« Des
grèves de masse ne peuvent se produire que lorsque les
conditions historiques en sont présentes. Elles ne se
laissent pas proclamer sur commande. Des grèves de masse ne
sont pas des moyens artificiels, qui peuvent être employés
lorsque le parti est arrivé dans une impasse avec sa
politique, afin de le sortir du jour au lendemain de ce
marasme. Lorsque les contradictions de classe se sont exacerbées
et lorsque la situation politique s'est tendue au point où
les moyens parlementaires ne suffisent plus pour faire avancer
la cause du prolétariat, alors la grève de masse apparaît
comme une nécessité impérieuse, et alors elle est hautement
profitable à cette cause, même si elle n'aboutit pas à une
nette victoire. » (Rosa LUXEMBOURG
: « La grève de masse politique »,
dans Vorwaerts, 24
juillet 1913)
Les
sociologues avaient dit que la classe ouvrière était en train
de disparaître ; voilà qu'elle se manifeste avec une énergie
rarement égalée. Les économistes avaient affirmé que les
hauts salaires rendaient désuète la lutte de classe; voilà
qu'elle provoque une de ses explosions les plus violentes des
dernières décennies. Les hommes politiques avaient dit que le
désir de bouleversement économique n'animait plus qu'une poignée
de « die-hards » intellectuels et utopistes (les « véritables
réactionnaires » attachés aux « idéologies du XIXe siècle
») ; voilà que ce même désir inspire brusquement l'action de
centaines de milliers d'hommes, non pas en quelque pays
lointain, dont la misère et la famine chroniques expliqueraient
tout, mais dans cette Belgique voisine et bourgeoise, pays de
bons vivants et de kermesses, de luxe insolent et de standing élevé.
Comment
expliquer ce paradoxe? Comment interpréter cette grève « qui
n'aurait pas dû exister »? S'agit-il d'un simple caprice de
l'histoire, d'un chant du cygne de la lutte de classe sur le
point de disparaître? Ou est-ce plutôt l'indice d'un réveil
international de ce prolétariat européen sans guillemets, le
reflet d'énormes possibilités cachées, la promesse d'une
nouvelle vague? Sera-ce l'exception ou la règle? Voilà bien
des questions qui réclament des réponses. Nous esquisserons
quelques-unes de ces réponses, fruits d'une expérience
exaltante. Elles n'ont point la prétention d'être définitives.
I.
Le contexte économique
C'est
un lieu commun que de parler du « retard » économique de la
Belgique. De tous les pays du Marché Commun, la Belgique connaît
en effet l'expansion économique la plus lente, l'accroissement
le moins élevé de son revenu national. C'est vrai en général;
c'est plus particulièrement caractéristique pour les secteurs
industriels dits « en expansion ».
L'industrie
d'électricité est fort typique du niveau d'industrialisation générale
d'une nation. L'évolution comparée de la production d'électricité
belge et néerlandaise est tout à fait significative :
Au
niveau des phénomènes purement industriels, le retard
croissant de l'économie belge — prévu par la Fédération Générale
du Travail de Belgique dès 1954 (voir le Rapport de son Congrès
extraordinaire d'octobre 1954, complété par le Rapport du
Congrès Extraordinaire d'octobre 1956 Holdings
et Démocratie économique) — s'explique assez facilement.
La structure industrielle de la Belgique a vieilli. L'économie
belge est une preuve vivante de la valeur universelle de la «
loi du développement inégal ». Premier pays sur le continent
européen à s'industrialiser dès l'époque napoléonienne, la
Belgique a conservé essentiellement sa structure industrielle
du XIXe siècle, fondée sur des branches traditionnelles (sidérurgie,
charbonnages, textiles, matériel roulant) et surtout sur la
fabrication de produits mi-finis, pondéreux, incorporant
relativement peu de travail vivant (laminés, charbon, ciment,
verre, engrais chimiques, filés de laine et de coton, etc.).
Elle paye aujourd'hui le prix de son avance de jadis. Ses marchés
traditionnels d'outre-mer et d'Europe orientale disparaissent,
comme résultat du processus d'industrialisation des pays sous-développés.
Ses produits traditionnels d'exportation sont structurellement
en déclin, par suite de la concurrence de produits nouveaux
(aluminium et métaux légers; pétrole; matières plastiques;
textiles synthétiques, etc.). Comme elle n'a pas développé
suffisamment d'industries nouvelles, et qu'elle n'a pas non plus
exploité de ressources nouvelles de son sous-sol (la Belgique
est le seul pays des Six qui n'a créé au cours des vingt dernières
années ni une production nationale de pétrole brut ni une
production nationale de gaz naturel et qui, jusqu'en 1959, ne
connut même pas de pétrochimie), le déclin des « vieux »
secteurs n'est pas compensé par l'essor des secteurs «
nouveaux ».
L'industrie
belge occupe par conséquent une place de plus en plus «
marginale » sur le marché mondial. La Belgique ne peut qu'«
importer » des hautes conjonctures de l'étranger, c'est-à-dire
qu'elle ne peut mettre à la disposition de ses clients étrangers
ses réserves de main-d'œuvre et d'outillage que lorsque ces réserves
ont disparu chez la plupart de ses concurrents. Elle est en général
frappée plus tôt et plus fortement par les récessions que ses
voisins, et elle entre la dernière dans une nouvelle phase de
« boom ». Détail significatif : la Belgique fut le seul pays
membre du Marché Commun qui ne sut pas faire l'économie de la
récession (américaine) 1957-‘58.
Ce
retard économique de la Belgique est apparu dès la fin du «
boom de la guerre de Corée ». Il a été accentué par l'entrée
en vigueur du Traité de Rome. La libération progressive des échanges
ne fournit que peu de débouchés supplémentaires à la
Belgique, alors qu'elle menace directement ses débouchés
principaux : le marché intérieur et le marché néerlandais.
