L'endettement croissant des pays dits du
tiers-monde et les réactions en chaîne qu'il déclenche, n'est
qu'un aspect d'un phénomène beaucoup plus large :
l'emballement du crédit comme moteur de l'économie du
capitalisme tardif. Il est important de le souligner, pour
comprendre que la crise financière actuelle est le produit
organique de l'expansion mondiale suite au « boom » d'après-guerre
allant des années 1940-1948 aux années 1968-1973 (1).
Loin de résulter de l'impéritie des pays
sous-développés, de leurs classes possédantes ou de leurs
gouvernements, il n'est qu'une manifestation particulière du rôle
clé que l'inflation du crédit - et donc le gonflement de
toutes les formes de dettes - a joué pour stimuler la
croissance (mieux : retarder la crise) après la Deuxième
Guerre mondiale dans tous les pays et les secteurs capitalistes.
En vérité, si nous vivons depuis 1940 sous
le règne de l'inflation permanente dans tous ces pays,
inflation et endettement sont largement synonymes. L'inflation
est en effet, pour l'essentiel, une inflation de monnaie
scripturale (2), une inflation du crédit, donc un gonflement
des dettes.
Nous l'avons déjà dit à de nombreuses
reprises : après la Deuxième Guerre mondiale, le capitalisme a
flotté vers la « prospérité » sur un océan de dettes. Pour
se rendre compte de l'importance du phénomène, il faut en préciser
tout d'abord l'ampleur. Actuellement, la seule dette libellée
en dollars aux Etats-Unis, plus la dette étrangère en dollars
et en d'autres devises du reste du monde, dépasse la somme
astronomique de 8 mille milliards de dollars, se répartissant
en gros ainsi en fin 1985 :
Pays et Régions |
Dettes (en milliards de dollars) |
Dette publique des USA |
2 000 |
Dette des entreprises aux USA |
2 800 |
Dette des ménages aux USA |
1 900 |
Dette du tiers-monde |
950 |
Dette publique d'autres pays capitalistes et
des Etats ouvriers |
700 |
On voit que la dette du tiers-monde, qui
provoque tant de commentaires désobligeants de la part des
milieux bancaires, n'est qu'une partie modeste de la masse
mondiale des dettes en dollars et devises étrangères, à peine
plus de 10% du total. Comme cette somme englobe également la
dette de la Chine, elle concerne les deux-tiers des habitants de
la planète ; un dixième de la dette pour deux-tiers des
habitants, ce n'est nullement disproportionné. Les récriminations
des milieux bancaires reflètent donc l'adage bourgeois selon
lequel « on ne prête qu'aux riches », traduit en termes plus
crus par la formule : « On aurait dû ne prêter qu'aux riches
».
Ce chiffre de l'endettement n'a qu'une valeur
indicative. Il n'englobe pas la dette en devises « nationales
» de l'ensemble des pays capitalistes, sauf les Etats-Unis. Il
a néanmoins une valeur opérationnelle réelle, dans la mesure
où il permet de saisir la vulnérabilité du système bancaire
américain et du système monétaire international fondé sur un
rôle privilégié du dollar.
Rappelons brièvement par quels mécanismes
l'inflation du crédit et le gonflement des dettes amortissent
à court terme l'acuité des principales contradictions du
capitalisme contemporain.
Les dettes des ménages permettent de réduire
momentanément l'écart entre l'accroissement de la capacité de
production des entreprises fabriquant des biens de consommation
d'une part, et l'augmentation beaucoup plus modeste du pouvoir
d'achat des masses d'autre part. Une partie des biens de
consommation durables (surtout logements et automobiles) sont
achetés à crédit.
Les dettes des entreprises permettent de réduire
momentanément l'écart entre le rythme d'accumulation du
capital et le rythme d'augmentation des profits. Elles
permettent donc d'atténuer dans l'immédiat les effets de la
chute tendancielle du taux moyen de profit. Le rythme
d'accumulation est maintenu, dans la mesure où une partie des
nouveaux investissements (achats de nouvelles machines, de
quantités supplémentaires de matières premières, etc.) est
financée par le crédit et non par des profits réalisés.
Le gonflement de la dette publique permet
d'atténuer momentanément la crise fiscale de l'Etat, c'est-à-dire
de diminuer l'écart entre le rythme d'accroissement des dépenses
publiques et le rythme bien plus lent d'accroissement des rentrées
de l'Etat, avant tout des impôts (3).
Bien entendu, l'endettement ne peut jouer ce rôle
d'amortisseur de quelques-unes des contradictions inhérentes au
mode de production capitaliste que pour un certain temps et dans
certaines limites. L'acuité de ces contradictions fait qu'il
faut de plus en plus de crédits, donc de plus en plus
d'inflation, pour obtenir cet effet. D'où un emballement inévitable
de l'inflation. Mais dès que l'inflation s'emballe et qu'elle dépasse
un certain seuil, elle ne peut plus nourrir l'expansion. Elle
commence même à l'étrangler.
Elle devient donc un des facteurs du
retournement de l'onde longue expansive de 1940-1948/1968 début
des années 1970, vers l'onde longue dépressive qui est
toujours en cours (4). De là le passage de la politique économique
capitaliste du keynésianisme (stimulation de la demande et donc
inflation modérée) vers le monétarisme (rétablissement de la
stabilité monétaire à tout prix, même au prix de la
stagnation et de la dépression économiques). Ce n'est pas le
changement de politique économique qui a provoqué le
changement de la conjoncture, c'est le changement de priorités
dans les objectifs à atteindre par la bourgeoisie qui a déterminé
le changement de politique économique, au moment où le
retournement de la conjoncture était déjà un fait.
