À force de citer 4’33 de John Cage dès lors qu’on envisage une présence sonore du silence, ou au contraire une contradiction dans les termes, on en vient à oublier les formes moins radicales d’imbrication entre la musique et le silence ; on confond aussi la subtilité de la pensée du compositeur avec une provocation facile propre aux avant-gardes. Cette pièce programmatique satisfait pourtant sans doute ainsi aux exigences de son créateur dans sa capacité à déclencher une réflexion sur l’espace de silence dans la musique, et au-delà dans les relations entre l’œuvre et son public, entre la communauté et le lieu de son existence. Deux ou trois petites choses dans l’actualité de la musique électronique invitent bien modestement à penser aussi le rôle du silence dans ce domaine ; très modestement, cela ne fait aucun doute.
Il est très rare qu’on entre dans un lieu de musique sans que la musique soit déjà là. C’est peut-être ce qui distingue d’ailleurs la musique classique, l’opéra et le jazz. Le concert de musique classique ou le récital de jazz sont rarement précédés, dans l’attente des artistes, d’une ambiance sonore qui vient occuper, à l’arrière-plan, le public avant le concert. Pour les concerts de rock ou la variété en général, les choses sont différentes et il se diffuse dans la salle, quelle que soit sa taille, une “impression” de musique que le début du show, au moment où s’éteignent les lumières, interrompt, d’abord par l’enthousiasme de la foule puis par les premières notes de musique. Dans tous les cas, l’atmosphère de la salle de concert, avec ou sans musique, n’est pas silencieuse : le chuchotement des spectateurs est plus ou moins appuyé selon la taille de la salle, l’effervescence du public, la solennité du rendez-vous musical ; selon des règles de convenance aussi qui feutrent l’atmosphère dès lors qu’on se place dans l’attente d’une délectation esthétique.
La musique dans un club est également présente de façon constante, et il est fort rare que l’on pénètre dans une discothèque sans que la musique soit déjà là ; à moins bien entendu qu’on y entre pour travailler derrière la porte, le bar ou les platines. Bien plus, on se doit d’arriver quand la musique a commencé, quand la soirée bat son plein sur le plan sonore. Quand on est jeune, c’est une marque de coolitude que d’arriver après le début des hostilités musicales, c’est une convenance de bon ton que de montrer ainsi qu’on n’attendait moins la sortie qu’elle ne nous attendait. Avec l’âge, on arrive dans le club quand la musique a déjà commencé parce que la soirée qui précédait la sortie s’est éternisée, parce que les discussions après le dîner se sont prolongées, ou encore parce que l’on a hésité longtemps à sacrifier au rituel de la sortie en club – pour laquelle les convives se sont trouvés beaucoup trop vieux l’espace hypocrite d’un instant. Quand on vieillit davantage encore, l’arrivée est d’autant plus tardive que l’on tient à raccourcir le temps passé dans la discothèque ; trop de bruits, trop d’odeurs se mélangent pour que l’on supporte plus qu’il ne faut ce temps passé à recevoir une musique que l’on n’a pas choisi. Dans tous les cas, pénétrer dans un club à la faveur de la nuit, c’est s’introduire dans un univers déjà musical, et si notre arrivée n’interrompt en rien le flux des morceaux qui s’enchaînent, on a toujours la sensation d’entrer en collision avec une violence sonore. Si la musique se laisser deviner à mesure que l’on approche de la porte, si elle se fait plus présente quand on passe du vestiaire au bar, du bar à la piste de danse, elle semble toujours avoir été là, comme si elle attendait finalement dans sa permanence le danseur, quand c’est l’auditeur qui attend la musique dans la salle de concert. Il est tout à fait surprenant d’ailleurs de constater que, pour les habitués qui s’attardent après la fermeture du club, la musique, si elle disparaît effectivement, a généré une telle présence sonore toute la nuit que les conversations qui persistent dans la salle vide se produisent à un niveau de décibels d’autant plus important que la soirée a été intense. Tout se passe comme si le silence était banni à tout jamais même quand la musique a elle-même disparu ; comme si la musique imprégnait déjà les murs et les banquettes au point de définir le lieu comme un milieu ontologiquement sonore.
