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Introduction

Pascal Duris, Hugues Marchal

Au 18e siècle, le naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778) a apporté une contribution majeure aux sciences du vivant, dont l’influence reste sensible dans la littérature du siècle suivant.

Il impressionne par l’ampleur de son entreprise de taxinomie. À un moment où l’inventaire et la classification des espèces forment un enjeu crucial pour les sciences du vivant, il promeut un système de nominations fondées sur l’emploi de binômes latins et rangeant les plantes selon les caractéristiques de leurs organes sexuels. Mais le Suédois est aussi perçu comme un écrivain élégant, qui n’hésite pas à employer métaphores et analogies, à reprendre les noms des héros de la mythologie pour nommer végétaux et animaux, ou à diffuser le savoir sous forme de dispositifs ingénieux, comme son Horloge de Flore.

Toutefois, Linné a écrit en latin, et c’est l’une des raisons pour lesquelles son œuvre fait l’objet d’abondantes évocations poétiques. Malgré l’évolution des connaissances, de nombreux traités persistent à populariser son système en recourant aux vers, dans des poèmes scientifiques où les chants sont complétés par des notes en prose, ou dans des prosimètres, où prose et passages en vers alternent. La valeur littéraire de ces ouvrages varie. Ils peuvent se limiter à un désir de favoriser la mémoration, et constituent alors ce que l’époque nomme des « vers techniques », soit des digests à vocation platement mnémotechnique. La poésie peut aussi n’intervenir qu’à titre de pause ornementale et plaisante, au sein de manuels. D’autres textes relèvent toutefois d’un projet esthétique plus ambitieux, chez des poètes qui entendent rivaliser avec Lucrèce ou Virgile pour chanter, avec Linné, des découvertes et un savoir encore inédits, voire un merveilleux vrai, mis au jour par la science – dans ce qu’André Chénier avait nommé des « vers de nature enflammés ».

Linné apparaît également dans des textes qui ne cherchent pas directement à populariser un savoir botanique ou zoologique, mais s’emparent du savant comme d’un grand homme, digne d’être célébré par des poètes qui assument alors leur fonction traditionnelle de dispensateurs de lauriers et de renommée (en particulier lors des manifestations des sociétés savantes, qui accompagnent leurs réunions de telles lectures). À moins que les auteurs n’optent pour la satire et moquent à travers Linné certains aspects de la pratique scientifique, notamment ses nomenclatures et ses néologismes, voire l’idée même d’une poésie capable de traiter des objets étudiés par l’histoire naturelle.

Enfin, le style de Linné fait lui-même l’objet de commentaires, positifs ou négatifs, qui mettent en question notre distinction actuelle entre champs scientifique et champ littéraire, distinction également fragilisée par la sociologie de tous ces poètes, parfois savants.

Aussi trouvera-t-on ici une sélection, appelée à s’étoffer, de textes divers, relevant d’une véritable « poésie linnéenne », particulièrement active durant le premier tiers du 19e siècle.

René-Richard-Louis Castel

Pascal Duris, Hugues Marchal

Auteur : René-Richard-Louis Castel (1758-1832)

Source : Les Plantes [1797], Paris, Deterville, 1799 (2e éd.), p. 56-57.

Texte (extrait)

Ah ! combien l’amitié, la vertu, les talents
Ont trouvé dans les fleurs d’aimables monuments !
Combien de noms fameux ravis à la mémoire,
Sans l’herbe ou l’arbrisseau qui consacre leur gloire !
La richesse se perd, la force se détruit ;
Le sort jaloux abat ce que l’homme a construit,
Sur le front des rois même imprime ses outrages,
Renverse leurs palais, et brise leurs images.
Plus durable lui seul que le marbre ou l’airain,
L’arbuste où vit leur nom triomphe du destin.
C’est une inscription que le temps renouvelle,
Qu’offre chaque printemps, que chaque hiver rappelle.

Quel nom, mieux que le tien, a jamais mérité
D’obtenir, ô Linné, cette immortalité !
Tu vins, l’ordre parut. Une vive lumière
Rejaillit tout-à-coup sur la nature entière.
Le lit sombre et profond des divers minéraux,
L’agile enfant de l’air et l’habitant des eaux,
Les plantes que Zéphir au printemps fait renaître,
Tu vis, tu connus tout, et tu fis tout connaître.

