La prolifération des sociétés
multinationales est un des traits déterminants du stade actuel du
capitalisme. On en dénombre sept cents à huit cents dans le monde. Les
experts concordent pour supposer que, d'ici quinze ans, deux cents
d'entre elles domineront l'économie capitaliste mondiale.
L'internationalisation du
capital a marqué, dès ses débuts, l'ère impérialiste. Mais,
avant la première guerre mondiale, et dans
l'entre-deux-guerres, la centralisation internationale des
capitaux n'était qu'un phénomène exceptionnel. A part les
deux grandes sociétés anglo-néerlandaises Unilever et Royal
Dutch-Shell, les trusts étaient en général dominés par le
capital d'une seule nationalité. Si l'habitude des succursales
et des points d'assemblage à l'étranger se répandit petit à
petit, la fabrication proprement dite ainsi que la direction
commerciale restèrent centralisées dans le pays d'origine.
Ce sont les grandes corporations américaines qui se sont les
premières lancées dans la voie des opérations à l'échelle
mondiale. Les trusts verticaux et les sociétés à divisions
multiples sont les chaînons intermédiaires qui conduisent du
trust ou du monopole classique vers la société multinationale.
Les principales sociétés européennes et japonaises les
ont suivies sur la même voie.
C'est d'ailleurs en Europe plutôt qu'aux Etats-Unis qu'on
rencontre, aujourd'hui, les premiers exemples de sociétés qui
ne sont pas seulement multinationales par leurs centres de
fabrication et leurs débouchés, mais encore par l'origine des
capitaux et celle de leurs dirigeants.
Par la dimension de leur chiffre d'affaires et de leurs
investissements, les sociétés multinationales les plus
puissantes dépassent largement les moyens d'action de la grande
majorité des Etats. Les exemples abondent qui démontrent que
les Etats des pays dits du tiers-monde - que les marxistes
appellent plus correctement Etats semi-coloniaux - ne peuvent
tenir tête à leurs agissements.
Qu'elles puissent s'arroger de
véritables droits d'exterritorialité, voilà ce qui reste vrai
à l'époque néocolonialiste, comme ce fut vrai à l'époque du
colonialisme de papa : qu'on pense aux droits que même un
gouvernement comme celui de la Guinée a dû concéder à des
entreprises contrôlées par les trusts multinationaux
Pechiney, Alcoa, Alcan, Ohlin-Matieson.
Jadis, les Etats semi-coloniaux étaient confrontés aux seuls
trusts étrangers monopolisant les sources de matières premières.
Aujourd'hui, ils ont affaire à des colosses encore plus
puissants: les grandes sociétés multinationales de l'industrie
manufacturière. Celles-ci pénètrent sur leurs marchés, soit
comme forces autonomes, soit sous le couvert de joint-ventures,
en association avec des capitaux nationaux privés et avec des
capitaux publics nationaux et internationaux.
Les Etats impérialistes de dimension petite et moyenne ne sont
guère logés à meilleure enseigne. Leur pouvoir de négociation
vis-à-vis des sociétés multinationales est limité autant par
l'exiguïté relative de leurs ressources que par la possibilité
dont disposent ces sociétés de jouer un Etat contre un autre.
Le chantage au transfert des investissements, c'est-à-dire des
emplois créés ou à créer, déjà si efficace à l'échelle
nationale - on se rappelle les problèmes soulevés en France
par l'implantation d'une nouvelle entreprise Ford ! - l'est
encore davantage au niveau des Etats.
Aux Pays-Bas, la Royal Dutch-Shell impose ses conditions au
gouvernement en ce qui concerne le pavillon de sa flotte de pétroliers
géants. Au cours des dernières années, aucun de ses pétroliers
n'a plus été enregistré sous pavillon néerlandais. Les
armateurs exigent des concessions fiscales substantielles pour
modifier - fort partiellement d'ailleurs - cet état de choses
dans les années à venir.
Même les gouvernements impérialistes les plus puissants sont
incapables de faire respecter leurs décisions par les sociétés
multinationales, lorsque celles-là heurtent de front les intérêts
et les projets stratégiques de celles-ci. Ainsi, la tentative
du gouvernement des Etats-Unis de décourager, par un nouvel impôt,
l'exportation des capitaux a-t-elle été largement tournée par
ces sociétés, à l'aide notamment du marché des
euro-obligations et des euro-dollars. Inutile de rappeler la
rapidité foudroyante avec laquelle les opérations de transfert
de capitaux à court terme par les sociétés multinationales
ont provoqué depuis 1967 la succession des tensions et crises
monétaires dès que les perspectives de gains spéculatifs
s'ouvraient à elles en fonction des modifications prévues des
taux de change.
L'évolution de ces dernières années inflige donc un démenti
cinglant à tous ceux qui ont défendu la thèse de l'" économie
mixte ", selon laquelle l'Etat contemporain disposerait
d'un contrepoids croissant (et suffisant) pour neutraliser la
concentration de puissance économique dans les mains des
monopoles. Outre qu'ils sont restés des Etats bourgeois, et ne
peuvent en aucun cas agir à l'encontre des intérêts de classe
fondamentaux de la bourgeoisie, ou de ses couches dominantes, il
apparaît clairement que, même du point de vue de leur
puissance propre, ces Etats sont en grande partie désarmés
devant le pouvoir de plus en plus démesuré que détiennent
aujourd'hui les grands monopoles internationaux.