C’est d’ailleurs la mission du DJ que de veiller à la persistance de la musique, il est le garant de sa continuité. Le mix est l’art de composer cette ambiance sonore qui certes évolue au cours de la nuit, qui alterne les moments de climax et des temps de respiration, mais qui pose la musique comme un continuum liant les danseurs et la nuit, une présence qui se glisse dans les interstices des conversations. Il faut que les titres s’enchaînent, il faut que les rythmes se fondent, il faut que la nuit file sur cette ligne continue. La véritable qualité du DJ consiste à faire sentir les transitions sans jamais rompre cette continuité et sans que sa voix ne vienne remplir les blancs éventuels entre les titres. On louera d’autant plus cette modalité poétique de sa profession qu’il est capable de peindre musicalement la nuit sans la trouer de silence et sans la tacher de sa voix.
Ces remarques s’appliquent au premier chef à la musique électronique, et en particulier aux styles qui permettent la construction de cette ambiance sonore en variations tout au long de la soirée. La house, la progressive house, la techno, la deep house sont à même de façonner les couleurs de la nuit sans interruption, en montant ou en descendant en pulsations, en créant une intensité et des émotions en fonction de ce que le DJ ressent de la piste. C’est la raison pour laquelle quand la musique électronique a mis la main sur les clubs, au point d’ailleurs d’exclure tout à fait les autres styles musicaux, l’avant-garde de la scène électronique a inventé l’installation des DJ “en résidence”. Ces premiers artistes technos ouvraient et refermaient la nuit parce qu’il s’agissait précisément de garantir une continuité et de construire une intensité dans le mix. Il s’agissait de bannir le silence de la piste et de démontrer ainsi l’incroyable capacité créative de cette musique nouvelle (encore difficile à accepter) et son aptitude à produire l’effet socialisant de la danse. Plus tard, l’affirmation de la figure sociale et artistique du DJ, puis la starification de certains de ces pionniers et l’incroyable talent de ces véritables musiciens ont, à partir du milieu des années 1990, bouleversé cette continuité de la musique de club. En effet, dès lors que les plus prestigieux de ces lieux de la musique électronique accueillaient les DJ stars au-delà de la résidence, il a fallu réserver, par alternance et succession, des temps de jeu au cœur de la nuit. Le DJ apparait alors comme apparaît une rockstar, prenant les platines de 2h à 4h du matin, ou bien de 3h jusqu’à la fermeture. Leur “apparition” conduit immanquablement à une interruption de la musique. Les réactions de la piste ne sont plus seulement le fruit de l’énergie et de l’émotion transmises par les titres, mais elles sont liées aussi à la présence et la reconnaissance d’une personnalité devant le son. Il faut alors présenter la star, lui ouvrir la voie par une césure dans la musique. Cette pratique perdure aujourd’hui aussi bien dans les clubs que dans les grands festivals de musique électronique où les DJ stars se succèdent tout au long de la nuit sur les scènes principales, pour des sets très courts (une ou deux heures) entrecoupés par la suspension de la musique, la disparition du musicien et l’apparition d’une nouvelle figure derrière les platines. La belle continuité de la nuit en club, le bannissement du silence en ce qu’il pouvait interrompre la création d’une fresque musicale au long cours, n’est plus d’actualité ; on a changé de relation à l’interruption de la musique.
Si la continuité musicale du club était garantie par la discrétion de la figure du DJ, la succession des sets en club ou en festival voit l’apparition d’une figure scénique, théâtrale ; une personne que l’on attend, que l’on reconnaît, que l’on admire et qui a su, par la musique tout autant que par son apparence (et son lien avec la mode notamment) générer une scénographie dramatique qui ponctue désormais le déroulement de la musique. Il n’y a certes pas plus de silence à proprement parler, dans la mesure où la starification de ces artistes, tout à fait légitime tant leur talent et leur sensibilité sont galvanisantes pour les danseurs, génère un autre type de son, celui de l’acclamation du public, de la même façon qu’on applaudit à la fin d’un concert de musique classique ou qu’on salue l’arrivée sur scène de la rockstar. La vraie transformation en revanche affecte cette notion intrinsèquement liée au silence qu’est l’attente. Avec cette nouvelle façon d’envisager la pratique de la musique électronique, on revient à une véritable performance de l’artiste qui place le public dans une posture d’attente alors que la musique dans le club attendait le visiteur. Cette situation conduit à un rapprochement statutaire et symbolique entre DJ et musiciens traditionnels : on dit qu’un DJ “joue” de telle heure à telle heure, on dit qu’il “joue” un titre ; on vante la qualité technique des DJ, leur virtuosité dans le mix ou dans la création d’effets sonores live pendant leurs sets. Ce rapprochement est absolument bienvenu et conduit à la reconnaissance, certes tardive, du talent artistique de ces musiciens.
