Accueil | Chronique par Bernard Marx | 4 juin 2020

Austérité salariale : la fausse sortie de Patrick Artus

Cette semaine, Monsieur Marx a lu pour vous le livre de Patrick Artus 40 ans d’austérité salariale. Comment en sortir ?, sorti il y a une semaine chez Odile Jacob.

Vos réactions
  • envoyer l'article par mail envoyer par mail
  • Version imprimable de cet article Version imprimable

Le 7 mai, le directeur des études économiques de Natixis, Patrick Artus avait expliqué qu’une baisse très importante du coût du travail était la réponse de politique économique la plus adaptée à la crise du Covid-19. Le voici quelques semaines plus tard sur tous les plateaux de radios et de télévisions pour la parution d’un livre dont le titre semble dire le contraire : 40 ans d’austérité. Comment en sortir ?. [1]

 

LIRE AUSSI SUR REGARDS.FR
>>
« Le pouvoir est mort, le capital est une fiction ! »

 

Alléché par l’odeur du titre, j’ai acheté le livre chez mon libraire, enfin réouvert. Je l’ai lu assez vite. Il est court, plein d’illustrations graphiques, et le texte est parfois répétitif. Hélas le titre est trompeur. Au terme d’un diagnostic critique assez lucide et toujours clair, Patrick Artus n’explique pas comment en finir avec l’austérité salariale. Mais, pourquoi au contraire, selon lui, il est quasiment impossible d’en sortir. Il avance des arguments simples, dominants sans doute encore dans l’opinion publique. Une lecture critique n’est donc pas inutile.

« Un équilibre durable »

Patrick Artus argumente en 4 points :

  • L’austérité salariale est une des composantes essentielles du capitalisme qu’il appelle libéral et non néolibéral. Mais c’est bien de cela dont il s’agit. Elle apparait dans les années 1980 au Royaume Uni avec Margaret Thatcher, puis s’étend aux USA avec Ronald Reagan, au Japon et en Europe (avec notamment les réformes Schröder). Mise en œuvre par la déréglementation du marché du travail, la réduction de la protection de l’emploi, le recul du pouvoir de négociation des syndicats, elle perdure avec la concentration des entreprises, la polarisation des emplois dans les pays de l’OCDE, le libre-échange et la délocalisation des productions manufacturées. Elle se constate dans le fait que les salaires augmentent moins vite que la productivité et que, par conséquent, la part des salaires dans la valeur ajoutée baisse et celle des profits augmente. L’objectif central est l’amélioration de la profitabilité des entreprises et du rendement financier pour l’actionnaire. La France et l’Italie feraient un peu exception. La baisse de la part des salaires serait limitée. Mais, précise Patrick Artus, l’austérité salariale serait tout de même effective si l’on considère le poids croissant des dépenses contraintes (énergie, logements) des ménages.
  • Un équilibre durable a été obtenu : l’inflation est devenue durablement très faible. Du coup, les banques centrales ont des politiques monétaires très expansionnistes. Du coup, les Etats peuvent également conduire des politiques budgétaires expansionnistes et laisser courir leurs déficits et leurs endettements. Il a, dit Patrick Artus, ses avantages : les taux d’intérêt bas évitent les crises de la dette. Ils permettent d’accroitre les investissements publics (ce qui en réalité n’est pas avéré) et de soutenir dans une certaine mesure les dépenses sociales. Mais aussi, des inconvénients graves. L’austérité est défavorable au plus grand nombre. Elle accroit les inégalités, la pauvreté et la concentration des richesses en peu de mains. Les taux d’intérêt très bas pénalisent les épargnants, les futurs retraités par capitalisations. Quand l’austérité salariale pénalise les retraites par répartition, mais Patrick Artus n’évoque pas le sujet. Ils fragilisent les banques et leur capacité de faire crédit. Ils favorisent les concentrations d’entreprises, les positions dominantes et en même temps les entreprises zombies et inefficaces et les bulles sur les prix des actifs immobiliers et financiers. Au total, selon Patrick Artus, les inconvénients l’emportent sur les avantages et surtout l’équilibre n’est plus tenable, ni socialement, ni politiquement. « Nous croyons fermement que l’austérité salariale commencée à la fin des années 1970 ne peut pas se poursuivre. »
  • En même temps, une sortie de l’austérité serait une rupture catastrophique de l’équilibre obtenu : une rupture de l’austérité salariale entraînerait forcément une hausse de l’inflation, qui entraînerait forcément celle des taux d’intérêt, qui entraînerait forcément une disparition de la solvabilité budgétaires de nombreux pays, ce qui conduirait forcément à une crise financière catastrophique, « bien pire que celle des surprimes ». À quoi s’ajoute l’impossibilité de sortir de l’austérité salariale dans un seul pays, compte tenu de la forte concurrence par les coûts entre les pays. Et voilà donc pourquoi votre fille risque fort de rester muette.
  • La seule solution serait d’y aller molo et molto lento. La hausse des taux d’intérêt doit être lente et progressive dit Patrick Artus. Ce qui impose que la sortie de l’austérité salariale se fasse tout aussi progressivement. À tel point, qu’en réalité, « elle implique que l’économie soit tranquille pendant de nombreuses années ». Et que faut-il entendre par « nombreuses années » ? Quelque chose comme huit ans, explique l’économiste. « Supposons, écrit-il, que la banque centrale européenne veuille faire passer son taux directeur de 0% aujourd’hui à 2,4% en huit ans par palier de 0,3% : il faut que pendant huit ans l’économie de la zone euro ne montre ni poussée d’inflation, qui oblige à aller plus vite dans la hausse des taux d’intérêt, ni récession qui oblige à l’arrêter. » Évidemment, comme il admet lui-même, « la probabilité de disposer de huit années d’économie tranquille est assez faible ». C’est le moins que l’on puisse dire. Et donc… À l’impossible nul n’est tenu. A fortiori quand, au lieu de « la tranquillité », c’est la tempête de l’épidémie du Covid-19 qui sévit. Ce qui nous ramène donc au point de départ et au propos de Patrick Artus du 7 mai : la sortie de l’austérité salariale est peut-être souhaitable et même indispensable, mais il faut la remettre sine die.

