TONY CLIFF (1917– 2000)

67 ans un révolutionnaire

Tony Cliff, théoricien et activiste marxiste, est mort. Son nom ne signifiera sans doute rien à la plupart des lecteurs de notre journal.

Il fut cependant le fondateur de la principale organisation de l’extrême gauche en Grande-Bretagne, le Socialist Workers’ Party (SWP), et d’une tendance internationale possédant aujourd’hui des groupes importants dans des pays aussi différents que l’Allemagne, la Grèce, la Corée du Sud et la Norvège.

Cliff, né Ygael Gluckstein, d’origine juive de l’Europe de l’Est, naquit en 1917 – entre la révolution de février et celle d’octobre ! – en Palestine, alors sous mandat britannique.

Internationaliste dès l’âge de 13 ans, il défendait les droits des travailleurs arabes et fut rapidement la cible aussi bien des militants sionistes que des impérialistes britanniques. Emprisonné, expulsé de la Palestine, exilé en Irlande, il fut finalement autorisé à s’établir en Angleterre, où il a passé les cinquante dernières années de sa vie.

Son opposition au racisme sous toutes ses formes – l’anti-sémitisme naturellement (sa famille a beaucoup souffert des persécutions nazies), mais aussi le sionisme et le racisme anti-immigrés dans son pays d’exil forcé – était une de ses qualités les plus attrayantes.

En 1968, quand une vague de racisme, suite à l’arrivée de réfugiés asiatiques expulsés de l’Afrique de l’Est, menaçait d’emporter tous les espoirs suscités par un regain du militantisme ouvrier, Cliff lança un appel à l’unité de la gauche révolutionnaire. Le journal de sa tendance, Socialist Worker, titrait " Ils sont les bienvenus ". Plus tard, les militants du SWP furent à l’origine de la Ligue Anti-Nazis.

Les ouvrages de Cliff furent traduits en de nombreuses langues (une traduction de son œuvre classique, ‘Le Capitalisme d’Etat en Russie’, écrite en 1947, parut dans les années soixante en japonais … à son insu !), mais malheureusement très peu, et très tardivement, en français.

Cliff rompit avec le stalinisme à l’âge de 20 ans pour devenir trotskiste. Mais à la fin de la deuxième guerre mondiale les organisations créées par Trotski entrèrent en crise. Leurs militants s’attendaient à un effondrement du régime de Staline, qui ne se reposait, selon Trotski, sur aucune base de classe. La contribution théorique majeure de Cliff était d’expliquer que l’URSS n’était ni un " état ouvrier dégénéré " (selon la formule trotskiste) avec une couche bureaucratique purement parasitique, ni un type unique de "  société totalitaire ", mais une forme de capitalisme bureaucratique d’Etat.

C’est avec cet acquis théorique, ainsi qu’avec l’idée que le capitalisme de l’après-guerre s’était provisoirement stabilisé par le biais des dépenses de l’Etat pour l’" économie permanente de guerre ", qu’il quitta le mouvement trotskiste " orthodoxe " à la fin des années quarante, avec seulement quelques dizaines de militants.

Longtemps très minoritaire, (ils passèrent de 33 membres en 1950 à 60 en 1960) le groupe de Cliff devint à partir de la fin des années soixante la plus importante organisation de l’extrême gauche britannique - tout en refusant à s’autoproclamer l’ " avant-garde " - et commença à poser les fondements d’une modeste tendance internationale.

Cliff fut surtout un défenseur acharné de l’idée, avancée d’abord par Marx, que " l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs ". C’est ainsi que, au plus fort des mobilisations estudiantines et des révolutions nationalistes des années soixante, il insista sur le rôle primordial de la classe ouvrière. Comment les régimes " socialistes " de l’Europe de l’Est, de la Chine, du Vietnam ou de Cuba, venus au pouvoir soit dans les bagages de l’armée russe, soit par des mouvements de guérilla, pouvaient-ils être des " Etats ouvriers " quand les travailleurs n’y avaient exercé aucun rôle dans la révolution, et qu’ils ne possédaient même pas les droits démocratiques les plus élémentaires ?