Après 1945, l'objectif numéro un avait été
la stabilisation sociale et politique des principaux pays
capitalistes (Amérique du Nord, Europe occidentale, Japon) : de
là l'orientation vers le plein emploi et l'utilisation
prioritaire de techniques keynésiennes. Après 1968 et surtout
après 1973, la priorité absolue est revenue à la relance du
taux de profit, au besoin au prix d'un chômage massif et d'une
aggravation des tensions sociales.
ROLE DE L'INITIATIVE
BANCAIRE DANS LE GONFLEMENT DES DETTES
Ce qui caractérise la société bourgeoise,
c'est notamment le fait que même les intérêts généraux de
la bourgeoisie (exprimés le plus souvent par l'Etat bourgeois)
sont défendus par des agents particuliers (hommes politiques,
hauts fonctionnaires, hommes d'affaires) qui, 99 fois sur 100,
ne peuvent pas faire abstraction de leurs intérêts privés.
L'expansion générale du crédit, après 1940 (1948)
correspondait sans aucun doute à l'intérêt général de la
bourgeoisie. Elle était sans aucun doute stimulée par des
banques qui ne poursuivaient pas en premier lieu le but de
servir l'intérêt général du Grand Capital. Elles cherchaient
avant tout à augmenter leurs propres profits, les profits
bancaires.
Lorsque la conjoncture économique est bonne,
lorsque le baromètre est au beau fixe, l'intérêt général de
la bourgeoisie et la recherche particulière du profit par les
banques coïncident dans une très large mesure. Les banques
fonctionnent comme centres de « socialisation objective » des
capitaux. Elles collectent les excédents de capitaux des firmes
et des ménages pour les orienter vers les firmes (et depuis la
Deuxième Guerre mondiale, dans une mesure croissante, vers les
ménages de la grande et moyenne bourgeoisie et les couches supérieures
de la petite bourgeoisie) qui en ont besoin pour élargir leurs
investissements et leurs achats.
Mais lorsque le système est en crise, cette
coïncidence est ébranlée. Le but particulier des banques - défendre
avant tout leurs revenus et leur rentabilité propres - peut
entrer en contradiction avec l'intérêt général du Capital :
restaurer la rentabilité de l'ensemble du système, avant tout
des principaux trusts, monopoles et groupes financiers.
Recherchant des profits supplémentaires, les banques s'engagent
dans des pratiques qui ébranlent la stabilité du système dans
son ensemble, du moins à plus longue échéance. Le contrôle
d'Etat sur les banques, étendu après l'expérience
traumatisante de la crise bancaire de 1931-1933, est impuissant
à supprimer ce mal, qui est inhérent à la propriété privée
(5), à la concurrence et à la recherche du profit en tant que
moteur principal de l'économie capitaliste.
Les profits bancaires proviennent, pour
l'essentiel, de la différence entre le taux d'intérêt accordé
aux dépôts et le taux d'intérêt obtenu par les prêts. Plus
les dépôts bancaires se gonflent et plus les banques ont intérêt
à chercher des clients auprès desquels elles peuvent placer
des emprunts à des taux d'intérêt supérieurs à la moyenne.
A partir du choc pétrolier de 1973, les revenus pétroliers
d'une série de pays exportateurs de pétrole sont allés
gonfler les dépôts d'une série de banques américaines et
britanniques (dans une moindre mesure allemandes, suisses,
japonaises, etc.) C'étaient les fameux pétrodollars. Les
banques étaient confrontées au problème de trouver à qui prêter
ces nouveaux capitaux-argent.
Or, la longue dépression qui venait de
commencer dans les pays impérialistes réduisait simultanément
la demande de crédits supplémentaires de la part des firmes et
des ménages, déjà excessivement endettés. Pour chercher les
débiteurs nouveaux, les banques se sont donc adressées
ailleurs, essentiellement vers les pays du tiers-monde et, dans
une moindre mesure, vers les Etats ouvriers bureaucratisés. Ce
sont les banques qui ont offert ces crédits au tiers-monde, ce
n'est pas le tiers-monde qui les a mendiés aux banques (6).
L'opération a été stimulée par trois conditions particulières,
qui coïncident avec le milieu des années 1970.
Tout d'abord, il y a eu une désynchronisation
entre la dépression dans les pays impérialistes d'une part, et
celle en Amérique latine et en Asie du Sud-Est et de l'Est
d'autre part (7). Il y avait donc l'illusion que la solvabilité
des pays semi-industrialisés dépendants, du moins dans ces
secteurs géographiques, allait croissant.
Ensuite, ces pays se virent imposer des taux
d'intérêt plus élevés, qu'ils étaient bien obligés de
payer, vu la pénurie chronique de capitaux dont ils souffrent,
alors que le taux d'intérêt réel - compte tenu de l'inflation
- était très bas, quelquefois même négatif, dans les pays
impérialistes (8).
En outre, les banques privées remplirent un
vide laissé par la défaillance des organismes internationaux
capitalistes, plus exactement par la réticence des
gouvernements impérialistes, à commencer par celui des
Etats-Unis, de fonctionner dans l'intérêt général du système
capitaliste international en temps de crise. Le choc pétrolier
avait redistribué la plus-value (et sa capitalisation sous
forme de capitaux-argent à l'échelle internationale). Les
principales victimes de cette redistribution étaient les pays
dits du tiers-monde non exportateurs de pétrole. Les principaux
profiteurs étaient les classes possédantes des pays
exportateurs de pétrole. Le déficit de la balance des
paiements risquait d'étrangler la capacité d'importation des
premiers, non seulement dans le domaine des biens d'équipement
mais même dans celui des matières premières vitales pour leur
industrie naissante, voire dans celui de la nourriture. Un problème
de recyclage de pétrodollars se posait donc objectivement. Il
fallait prêter les excédents des pays de l'OPEP aux pays les
plus déficitaires. C'est en gros ce que firent les banques privées.
