Panel au Congrès de l’Association américaine « Nineteenth-Century French Studies »

Penser le temps : modèles biologiques, modèles historiques

Responsable : Gisèle Séginger

40e Congrès des dix-neuviémistes de l’Association américaine Nineteenth-Century French Studies à l’Université de Porto Rico (16-18 octobre 2014)

http://www.uprm.edu/cms/index.php/page/1875

Présentation

De Lamarck à Haeckel en passant par Darwin et Spencer, scientifiques et philosophes discutent des modèles de transformation, d’évolution, de la dégénérescence, de la sélection naturelle, etc. Ces modèles ont en commun de penser la longue durée et une impassibilité de la vie. L’historiographie de son côté conçoit le temps de l’Histoire en s’interrogeant sur l’articulation de l’individuel et du collectif, sur le rôle des ruptures, sur les déterminations et la part des sujets de l’histoire. Marqués par l’expérience des changements depuis 1789, les pensées de l’histoire tentent de décrire les développements et les bouleversements de la vie sociale et culturelle, d’en discerner les lois inhérentes ; les concepts de progrès, de révolution, d’esprit d’époque (ou de couleur locale), mais aussi de constance, de stasis circulent.  L’histoire et les sciences naturelles s’influencent réciproquement, les transferts et les reprises sont fréquents ; ainsi, le concept de révolution peut marquer l’étude du vivant (Geoffroy Saint-Hilaire), et celui de l’évolution l’histoire (Spencer, Haeckel). Le panel permettra d’aborder la construction de modèles de pensée et de représentations du temps à partir de disciplines différentes – historiographie et biologie – et l’impact de cette hybridation sur la conception de l’Histoire, ou inversement le déplacement d’une réflexion sur le temps historique dans le domaine naturel (par exemple dans les œuvres naturalistes de Michelet).

Communications

Thomas Klinkert (Université de Fribourg) : « Temps historique, temps culturel et temps biologique chez Baudelaire »

Juliette Azoulai (Université Paris-Est Marne-la-Vallée): « Germinal, de la révolte à la révolution : histoire d’une évolution »

Gisèle Séginger (FMSH et Université Paris-Est Marne-la-Vallée) : « De l’histoire à la nature : La Mer de Michelet »

Frank Jäger (Université de Fribourg-en-Brisgau) : « Lautréamont et Michelet : hybridation d’histoire et de biologie ».

Présentation des communications

Thomas Klinkert (Université Fribourg-en-Brisgau) : « Temps historique, temps culturel et temps biologique chez Baudelaire »

La poétique baudelairienne de la modernité est l’expression d’une conscience historique. Il s’agit pour Baudelaire d’établir « une théorie rationnelle et historique du beau, en opposition avec la théorie du beau unique et absolu » (Le peintre de la vie moderne). Le beau est composé « d’un élément éternel, invariable » et « d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera […] l’époque, la mode, la morale, la passion » (ibid.). Dans la pratique poétique de Baudelaire cette dualité du beau, qui participe d’un ordre du temps historique, est réalisée sous forme d’une tension entre deux ordres temporels, à savoir l’ordre du temps biologique, qui implique la mortalité de l’homme, et l’ordre du temps culturel, dont la fonction est de transcender la mort individuelle. Dans cette intervention, on cherchera à élucider les rapports qui existent entre ces trois ordres temporels moyennant l’analyse de textes poétiques et de textes théoriques de Baudelaire.

Juliette Azoulai (Université Paris-Est Marne-la-Vallée) : « Germinal, de la révolte à la révolution : histoire d’une évolution »

Germinal met au jour le rapport de tension et de complémentarité qu’entretiennent les notions d’évolution (en biologie) et de révolution (en histoire). Le moment où Zola publie Germinal correspond à une époque de développement des pensées sociobiologiques. L’évolutionnisme spencérien étend les théories biologiques darwiniennes au champ de la sociologie et de l’histoire, développant ainsi au nom de la loi de sélection darwinienne une idéologie politique libérale et aristocratique. Par ailleurs, Marx et Engels cherchent également dans le struggle for life darwinien un fondement à la pensée historique de la lutte des classes. Le roman de Zola se fait l’écho des controverses contemporaines autour de la naturalisation de l’histoire : les débats entre Étienne, adepte du marxisme, Souvarine l’anarchiste et Rasseneur le possibiliste, portent en effet sur la question de la compatibilité entre la pensée évolutionniste et l’idéal révolutionnaire. Tous s’accordent sur l’idée qu’il faut en finir avec les inégalités sociales (« il faut que ça pète », s’écrient-ils en chœur au début du roman), mais ce projet révolutionnaire doit-il ou non rentrer dans la marche naturelle du temps ou implique-t-il nécessairement un acte contre-nature ?

