais à de brutales ségrégations organisées: bidonvilles ambulants violemment dispersés dans les mondes des riches, camps de réfugiés à perte de vue enclavés dans des contrées misérables, dispositifs concentrationnaires partout et polices des frontières qui travaillent à la séparation: réfugiés et vrais citoyens, manifestants respectueux des institutions et intolérables casseurs. Mais oui, il faut en finir avec la tolérance).
Lorsque des singularités s’affirment dans le temps homogène, la politique peut faire irruption. Walter Benjamin évoque dans ses thèses sur l’histoire la constitution de monades: « (…) dans une constellation chargée de tensions une sorte de choc en retour » qui provient du blocage des choses révolues, blocage aussi soudain du mouvement de pensée prisonnier de l’histoire. Destruction des horloges pendant l’insurrection de juillet, fuite du travail salarié, attention portée à un jardin, dégagement d’une autre expérience de la folie, nouveaux modes d’existence de l’anomalie. (Ou la tendresse pour les enfants faubouriens. « Toute la monarchie est dans le badaud. Toute l’anarchie est dans le gamin », annonçait Victor Hugo).
La reprise du temps dans un lieu qui traverse les êtres. Si l’expérience n’est pas l’expérience de l’expérience des êtres-autres, elle ne sera rien d’autre que l’abîme d’une fantomatique identité à soi dans un temps de violence ultraréaliste. Vainqueurs et vaincus réunis dans le continuum de l’histoire (on sait la fin: confiance aveugle dans le progrès ou les vices fonciers d’une politique de gauche, disait W. Benjamin).
Il nous faut déployer un travail d’enquête qui nous mette au défi des passages entre des mondes. Depuis où parlons-nous des lieux des autres? Quels sont les risques que nous prenons dans ce travail de traduction qui n’est lui-même que la reconduction, ailleurs, de l’expérience? Car entre une expérience et ce que l’on peut en dire il y a la nouveauté du rassemblement qui réunit des conteurs, quelque part. Des nouveaux récits, à nouveau la communauté qui n’est rien d’autre que la transmission. Refondation.
Pas de commun déjà là, de tous les temps, ou la cité céleste du communisme, ou ses déterminations historiques. Pas de sujet du manque de l’histoire inaccomplie et pourtant annoncée, mais des communautés à faire: des modes d’existence de l’expérience dont on peut spéculer le surgissement dans le monde tel qu’il est. Entre je et le monde (je suis ceci ou cela) je choisis toujours le monde. Comment, autrement, pourrais-je devenir ce que je ne suis pas encore? Rendre présent le monde, le libérer de sa représentation.
Faut-il nommer une certaine épaisseur vitale par laquelle le temps et ses lieux s’incarnent? Gilles Clément rappelle dans son Manifeste du Tiers paysage que ce qui caractérise la puissance vivante des plantes délaissées, et la force de constitution d’un milieu, c’est leur effronterie topologique qui fait que la frontière n’est plus une ligne mais une épaisseur. « Considérer les limites comme une épaisseur et non pas comme un trait ». « Tenter l’imprécision et la profondeur comme mode de représentation du Tiers paysage ». A supposer qu’il ne faille pas une fois pour toutes abolir la représentation.
Alors, une épaisseur subjective? On voudrait se passer de toute idée de sujet puisque dans une logique de fragments les transitions constituent le ciment de l’expérience (William James). Faire l’expérience des transitions et lorsqu’il y a un « saut », faire confiance dans la rencontre vers ce dont nous nous élançons. Mais tout se passe alors comme si « la relation au dehors présupposait une descente méthodique dans l’espace du dedans » (F. Billeter, Esquisses). Conjurer l’avilissant héritage de mépris propre à la culture bourgeoise accrochée à la surface du monde. Il a y une tragique ironie dans le fait que ce soit aujourd’hui le djihadiste hyperbranché qui revendique une expérience intérieure contre la violence du mépris superficiel postcolonial.