Accentuant un mouvement de perte de débouchés déjà entamé
antérieurement, l'entrée en vigueur du Traité de Rome peut
ainsi précipiter la ruine rapide de secteurs industriels
entiers.
C'est ce qui
arriva avec l'industrie charbonnière à partir de 1958-‘59,
dans le cadre de la C.E.C.A. C'est ce qui peut arriver
rapidement avec l'industrie du matériel roulant, la fonderie et
d'autres secteurs de la métallurgie, l'industrie de montage
d'autos, l'industrie du meuble, l'industrie du ciment,
l'industrie du papier-journal.
Ce
dernier cas est particulièrement caractéristique. De 1950 à
1960, la consommation belge a augmenté de 77.000 à 120.000 t.
La production belge de papier-journal s'est accrue au cours de
ces mêmes dix années de 60.000 à 95.000 t. Mais sur le marché
belge, les ventes de papier-journal belge ont diminué de 56.000 t. à 54.000 t., de sorte que (a) cette
production nationale ne couvre plus que 45 % des ventes de
papier-journal en Belgique, contre 72 % en 1950; (b) une grosse
partie de la production belge courante doit être exportée vers
des pays comme l'Argentine, où les débouchés peuvent disparaître
du jour au lendemain; (c) l'industrie belge ne travaille plus
qu'à 80 % de sa capacité.
Cette
inadaptation aux transformations de la demande intérieure et
internationale s'explique par certaines faiblesses structurelles
particulières (prix relativement élevé de l'énergie, qui grève
le prix de revient industriel moyen; frais de transport et de
distribution surélevés, par suite d'un manque de
rationalisation; subsides excessifs à l'agriculture, etc.).
Mais en dernière analyse, ce qui est en cause, c'est une structure
financière particulière, c'est-à-dire une structure
particulière du capitalisme belge.
Celui-ci
se caractérise par la juxtaposition, la « coexistence
pacifique », de deux secteurs, un secteur contrôlé de manière
extrêmement étroite par une dizaine de groupes financiers (les
fameux « holdings » Société Générale, Brufina-Cofinindus,
Solvay-Boël-Janssen, Empain, Evence Coppée, Lambert, Sofina,
Petrofina, etc.), un second secteur dominé par des entreprises
familiales à structure financière plus ou moins archaïque.
Les deux secteurs ne se développent plus que par
auto-financement, le premier parce qu'il désire conserver le
contrôle des entreprises et des branches qu'il domine, le
second parce qu'il craint qu'un large appel au marché des
capitaux le soumette au contrôle du premier. Il en résulte une
tendance générale à la
conservation des structures, l'auto-financement des holdings
développant essentiellement les industries traditionnelles de
produits mi-finis (dont quelques-unes comme les laminoirs, la
verrerie, les glaceries, la papeterie fine, ont connu de ce fait
de remarquables développements techniques), l'auto-financement
des entreprises familiales empêchant les concentrations et
rationalisations nécessaires. Le déclin de l'industrie
charbonnière — à laquelle l'Etat avait pourtant versé près
de 30 milliards de frs de subsides à fonds perdus — est un
exemple typique des effets désastreux de cette « coexistence
pacifique ».
En
définitive, on a assisté au paradoxe suivant : alors que la
Belgique est un des pays capitalistes les plus riches du monde,
alors qu'elle a exporté en moyenne 6-7 milliards de frs de
capitaux par an (d'abord surtout vers le Congo, ensuite surtout
vers le Canada, l'Amérique latine, les États-Unis, le Sud-Est
asiatique, etc.) la plupart des « industries nouvelles » créées
sur son sol au cours des dernières années l'ont été par des
groupes étrangers. C'est notamment le cas de l'industrie du
montage d'autos, de l'industrie électronique, d'une bonne
partie des entreprises de produits plastiques, d'industries
d'appareils et de machines-outils divers, etc.
Mais le
paradoxe ne s'arrête pas là. Malgré ce retard économique de
plus en plus prononcé, les travailleurs belges — et le peuple
belge en général — ont pu conserver un niveau de vie
relativement élevé et, jusqu'il y a quelques mois, le niveau
de salaires réels le plus élevé du Marché Commun. Ce ne sont
donc pas les effets économiques et sociaux du marasme économique
qui expliquent la grève; c'est la prise de conscience des masses quant à l'incapacité du capitalisme
de résoudre les problèmes brûlants de la nation, leur prise
de conscience quant à la nécessité de changer de régime économique,
comme l'a dit le président du P.S.B., Léo Collard, lui-même
— qui explique cette grève.
Il
est vrai que l'insuffisante expansion économique a créé un chômage
chronique important. Celui-ci résulte de l'effort réussi des
capitalistes pour augmenter la productivité, afin de
neutraliser les effets des salaires relativement élevés sur la
capacité concurrentielle de l'industrie belge [1].
Mais ce chômage existe depuis douze ans, et dernièrement il a
eu tendance à diminuer quelque peu plutôt qu'à augmenter :
En
outre, ce chômage est localisé à 65-75 % (selon les années)
dans des régions flamandes où la grève a été beaucoup plus
faible et beaucoup moins spontanée qu'en Wallonie, ou qu'à
Anvers et à Gand.
