SUR ÉCOUTE

Vincent Casanova
Des capsules d’écoute musicale, voici ce qui peut constituer un moment à part dans le cours d’histoire des arts, moment d’audition hétéroclite à l’image des goûts des élèves rompus au butinage sur la Toile. À chaque fois, un motif ou une notion pour aiguiser l’oreille et découvrir que de mêmes procédés travaillent des musiques de genres différents.

L’histoire des arts se distinguerait des autres enseignements artistiques par le fait même qu’elle ne comprendrait aucune pratique et serait exclusivement théorique. De fait, elle ne se fonde pas sur le déploiement d’une démarche de création personnelle – on élargit volontiers celle-ci jusqu’à l’art de l’interprétation (au sens anglais de performance). En cela, au-delà de la pluralité des formes qui constitue son objet, l’histoire des arts occupe une place singulière au regard des arts plastiques, de la musique, de la danse, du théâtre, du cinéma-audiovisuel dont une part de la pédagogie repose effectivement sur une activité concrète aux prises avec une technique et l’utilisation/transformation d’une matière ou de matériaux.

Christian MARCLAY (né en 1955), Footsteps, 1989, disques vinyles, photographie de l’installation.

Toutefois, ce qui a pu apparaître comme un manque a conduit des enseignants d’histoire des arts à imaginer des situations confrontant collectivement les élèves à des expérimentations pour saisir un aspect du processus d’élaboration artistique et, par là, à appréhender une notion ou une esthétique1. Élargir le sens même de ce que recouvre le terme de pratique est une autre possibilité dont on voudrait rendre compte ici depuis la proposition de mise en place d’un atelier d’écoute régulier dans le cadre de séances d’histoire des arts. Car, il est aujourd’hui tout à fait légitime d’envisager la “production des consommateurs” (Michel de Certeau) et de considérer dès lors qu’écouter est une pratique à part entière et a pleine valeur – on le dit bien pour la lecture. Au demeurant, c’est là une chose que tous les professeurs de musique savent déjà fort bien et dont ils ont le souci très largement dans le cadre de leurs heures au collège2.

C’est qu’on ne peut pas faire contre son temps. Le fait est largement établi maintenant : les élèves sont d’ardents auditeurs et la dernière étude conduite par le ministère de la Culture a bien mis en évidence combien l’écoute de musiques arrivait très loin en tête de toutes les pratiques culturelles. On y apprend aussi que la pratique dite instrumentale reflue, elle qui avait pourtant connu des progrès spectaculaires par le passé. Peut-être tout simplement en va-t-il aussi d’une manière inadéquate de la mesurer ? Combien de jeunes font en effet de leur ordinateur le lieu de leurs pratiques musicales personnelles ? En somme, restreindre la pratique à une définition “instrumentale” peut sembler dès lors à bien des égards anachronique.

Ben VAUTIER dit BEN (né en 1935), Composition musicale 1, vers 1963, partition d’event, 6,5 x 8,4 cm, coll. de l’artiste.

Il est une autre frontière qu’on est aussi enclin à effacer. Il n’est pas rare de distinguer l’écoute selon qu’elle serait active (celle-ci se retrouve aussi bien du côté de la psychologie que de la pédagogie et  elle est même devenue une capacité identifiée dans les programmes scolaires français en 2019) ou passive (sans parler de la flottante !). On peut considérer pourtant qu’à partir du moment où elle se fait réelle interruption du continuum ordinaire – autrement dit, qu’on ne fait rien d’autre de ce temps défini que laisser les sons emplir l’espace et son corps – il se passe toujours quelque chose… car divaguer, voire s’assoupir, est une activité comme une autre et c’est à une autre forme d’écoute qu’on se livre alors ! Bien sûr, il n’est pas question de la rabattre sur l’entendre, tant ce verbe charrie avec lui un comprendre, ce qui est toujours une joie sans doute, mais dont l’écoute justement suspend l’horizon et le met en tension – elle ne l’annule pas mais le diffère ce qui est… différent !