 Commentaire

Un vers fameux d’Horace fait de la poésie un moment plus durable que l’airain. Mais le poète et homme de lettres Castel, qui assura par ailleurs l’édition scientifiques des œuvres de plusieurs naturalistes, attribue ici la même force de résistance à l’oubli aux plantes, ou plutôt, au geste par lequel, à la suite de Linné, les botanistes qui nomment de nouvelles espèces associent ces désignations à d’autres savants, à des puissants ou à d’autres notables. Une telle remarque engage une réflexion sur le temps : tout en faisant de chaque espèce, qui se « renouvelle » à chaque génération, un référent immortel, Castel affirme aussi sa foi en la pérennité des appellations, et donc de la science, établies par Linné.

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Erasmus Darwin

Pascal Duris, Hugues Marchal

Auteur : Erasmus Darwin (1731-1802)

Source : Les Amours des plantes [1789], trad. par Joseph Deleuze, Paris, impr. de Digeon, 1799, chant IV, p. 184-185 et 376-377 pour la note.

Texte (extrait)

Cachée dans de vastes et profondes cavernes, la chaste Truffelia1 jouit d’une félicité paisible. La terre dont elle est la fille chérie lui prodigue ses trésors. Le sol de son palais est couvert d’une superbe mosaïque, et le dôme est bâti en lapis-lazuli. Un ruisseau divisé en filets coule le long des murs de jaspe avec un murmure agréable : on croit entendre les sons mélodieux de la lyre éolienne, répétés en cadence sous les voûtes par les échos amoureux. Au milieu, sur des colonnes de cristal ornées de rameaux d’or, s’élève un lit magnifique, dont les rideaux enrichis de saphirs, d’émeraudes et de rubis, étincellent des plus brillantes couleurs. Un Sylphe charmant pénètre dans cette retraite et fait agréer ses vœux à la Nymphe. Tandis que les deux époux célèbrent mystérieusement leurs noces, un parfum délicieux se répand autour d’eux, et de petits amours, agitant leurs flambeaux, éclairent ces lieux souterrains d’une lumière céleste.

La Truffe, ce végétal singulier, n’a ni tige, ni racines, ni feuilles. Elle naît sous terre et y reste le temps de son existence. Ses semences, renfermées dans l’intérieur de sa chair, n’en sortent jamais sous forme de poussière, comme il arrive aux autres Champignons. Elles ne se développent point comme graines, mais par une simple extension de parties. Les petites pointes dont leur surface est hérissée, se terminent par des filets courts qui font l’office de cordons ombilicaux, par lesquels elles tirent leur nourriture de la Truffe mère. Parvenues à la grosseur d’un pois, ces petites Truffes perdent leurs filets et ont l’apparence d’une pierre arrondie, et raboteuse comme du chagrin. Elles deviennent quelquefois grosses comme le poing.

Les Truffes sont couvertes de quatre pouces, et quelquefois de quinze pouces de terre. Leur odeur pénétrante fait que pour les découvrir on se sert de chiens ou de cochons, qui s’arrêtent dans les lieux où il y en a. Quelques personnes exercées les reconnaissent à des insectes qui voltigent dans le voisinage.

Bulliard, qui a donné des détails curieux sur la Truffe, indique le moyen par lequel on pourrait réussir à faire des Truffières artificielles. (Voyez Bull. Champ. T. I, p. 73 et suiv.).