Faut-il en conclure pour autant que la tendance à
l'intervention croissante de l'Etat dans le fonctionnement de l'économie
capitaliste - autre trait marquant du stade actuel du
capitalisme - se trouve renversée, et que les sociétés
multinationales adoptent une attitude d'indifférence souveraine
à l'égard de ces Etats? Ceux qui raisonnent de cette manière,
comme M. Charles Levinson, secrétaire de la Fédération
internationale des travailleurs de l'industrie chimique (1),
extrapolent des traits qui ne sont valables que pour une période
de haute conjoncture. Lorsque les débouchés s'étendent, les
profits sont élevés, la technologie se modernize rapidement,
les investissements s'amplifient, sans que ce trafic fiévreux
cause autre chose que des accidents de parcours, l'illusion peut
naître chez les trusts nationaux que l'intervention étatique
n'est que nuisance et sagesse de mouche de coche. Mais, pour peu
que la conjoncture se renverse, que la croissance se ralentisse,
que mévente et capacité de production excédentaire s'étendent,
que le taux de profit baisse, ces messieurs se précipitent vers
les pouvoirs publics.
Quelquefois, il s'agit de réclamer la protection contre la
concurrence étrangère (par définition " déloyale
"). Toujours, il s'agit d'incriminer les syndicalistes qui,
par leurs revendications excessives, sont en train de "
tuer la poule aux œufs d'or " en causant l'inflation des
coûts. Et ce sont, bien entendu, les gouvernements qui doivent
rappeler à l'ordre les syndicats, au besoin à l'aide du chômage
et, s'il le faut, à l'aide de la répression tout court.
Si la conjoncture économique se détériore davantage, et si la
menace d'une récession généralisée se dresse devant les sociétés
multinationales, elles réclameront sans doute des mesures de
relance et une politique antirécession à l'échelle de leurs débouchés
et de leurs entreprises, c'est-à-dire à l'échelle
internationale. Avant de faire le saut vers la stagnation que
constitue le repli vers le protectionnisme nationaliste, elles
s'efforceront de surmonter la contradiction entre le niveau de
l'internationalisation atteint par les forces productives et les
limites étroites des Etats nationaux, en imposant de véritables
Etats multinationaux dans les trois zones semi-continentales qui
s'adaptent à une telle entreprise : Amérique du Nord, Europe
occidentale, Asie de l'Est.
Elles le feront d'autant plus qu'elles sont multinationales,
mais non mondiales, et que leurs intérêts ne sont par répartis
également sur toutes les parties du globe. Une CEE dotée d'une
monnaie commune, d'une politique conjoncturelle, d'une politique
des travaux publics, et donc d'un budget commun, c'est-à-dire
d'un véritable pouvoir exécutif souverain, serait le prototype
de pareil Etat, qui pourrait se reproduire dans les deux autres
zones indiquées. Reste à savoir si les sociétés
multinationales réussiront à surmonter les obstacles colossaux
sur la voie de cette adaptation partielle de la superstructure
étatique à l'infrastructure économique, ce qui est tout moins
qu'assuré.
Même si tels Etats devaient voir le jour, il serait vain de les
considérer comme un contrepoids à la puissance de fait des
monopoles internationaux Au contraire, ils seraient les
instruments de ces monopoles, de même que, jusqu'à maintenant,
l'Etat national à l'ère impérialiste a été l'instrument des
monopoles nationaux.
La protection des intérêts des travailleurs, des
consommateurs, des collectivités humaines, constamment confrontés
avec la démesure des géants multinationaux, ne peut
passer par la construction d'Etats impérialistes
supranationaux. Elle doit emprunter des voies complètement différentes,
marquées par l'autonomie de classe des masses laborieuses.
D'abord celle de l'internationalisation des revendications et
des luttes syndicales. Treize années d'efforts d'unité
d'action par le sommet ont échoué jusqu'ici. Ces efforts se
complètent aujourd'hui de plus en plus par des tentatives
d'unité d'action à la base, par la concertation des délégations
d'usines dépendant d'une même firme multinationale, ou situées
dans une même branche d'industrie. Ranimer le réflexe des
mouvements de solidarité internationale avec les grévistes
d'un seul pays, voilà le moyen le plus sûr d'arriver à la
première grève européenne, qui fera plus pour promouvoir une
véritable conscience de classe internationale que vingt années
de congrès ou de conciliabules sans lendemain.
Ensuite, la voie des actions politiques, qui visent à démanteler
la puissance des monopoles internationaux à travers des
nationalisations et des reprises en main par les travailleurs
d'entreprises à l'échelle nationale. L'exemple de Cuba, pays
le plus " intégré " dans l'économie capitaliste
internationale de tous les pays d'Amérique latine, démontre
que la force du mouvement révolutionnaire des masses suffit
encore pour défaire ce que le capital international aura
patiemment tissé. La conquête du pouvoir par la classe ouvrière
reste la précondition indispensable d'une telle entreprise.
Enfin la voie des projets d'internationalisation socialiste de
l'économie, se substituant à l'internationalisation
capitaliste. Les sociétés multinationales correspondent à
leur manière capitaliste à une véritable internationalization
des forces productives. Toute victoire nationale des
travailleurs sur le capital international les oblige à
reconstruire l'économie et la société à partir d'une base
plus étroite que celle que le capitalisme avait atteinte. Seule
une extension rapide de la révolution socialiste victorieuse
dans un pays à plusieurs pays voisins permettrait de faire l'économie
de cette charge supplémentaire. Elle transformerait la
plate-forme internationale, construite par 1e capital, en une
plate-forme de départ pour un socialisme d'abondance
autogestionnaire et planifié internationalement, marqué par le
dépérissement de l'économie marchande et monétaire, véritables
conditions pour que l'homme maîtrise enfin la technique, sauve
son environnement et devienne la fin de toutes les activités
sociales.
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