Mais elles le firent avec précipitation,
imprudence et en échange de gros avantages privés. Ici
intervient un autre phénomène : la dégradation progressive du
personnel dirigeant du système bancaire international.
Au cours de toute la période ouverte par la
Deuxième Guerre mondiale, il y a eu une amplification considérable
des opérations de crédit et une extension non moins
spectaculaire des opérations purement spéculatives dans le
cadre du système bancaire. Cette extension se manifeste surtout
à partir du moment de la non-convertibilité du dollar, c'est-à-dire
vers la fin dès années 1960. La spéculation vise les matières
premières, l'or, les taux de change des devises, les terrains,
les œuvres d'art. Elle s'étend au cours de la reprise
conjoncturelle 1983-1985 à des opérations gigantesques
d'offres d'achat publiques (fusion de firmes manigancées par
des intermédiaires extérieurs à celles-ci) portant sur des
milliards de dollars (9).
Dans ces conditions-là, des dirigeants de
moins en moins traditionnels (certains disent : carrément en
marge de la légalité) apparaissent à la tête d'importantes
filiales des grosses banques, voire à la tête de quelques-unes
de ces banques elles-mêmes (10). Ils opèrent en vue de
maximaliser les profits à court terme, sans tenir compte des
risques. Des gains et des pertes imprévus se succèdent,
entamant sérieusement la solidité du système bancaire dans
son ensemble. Spéculation, corruption personnelle, crises de
solvabilité nationale, crises de solvabilité du système
bancaire s'imbriquent de plus en plus. Une série
impressionnante de prêts aux pays du tiers-monde sont détournés
pour ainsi dire à la source pour servir les buts privés de
couches bourgeoises de ces pays qui essayent de se prémunir
contre l'inflation galopante et contre le risque de crises révolutionnaires.
L'évasion des capitaux est nourrie par les prêts
étrangers et élargit à son tour le déficit de la balance des
paiements qui conduit à un nouveau round d'endettement aggravé.
La spirale de l'endettement s'élargit, au profit des classes
possédantes, aux frais des masses populaires. L'ampleur de
cette évasion des capitaux de la part de la bourgeoisie des
principaux pays débiteurs du tiers-monde a été récemment évaluée
par la revue Intereconomics sur la base de statistiques de
l'Organisation de coopération et de développement économiques
(OCDE), du
Fonds monétaire international (FMI) et de la
Banque mondiale de la manière suivante :
Pays |
Exportation clandestine
envers les banques étrangères
1976-1982 (en
millions de dollars) |
En % de la dette nationale |
Argentine |
17.150 |
80,5% |
Mexique |
13488 (11) |
54,0% (*) |
Venezuela |
8454 |
65,4% (*) |
Indonésie |
5164 |
34,2% (*) |
Egypte |
3944 |
44,3% (*) |
Nigeria |
2 743 |
43,3% (*) |
Inde |
2132 |
33,3% (*) |
Syrie |
1 889 |
96,0% (*) |
(*) sans la dette à court terme (12).
Cette liste est loin d'être complète,
puisqu'elle n'englobe pas l'évasion des capitaux de pays comme
le Brésil, les Philippines, la Corée du Sud, la Thaïlande,
considérée comme inexistante alors que tout le monde connaît
des exemples patents de la part des « grandes familles » de
ces bourgeoisies-là (13). Cette défaillance statistique
provient du fait que les chiffres cités sont agrégés et ne
recouvrent dans les cas cités ni la dette à court terme ni les
fluctuations des réserves de change.
L'EMBALLEMENT DE LA
DETTE DU TIERS-MONDE
De nouveau, les commentaires désobligeants
des milieux financiers impérialistes à l'égard de l'évasion
des capitaux dans les pays dits du tiers-monde sont teintés
d'une bonne dose d'hypocrisie. C'est un fait incontestable que
les classes possédantes des pays du tiers-monde sont corrompues
jusqu'à la moelle. Mais c'est également un fait que pour qu'il
y ait corruption, il faut qu'il y ait à la fois corrompus et
corrupteurs. Les corrupteurs et les complices des corrupteurs
sont en l'occurrence les banques impérialistes. Et il faut
surtout qu'il y ait un contexte général favorisant la
recherche effrénée de l'enrichissement privé. Ce contexte général
s'appelle l'économie de marché, économie monétaire et
surtout économie de marché généralisée, c'est-à-dire société
bourgeoise, mode de production capitaliste.
Le dérapage de l'endettement du tiers-monde
se situe bien au moment que nous avons mentionné, au début des
années 1970. A ce moment-là, la dette de l'ensemble des pays
semi-coloniaux et dépendants s'élevait à 150 milliards de
dollars. Aujourd'hui, elle dépasse les 900 milliards de
dollars. Cette envolée ne résulte pas essentiellement de phénomènes
politiques, bien que le rôle de ceux-ci ne soit pas négligeables,
ni de complots et de contre-complots. Elle résulte précisément
de la dialectique interne du mode de production capitaliste dans
son ensemble, tant à l'échelle internationale qu'à l'échelle
des principaux pays concernés. Une fois lancé par le recyclage
des pétrodollars, l'emballement des dettes du tiers-monde résulte
d'une série de mécanismes plus ou moins spontanés, en tout
cas maîtrisés par personne, ni par les gouvernements du
tiers-monde, ni par les classes possédantes de ces pays, ni par
les banques impérialistes, ni par les gouvernements impérialistes,
ni par la bourgeoisie des métropoles prise dans son ensemble.