« Disparition des récessions »

Contrairement à ce qu’écrit Patrick Artus, l’austérité salariale n’est pas du tout un régime stabilisé de croissance économique. L’économiste affirme qu’avec la baisse durable de l’inflation et des taux d’intérêt qu’elle génère, il y aurait sans doute « disparition des récessions ». Cela fait penser à une prophétie antérieure de son collègue Robert Lucas. Ce chef de file néolibéral, théoricien de l’efficience des marchés financiers et, forcément, Prix Nobel d’économie (en 1995) avait affirmé en 2003 que « dorénavant le cycle économique n’était plus un sujet important » et que « le problème central de la macroéconomie, à savoir la prévention de la dépression, a été résolu en pratique, et ce pour de nombreuses décennies ».

Évidemment l’affirmation de Patrick Artus suppose que l’on considère que l’épidémie du Covid-19 est un choc « exogène » au système économique et totalement imprévisible. L’économiste ne l’écrit pas dans son livre puisqu’il ne dit pas un mot du sujet, pas même en avertissement ou en postface. Mais c’est bien ainsi qu’il l’a qualifiée depuis sa parution.

L’analyse est doublement biaisée.

D’une part cela n’allait déjà pas bien avant la pandémie et le régime de croissance néolibéral était déjà profondément déséquilibré. D’autre part, la pandémie du Covid est certes un choc énorme et tout à fait original. Mais ce n’est pas un choc « exogène », c’est-à-dire un choc pour lequel il n’aurait pas de responsabilité et dont il pourrait sortir simplement « en rajoutant une couche » d’austérité salariale, de baisse des taux d’intérêt et de dettes publiques.

La spécificité de la situation a été que les gouvernements ont dû mettre les économies à l’arrêt pour enrayer la crise sanitaire. Ils ont cherché à pallier dans l’urgence l’insuffisance des ressources hospitalières et ils ont fourni des liquidités pour préserver un minimum de vie économique. Mais, comme l’explique Michel Aglietta, « le sur-activisme actuel des pouvoirs publics s’explique d’abord par l’absence totale de prévention contre une crise pandémique, en dépit de plusieurs avertissements, dont le SARS en 2003 et l’épidémie d’Ebola en 2013. Les pays dits avancés considéraient que cela ne les concernait pas... Plus fondamentalement, ajoute-t-il, l’impréparation aux événements extrêmes résulte de la disparition du sens du bien commun dans des sociétés capturées par l’idéologie néolibérale qui domine depuis les années 1980. »