Il faut ajouter
que le niveau absolu des rémunérations directes, du salaire
global, aussi bien nominal que relatif (c'est-à-dire du pouvoir
d'achat), n'a connu aucune baisse au cours des dix dernières
années même si la tendance à l'augmentation des salaires a été
relativement plus lente que dans la plupart des autres pays de
la C.E.E. à partir de 1955 (à l'exception de la France et de
l'Italie). Les salaires réels belges restent aujourd'hui encore
te parmi les plus élevés d'Europe, et, sauf dans quelques
secteurs où ils sont dépassés par les salaires allemands, les
plus élevés dans le Marché Commun. Sans doute, l'indépendance
du Congo a-t-elle provoqué une chute sévère des valeurs
coloniales en Bourse — ce qui explique la frénésie de
certains milieux petits bourgeois. Mais il y a peu de
travailleurs parmi les « petits porteurs d'actions », et
ceux-ci n'incorporent en tout cas pas la valeur de leur capital,
mais plutôt le montant de leurs dividendes dans leur revenu
courant; or ces dividendes sont restés pratiquement inchangés
en 1960 pour les principales compagnies congolaises.
Il
faut donc bien se rendre à l'évidence. Ce n'est pas à cause
d'une mauvaise situation économique, mais malgré
des salaires relativement élevés que la grève belge s'est
produite. Si le contexte économique l'explique indirectement
et foncièrement (parce qu'il a sapé le mythe du « miracle
économique capitaliste », parce qu'il a provoqué un désir de
renouveau économique radical), c'est dans le contexte social
que nous découvrirons plus spécialement les causes immédiates
de son éclatement.
II.
Le contexte social
La
Belgique est un des pays les plus industrialisés du monde. Les
salariés-appointés (y compris les fonctionnaires et agents des
services publics) y constituent plus de 75 % de la population
active. La paysannerie ne représente plus qu'une classe sociale
d'importance réduite, qui dépasse à peine 10 % de cette même
population.
Si
la masse des salariés et appointés constitue la grande majorité
de la nation, cette masse est en revanche fortement stratifiée,
à la fois d'après sa qualification, d'après ses traditions et
son niveau de conscience, d'après ses origines et son caractère
national. Les trois couples « Wallons-Flamands », «
travailleurs d'origine urbaine-travailleurs d'origine rurale »,
« travailleurs socialistes-travailleurs chrétiens », ne se
recoupent pas entièrement. Il y a en Flandre d'importants
noyaux minoritaires de travailleurs socialistes « urbanisés »
depuis des siècles (notamment à Gand et à Anvers), hautement
qualifiés (surtout à Anvers), et plongés dans la grande
industrie depuis plus de cent ans. De même, il y a en Wallonie
une minorité de travailleurs chrétiens, moins substantielle
mais non sans importance, surtout dans le milieu semi-rural
(Namurois, cantons rédimés, Thudinie et Basse-Sambre, etc.),
dans la petite industrie, ou parmi les employés soumis à la
pression capitaliste (ce fut la position traditionnelle des
employés de charbonnages dans le Hainaut). Néanmoins, sans se
recouper totalement, ces trois « couples » de stratification
s'expliquent largement l'un l'autre.
Le
gros du prolétariat wallon a été formé pendant le XIXe siècle,
surtout dans le Hainaut et dans la province de Liège, dans les
principales industries de l'époque : mineurs, ouvriers sidérurgistes
et métallurgistes, verriers, ouvriers de l'industrie chimique
et des cimenteries, ouvriers de la pierre, ouvriers de
l'industrie textile de Verviers. Ces « anciennes » couches de
la classe ouvrière ont constitué les principaux noyaux
fondateurs du Parti Ouvrier Belge et des syndicats socialistes.
Il fallait y ajouter en Flandre les ouvriers textiles de Gand,
et les dockers et ouvriers diamantaires d'Anvers.
Depuis
1910, un « nouveau » prolétariat s'est joint à ces anciens
noyaux. En Wallonie, il s'agissait d'un déplacement de
travailleurs plutôt que d'une prolétarisation de couches
petites bourgeoises (à quelques exceptions près) : déclin de
l'industrie de la pierre et de l'industrie charbonnière,
compensé par un essor de la sidérurgie, des fabrications métalliques,
de l'industrie chimique et de l'industrie d'électricité. En
Flandre, il s'agissait d'une prolétarisation assez rapide d'éléments
ruraux, mais sous deux formes essentiellement différentes :
1°
création ou extension d'un prolétariat plus ou moins qualifié
dans les bassins industriels anciens (industrie d'alimentation
à Gand et à Anvers; industrie métallurgique à Anvers, à
Gand et dans l'axe Anvers-Bruxelles; création du bassin
industriel au sud de Bruxelles ; création du bassin industriel
de Bruges ; création de l'industrie charbonnière du Limbourg
et industrialisation de la Campine, etc.) ;
.
2°
création d'une énorme masse de manœuvres (ou de « spécialisés
» dans l'industrie du bâtiment), véritable « armée de réserve
industrielle » du capitalisme belge. Cette « armée de réserve
», dans des périodes de haute conjoncture, se déplace vers
Bruxelles ou vers la Wallonie, comme elle comporte un grand
nombre d'ouvriers frontaliers ou saisonniers. En période de
crise, elle constitue le gros (jusqu'aux trois quarts) de la
masse des chômeurs belges.
Or,
une politique délibérée du clergé catholique et des
gouvernements que le parti catholique a contrôlés pendant plus
d'un demi-siècle — le premier gouvernement sans participation
catholique n'est apparu en Belgique qu'au lendemain de la 2e
guerre mondiale! — a tenté de freiner l'urbanisation du
nouveau prolétariat flamand. Cette politique n'a au fond connu
un seul échec : celui de la grande agglomération anversoise.
Partout ailleurs, elle a été pleinement couronnée de succès,
notamment sur l'axe Anvers-Bruxelles, en Flandre occidentale et
orientale, dans le Limbourg, et surtout dans la région de
Bruxelles. Les ouvriers qui travaillent dans l'industrie
bruxelloise (notamment dans l'industrie métallurgique, non sans
importance), n'habitent point l'agglomération bruxelloise.