L'apport de capitaux frais dans les pays
sous-développés n'est investi qu'en partie et ne peut donc
rapporter des ressources supplémentaires - y compris pour payer
l'intérêt sur la dette et rembourser le capital emprunté -
qu'en partie. Voilà une première source de déséquilibre, et
sans doute la source principale. Une partie de ces capitaux sert
à couvrir des frais de fonctionnement de l'économie et de
l'Etat, ou à la maintenir au niveau donné d'activité :
financer la note du pétrole plus cher ou de l'importation des
matières premières non couverte par les exportations. Une
autre partie est détournée vers la spéculation parasitaire.
Une partie, enfin, est directement accaparée par les classes
possédantes et maintenue hors du pays.
Les exportations des pays du tiers-monde, qui
sont censées croître à long terme au point de pouvoir assurer
le service de la dette et le remboursement du principal, ne
croissent pas partout ni toujours dans la proportion voulue. La
loi de la valeur joue de manière implacable. Elle redistribue
à l'échelle mondiale tant la de-mande que l'offre, la répartition
des moyens de production et la force de travail.
Mais il s'agit justement d'un réajustement
spontané, c'est-à-dire cahotique, c'est-à-dire imprévisible,
et surtout désynchronisé de pays à pays, pour ne pas dire de
continent à continent. D'où d'énormes déséquilibres, qu'il
ne sert à rien de masquer sous la formule « temporaires ».
Tout est par définition temporaire dans l'économie
capitaliste, sauf la propriété privée en général et sa
recherche effrénée. Mais sa répartition précise entre différents
capitalistes, fractions et classes capitalistes, est toujours
temporaire, toujours bouleversée par des faits nouveaux, c'est-à-dire
par la loi du développement inégal et combiné.
Ainsi, la hausse - temporaire - du prix du pétrole
avait mis à l'aise des classes possédantes comme celle de
l'Arabie Saoudite, du Koweït ou du Mexique, alors que les économies
de l'Argentine, du Brésil ou de l'Inde étaient violemment
secouées. A l'inverse, lorsqu'il y eut redressement
spectaculaire de la balance des paiements de la Corée du Sud et
du Brésil, le Mexique et les pays de l'OPEP étaient enfoncés
par la baisse du prix du pétrole. Il y a donc eu expansion
globale du marché mondial inférieure à celle nécessaire pour
que l'ensemble des pays endettés puissent développer leurs
exportations dans la proportion nécessaire à un remboursement
régulier de la dette.
Cela est d'autant plus vrai que toute la période
des années 1970 (et des années 1980 qui suivit) est marquée
par la dépression à long terme de l'économie des pays impérialistes.
Celle-ci freina l'expansion des exportations des pays du
tiers-monde vers les métropoles, y compris souvent par des
mesures carrément protectionnistes. L'exemple de l'accord
multi-fibres visant les exportations de produits de l'industrie
textile (y compris l'habillement) en provenance d'Asie et d'Amérique
latine, en est la manifestation la plus nette. Il en va de même
de certaines cultures alimentaires (sucre, café, etc.)
Certes, la part des exportations de produits
manufacturés du tiers-monde dans le commerce mondial a augmenté
de manière spectaculaire au cours de la dernière décennie. La
balance commerciale des Etats-Unis pour ces produits est devenue
déficitaire (ce n'est pas le cas ni de l'Europe capitaliste ni
du Japon). Les Etats-Unis importent aujourd'hui plus de produits
manufacturés des pays dépendants semi-industrialisés qu'ils
n'en exportent. Mais il s'agit d'un petit nombre de pays qui ont
profité de cet essor, et d'un petit nombre de fabrications :
chaussures et aciers brésiliens ; électronique sud-coréenne ;
assemblage de Hong Kong et quelques autres cas. C'est trop peu
pour dépanner l'ensemble du tiers-monde. C'est insuffisant pour
désamorcer la bombe à retardement de la dette.
Vu le fait que la production courante ne dégage
pas les ressources nécessaires pour couvrir le déficit de la
balance des paiements (leur déficit en devises), il faut donc
pour ces pays encore emprunter pour assurer une partie du
service de la dette et pour rembourser une partie du principal
venue à échéance. Selon les statistiques des Nations-Unies de
l'année 1985, les paiements d'intérêts de la dette se sont élevés,
pour 88 pays dits du tiers-monde, respectivement à 35 milliards
de dollars, 48 milliards de dollars et 44 milliards de dollars
en 1981, 1982 et 1983. Ils étaient supérieurs aux crédits
privés reçus au cours de ces trois années et même supérieurs
de 5 milliards de dollars à l'ensemble des crédits privés et
publics reçus en 1983.
Il faut ajouter à cette hémorragie le drain
des profits, dividendes, etc. rapatriés par le tiers-monde vers
les métropoles, qui oscille autour de 12 milliards de dollars
par an. Pour l'ensemble des trois années envisagées, il était
supérieur à l'entrée nette de capitaux d'investissement.
Selon l'Economie Conférence for Latin America and Caribean
(ECLAC), il y a eu un transfert net de ressources d'Amérique
latine vers le reste du monde de 30 milliards de dollars en
1985, si l'on additionne les comptes opération courante et
mouvement de capitaux. Le président de cette institution, Ortiz
Mena, estime que pour les quatre années 1982-1985, cette hémorragie
s'est élevée à un total de 100 milliards de dollars. De là
l'emballement inévitable de la dette. On emprunte de plus en
plus non pas pour produire davantage mais pour rembourser
d'anciens prêts et les intérêts qui en découlent.
Globalement, la dette a augmenté presque deux fois plus vite
que le produit national pour les pays du tiers-monde non membres
de l'OPEP entre 1973 et 1982.