En 1989, quand la plupart de ces régimes capitalistes d’Etat s’effondrèrent, la majeure partie de la gauche stalinienne et même révolutionnaire fut démoralisée. Cliff et ses camarades n’avaient aucune raison d’être démoralisés. Au contraire, il fut désormais possible de démontrer, de façon concrète, ce qu’ils n’avaient jamais cessé d’avancer, que le capitalisme était un système international qui ne pouvait être combattu que par la lutte des travailleurs à l’échelle mondiale.

La classe ouvrière ne fut jamais pour lui une abstraction. Tout le distinguait au départ - y compris son accent (épouvantable !) - des militants ouvriers britanniques qu’il cherchait à convaincre. Mais son attention au détail (comment organiser une grève ou une collecte de fonds de solidarité …), son légendaire sens de l’humour (les blagues étaient souvent les mêmes !) et son optimisme révolutionnaire lui permettait de gagner bien d’arguments.

À la fin des années soixante, quand une bonne partie de la gauche révolutionnaire avait toujours les yeux fixés sur ce qui se passait à Pékin, à Hanoi ou à la Havane, ou mettait leurs espoirs dans les mouvements de contestation de la jeunesse radicalisée, Cliff se plongea dans les détails de la négociation salariale dans les grandes entreprises britanniques et écrivit un livre qui fut vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires aux délégués syndicaux de base.

Il milita également pour une presse révolutionnaire à l’opposé de la majorité des journaux et des revues marxistes dont le niveau d’abstraction et la langue de bois servaient de repoussoir aux meilleurs militants ouvriers. Le journal du parti révolutionnaire, disait-il avec son sens habituel de l’image, doit " sentir la bière des travailleurs " (sans doute aurait-il adapté  le slogan pour la France !). Le journal de son organisation, ‘Socialist Worker’, devint un modèle de journalisme militant.

La méthode de Cliff fut souvent déroutante. Dans les années soixante, des étudiants comme moi venus assister à une réunion sur le marxisme ou la Révolution russe avaient la surprise d’entendre une longue harangue de Cliff sur la nécessité d’organiser la solidarité avec des ouvriers du bâtiment en grève. Aux syndicalistes en lutte son message fut souvent l’obligation de combattre le racisme. Les militants noirs devaient être convaincus de la supériorité du marxisme sur le nationalisme.

Tony Cliff est mort à l’âge de 82 ans, trois semaines après sa dernière réunion publique. Sa volonté révolutionnaire était intacte. Il manquera à tous ses camarades et à ses proches, et en particulier à sa femme et camarade de 55 ans, Chanie, et à ses quatre enfants. Mais il laisse non seulement une importante œuvre – ses analyses du capitalisme d’Etat, des biographies de Lénine et de Trotski, des livres et des brochures sur Rosa Luxemburg, la libération des femmes, les syndicats et le Parti travailliste britannique … – mais surtout une organisation politique ancrée fermement dans la tradition de Marx, Lénine, Luxemburg et Trotski et aux prises avec les luttes du nouveau millénaire. " Ne faisons pas le deuil, organisons-nous ! "

Claude Meunier
L’ouvrage fondamental de Cliff fut publié en Grande-Bretagne en 1948, l’année de ‘1984’ de G. Orwell. Il fut traduit en français et publié par Etudes et documentation internationales, Paris, en 1990, avec une postface de Chris Harman, sous le titre ‘Le capitalisme d’Etat en URSS de Staline à Gorbatchev’. Il est disponible en écrivant à Gauche !

Pour ceux qui lisent l'anglais, Tony Cliff a écrit juste avant sa mort son autobiographie – "A World to Win". Il est édité par Bookmark à Londres.

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