 Commentaire

Médecin et botaniste britannique, Erasmus Darwin fut l’un des fondateurs de la Lunar Society de Birmingham, et le grand-père de Charles Darwin. Pour favoriser la diffusion des travaux de Linné auprès du public anglophone, il composa en 1789 un important poème scientifique, The Loves of the plants, dont un des naturalistes du Muséum, Joseph Deleuze (1753-1835), donna dix ans plus tard une traduction en prose, en complétant au besoin les notes de la version originale. Darwin, inspiré par « la muse botanique » de Linné, ainsi traité comme un premier poète, transforme en personnifications les analogies que le naturaliste suédois établit entre plantes et êtres humains. La truffe (qui, comme les autres champignons, n’est plus rangée aujourd’hui parmi les plantes) ne présentait pas à Linné d’organes sexuels visibles ; aussi l’a-t-il classée parmi les cryptogames, littéralement les plantes aux noces cachées. Ici, le champignon (truffle en anglais) devient Truffelia, une « chaste » nymphe, habitant un palais orné de toutes les richesses chtoniennes. Si un tel tableau ne manque pas de kitsch et peut sembler tout à fait opaque, sa difficulté même incite le lecteur à consulter la note (que Deleuze développe par rapport à celle de l’original). Beaucoup plus claire que les vers, cette annexe joue à son tour du non dit, afin de renvoyer à un ouvrage proprement botanique, les travaux du mycologue Pierre Bulliard (1752-1793).

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  1. Lycoperdon TubEr L. Cryptogamia. – Tuber Cibarium. Bull. Champ. La truffe. []

Louis Bernard de Montbrison

Pascal Duris, Hugues Marchal

Auteur : Louis Bernard de Montbrison (1768-1841)

Source : Lettres à Madame de C** sur la botanique et sur quelques sujets de physique et d’histoire naturelle ; suivies d’une Méthode élémentaire de botanique, Paris, Levrault, an X-1802, t. I, p. 46-49.

Texte (extrait)

Vous pensez, Madame, que l’étude des plantes exige la connaissance de la langue latine ? Quelques gens habiles vous l’ont dit ; et vous craignez que la botanique, à l’instar des autres sciences, n’ait été traitée que par des savants brouillés avec les grâces ?

Ah, Madame, que ces auteurs vous sont peu connus ! ils ont écrit, il est vrai, en latin pour la plupart ; mais Cicéron lui-même, s’il revenait au monde, n’entendrait rien à ce latin nouveau ; et vous voilà d’abord, à peu de chose près, aussi avancée que le serait ce grand homme.

Linné, savant suédois, une des éclatantes lumières de la botanique moderne, fut un auteur galant et agréable, comme j’espère vous le prouver. Il s’occupa du sexe des plantes, de l’amour végétal, et rapporta tout son système à ce sexe et à cet amour. Vous sentez, madame, qu’un homme qui apportait à l’étude des idées aussi riantes, n’était point un auteur bourru, dépourvu d’urbanité. Il suivit les plantes au moment de leurs épanouissements amoureux ; il prit mille fois la nature sur le fait, et il a consigné ses curieuses observations dans son Systema sexuale, c’est-à-dire… système sexuel.

Ce livre tomba d’abord entre les mains des savants, qu’il fit rire in petto dans le cabinet ; mais exclusifs dans leurs plaisirs, ces messieurs ont longtemps dédaigné de traduire cet ouvrage en faveur des dames, et naguère encore il gisait doctement dans la vénérable poussière des bibliothèques, d’où quelques modernes ont cherché à le retirer.

Daignez, Madame, jeter les yeux sur ce tableau1. Voilà le système de Linné, présenté d’une manière méthodique, et traduit à l’usage des dames. […] Il n’est aucune plante qui ne vienne se classer à l’extrémité de l’une de ces ramifications ; et toutes ces classes prises ensemble, forment une galerie, une suite de tableaux de galanterie, la plus complète qui ait encore paru.

Tout ceci excite votre curiosité, je le sens ; mais ce ne sera point en vain, et je compte bien vous intéresser par les détails du système. Vous serez émerveillée, Madame, de ne voir jamais que l’amour, où vous pensiez trouver tout autre chose. […]

Vous ne pourrez désormais, Madame, faire un pas dans la campagne sans trouver dans la moindre fleur une source de plaisirs vrais et de découvertes intéressantes.

Heureux qui vous suivra sur ces aimables routes,
Dans les prés émaillés, de vos pas embellis,
Sur ce règne amoureux éclaircira vos doutes,
Et verra ses doux soins payés par un souris !