Ce cercle est d'autant plus vicieux que les
termes de l'échange - le rapport entre le prix à l'exportation
et les prix à l'importation - fonctionnent normalement aux dépens
des pays du tiers-monde. Sauf, cependant, la brève flambée
spectaculaire spéculative entre 1971 et 1973, et, pour le pétrole,
lors des deux chocs pétroliers, les prix des matières premières
et des produits semi-fabriques augmentent plus lentement quand
ils ne baissent pas, que les prix des produits manufacturés. L'évolution
négative de ces termes de l'échange, à laquelle n'échappent
que quelques pays semi-industrialisés comme la Corée du Sud,
et ce encore pour un certain temps, pèse lourdement sur les
pays les plus pauvres dont la dette, même si elle est moindre
en chiffres absolus que celle des pays semi-industrialisés,
constitue dès lors un fardeau insupportable.
Le prix de l'ensemble des matières premières
est descendu d'une moyenne de 100 en 1979-1981 à l'indicé 72
en septembre 1985, le prix des produits alimentaires (céréales,
sucre, bananes, tourteaux de soja) à 56 et celui des oléagineux
à l'indice 65. Les pertes de ressources (de revenus
d'exportation) ainsi subies par le tiers-monde s'élèvent à
une somme supérieure au service de la dette !
Finalement, pour des raisons intrinsèques à
l'économie des pays impérialistes, une bonne partie de la période
envisagée est marquée par une hausse vertigineuse des taux
d'intérêt, surtout aux USA. Or, si pour les capitalistes de
ces pays cette hausse, vu le niveau de l'inflation, n'était pas
catastrophique, il n'en va pas de même pour les pays du
tiers-monde. Comme leur dette est libellée en dollars, chaque
augmentation d'un point du taux d'intérêt aux USA augmente le
service annuel de la dette de 4, 5 ou 6 milliards de dollars à
la fin des années 1970, au début des années 1980.
De nouveau, il faut emprunter davantage pour
couvrir ces frais supplémentaires. Et comme les monnaies des
pays du tiers-monde sont frappées par des taux d'inflation
largement supérieurs à ceux des pays impérialistes, la hausse
des taux d'intérêt accentue la tendance vers la «
dollarisation » de l'économie de ces pays. Un secteur entier
d'activité et une partie croissante de l'épargne échappent
ainsi au contrôle des gouvernements nationaux et à
l'accumulation nationale du capital (14).
C'est ainsi qu'au bout de la spirale sans
cesse élargie de l'endettement, on en arrive aux 900 milliards
de dollars de dette du tiers-monde d'aujourd'hui et à la
situation d'insolvabilité de fait de la plupart des pays endettés.
Sur ces 900 milliards de dollars, beaucoup moins de la moitié
ont été réellement investis. Entre un tiers et un quart a été
détourné vers l'étranger par les possédants, comme dans une
économie d'usure, un autre quart a été retenu ou reçu par
les prêteurs eux-mêmes.
LA DYNAMIQUE
FINANCIERE ET ÉCONOMIQUE DE LA DETTE DU TIERS-MONDE
L'emballement de la dette du tiers-monde déclenche
un quadruple mouvement pervers à l'échelle de l'économie
capitaliste internationale dans son ensemble :
— L'insolvabilité de fait des pays du
tiers-monde menace d'effondrement quelques-unes des principales
banques des pays impérialistes et, du même coup, l'ensemble du
système de crédit et donc du système monétaire du monde
capitaliste. Actuellement, plus de la moitié de la dette du
tiers-monde, soit quelque 480 milliards de dollars, représente
des créances entre les mains des banques privées.
— Les pays du tiers-monde ne peuvent assurer
le service de la dette - sans même parler du remboursement du
principal (15) - qu'en dégageant de vastes sur-plus de leurs
balances des paiements. Cela signifie des sorties nettes de
devises, de capitaux-argent et donc de capitaux tout court, à
une grande échelle. Or, ce sont les pays relativement les plus
pauvres en capitaux qui ont besoin de davantage de capitaux pour
pouvoir s'industrialiser et se moderniser. La sortie nette de
capitaux ne peut se traduire que par un, ralentissement
progressif du rythme de croissance et du développement. Comme
l'a dit Raul Prebisch, la « thérapeutique » du FMI revient à
faire saigner un malade souffrant d'anémie !
— La sortie massive nette de capitaux du
tiers-monde par la voie du service de la dette exige
une restriction brutale des importations et une expansion
non moins brutale des exportations. Abstraction faite de
l'incapacité dans laquelle se trouvent un grand nombre de pays
semi-coloniaux et plusieurs pays dépendants semi-industrialisés
d'assurer cette expansion - voir le cas du Mexique, tributaire
des fluctuations du prix du pétrole - cela équivaut à une
restriction non moins brutale de la part du marché mondial
accessible aux pays impérialistes, surtout les moins compétitifs,
à commencer par les USA. Ceux-ci perdent donc sur les deux
tableaux. Ils exportent moins vers le tiers-monde, ils en
importent davantage de biens manufacturés.
— Mais ce ne sont pas les mêmes secteurs de
te bourgeoisie qui profitent et qui perdent dans cette évolution
insensée de l'économie capitaliste internationale. Les mécanismes
de remboursement de la dette mis en place par le FMI favorisent
en gros les secteurs bancaires et rentiers dans les pays impérialistes,
et défavorisent les secteurs industriels/exportateurs. Le
caractère parasitaire usurier du système impérialiste pris
dans son ensemble est ainsi accentué, avant tout aux Etats-Unis
et en Grande-Bretagne (16). La bourgeoisie impérialiste,
davantage portée vers l'exportation des marchandises - et donc
dépendant davantage d'une expansion du marché mondial - comme
celle de l'Allemagne fédérale et du Japon, favorise donc une
politique plus souple à l'égard du service de la dette du
tiers-monde. C'est le sens de la doctrine Willy Brandt, du Parti
social-démocrate allemand (SPD). Paradoxalement, Brandt, joint
à Franz-Josef Strauss, leader du CDU-CSU (démocrates-chrétiens
allemands), agissent aujourd'hui comme les véritables
porte-parole des impérialistes européens face à l'impérialisme
américain.