C'est un fait sociologique qui explique en grande partie le
semi-échec de la grève générale à Bruxelles.
Nous
n'avons point l'intention d'énumérer ici tous les moyens
utilisés pour arriver à cette fin (politique de logements;
politique des transports en commun largement subventionnés au
profit de cette « mobilité de la main-d'œuvre »; politique
scolaire; embrigadement systématique de la population par les
« organisations de masse » catholiques, allant des
organisations de gosses et de scouts jusqu'aux organisations de
vieux pensionnés). II nous suffit de souligner les résultats
auxquels cette politique est arrivée. Alors que le « vieux »
prolétariat, wallon autant que flamand, a été dès l'origine
organisé dans le parti et les syndicats socialistes, le «
nouveau » prolétariat flamand a été en grande majorité happé
par les organisations ouvrières chrétiennes qui ont connu,
depuis 1918, un essor spectaculaire.
Certes,
cet essor des syndicats chrétiens est un phénomène largement
contradictoire. Créés comme syndicats « anti-socialistes »,
opposant la « collaboration de classe » à la doctrine
marxiste de la « lutte des classes », jouant franchement et régulièrement
un rôle de « jaunes » dans les conflits sociaux, les
syndicats chrétiens, pour pouvoir subsister et se développer,
ont connu et connaissent une lente mutation. Ils entrent en compétition
avec leurs « concurrents » socialistes pour de nouvelles adhésions.
Ils sont donc obligés d'« offrir » autant, sinon davantage,
que ces syndicats socialistes. Petit à petit, ils apprennent à
engager des batailles revendicatives. Petit à petit, leur
programme de revendications immédiates s'approche de celui des
syndicats socialistes, au point de se confondre avec celui-là.
La bourgeoisie — et l'Église — ont donc incontestablement,
à longue échéance, joué un rôle d'apprenti-sorcier. Pour
pouvoir assurer la « paix sociale », elles ont été amenées
à construire des organisations qui faisaient de la lutte de
classe, d'abord sans le savoir, puis de plus en plus
consciemment, bien que dans des limites très étroites.
Néanmoins,
le fait que l'industrialisation de la Flandre (qui compte, en
chiffres absolus, plus de salariés-appointés que la Wallonie,
et même plus de membres des syndicats socialistes que la partie
méridionale du pays!) a surtout abouti à l'essor des syndicats
chrétiens, et donc à une division du mouvement ouvrier en deux
blocs d'importance largement équivalente, n'en a pas moins eu
des effets néfastes sur la dynamique de la lutte de classe dans
l'immédiat et à moyen terme. Seule cette division peut
expliquer le mystère d'un pays non seulement doté d'une grande
majorité de travailleurs, mais encore d'une forte majorité de
travailleurs organisés et
syndiqués, — et qui, en même temps, continue à vivre
tranquillement dans un cadre capitaliste désuet et
traditionnel.
La
Belgique compte en effet un des taux de syndicalisation les plus
élevés d'Europe et du monde, — taux qui s'approche de 65 %
de l'ensemble des salariés, appointés et agents des services
publics. En laissant de côté deux petites organisations
syndicales (les syndicats dits libéraux et le « cartel indépendant
des services publics »), qui ne comptent, ensemble, que
quelques dizaines de milliers de membres, cette force syndicale
se répartit essentiellement sur la Fédération Générale du
Travail de Belgique (F.G.T.B.) sous direction socialiste, et sur
la Confédération des Syndicats Chrétiens :
Entre
1930 et 1947, la C.S.C. a gagné 40.000 membres en Wallonie,
25.000 membres dans le Brabant, et 160,000 membres en Flandre.
Entre ces deux mêmes dates, la F.G.T.B. a gagné 37.000 membres
en Wallonie, 11.000 dans le Brabant et seulement 63.000 membres
en Flandre. Entre 1920 et 1930, la F.G.T.B. avait pratiquement
stagné, alors que la C.S.C. gagnait quelque 10.000 membres en
Wallonie, quelque 10.000 membres dans le Brabant, et plus de
100.000 membres en Flandre. Entre 1920 et 1947, les effectifs de
la C.S.C. ont donc été gonflés de 300.000 nouveaux membres
flamands (260.000 en Flandre et 40.000 dans le Brabant). Ceci
est bien conforme au schéma présenté plus haut.
Notons
que, dans les élections syndicales, la F.G.T.B. a obtenu ces
dernières années de 60 à 65
%, la C.S.C. de 35 à 40 % des voix, ce qui indique que
la majorité des ouvriers non organisés suit les syndicats
socialistes. Plus exactement : en Wallonie, le taux de
syndicalisation des ouvriers socialistes est plus bas que le
taux de syndicalisation des travailleurs chrétiens ne l'est en
Flandre.
C'est la
dialectique de ces deux facteurs — syndicalisation croissante,
division syndicale en deux blocs de plus en plus équivalents
— qui explique en grande partie l'évolution récente des
conditions sociales du capitalisme belge.
Pendant
une première phase,
qui occupe en gros l'entre-deux-guerres, la stagnation de la
F.G.T.B. sous une direction ultra-droitière, la défaite de
quelques grèves importantes (Ougrée Marihaye, cheminots,
imprimerie bruxelloise), la division syndicale le rôle de «
jaunes » de la C.S.C., jouent dans le sens d'une paralysie
progressive du mouvement syndical. Même dans la période de la
grande crise, celui-ci reste passif et conservateur. Les grandes
explosions de 1932 et de 1936 prennent la forme de grèves
sauvages, de révoltes de la faim (1932) ou d'aspirations
spontanées (mais confuses) d'un changement radical (1936).