Inutile de dire que tout a changé avec la pandémie, et la fermeture immédiate des clubs. Comme tous les artistes, les DJ se sont retrouvés dans l’incapacité d’exercer au quotidien leur métier et beaucoup d’entre eux ont plaidé très tôt pour une réouverture sécurisée des clubs, en particulier quand il est devenu évident que ces fermetures prolongées n’étaient pas seulement liée à une volonté d’éviter la contagion. Le mouvement Sound of Silence, conduit à l’initiative de plusieurs jeunes DJ détenteurs de label et producteurs d’événements de musique électronique, visait à sensibiliser l’opinion publique, les médias et les politiques quant au désastre économique et social que représentait la fermeture des clubs pour ces artistes, mais aussi pour toute une génération qui se trouvait privée d’un lieu de sociabilité absolument impossible à recréer en dehors de la nuit électronique. Il est tout à fait remarquable que cette initiative ait eu recours à la notion de “silence” pour réclamer la réouverture des clubs, comme si la pandémie avait induit cette présence de silence que la musique en club cherchait à éviter à tout prix, comme si en interrompant la scène électronique on avait donné la possibilité d’existence à cette idée de silence que l’on cherche à dominer quand on s’adonne à la musique électronique en tant qu’auditeur et en tant que compositeur.
Ces mêmes DJ ont su inventer en très peu de temps de nouvelles modalités de produire leur musique et de la jouer pour le public. Comme pour les autres musiciens, le confinement a vu se multiplier les initiatives de “sessions à la maison”, les “concerts au salon”, etc. Les DJ stars – je pense en particulier à Charlotte de Witte ou à Amélie Lens – ont mis à disposition de leurs fans, sur les réseaux sociaux, sur YouTube, sur Soundcloud, des sets réalisés sans public ; des versions confinées et intimistes de ce que certaines radios proposaient déjà avant la pandémie sous forme de “résidence”. Ces sets en confinement ne sont pas interrompus par la voix du DJ parce qu’ils mêlent le son et l’image de la performance. Ils sont en réalité la captation vidéo du travail du DJ qu’on ne voit traditionnellement pas quand on danse sur la piste du club ou devant la scène du festival. Il y a une dimension clinique dans ces vidéos, l’impression d’assister à l’élaboration d’une recette de cuisine, le moyen tout à fait imprenable de voir l’artiste en création. La principale particularité de ces vidéos, au-delà de la qualité musicale de certaines d’entre elles qui sont devenues aujourd’hui des sets de références, vient du fait de leur gestion du silence précisément. Parce qu’ils ont un début et une fin marqués par la vidéo elle-même, les sets sont précédés et suivis d’un véritable silence, dans la mesure où la captation sonore, pour qu’elle réponde aux exigences de qualité que mérite le travail de ces artistes, provient directement des platines et annule donc tout à fait les bruits environnants. Il ne reste donc que la musique entourée de silence.
Et c’est là une véritable nouveauté dans le domaine de la musique électronique : partir du silence pour atteindre le silence à nouveau, avec dans l’intervalle une peinture musicale qui naît, qui culmine et qui meurt. Cette composition entre le silence est tout à fait sensible dans la façon dont les artistes soignent le choix et la mise en œuvre de leur opening track et de leur closing ; il faut sculpter, ciseler, polir ces fragments de musique pour passer du silence à la musique rythmée marquée par une pulsation, puis revenir au silence. Ils utilisent pour cela plus souvent le style de l’ambient et du dub qui permet de quitter le silence sans rythme, et de laisser la place progressivement au premier morceau qui donne l’intensité du set. Alors qu’en club la clôture du set relève traditionnellement d’un climax, d’un effet musical qui crée la saturation de l’espace sonore, on assiste dans ses vidéos intimes à une retombée de la musique, à une annonce de silence. Et cette gestion du silence par le DJ est tout à fait originale parce qu’elle rend une autonomie à chacune de ses performances musicales qui ne sont plus contraintes ou bien dans l’enchaînement des sets sur la scène du festival, ou bien dans le lieu ontologiquement sonore du club.