Dans ce régime d’accumulation, l’économie de marché est prétendument autorégulatrice. L’État est un obstacle dont le rôle doit être réduit à la protection de la propriété privée. L’objectif exclusif est la rentabilité financière. Ses moyens sont « la compétitivité par tous les moyens dans des chaînes de valeur globalisées », « la concentration du capital extrait de la rente », « la fragmentation du contrat de travail et de la négociation collective jusqu’au niveau de l’entreprise, voire de l’individu, aux dépens des travailleurs et au prix d’inégalités croissantes ».

Les risques que surviennent des tels événements sont démultipliés : « La globalisation économique, financière et informationnelle a créé des réseaux, interconnectés. Plus ils sont interconnectés, plus ils sont fragiles. Les virus se trouvent dans les agents pathogènes que génère la dégradation des écosystèmes, comme les virus cybernétiques surgissent dans les réseaux d’ordinateurs du trading haute fréquence, ou comme les virus psychologiques du mimétisme qui paralysent les marchés de gros de la liquidité. Et plus ils peuvent développer des processus divergents, dont l’occurrence est dans une incertitude radicale. »

Bref on est vraiment sur de la crise systémique et vraiment pas sur de « l’équilibre durable », du « choc exogène » et de « la disparition des récessions ».

En sortir maintenant

Au lieu d’essayer de repartir comme avant mais en pire, la sortie de l’austérité salariale doit être une composante majeure de la sortie de la crise économique liée à l’épidémie du Covid-19. C’est ce que préconise le plan de sortie de crise formulé le 26 mai par 20 organisations associatives et syndicats. Il préconise notamment, une augmentation généralisée des salaires, la réduction et le partage du temps de travail, la revalorisation immédiate des salaires et des carrières des femmes, un droit garanti au revenu et à la protection sociale pour toutes et tous.

 

VOIR AUSSI SUR REGARDS.FR
>>
Aurélie Trouvé : « Le gouvernement va vouloir faire taire les voix sociales qui s’opposent à lui »

 

Selon l’analyse de Patrick Artus, il y aurait de quoi provoquer des réactions en chaîne catastrophiques. Effectivement, c’est ce qui pourrait se passer si l’on ne faisait que cela. Mais pas si la sortie de l’austérité salariale était conçue et mise en œuvre avec d’autres transformations des politiques et des structures économiques et sociales. On ne sortira pas de l’austérité salariale sans sortir en même temps du capitalisme néolibéral, productiviste et autoritaire.

L’inflation n’est pas fatale si l’on s’attaque en même temps aux coûts du capital, et si l’on invente une nouvelle gouvernance des entreprises associée à un nouveau type de productivité. La hausse des taux d’intérêts n’est pas une catastrophe si elle est sélective et si elle réoriente les financements et les crédits vers le financement prioritaire d’une reconstruction écologique dans l’agriculture, le logement, l’urbanisme, les transports et les services publics. La crise des finances publiques n’est pas une fatalité si la politique monétaire et la politique budgétaire sont étroitement imbriquée, si une annulation des dettes publiques et une refonte profonde du système fiscale. [2]

Patrick Artus a, lui-même, donné une clé du problème. « L’enjeu central, a-t-il dit, est de sortir de l’exigence de rentabilité du capital, car elle n’a plus de sens. Que font aujourd’hui les entreprises pour assurer des rendements très élevés à leurs actionnaires ? Elles baissent les salaires, elles essaient de trouver des rentes de monopole, elles s’endettent pour racheter des actions et elles utilisent des énergies fossiles pas chères […] Tout cela provoque des distorsions qui ne peuvent plus durer. Dans le capitalisme de demain, les actionnaires devront se contenter de rendements inférieurs. ».

Mais le lecteur de son livre n’en saura rien. C’est sur le site de Capital qu’il évoque la question. Pas dans 40 ans d’austérité salariale. Comment en sortir ?

 

Bernard Marx

Notes

[1Patrick Artus : 40 ans d’austérité salariale. Comment en sortir ?, éditions Odile Jacob, mai 2020

Vos réactions
  • envoyer l'article par mail envoyer par mail
  • Version imprimable de cet article Version imprimable

Vos réactions

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.