Tomás SARACENO (né en 1973), photographie d’une installation dans le cadre de l’exposition On Air, 2018-2019, toiles d’araignées, Palais de Tokyo (Paris)

C’est à l’aune de ces idées donc, il y a une dizaine d’années, que j’ai conçu une série de « moments musicaux ». La motivation de départ était toute prosaïque : il s’agissait de rendre supportable la séance de quatre heures d’affilée partagée avec une classe de 1e le samedi matin – c’était en revanche optimal pour les sorties au musée ! Quand bien même les contenus et les activités pouvaient varier sur cette ample plage horaire (8h-12h…), la dernière demi-heure était vite devenue peu satisfaisante d’un point de vue pédagogique (et c’est peu de l’écrire !). Pour y faire face, d’une semaine à l’autre, à compter du mois de novembre, un même rituel s’est mis en place : toutes affaires rangées et oreilles ouvertes (il est de toutes façons bien difficile de les fermer : elles n’ont pas de paupières !), les dernières vingt minutes étaient consacrées à l’audition successive de deux courtes œuvres musicales (“à l’aveugle”), dont la conjugaison tenait au fait d’avoir en commun un procédé d’écriture musicale qu’il s’agissait d’identifier et à partir duquel s’ouvrait une assez brève conversation collective sur l’effet et les sensations produites ainsi qu’une interrogation sur ce qui avait pu conduire des musiciens à choisir un tel procédé.  Quelques minutes plus tard, la classe  était invitée à une réécoute complète de chacun des deux morceaux. L’ambition était de participer à une forme d’intensification du sens de l’ouïe pour apprendre à écouter autrement – et non mieux – afin d’enrichir le répertoire des possibles en la matière.

Paul KLEE (1879-1940), Musikalishes Gespenst (Spectre musical), 1940, plume sur papier sur carton, 29,6 cm x 21 cm, Zentrum Paul Klee (Berne, Suisse)

L’idée, simple, dérivait du goût que les élèves pouvaient avoir à connaître un nouveau terme – technique – et  du plaisir de le réutiliser. La variété des genres musicaux était par ailleurs aussi impérative, à l’image des formes artistiques diverses abordées en classe. Le but était de faire ressentir à quel point certaines stratégies d’écriture musicale sont traversières, voire que des recettes identiques enjambent les époques et les styles. 

Pour ouvrir le bal, on entreprit de faire un sort à la figure de l’ostinato – comme son nom l’indique, il désigne une formule musicale répétée de manière obstinée tout au long du morceau.  Les élèves écoutèrent ainsi successivement – mais aucune référence ne leur avait été donnée au préalable – le chœur « Meine Tage in dem Leide », extrait de la cantate BWV 150 Nach dir, Herr, verlanget mich (1707) de Johann Sebastian Bach3 et Seven Nation Army” extrait de l’album Elephant (2003) du duo The White Stripes4.

Dans les deux cas, en effet, on peut repérer une ligne de basse qui, tout du long, irrigue et structure le discours musical :

Ostinato du chœur « Meine Tage in dem Leide »
Ostinato de « Seven Nation Army »
Pochette de couverture du single « Seven Nation Army », 2003.

Un consensus s’énonça assez vite : l’atmosphère lancinante du chœur de Bach devait renvoyer à une douleur – et ainsi les élèves venaient de saisir tout à la fois une partie du sens des premières paroles (“mes jours passés dans la souffrance”) et une des propriétés de la chaconne (le terme fut introduit) qui repose sur le principe de répétition obsédante d’un motif ; on remarqua aussi que la ligne était ascendante et les élèves venaient de toucher du doigt le second vers “Endet gott denoch zur freude” (« Dieu les fait pourtant finir dans la joie »)… et l’effet de lumière harmonique produit par l’accord final5. On n’en dit pas plus – il fallut résister à la tentation du commentaire plus détaillé – pour comparer avec l’ostinato de « Seven Nation Army » – dans le jazz ou le rock, on utilise plus souvent le terme de riff pour rythmic figure en lieu et place d’ostinato6. La discussion s’engagea autour de cette signature mélodico-rythmique7 : moyennant une petite remarque pour les mettre sur une piste, il fut repéré qu’il était composé de sept notes… à l’unisson du titre (connu de quasiment tous à l’époque – merci les stades de foot !8 – et prononcé dès le deuxième vers : “A seven nation army couldn’t hold me back” – « une armée de sept nations ne pourrait m’arrêter”). Puis il fut question de sa ligne descendante, parfait miroir de celle de Bach, tournant comme une boucle infernale renvoyant à l’image du sang coulant évoqué dans les paroles (“And I’m bleeding, and I’m bleeding, and I’m bleeding” – « Et je saigne, et je saigne, et je saigne »). Je les informai alors que  l’expression “seven nation” était en fait une déformation enfantine de la prononciation de “salvation” (salut) par Jack White lui-même, précisant dès lors qu’il n’était peut-être pas tout à fait un hasard s’il était aussi question du “Seigneur” dans les paroles (“Right before the Lord / All the words are gonna bleed from me”). Il était alors temps de passer à la seconde écoute.