L’histoire d’Étienne Lantier laisse entrevoir, à travers la temporalité romanesque du roman de formation (Bildungsroman), la possibilité d’une réconciliation harmonieuse de la temporalité révolutionnaire et de la temporalité évolutive de la biologie. De même, la métaphore finale de la germination, qui sert dans la dernière page du roman à penser une révolution prochaine, promise pour le XXe siècle, associe l’idée de la continuité (la lente poussée du germe) et celle de la rupture (l’éclatement de la terre sous la percée du végétal). Inconciliables au plan idéologique et théorique, le rythme graduel de l’évolution et le rythme asyndétique de la révolution pourraient donc s’ajuster au sein de l’utopie qu’est la littérature.

Gisèle Séginger (Fondation Maison des Sciences de l’Homme et Université Paris-Est Marne-la-Vallée) : « De l’histoire à la nature : La Mer de Michelet »

Sous le Second Empire, Michelet est un exilé de l’intérieur, qui poursuit une réflexion sur la productivité du temps et le sens de l’histoire, parfois en marge de l’historiographie proprement dite lorsqu’il a recours au légendaire (La Sorcière, Les Légendes démocratiques du nord, la Bible de l’humanité) ou lorsqu’il s’adonne à l’étude de la nature (L’Oiseau, L’Insecte, La Mer, la Montagne). Texte paru en 1861, un an avant la traduction de L’Origine des espèces de Darwin, et quelques années avant La Création, ouvrage naturaliste publié en 1870 par l’historien Quinet, La Mer a marqué bien des écrivains, probablement parce que cette œuvre relève d’un merveilleux scientifique et d’une nouvelle forme de lyrisme, fondés sur des savoirs du vivant alors en vogue (et qu’on commence à appeler « biologiques »), mais aussi sur des savoirs plus anciens voire archaïques. Michelet connaît Pouchet (défenseur de l’hétérogénie contre Pasteur), le physiologiste Robin, et il est bien informé des thèses transformistes de Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire, des découvertes sur les radiaires, les cellules, et autres petites unités qui passionnent la science de l’époque ; lui-même observe l’infiniment petit au microscope. Dans La Mer, il rêve sur l’origine de la vie, sur l’évolution, sur le travail de forces invisibles, des peuples infimes qui construisent des mondes dans le silence des océans et la longue durée de la nature. Il raconte la vie de la mer en historien, avec des métaphores ou des notions qui renvoient à l’historiographie (peuple, roi, lutte, conquête, guerre, races, droit). Quelle est la fonction de l’hybridation des savoirs biologiques/historiques ? Cette question sera traitée sous un angle épistémologique (quels sont les savoirs impliqués et comment ?), pragmatique (pour quels effets ?). Il s’agira d’identifier les enjeux idéologiques et rhétoriques du processus d’hybridation qui sert une réflexion plus large de nature philosophique, qui n’est pas dépourvue d’implications politiques, idéologiques, voire religieuses.

Frank Jäger (Université de Fribourg-en-Brisgau) : « Lautréamont et Michelet : hybridation d’histoire et de biologie »

On sait bien que les Chants de Maldoror contiennent une grande variété d’images et de métaphores biologiques, dites « sauvages ». L’origine de ce « bestiaire » ne se trouve pas seulement dans la fantaisie maladive de l’auteur, mais aussi dans des sources plus sobres. Une analyse approfondie des lectures de Lautréamont démontre qu’il existe une réception considérable de savoirs historiques et biologiques dans les Chants de Maldoror. Une source peu connue est l’historien Michelet.

Cette intervention vise à éclairer la relation qui existe entre un certain concept de l’histoire, établi dans le dix-neuvième siècle en général, et chez Michelet en particulier, et les savoirs biologiques de l’époque. On cherchera à montrer comment, chez Lautréamont, ce savoir est transformé dans les textes littéraires. Un exemple de ce transfert se trouve dans l’hymne à l’océan (I, 9) qui semble renvoyer à un ouvrage rédigé par Michelet en 1861, intitulé La Mer.