Pendant
une deuxième phase,
qui va de la libération à 1955, la surenchère syndicale joue
en faveur d'une suite presque ininterrompue de mouvements
revendicatifs. Ceux-ci sont ponctués par quelques rares grèves,
en général organisés et conduits par les syndicats (une
grande exception : la série de grèves sauvages du port
d'Anvers). Cette surenchère syndicale brise rapidement le
blocage des salaires (contrairement à ce qui s'est produit en
France, aux Pays-Bas et en Allemagne). Elle oblige le patronat
à opérer une reconversion
fondamentale de sa politique salariale : d'un pays de
salaires (relativement) bas, la Belgique devient un pays de
salaires (relativement) élevés. Cette reconversion,
socialement indispensable
pour sauver le régime, est économiquement possible
parce que la Belgique jouit d'une importante « prime de
reconstruction » sur le marché mondial (l'appareil de
production belge est sorti indemne de la 2e guerre mondiale), et
parce que l’exploitation accrue du Congo se poursuit dans le
« calme », alors que les autres empires coloniaux sont en désagrégation.
Pendant
une troisième phase,
la surenchère syndicale se heurte au plafond de l'expansion économique
trop lente, de la concurrence internationale qui reprend et qui
s'aggrave, de l'empire colonial qui commence à s'écrouler. La
suite ininterrompue d'avantages salariaux ou d'améliorations
des conditions de travail s’arrête. Une « pause sociale »
menace de se déclarer. La C.S.C. l’accepte sous certaines
conditions. La F.G.T.B. s'y oppose, et pour pouvoir s'y opposer
adéquatement, avance son programme de reformes de structure,
qui devraient rendre possible une nouvelle tranche d'améliorations
sociales. Une grave crise sociale se prépare ainsi, depuis la
grève des métallurgistes de 1957. Deux plans
d’assainissement économique se dressent l'un devant l'autre :
le plan du patronat, fondé sur la pause sociale et l'austérité
qui aboutira à la loi unique et à la grève de 1960-1961; le
plan de la F.G.T.B. qui doit aboutir aux réformes de structure.
Entre
les deux, la C.S.C. hésite, de plus en plus affolée. Tantôt
elle s'affirme en principe d'accord avec les réformes de
structure, auxquelles elle donne cependant un sens nettement et
exclusivement néo-capitaliste; tantôt elle accepte la
politique d austérité, « à condition que les charges soient
également réparties sur toutes les couches de la population ».
Tantôt elle affirme que ses revendications sociales sont plus
radicales que celles de la FGTB tantôt elle se déclare prête
à assumer des sacrifices, dans l’intérêt « national »
bien conçu.
Cette
attitude s'explique d'abord par des options idéologiques
fondamentales. La C.S.C. reste foncièrement attachée à la
cause de la « libre entreprise » (c'est-à-dire du capitalisme
plus ou moins « social ») parce que, à son avis, ce régime
garantit mieux la pluralité des institutions, la liberté de l'Église
et la liberté syndicale. Elle s'explique cependant aussi par la
nature même de ses affiliés et de leurs intérêts immédiats.
La
stratification profonde de la classe laborieuse belge a en effet
un prolongement imprévu et surprenant en une forte
inégalité des rémunérations. Mais, contrairement à ce
que pourrait produire un schéma simpliste, ce sont les régions
à prédominance socialiste, où la « vieille » classe
laborieuse est syndiquée depuis plus longtemps, et où prévalent'
l'industrie lourde et la grande industrie, qui connaissent les
salaires les plus élevés. Les régions où dominent les
syndicats chrétiens sont des régions où prévalent les
industries légères et la petite industrie, et où les salaires
plus bas ont également attiré les « fabrications nouvelles »,
sans que leur établissement soit suffisamment dense pour résorber
« l'armée de réserve industrielle » et faire monter les
salaires, relativement à ceux de la Wallonie.
Cette inégalité
semble directement fonction du chômage, c'est-à-dire de la résultante
du mouvement démographique et du rythme de l'expansion économique,
c'est-à-dire des rapports entre l'offre et la demande de
main-d'œuvre. Les résidus de main-d'œuvre flamande pèsent
sur les salaires. La pénurie périodique de main-d'œuvre en
Wallonie (essentiellement fonction du haut niveau
d'industrialisation et de la stagnation démographique) exerce
par contre une pression sur les salaires dans le sens de la
hausse. La différence de combativité entre les deux blocs
syndicaux est à la fois le produit de ces forces et un facteur
supplémentaire qui accentue l'hiatus.
Celui-ci
est très prononcé. En 1959, la rémunération moyenne de
l'ouvrier par arrondissement fluctue entre 286 FB par jour à Liège
et 271,5 FB à Charleroi, d'une part et 189,1 FB à Dixmude et
203 FB à Audenarde, d'autre part. Parmi les dix arrondissements
aux salaires les plus élevés, il n'y a qu'un seul
arrondissement flamand, celui d'Anvers. Ces moyennes
nivellent d'ailleurs et masquent donc l'ampleur réelle de l'inégalité.
Entre le salaire quotidien moyen dans la grande
usine liégeoise (plus de 1.000 ouvriers), et le salaire
quotidien moyen de la petite usine de Flandre occidentale, la
différence va du simple au double (350 FB contre 175 FB).
