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Introduction

Bénédicte Percheron

Le goût de Flaubert pour l’histoire semble s’être développé au Collège royal de Rouen au contact de l’historien Adolphe Chéruel, mais aussi du naturaliste Félix-Archimède Pouchet, directeur du Muséum d’histoire naturelle de Rouen (1828 – 1872), qui pourrait avoir stimulé l’intérêt de l’écrivain pour l’histoire antique et médiévale grâce à ses cours de zoologie. Le naturaliste accordait en effet une grande place à l’histoire des animaux dans son enseignement, comme l’attestent ses archives toujours conservées au muséum rouennais et sa Zoologie classique ou histoire naturelle du règne animal (1841). Les différentes versions de La Tentation de Saint Antoine (1849, 1856 et 1874) ont en commun un goût pour la zoologie mythologique.

Les modifications entre les deux premiers textes et le dernier paraissent avoir été provoquées par la découverte de travaux récents, en particulier de La Création de l’historien Edgar Quinet, qui comme Michelet s’intéressait aux sciences naturelles, et ceux du biologiste Ernst Haeckel. Par contre Flaubert ne lit l’Histoire naturelle de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles qu’en 1874. Toutefois, il semble qu’il ait, dès la fin de l’année 1871, lu un article de Charles Martins dans La Revue des deux mondes qui expose les travaux du naturaliste allemand. Une notion fondamentale a présidé aux recherches de Quinet et d’Haeckel : l’évolution.

Nous proposons ici plusieurs extraits de La Tentation de Saint Antoine, confrontés à des ouvrages et notions scientifiques qui ont pu orienter les réécritures de l’ouvrage. Il s’agit principalement de textes de Pouchet, de Quinet et enfin d’Haeckel par le biais d’une première traduction proposée par Charles Martins.

2. Remonter le Temps

Bénédicte PercheronGisèle Séginger

Edgar Quinet, La Création, Tome I, Paris, Librairie internationale, 1870, pp. 37 – 38.

« Il me semble, au contraire, que les reptiles dinosauriens, les iguanodons, les plésiosaures, pourraient rivaliser avec les dragons à la gueule enflammée de Médée, les serpents volants avec les serpents de Laocoon, les plus anciens ruminants et les grands édentés, mylodon, mégathérium, avec les taureaux couronnés de Babel, les mammifères incertains, les mystérieux dinothériums et toxodons avec les sphinx gigantesques de Thèbes, les ichthyosaures avec les hydres d’Hercule et les harpies d’Homère, le cheval hipparion aux pieds digités avec les chevaux de Neptune ou avec le monstre de Rubens à la crinière soulevée, à la croupe colossale. J’aimerais à voir et à entendre l’ancêtre des chiens, l’amphicyon, hurler au carrefour de la création des mammifères tertiaires ; je ne regretterais pas le Cerbère des enfers et ses trois gueules. »

Gustave Flaubert, Œuvres complètes, T. IV, La Tentation de Saint Antoine (1874), Paris, L. Conard, 1910, p. 197.

« Il arrive des rafales, pleines d’anatomies merveilleuses. Ce sont des têtes d’alligators sur des pieds de chevreuil, des hiboux à queue de serpent, des pourceaux à mufle de tigre, des chèvres à croupe d’âne, des grenouilles velues comme des ours, des caméléons grands comme des hippopotames, des veaux à deux têtes dont l’une pleure et l’autre beugle, des foetus quadruples se tenant par le nombril et valsant comme des toupies, des ventres ailés qui voltigent comme des moucherons. Il en pleut du ciel, il en sort de terre, il en coule des roches. Partout des prunelles flamboient, des gueules rugissent ; les poitrines se bombent, les griffes s’allongent, les dents grincent, les chairs clapotent. »

La consultation des notes préparatoires au texte de 1874 révèle l’impact de la lecture de La Création de Quinet sur la réécriture de l’œuvre. Les différences entre les folios 106, 78 et 226, sont édifiantes à ce propos. Dans le premier scénario de 1869, l’œuvre s’achève sur l’apparition des trois Vertus Théologales. Tenté par la matière inerte en 1849 (G. Séginger, 2014, p. 33), Saint Antoine est attiré par la profusion du vivant dans le texte de 1874.

Végétaux-Web

Le scénario est retouché dans le texte suivant et les trois Vertus Théologales disparaissent. Dans cette nouvelle mouture (folio 78), Saint Antoine remonte le temps jusqu’à l’origine. En ouverture du scénario des Bêtes fantastiques figure la référence à La Création de Quinet.

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Hippopotame-Dampier-WEB
Hippopotame, calque réalisé par F.-A. Pouchet sur l’ouvrage de William Dampier, Nouveau voyage autour du monde, paru en 1698. Archives du Muséum d’histoire naturelle de Rouen, FAP605, hippopotames.

 

5. Voir naître la vie

Bénédicte Percheron

Flaubert, La  Tentation de saint Antoine (1874)
Paris, Charpentier, p.  295-296.

Des insectes n’ayant plus d’estomac continuent à manger ; des fougères desséchées se remettent à fleurir ; des membres qui manquaient repoussent. Enfin, il aperçoit de petites masses globuleuses, grosses comme des têtes d’épingles et garnies de cils tout autour. Une vibration les agite.

ANTOINE
délirant :
Ô bonheur ! bonheur ! j’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer. Le sang de mes veines bat si fort qu’il va les rompre. J’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de beugler, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, – être la matière ! »

***

Contrairement à Edgar Quinet, Flaubert propose une remontée dans le temps inversée. L’œuvre s’achève non pas sur la cellule de Quinet mais sur la monère d’Haeckel. Il n’utilise pas le terme scientifique dans son texte. Mais les manuscrits révèlent qu’il a probablement consulté un compte rendu des travaux d’Haeckel. II s’agit de l’article de Charles Martins, « La création du monde organisé d’après les naturalistes anglais et allemands de la nouvelle école » (Revue des deux mondes, 15 décembre 1871, p. 764–787). Il offre un premier commentaire de Natürliche Schöpfungsgeschichte d’Ernest Haeckel (1868). Le mot « monère », inventé par Haeckel, figure d’ailleurs dans un manuscrit de La Tentation (BnF, N.a.f. 23671), employé au masculin comme dans l’article de Martins. Les indications « le monère », « petites masses gélatineuses de la grosseur d’une tête d’épingle » paraissent recopiées directement de l’article de Martins.

Redon-sans-légende
“Partout       des     prunelles     flamboient”   [estampe],  Odilon    Redon, La Tentation de Saint Antoine (Flaubert),  Paris, s.n., 1888, planche IX.