Les menaces que l'emballement de la dette du
tiers-monde fait peser sur l'économie capitaliste
internationale sont donc réelles. Mais cela ne signifie pas
qu'il y aura à coup sûr un véritable krach bancaire généralisé
(17).
Déjà lors de la grande crise bancaire de
1931-1933, un adage avait cours dans les milieux de la finance
internationale, qui disait que « si la créance est de 100.000
dollars, le débiteur souffre d'insomnies, mais si la créance
est de 10 millions de dollars, c'est le créancier qui ne dort
plus. » Multiplions ces chiffres par 10 ou 100 pour tenir
compte de l'inflation survenue au cours du demi-siècle qui
vient de s'écouler et de l'expansion de l'inflation qu'elle a
stimulé, et cet adage est encore plus pertinent que jadis.
L'impérialisme américain ne peut pas se
permettre l'effondrement de la Chase Manhattan, de la Citicorp
ou de la Morgan Guarantee Trust, pas plus que l'impérialisme
britannique ne peut se permettre l'effondrement de la Lloyds, de
la Barclay's ou de la National Westminster, parce que l'impérialisme
américain, c'est la Chase Manhattan, la Citicorp et la Morgan
Guarantee Trust et que l'impérialisme britannique, c'est la
Lloyds, la Barclay's et la National Westminster.
L'éventualité la plus probable, c'est donc
un dépannage massif des gros débiteurs (en réalité des créanciers
privés de ces gros débiteurs) par le système bancaire
international et par les gouvernements impérialistes, avec une
double « nationalisation » de la dette, c'est-à-dire une
double nationalisation des pertes : une partie au détriment des
masses laborieuses des pays impérialistes et l'autre partie au
détriment des mas-ses populaires des pays du tiers-monde eux-mêmes.
Les marchandages en cours visent essentiellement le partage des
sacrifices. La bourgeoisie du tiers-monde est surtout intéressée
par l'aspect technique de la question : délais et charges de l'échelonnement
des dettes. Eviter des sacrifices pour ses propres peuples n'est
pas précisément son souci principal.
Mais les succès de l'opération dépannage -
dont le plan Baker (18) n'est qu'une manifestation partielle -
ne sont pas assurés, justement parce que l'économie
capitaliste internationale n'est contrôlée par personne. Elle
est marquée par de brusques changements spontanés, largement
imprévus, sous le fouet de la concurrence, guidée seulement à
long terme par la loi de la valeur, et ce de façon aveugle.
Ainsi, le plan d'assainissement financier du Mexique, si
laborieusement mis en place par les banquiers internationaux en
1982 et dont ils ont prématuré-ment chanté le succès, vient
d'être fondamentalement remis en question par la chute
vertigineuse du prix du pétrole (19). Et si chaque économiste
comprenant le fonctionnement de l'économie capitaliste de marché
pouvait aisément prévoir que le prix du pétrole baisserait,
personne ne pouvait prévoir quelle serait l'ampleur de cette
baisse et à quel moment précis elle se produirait, à savoir
en février 1986.
Tout cela a en partie découlé de
l'acharnement de Mme Thatcher à s'assurer les devises nécessaires
pour défendre la livre sterling au moyen d'une extraction effrénée
du pétrole de la mer du Nord, de l'accentuation de la
surproduction provoquée par cette politique, de la chute des
prix du pétrole ainsi occasionnée, et du refus de l'Arabie
Saoudite d'assister de manière passive à la réduction de sa
part du marché pétrolier. D'où la cassure de l'OPEP, d'où la
cassure des prix, d'où la surproduction accentuée, et ainsi de
suite. Maintenant, il faut renégocier une deuxième fois la
dette mexicaine, comme en 1982, et ce dans des conditions qui se
sont détériorées, à la fois du point de vue du marché
mondial du pétrole et de la situation sociale intérieure au
Mexique.
LA DYNAMIQUE SOCIALE
ET POLITIQUE DE LA DETTE DU TIERS-MONDE
Le fait manifeste de l'interdépendance de l'économie
des pays impérialistes et de l'économie des pays du
tiers-monde dans le cadre de l'économie capitaliste
internationale donne à quelques bourgeoisies du tiers-monde un
pouvoir de chantage non négligeable à l'égard des banques impérialistes.
Elles leur disent en l'occurrence : « Si vous pressez trop le
citron, nous préférons couler, et nous vous entraînerons dans
notre chute. » C'est pourquoi le projet de Fidel Castro d'une
annulation collective de la dette par l'ensemble des pays du
tiers-monde n'est pas purement propagandiste. Cette proposition
constitue un apport positif à la lutte anti-impérialiste à l'échelle
mondiale. Elle mérite l'appui de tous les militants anti-impérialistes,
de tous les révolutionnaires et de tout le mouvement ouvrier
international. Elle devrait être un appel à la mobilisation
massive des masses populaires des pays du tiers-monde appuyées
par le prolétariat international, pour réclamer des
gouvernements de leurs pays respectifs l'annulation de la dette.