Or,
il est logique qu'une masse de travailleurs gagnant entre 175 et
225 fr par jour — salaires en réalité inférieurs au minimum
vital le plus modeste — n'ont que des préoccupations purement
salariales et doivent considérer les « réformes de structure
» comme des songes creux. Par contre, des travailleurs qui
gagnent entre 300 et 350 fr par jour, et dont une augmentation
de salaire de 2,5 ou même de 5 % ne modifiera guère le
standing normal, s'intéressent beaucoup plus à la consolidation
de l’acquis, à la sécurité d'emploi, à la protection
contre les menaces de crise, de chômage ou d'austérité, et
sont donc naturellement portés à s'enflammer devant la
propagande en faveur des réformes de structure, — surtout après
l'exemple du Borinage, qui montre que la menace de brusque
effondrement d'un secteur industriel payant des salaires fort élevés
n'est nullement imaginaire. Voilà
tout le secret de la grève, de sa localisation spécifique,
et de l'attitude particulière prise non seulement par la
C.S.C., mais encore par une grande partie de l'appareil flamand
de la F.G.T.B. qui, — en dehors de Gand, d'Anvers et des
secteurs des services publics — ne s'est nullement trouvé
devant une pression de sa base sous-rémunérée pour participer
à un combat général en faveur des réformes de structure.
III.
Sociologie de la grève
La
grève apparaît donc à la fois comme une riposte à une première
tentative de réduire le pouvoir d'achat des travailleurs, comme
un effort pour imposer une nouvelle politique économique, et
comme une révolte contre le conservatisme excessif de certains
dirigeants. Dans les trois domaines, celui de l'État, celui de
l'économie, celui du mouvement ouvrier, elle fait craquer les
structures traditionnelles. Elle se situe dans l'interstice
entre une phase de salaires croissants et une phase de salaires
réels réduits, mais précède
nettement cette réduction (elle l'empêche même, dans une
certaine mesure, de se déclarer, ce qui provoque une tension
croissante dans l'économie et dans les finances publiques). La
grève permet ainsi une démonstration très nette de la
dialectique sociale du facteur « objectif » (économique, «
matériel ») et « subjectif » (niveau d'éducation et de
conscience par suite du rôle du mouvement ouvrier; degré de
confiance relative dans les organisations et les directions
ouvrières). Elle constitue une réfutation éclatante de toutes
les théories mécanistes concernant les rapports directs entre
niveau de vie et niveau de conscience, entre niveau de vie et
niveau de combativité.
Selon une
logique primaire, ce seraient les couches les plus pauvres qui
auraient dû réagir le plus violemment contre l'atteinte à
leur pouvoir d'achat déjà si insuffisant. En fait, ces couches
n'ont pas dépassé le stade de l'expectative inquiète (à
l'exception des ouvriers des services publics). C'est que la
menace de la loi unique fut enveloppée dans un verbiage touffu,
voilée par une propagande officielle (ou officieuse) sur grande
échelle, atténuée même par la démagogie de certaines « dénonciations
», maladroites parce qu'excessives. C'est que cette menace émana
en outre du gouvernement et de l'État, et que les couches les
plus pauvres et les plus faibles sentaient confusément que,
pour affronter l'État, il fallait être prêt à aller très
loin.
Inversement,
les couches les mieux rétribuées en Wallonie, qui sont aussi
les couches les plus aguerries et les mieux organisées,
trouvaient dans la lutte contre la loi unique l'occasion
recherchée depuis plusieurs années d'entamer une épreuve de
force avec la société bourgeoise, pour combattre ouvertement
en faveur des réformes de structure. Ces couches, bien préparées
par des années de propagande syndicaliste et socialiste systématique,
par des années d'éducation tenace, s'avéraient complètement
immunisées contre l'emploi des moyens de persuasion modernes et
massifs, que le gouvernement employa pourtant sur la plus large
échelle pendant la grève, et auxquels le mouvement ouvrier ne
sut pas opposer grand chose. La grève belge a donc démontré
que, contrairement à ce qu'on prétend souvent, les
secteurs les mieux rétribués de la classe ouvrière sont
capables de conserver beaucoup plus nettement leur « conscience
de classe », sous l'assaut des moyens de persuasion
massifs, à condition que le mouvement ouvrier entretienne et
assiste la formation et l'épanouissement de cette conscience.
L'exception,
en ce domaine, confirme la règle. Deux exemples suffiront. Le
premier est celui des employés les mieux rétribués (revenus
supérieurs à 10.000 FB par mois). A Bruxelles, où ces employés
dominent largement (ils y constituent plus de la moitié de la
main-d'œuvre salariée totale), leur participation à la grève
fut minime, et la grève fut, de ce fait, un échec partiel.
C'est que cette masse d'employés, 1° n'est pas syndiquée
(taux de syndicalisation inférieur à 20 %; nombre d'adhérents
à la F.G.T.B. inférieur à 10 %) ; 2° ne plonge pas dans un
milieu de grande industrie; 3° n'a presque pas de contacts avec
une masse ouvrière; 4° n'a point de tradition socialiste ni même
de tradition de lutte, et subit fortement la pression du milieu
petit bourgeois avec lequel elle se confond d'ailleurs en
partie.
Par
contre, dans les grands bassins industriels wallons, les employés
qui y gagnent autant sinon plus que les employés de Bruxelles,
ont en général bien participé à la grève (leur
participation dépassa largement tout ce qu'on avait connu à ce
propos dans le passé). C'est que cette masse d'employés, 1° a
fait récemment de grands progrès du point de vue de sa
syndicalisation; 2° plonge dans un milieu de grande industrie ;
3° y subit fortement la pression d'une masse ouvrière
particulièrement combative; 4° est dirigée par une
organisation syndicale qui, depuis des années, développe une
propagande inlassable en faveur des réformes de structure (un
Congrès National de ce syndicat, axé sur ce thème, où nous
avons été un des rapporteurs, a précédé de quelques jours
l'éclatement de la grève).