Il faut ajouter à cela que ces sets se font par définition sans public. Le DJ est seul face à ses platines et toute la charge dramatique de la performance musicale se trouve déplacée, dans ces vidéos, du club-lieu social vers le lieu-paysage dans lequel le musicien s’installe ; dans l’univers familier de son salon au temps du confinement, ou dans des espaces naturels, industriels, patrimoniaux. Des lieux qui incarnent dans leur vide et leur solitude une idée de silence ; par leur isolement, par leur caractère spectaculaire, par le fait que le public a soudain été banni du lieu de la production musicale. On pourrait multiplier les exemples de ces performances en solitude, mais le set de Charlotte de Witte sur le site de l’ancienne cité grecque de Messène, ou encore le set d’Amélie Lens sur la scène du célèbre Kompass Club, complètement vide, ont délicatement transformé l’univers qui entoure la performance électronique en lieu de silence dans lequel on importe momentanément la musique ; sans violence, sans saturation. Inversion totale du paradigme du club lieu musical dans lequel on cherchait à bannir encore et toujours le silence. Certaines initiatives sur internet avaient déjà entrepris cette recherche tout à fait particulière d’une performance musicale sans public. L’incroyable initiative Cercle par exemple, en transportant les musiciens seuls devant la pyramide de Gizeh, dans un ballon montgolfière qui survole la Cappadoce ou sur une plateforme au-dessus des chutes d’Iguazu, a permis cet effet de surgissement de la musique dans le lieu du silence. C’est en réalité une forme de réconciliation qui se produit ici ; toutes ces initiatives, parce qu’elles sont soignées dans leur production, dans la prise de son, dans la qualité des images ont raccommodé la musique électronique et le silence. Bien plus, elles en ont fait une qualité esthétique nécessaire à la possibilité de “jouer”, c’est-à-dire de de sculpter le paysage par la musique au-delà du club, dans l’espace que le silence sait libérer.
Il s’agit bien évidemment d’une impression, celle d’un auditeur devenu spectateur qui a trouvé une satisfaction incommensurable pendant le confinement dans ces capsules de musique mises à disposition par les artistes. Il y avait là la possibilité de se laisser aller à une exigence de stimulation sonore. Il n’en reste pas moins que, même écoutées très fort au casque dans les moments les plus anxiogènes de la pandémie, elles n’ont pu se substituer à l’énergie d’une performance live ; ce n’était pas leur but. Néanmoins, il semble évident que cette transformation du statut du silence dans la pratique de la musique électronique a eu un impact réel sur la façon dont les artistes envisagent désormais la création de leur set, quelle que soit leur échelle et les conditions de leur performance, et malgré la multiplication des sets. Dans une sorte de retour nostalgique aux débuts de la musique électronique, le fait de prendre les platines à l’ouverture du club et de les lâcher à sa fermeture peut être considéré comme la volonté de s’approprier le silence, et d’en faire un élément à part entière dans la création du paysage musical, même s’il y a fort à parier que le public qui attend la performance ne se trouvera pas dans la même posture de retenue que le public qui attend l’arrivée de l’orchestre avant un concert de musique classique, mais peu importe. Le 13 mai dernier, Enrico Sangiuliano, l’un des DJ les plus talentueux de la scène électronique européenne, a annoncé sur Twitter la création d’un label éphémère pour la production de dix titres ; chacune de ses sorties sera accompagnée par un set all night long dans dix villes dans le monde. Dans cette sorte de happening extrêmement intelligent d’un point de vue artistique, le silence s’impose comme l’une des composantes de la création puisqu’il s’agit de jouer “from silence to silence” dans les mots d’Enrico Sangiuliano. En restituant ainsi au club sa capacité à tolérer le silence, il y a peut-être aussi dans ces initiatives une réconciliation possible du silence et de la nuit, non pas une forme d’angoisse de l’inconnu mais dans une satisfaction de l’attente, de l’éphémère.
*Ces quelques notes se placent dans la continuité des réflexions tenues au sein de l’EIT “Arts et Intelligences du Silence” et doivent beaucoup au travail de Deborah Puccio-Den sur le monde de la nuit. Tous les clichés dans ce billet proviennent des sites promotionnels des artistes et contiennent les liens vers leurs travaux.
Cher carnetier,
Nous avons particulièrement apprécié votre billet. Pour que la communauté puisse plus aisément le découvrir, nous avons décidé de le mettre en Une des portails fr.hypotheses.org et hypotheses.org.
Bien cordialement,
Sophie Guillot, pour l’équipe d’Hypothèses
Merci mille fois !