Loin de favoriser une quelconque subordination
des travailleurs à la bourgeoisie nationale, une telle
mobilisation accentuerait l'indépendance de classe du prolétariat
de ces pays par rapport à la bourgeoisie, dans la mesure où
elle démontrerait que c'est la classe ouvrière et le mouvement
ouvrier qui défendent la souveraineté nationale contre l'impérialisme,
défense conséquente dont la bourgeoisie s'avère incapable.
Elle stimulerait ainsi l'alliance des ouvriers, des paysans, des
couches pauvres et marginalisées urbaines, de la petite
bourgeoisie urbaine indépendante de la bourgeoisie.
Elle favoriserait en outre la lutte de classe
directe du prolétariat et de ses alliés, autant contre la
bourgeoisie du tiers-monde que contre l'impérialisme. Non
seulement cette bourgeoisie continue à payer la dîme usuraire
au capital international, mais elle s'efforce surtout de transférer
le gros du fardeau sur le dos des masses populaires, dont le
niveau de vie connaît une baisse désastreuse. Le FMI exerce
une pression constante en faveur de l'équilibre budgétaire et
de la réduction des dépenses publiques, réduction qui vise
avant tout les dépenses sociales, les subsides aux prix des
produits de première nécessité, ainsi que la masse salariale
et l'emploi du secteur public. La nature réactionnaire de
classe de cette pression - disons davantage sa nature inhumaine,
génératrice de misère innommable et de faim au sens littéral
du terme - est manifeste.
Mais il ne suffit pas de dénoncer cette
pression. Il faut encore stigmatiser tous ceux qui cèdent
devant cette pression, qui la transmettent, qui s'inclinent
devant les diktats, et ce non seulement par lâcheté et peur
politiques, mais aussi par intérêt de classe.
C'est pourquoi le mouvement ouvrier devrait
lier à la revendication de l'annulation de la dette celle,
notamment, de contrôle ouvrier sur les opérations bancaires,
à exercer de préférence par les employés des banques eux-mêmes,
pour révéler, dénoncer, puis chercher à empêcher concrètement
les opérations de détournement, de thésaurisation,
d'appropriation privée et d'évasion à l'étranger des devises
par la bourgeoisie, opérations qui contribuent considérablement
à alourdir la dette.
La bourgeoisie
latino-américaine, pour ne pas dire de l'ensemble du
tiers-monde, constituera-t-elle dans les faits ce front unique
pour l'annulation de la dette réclamée par Fidel Castro ?
C'est peu probable. Comme le démontre l'exemple de l'OPEP, des
conditions de crise accentuent la concurrence entre
capitalistes, tant dans les pays impérialistes, qu'entre
puissances impérialistes ou entre puissances impérialistes et
pays dépendants, qu'au sein même du tiers-monde. La
bourgeoisie latino-américaine - comme la bourgeoisie indienne -
essayera de monnayer la pression des masses qu'elle subit, ainsi
que la proposition de Fidel Castro, pour faire chanter l'impérialisme
: « Rééchelonnez la dette, donnez-nous de nouveaux crédits,
sinon, nous suivrons les propositions cubaines ! » Tout cela
fait partie de la gigantesque partie de bras de fer actuellement
engagée, et dont personne ne peut prévoir le résultat exact.
Un nombre croissant d'engagements ne seront
pas tenus. Un nombre croissant de dettes venues à échéance
seront purement et simplement prorogées. Proroger ad infinitum
n'est pas très différent d'annuler. C'est pourquoi, répétons-le,
la véritable bataille porte sur les intérêts, sur le service
de la dette, plutôt que sur le principal.
L'interdépendance entre la bourgeoisie des
pays semi-coloniaux et dépendants d'une part, et la bourgeoisie
impérialiste d'autre part, n'est pas purement économique et
financière. Elle est aussi politique et militaire. Devant la révolution
qui monte dans de nombreux pays du tiers-monde, l'impérialisme
reste le grand protecteur, la dernière ligne de défense des
classes possédantes autochtones. Ce n'est pas seulement vrai en
Amérique centrale, dans les pays arabes, en Afrique du Sud,
dans la péninsule indienne, aux Philippines, en Corée du Sud.
C'est vrai dans tous les pays.
A l'inverse, l'impérialisme n'a plus les
ressources suffisantes pour gouverner directement le
tiers-monde. Il dépend de la consolidation relative de relais
bourgeois régionaux et locaux. Si le système bancaire
international s'effondre, ce ne serait pas seulement un coup
mortel pour les métropoles, mais un coup tout aussi mortel pour
les classes possédantes du tiers-monde. Si la révolution s'étend
en Amérique centrale et pénètre au Mexique, elle frappera
directement à la porte des Etats-Unis.
De là les efforts désespérés des uns et
des autres pour avancer à tâtons, de compromis en compromis,
de renégociation en rééchelonnement, de sauvetage de telle
banque menacée au sauvetage de telle autre, car il y va du sort
de toute la bourgeoisie internationale.
Mais c'est bien à tâtons que doit opérer la
bourgeoisie, car elle ne contrôle pas toutes les pièces de la
mécanique. L'interdépendance reste une interdépendance
soumise à cette loi d'airain du monde bourgeois : la crise
affaiblit les faibles davantage que les forts, elle accentue les
écarts de richesse (de pauvreté) et de puissance, elle ne tend
pas à éliminer mais plutôt à accentuer les rapports de
domi-nation et de dépendance. Et, surtout, la bourgeoisie est
de moins en moins en mesure de contrôler les actions et les réactions
des masses populaires.
Ernest Mandel, 1er mars 1986.
Notes :
1. Le début du « boom » se situe après
1948 en Europe et au Japon, après 1940 dans les pays
anglo-saxons et en Amérique latine, pour autant que ces
derniers y aient été entraînés, ce qui n'est vrai que pour
un certain nombre de pays, avant tout l'Argentine. La fin du «
boom » de longue durée est située par d'aucuns en 1968, par
d'autres en 1973-1974.