Le
second exemple est celui de quelques grandes usines privilégiées
en Flandre (Tréfileries Bekaert à Zwevelgem; usines Philips d'électronique;
raffineries de pétrole à Anvers ; Bell Téléphone à Anvers;
usines de montage d'autos à Anvers et à Bruxelles, etc.). Il
s'agit en général d'usines ultramodernes, dont la direction
applique une politique paternaliste très poussée, où un système
compliqué de primes et de pensions supplémentaires est étroitement
relié à l'assiduité au travail, où le pouvoir d'achat
distribué par an et par salarié dépasse nettement la moyenne
de l'ouvrier qualifié. C'est donc l'exemple même de ce « prolétariat
nouveau » auquel sont attribués tant de péchés (ou de
vertus, selon l'optique).
Or,
le comportement de ce secteur a été beaucoup moins net qu'on
n'aurait pu le supposer. Il s'agit d'un milieu où les syndicats
chrétiens dominent nettement, sauf dans quelques cas
exceptionnels. Par ailleurs, ce secteur n'a été nullement
touché par la propagande en faveur des réformes de structure
(la responsabilité de la direction syndicale flamande est très
grave à ce propos). C'est donc le point exact où l'impact de
l'idéologie bourgeoise a pu être le plus puissant. En outre,
— seconde défaillance de la même direction — la F.G.T.B.
flamande n'a point voulu entraîner ce secteur dans la lutte, et
s'est contentée d'y déclencher la grève vers le dixième ou
le douzième jour du combat, alors que l'unité d'action avec
les travailleurs chrétiens apparaissait déjà comme totalement
impossible.
Malgré
tous ces facteurs fort négatifs, la masse des ouvriers
socialistes de ces entreprises (variant entre 25 et 75 %, selon
les cas), a en général, à quelques exceptions près, participé
résolument à la grève, parfois même avec un enthousiasme qui
effrayait les dirigeants. Ce ne sont pas seulement Liège, La
Louvière, Charleroi qui ont connu des cortèges de 40.000, grévistes.
Un rassemblement du même genre a également marqué la grève
à Anvers ; ce fut le rassemblement le plus puissant et le plus
combatif de toute l'histoire ouvrière flamande, et ce, dans ce
milieu typique du « nouveau prolétariat ».
Ces exemples «
exceptionnels » permettent donc de serrer de plus près le mécanisme
réel d'interaction entre les conditions d'existence, le
mouvement ouvrier, et le niveau de conscience, qui expliquent l'éclatement,
la durée et l'ampleur de la grève belge.
L'histoire
contemporaine a démontré au-delà de tout doute que la
direction traditionnelle du mouvement ouvrier européen n'est
pas à la hauteur de sa tâche. De ce fait, au cours des
quarante-cinq dernières années, de multiples chances de
victoires ont été ratées dans de nombreux pays. Une méfiance
profonde à l'égard de leurs propres organisations caractérise
de multiples secteurs du prolétariat européen, même ceux qui
sont organisés. Mais contrairement à une illusion dangereuse,
largement répandue dans certains milieux « gauchistes »,
cette méfiance peut être tout autant un frein qu'un moteur de
larges luttes de classe. Disons même qu'elle est le plus
souvent frein et non moteur, parce que la classe ouvrière prend
conscience de sa force, dans la vie quotidienne du régime
capitaliste, précisément dans la mesure où elle est organisée
et où cette organisation est relativement efficace, et que tout
scepticisme fondamental à l'égard de l'organisation ne conduit
pas vers l'avant, vers des formes d'organisation supérieures,
mais vers l'arrière, vers l'atomisation de la classe et sa
transformation en classe amorphe (l'exemple de la France en mai
1958 est à ce propos particulièrement éloquent).
Ce
n'est que lorsque la classe ouvrière se trouve engagée dans un
combat de très grande envergure, — qui lui-même n'est
possible que grâce au rôle relativement efficace de ses
organisations — qu'elle peut dépasser positivement et non pas
négativement, dans le sens du progrès et non dans celui du
recul, l'insuffisance évidente de ses organisations
bureaucratisées. La dialectique « classe-organisation » est
donc en réalité beaucoup plus complexe que d'aucuns ne le soupçonnent.
Elle ne rend possible le dépassement
des grandes organisations de masse que par leur renforcement préalable
et non par leur affaissement.
La
grève belge permet de puiser à ce propos d'utiles
enseignements. Depuis 1944, quelques grandes centrales
professionnelles se sont profondément renouvelées et ont
permis de jouer un rôle de pionnier d'idées nouvelles,
notamment du programme des réformes de structures. Ce sont
notamment la fédération liégeoise des métallurgistes (et
dans une mesure moindre, les métallurgistes du Hainaut), le
syndicat des employés et la Centrale Générale des Services
Publics. Par ailleurs, d'autres centrales professionnelles
apparaissent comme de véritables bastions du conservatisme réformiste
: Centrale Générale du Bâtiment, syndicat du transport,
Centrale des Ouvriers du Textile. On aurait pu supposer que,
dans une grève aussi fougueuse et révolutionnaire que la grève
belge, ce soient ces bastions du conservatisme qui « sautent »
les premiers. Rien de cela ne s'est produit, pour la simple
raison que dans ces secteurs, à l'exception des dockers
d'Anvers et de Gand, on n'a même pas fait grève...
Par
contre la grève fut une réussite au-delà de toute espérance
dans les secteurs où une direction plus progressiste avait
permis un renforcement considérable de l'organisation (et donc
de confiance des travailleurs en leurs propres forces, et donc
de conscience de classe). Certes, des dirigeants de ces secteurs
ont pu apparaître à certains moments de la grève comme
l'obstacle principal à un nouveau progrès du mouvement. Ce
n'est là cependant qu'une des faces de la médaille; l'autre,
c'est que sans le redressement vigoureux qu'ils avaient opéré,
depuis des années, la grève en tant que telle aurait été
inconcevable, et ne se serait pas plus produite qu'elle ne s'est
par exemple produite en France, lors de la dévaluation
Rueff-Pinay.