C’est une question avant tout d’affects. D’affectation de la perception, dans un je qui en approfondissant son rapport au dehors, dans la soudaine collusion du dehors avec le « dedans », n’existe que par cette coïncidence: momentum du bouleversement subjectif, ancrage dans la nouveauté du collectif. Mais aussi lenteur de la construction commune et partielle d’un fragment du monde. Précipitation de la destitution. Ou inversement: il n’y a pas, ici, d’ordre de prééminence. On pourrait dire aussi: on fait la guerre avec l’intelligence de la stratégie, mais on construit la paix avec des affections.
Destitution, oui. Mais pour s’élancer vers l’instauration toujours précaire de nouveaux rapports. Car il faut expérimenter la discontinuité. Nous serons alors attentifs aux passages et aux transformations qu’ils entrainent: nous appellerons cela le soin. Le soin se situe toujours aux bords de la politique. Il ne s’intéresse qu’aux processus de singularisation par hétérogénèse. C’est lui qui rend habitable la destitution: production de différence sans fin.
D’un côté les gestes politiques situés. Comment serait-il possible de s’abstraire des situations singulières qui rendent possibles des processus collectifs de réappropriation? Mais de l’autre, l’expérience négative de la rupture avec ce qui est: que serait la politique sans la déposition de l’ordonnancement injuste et destructeur du monde? La politique naît par effraction là où des imprévisibles singularités surgissent. Elle n’est pas, elle n’a jamais été, un rapport de composition avec les institutions mais leur corruption.
Un nouveau mode de présentation de l’expérience. Stephen Toulmin, l’historien pop, en appelle à une Nouvelle Renaissance qui remettrait à nouveau dans les agendas politiques la reconstitution de notre expérience de conteurs, la relocalisation de la vie commune, la particularisation des universaux, la réintroduction d’une écologie des temps relatifs de la cohabitation entre les êtres. Il s’agirait alors d’une politique révolutionnaire à nouveau cosmopolitique. Elle ne peut être qu’un processus de détotalisation à vocation antimoderniste. On pourrait aussi l’appeler communaliste. L’invention de nouveaux commencements pour poursuivre l’œuvre multiséculaire de conjuration de l’Etat. La fragmentation pour rendre inopérant le réseau du régime général d’équivalence qui porte pour nom « économie ».
Partons d’un constat, le plus effrayant: la vie collective est un champ de ruines jonché de cadavres de ce que l’on appelait jadis des sujets. Et où prolifère aujourd’hui le maillage hypnotique des relations. Mais une communauté ne sera jamais un réseau. Trop de relations et pas assez de rapports (Isabelle Stengers). Ce n’est pas la vie sociale qui se délite (elle se porte à merveille dans sa nuisible production), mais les communautés qui n’offrent plus aucune garantie de repos lorsque la vieillesse approche. Rien de plus sinistre qu’un vieillard du XXIᵉ siècle. Et pourtant, nous ne commettrons plus l’erreur de convoquer « le commun », l’article défini venant parachever l’impuissance de sa figuration époquale, son vide sidéral. C’est des commensalités dont il s’agit et pour lesquelles il faut reconstituer des lieux. La puissance constituante de la commune imposera un monde de fragments où l’on pourra se rencontrer. Seulement à cette condition des associations et des alliances seront possibles à nouveau contre la monstrueuse excroissance étatique que l’on appelle la population. Contre le Tout il y aura toujours un reste, notre inadaptation.
Se rendre présents à la politique contre la fausse évidence de sa futilité face à la gestion. Dans la naissance ressentie en commun de la non-évidence de l’époque que nous vivons, surgit l’aversion pour le temps présent de la représentation: comment se fait-il que ce monde soit possible? Il faut avoir un plan contre l’économie de la planification du monde. Et ce plan c’est la profondeur subjective, notre intériorité bouleversée, l’émergence d’une reprise du temps à nouveau commun. Rupture: ce sera dans la destitution que s’ancreront les réalisations collectives. Mais c’est par le soin que l’on portera aux lieux de leur instauration que nous pourrons nous dissoudre dans un paysage à nouveau secret. La commune a toujours été une conspiration.
paru dans lundimatin#69, le 25 août 2016