2. La monnaie scripturale, c'est l'ensemble
des dépôts bancaires qui peuvent servir de moyens de paiement.
Lorsque les banques accordent des prêts à leurs clients,
ceux-ci s'inscrivent en général sous forme de dépôts,
augmentent donc la masse de ces dépôts et, de ce fait, la
masse de monnaie scripturale. Si le taux d'augmentation de ces dépôts
est supérieur au taux d'augmentation de la production matérielle,
on est en droit de parler d'inflation de la monnaie scripturale,
la vitesse de circulation de cette monnaie devant être examinée
comme une variable en partie autonome.
3. La crise fiscale de l'Etat a des racines de
classe (des racines structurelles) en société bourgeoise. La
bourgeoisie préfère prêter de l'argent à l'Etat plutôt que
de lui payer des impôts. L'impôt ne rapporte rien. L'emprunt
public rapporte un intérêt. En outre, en maintenant le budget
de l'Etat en déficit permanent, la bourgeoisie le rend perpétuellement
dépendant des prêts bancaires à court terme ainsi que des
emprunts d'Etat achetés par le Capital. Elle garantit ainsi que
cet Etat reste bien « son » Etat, lui reste attaché par les
chaînes d'or de la dette publique.
4. Sur notre théorie des « ondes longues » de la conjoncture capitaliste,
voir nos livres Le troisième âge du capitalisme(Edition 10-18.
Paris) et The Long Waves of Capitalist
Development (Cambridge University Press, 1979). Ce
dernier livre va bientôt paraître en français.
5. Le seul système bancaire qui ait fonctionné
plus ou moins sans accrocs durant la crise actuelle est le système
français, précisément parce que ses banques sont nationalisées
presqu'à 100%.
6. On pourrait objecter que les pays du
tiers-monde étaient des « victimes consentantes », puisqu'ils
avaient un besoin pressant et permanent d'apport de capitaux étrangers.
Mais justement, puisque ce besoin est permanent, il ne peut pas
expliquer en lui-même la brusque flambée de la dette étrangère
au cours des années 1970.
7. Voir à ce sujet l'excellent article de
Jeffrey Bortz, « La Deuda Latino-americana y los Cidos de la
Economia Mundial », dans La Batalla, numéro 13. Mexico,
novembre-décembre 1985.
8. Le taux d'intérêt réel est la différence
du taux d'intérêt nominal et du taux d'inflation. Aux
Etats-Unis par exemple, un taux d'inflation de 8% et un taux
d'intérêt nominal de 7% donne,
en 1977, un taux d'intérêt réel de - 1% . Dans des pays du
tiers-monde, ce taux négatif était encore plus prononcé,
encourageant l'évasion des capitaux. Ainsi, pour le Mexique, en
moyenne pour la période 1976-1982, le taux d'intérêt réel du
peso était de - 0,8%; en Argentine, il était de - 6,6%, au Brésil,
de -14,7%. Après la forte hausse des taux d'intérêt, cette
situation s'est évidemment renversée.
9. Voir de nombreux exemples dans le dernier
chapitre de notre livre La Crise (Flammarion, 3e édition,
1985), dont les données vont jusqu'en avril 1985.
10.
Voir Anthony Sampson, The Money
Lenders,
Coronet Books, 1981.
11. Des sources mexicaines avancent le chiffre
de 37 milliards de dollars.
12. Susanne Erbe, « L'évasion des capitaux
dans les pays en développement », in Intereconomics,
novembre-décembre 1985.
13. Rien que la famille Marcos et ses alliés
sont censés avoir déposé cinq milliards de dollars à l'étranger.
14. Voir l'excellent article de Pierre Salama,
« Dettes et dollarisation », in Problèmes d'Amérique latine,
numéro 77, Paris, 1985.
15. Pour rembourser près de 1.000 milliards
de dollars de capitaux empruntés, le tiers-monde devrait dégager
un surplus de la balance des paiements de la même valeur. Même
échelonné sur 15 ou 20 ans, cela représenterait une sortie
annuelle supplémentaire au paiement des intérêts de l'ordre
de 50 à 60 milliards de dollars, ce qui est totalement irréalisable.
Tout le monde accepte tacitement l'hypothèse que cette dette ne
sera jamais remboursée pour l'essentiel.
16. A présent, aux Etats-Unis, un taux d'intérêt
nominal de 10 et un
taux d'inflation de 5% donnent
un taux d'intérêt réel de 5%. En France, un taux d'inflation
de 4 à 5% et un taux d'intérêt nominal de 10 à 12% donnent
un taux d'intérêt réel de 6 à 7%, véritable intérêt
usuraire. Aux USA, à certains moments du début des années
1980, on a connu des taux d'intérêt nominaux de 20%, alors que
l'inflation était inférieure à 10%.
17. Des krachs bancaires partiels se
multiplient cependant, non seulement au Koweït, à Singapour,
en Malaisie, en Argentine, en Indonésie, aux Philippines, mais
aussi aux USA, en RFA, en Italie, en Grande-Bretagne, au Japon.
18. Le plan Baker veut amener les banques privées
à accroître leurs crédits aux pays du tiers-monde de 20
milliards de dollars, avec des quasi-garanties publiques et une
forte augmentation du capital et des engagements de la Banque
mondiale.
19. Voir les déclarations de M. Lamballussy, le directeur de la Banque des
règlements internationaux, de Baie (Suisse), banque qui
s'efforce de remplir le vide laissé dans le système financier
international par l'absence d'une « banque centrale des banques
centrales ».
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