 Commentaire

Bernard de Montbrison emploie un dispositif complexe pour populariser la botanique linnéenne. D’une part, son ouvrage prend la forme d’une suite de lettres, qu’un locuteur masculin envoie à une destinatrice anonyme, intéressée par la botanique. D’autre part, la prose de ces lettres est régulièrement interrompue par des petites pièces en vers, qui permettent au scripteur de badiner sur les beautés de son interlocutrice et d’exprimer son envie de la séduire. Enfin, la sexualité végétale, à la base du système de Linné, est présentée comme une matière elle-même égrillarde et qui ne peut à ce titre qu’intéresser le public – un programme que la suite de l’ouvrage ne se privera pas d’exploiter, en multipliant des équivoques liées aux analogies employées par Linné : comme étamine et pistil représentent chez le naturaliste l’équivalent d’un homme et d’une femme, mais aussi de leurs organes sexuels, et comme la plupart des fleurs rassemblent plus d’une étamine et d’un pistil dans une seule corolle, les multiples conjonctions rencontrées valent manuel d’érotologie. Aussi ce prosimètre, qui inclut par ailleurs des figures et nomenclatures fort sérieuses, constitue-t-il un curieux hybride tant pour sa forme que pour ses thèmes et ses visées : il mêle vers, prose, roman épistolaire, leçon, science, badinage et érotisme, tout en se réclamant de Linné, auteur non moins « galant et agréable ».

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  1. L’auteur renvoie à un grande planche dépliante, qui expose la classification de Linné. []

Charles-Hubert Millevoye

Pascal Duris, Hugues Marchal

Auteur : Charles-Hubert Millevoye (1782-1816)

Source : Les Quatre Saisons du Parnasse, ou choix de poésies légères depuis le commencement du XIXe siècle…, Paris, Mondelet, Hiver 1806, p. 116-117.

Titre de la pièce : « L’invention poétique. Pièces couronnée par la société littéraire d’Agen dans sa séance de Floréal an XIII »

Texte (extrait)

[…] Une plume exercée habilement rassemble
Des termes qui, surpris et charmés d’être ensemble,
D’un hymen favorable empruntant le secours,
Fécondent la pensée, échauffent le discours.
Mais, de mots nouveaux nés avec prudence avares,
Pour paraître hardis ne soyez point bizarres :
L’abus des beautés même enfante la langueur ;
C’est la sobriété qui nourrit la vigueur.
N’allez point adopter l’effronté barbarisme,
Ni l’absurde jargon du froid néologisme ;
N’allez point, au mépris et du goût et de l’art,
Accorder votre lyre aux pipeaux de Ronsard1.

Il est plus d’un auteur dont la muse frivole
Nous décrit longuement une mouche qui vole,
Choisit un petit cadre, esquisse à petits traits,
Et, sans verve et sans goût, laissant dans ses portraits
L’aigle pour le pinson, le cèdre pour l’hysope2,
Semble voir la nature avec un microscope.
En vain ce froid rimeur met tout Linnée en vers3,
Ses éternels printemps sont d’éternels hivers ;
Et tous ses lieux communs, pleins d’un ennui sonore,
Autant que son époux ont fait vieillir l’Aurore4.

Commentaire

Malgré son succès sous l’Empire, la poésie scientifique forme un genre controversé, et les textes traitant d’histoire naturelle n’échappent pas aux critiques. Ici Millevoye, dont la postérité a surtout retenu les élégies, attaque directement des auteurs comme Delille ou Castel, auxquels il oppose deux arguments. D’une part, les mots savants seraient impropres à la poésie, en raison de leur statut de barbarismes ou de néologismes. D’autre part, la ténuité des objets étudiés par les naturalistes – pinson, hysope ou mouche – les rendrait sans intérêt littéraire. Seul un « froid rimeur », sans goût ni conscience des attentes du public, peut donc juger possible de « mettre tout Linnée en vers ».

  1. Déconsidéré depuis le 17e siècle, Ronsard ne reviendra en faveur qu’avec le romantisme.
  2. L’hysope est un arbrisseau de la famille des Lamiacées, employé notamment comme condiment et comme simple.
  3. La graphie, par ailleurs fréquente, permet ici d’éviter un hiatus.
  4. Dans la mythologie, Aurore avait obtenu l’immortalité pour son époux Tithon, mais elle oublia de demander pour lui la jeunesse.

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