Superposition du refrain de « Oops i dit it again » et de la ligne de basse de la Folia.

En guise de conclusion et d’ouverture, dans le seul but de les inciter à aller traîner leurs oreilles ailleurs, je fis très rapidement écouter l’ostinato dit de La Folia (la Folie), l’un des motifs les plus fameux de l’histoire de la musique tant il inspira nombre de compositions9 – je choisis  pour ce faire la version de Vivaldi et l’air de rien, les encourageai aussi à prêter l’oreille au refrain de la chanson “Oops i dit it again” (2000) de Britney Spears qui suit exactement le même enchaînement d’accords que La Folia, ce qui compte tenu des compositeurs et producteurs archi-compétents en matière de tube que sont Max Martin et Rami Yacoub10 ne peut passer pour une totale coïncidence. C’est peut-être d’ailleurs la seule explication sensée à ce que que cette chanson ait été diffusée par la marine marchande britannique contre les pirates somaliens11, tel un chant de sirène à fuir à moins de devenir fou…! Le moment était arrivé de se dire à la semaine prochaine.

  1. Voir à ce titre les deux articles déjà publiés sur le site. []
  2. Cf. les orientations en la matière sur le site d’Eduscol. []
  3. L’enregistrement ici proposé n’est pas celui diffusé à l’époque… car il n’existait alors pas ! Il est bien plus efficace tant l’interprétation de l’ostinato y est tout particulièrement éloquente – celui-ci est répété plusieurs fois en introduction avec un effet d’amplification instrumentale… que l’on retrouve dans « Seven Nation Army » avec les entrées de batterie.  Il s’agit de l’enregistrement réalisé au printemps 2020 par Anna Prohaska et le Lautten Compagney, sous la direction de Wolfgang Katschner, paru chez Alpha. []
  4. Je n’ai volontairement pas distribué les paroles pour la première écoute, mais seulement pour la seconde afin de se concentrer exclusivement sur l’expérience acoustique… qui peut s’accompagner toutefois de l’entente à la volée de certains mots  ! []
  5. Le morceau s’est ouvert en si mineur et, après une série de modulations, s’achève en un si majeur victorieux. []
  6. Précisons pour l’anecdote qu’on retrouve le même mouvement descendant mélodique dans… la Symphonie n°5 d’Anton Bruckner (1878 – à peu près au bout d’une minute dans cette vidéo) ou bien plus tard, à un détail près, dans la chanson, en forme de ballade, Road Trippin’ (1999) des Red Hot Chili Peppers  – il faut dire que ce riff suit une formule harmonique standard comme par exemple dans Sweet Dreams (Are Made of This) de Eurythmics et bien ailleurs encore… []
  7. L’écriture d’un triolet de noires, sur le 3e temps de la première mesure, est sans doute trop rigide tant Jack White, en faisant claquer les cordes de sa guitare (semi-acoustique, datant des années 1950) comme une basse (il utilise une pédale dite Whammy  en plus), a tendance à ne pas jouer tout à fait de manière égale ces trois notes. []
  8. Sur la trajectoire de ce titre dans les stades, lire par exemple cet article. Il ne paraît pas surprenant que le titre soit venu conclure le concert Rockin’1000 quelques années plus tard en 2019… au Stade de France. []
  9. Ce site néerlandais recense toutes les occurrences et c’est assez vertigineux… []
  10. Max Martin a notamment écrit pour Katy Perry, Lady Gaga, Adele, Shakira ; Rami Yacoub pour Nicki Minaj, Ariane Grande, Madonna… []
  11. Cf. cet article du Guardian []

Une réflexion sur « SUR ÉCOUTE »

  1. Cher carnetier,

    Nous avons particulièrement apprécié votre billet. Pour que la communauté puisse plus aisément le découvrir, nous avons décidé de le mettre en Une d’Hypothèses.

    Bien cordialement,
    L’équipe d’Hypothèses

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