La
nécessité de dépasser la direction traditionnelle a pu être
ressentie confusément par les secteurs ouvriers les plus
divers. La possibilité de ce dépassement n'a pu être créée
que là où le renforcement de l'organisation coïncidait avec
le renforcement de la conscience de classe. Pour être plus précis
: la possibilité de ce dépassement a été la plus réelle
partout où coïncidaient une organisation puissamment renforcée,
des secteurs ouvriers très combatifs et la direction
relativement la plus conservatrice de cette organisation. Ce fut
le cas surtout à Charleroi et à Anvers, et dans une moindre
mesure dans le Borinage et dans la région de La Louvière.
Ce
dépassement s'est traduit par l'apparition plus ou moins,
spontanée, plus ou moins inspirée par une avant-garde organisée
des fameux comités de grève. A ce propos, on a publié
beaucoup de commentaires confus, pour ne pas dire plus. On a
rassemblé sous cette étiquette des comités aux fonctions les
plus diverses (les comités locaux de grève dans le Hainaut;
les comités syndicaux d'usine dans la région liégeoise ; le
comité de lutte, c'est-à-dire de préparation de la grève, à
Anvers, etc.). La création de ces comités correspond en général
à deux mobiles qui ne coïncident pas toujours : la nécessité
de remplir des fonctions que les organismes traditionnels du
mouvement ouvrier ne remplissent pas et ne peuvent pas remplir
(organisation des non-syndiqués dans la grève; unité d'action
avec les chrétiens; problèmes des piquets de grève, du
ravitaillement des grévistes, du contrôle de la circulation
routière, etc.) ; la volonté de suppléer la carence de
directions locales défaillantes. Lorsque ces deux mobiles coïncident,
dans un contexte social très favorable, et avec une classe
ouvrière admirable de combativité, le dépassement des
structures traditionnelles s'affirme franchement, et alors,
comme nous l'avons écrit pendant la grève, « l'ombre d'un
pouvoir nouveau », le pouvoir démocratique des travailleurs, a
plané sur le pays (La Gauche, n° 3, 1961).
Point
n'est besoin de savants traités de stratégie pour comprendre
que la classe laborieuse belge n'était nullement prête à
entamer une lutte insurrectionnelle pour la conquête du
pouvoir, le 20 décembre dernier. Ceux qui réclament (après
coup) qu'elle réalise l'impossible sont en général ceux-là mêmes
qui (avant les faits) manifestaient leur superbe sceptique quant
aux possibilités de lutte avec des organisations aussi
conservatrices, une classe ouvrière aussi « repue » et aussi
« dépolitisée » que celles de Belgique.
Les
grandes traditions de lutte du prolétariat belge furent, dans
le passé, des traditions démocratiques (grèves générales
pour le suffrage universel) ou des traditions de révoltes de la
faim (grèves du XIXe siècle et grèves des mineurs de
1932-35). Après un intervalle d'un quart de siècle, au cours
duquel prédominent des luttes professionnelles solidement
encadrées (la grève générale semi-insurrectionnelle de 1950,
contre le retour de Léopold III, fut elle-même entièrement
inspirée, organisée et dirigée du sommet), voici que le prolétariat
belge renoue de manière admirable avec sa tradition révolutionnaire,
mais sur un niveau plus élevé.
La signification historique de la grève belge, c'est que c'est la première grève générale dans l'histoire du mouvement
ouvrier européen qui n'a comme objectif fondamental ni des
revendications matérielles ni des revendications politiques démocratiques,
mais qui vise essentiellement
la réorganisation de l'économie sur une base socialiste.
Car c’est là le seul sens que des centaines de milliers de grévistes
belges ont donné au slogan des « réformes de structure ».
On
peut pérorer à l'infini sur le fait qu'une direction de
rechange soit nécessaire pour qu'une grève pareille réussisse.
On peut même en conclure que la grève, dans les conditions
concrètes du temps et de l'espace, ne pouvait pas triompher.
Les « droitiers » du mouvement ouvrier belge ne disent au fond
rien d'autre quand ils affirment qu'il eût mieux valu « ne pas
faire grève ».
Une
organisation minutieuse aurait sans doute été largement préférable
à ce mélange de spontanéité, d'improvisation, de direction défaillante
et de direction de rechange dépassée par les événements qui
a caractérisé la grève. Mais tous ces sages conseils glissent
sur un fait dur comme du roc : c'est qu'un million de
travailleurs belges, malgré toutes les difficultés et toutes
les insuffisances, ont préféré faire grève pendant
trente-deux jours, contre toutes les forces de conservation
sociale, plutôt que de subir l'austérité et le déclin
capitalistes. Plutôt que de subir, ils ont préféré crier à
la face du monde qu'ils désirent prendre leur sort en leurs
propres mains. Ne serait-ce que pour ce cri libérateur, riche
d'enseignement, riche de moissons futures, il valait la peine de
mener ce combat jusqu'au bout. Ne serait-ce que pour cette
raison, il faudra le reprendre, chaque fois que la possibilité
s en présentera.
[1]
Exemple : en 1957, 5.033 réparateurs de navires procurent
un chiffre d'affaires de 1,175 milliard FB, dont 3,66 % de bénéfices
nets. En 1959 1.272 ( !) réparateurs de navires procurent
un chiffre d affaires de 844 millions de FB, dont 6,72 % de bénéfices
nets. Autre exemple : l'emploi dans l'industrie textile belge a
diminué de 63.000 unités entre 1948 et 1958, alors que la
production s'est notablement accrue.
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