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5. Voir naître la vie

Bénédicte Percheron

Flaubert, La  Tentation de saint Antoine (1874)
Paris, Charpentier, p.  295-296.

Des insectes n’ayant plus d’estomac continuent à manger ; des fougères desséchées se remettent à fleurir ; des membres qui manquaient repoussent. Enfin, il aperçoit de petites masses globuleuses, grosses comme des têtes d’épingles et garnies de cils tout autour. Une vibration les agite.

ANTOINE
délirant :
Ô bonheur ! bonheur ! j’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer. Le sang de mes veines bat si fort qu’il va les rompre. J’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de beugler, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, – être la matière ! »

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Contrairement à Edgar Quinet, Flaubert propose une remontée dans le temps inversée. L’œuvre s’achève non pas sur la cellule de Quinet mais sur la monère d’Haeckel. Il n’utilise pas le terme scientifique dans son texte. Mais les manuscrits révèlent qu’il a probablement consulté un compte rendu des travaux d’Haeckel. II s’agit de l’article de Charles Martins, « La création du monde organisé d’après les naturalistes anglais et allemands de la nouvelle école » (Revue des deux mondes, 15 décembre 1871, p. 764–787). Il offre un premier commentaire de Natürliche Schöpfungsgeschichte d’Ernest Haeckel (1868). Le mot « monère », inventé par Haeckel, figure d’ailleurs dans un manuscrit de La Tentation (BnF, N.a.f. 23671), employé au masculin comme dans l’article de Martins. Les indications « le monère », « petites masses gélatineuses de la grosseur d’une tête d’épingle » paraissent recopiées directement de l’article de Martins.

Redon-sans-légende
“Partout       des     prunelles     flamboient”   [estampe],  Odilon    Redon, La Tentation de Saint Antoine (Flaubert),  Paris, s.n., 1888, planche IX.

6. De l’organique à l’inorganique

Bénédicte Percheron

Gustave Flaubert, Œuvres complètes, T. IV, La Tentation de Saint-Antoine (1874), Paris, L. Conard, 1910, p. 200.

« Les végétaux maintenant ne se distinguent plus des animaux. Des polypiers, qui ont l’air de sycomores, portent des bras sur leurs branches. Antoine croit voir une chenille entre deux feuilles ; c’est un papillon qui s’envole. Il va pour marcher sur un galet ; une sauterelle grise bondit. Des insectes, pareils à des pétales de roses, garnissent un arbuste ; des débris d’éphémères font sur le sol une couche neigeuse. Et puis les plantes se confondent avec les pierres. Des cailloux ressemblent à des cerveaux, des stalactites à des mamelles, des fleurs de fer à des tapisseries ornées de figures. Dans des fragments de glace, il distingue des efflorescences, des empreintes de buissons et de coquilles – à ne savoir si ce sont les empreintes de ces choses-là, ou ces choses elles-mêmes. Des diamants brillent comme des yeux, des minéraux palpitent.»

Les idées d’Haeckel sont parfois amalgamées avec des notions philosophiques comme le concept spinoziste de « continuité de la vie » (J. Azoulai, 2014, p. 278). La lecture de l’article de Martins a probablement incité Flaubert à abolir les frontières entre l’organique et l’inorganique : « Le [sic] monère est-il une plante ou un animal ? Il n’est ni l’un ni l’autre, ou, si l’on veut, il est l’un est l’autre, car dans les rangs inférieurs du règne organique les différences s’effacent, et les caractères distinctifs valables pour les animaux et les végétaux supérieurs s’évanouissent complètement » (Ch. Martins, 1871, p. 769). De surcroît, pour expliquer l’apparition de la vie, Haeckel réemploie la théorie de la génération spontanée.

Néanmoins l’idée d’une confusion des règnes de la nature hantait déjà les bestiaires médiévaux, consultés par Flaubert. L’Histoire admirable des plantes et herbes esmerveillables et miraculeuses en nature de Claude Duret (1605) semble avoir retenu son attention.

Pour compléter la liste des ouvrages lus par Flaubert, selon Jean Seznec, on peut ajouter Le Monde enchanté, cosmographie et histoire naturelle fantastiques du Moyen âge (1843) de Ferdinand Denis, qui mentionne les Dédaïms de Babylone et le Simorg-Anka. La mandragore y est également présente, mais elle ne chante pas. En revanche, elle possède cette spécificité dans La Fée aux miettes (1832) de Charles Nodier, ouvrage présent dans la bibliothèque de Flaubert.

« Portraict de l’arbre qui porte  des feuilles, lesquelles tombées sur terre se tournent en oyseaux volants,  &  celles qui tombent  dans  les eaux se muent   en   poissons ».  Fac-similé  extrait  de DURET,  Claude,  Histoire admirable  des   plantes  et  herbes  esmerveillables  &  miraculeuses  en nature,   Paris,  Buon,  1605,  p. 316.  (Archives   du  Muséum  d’histoire naturelle  de  Rouen,  FAP  25,  manuscrit   de   l’Histoire  pittoresque  et archéologique des oiseaux. Calque réalisé par F.-A. Pouchet).