Nerval, du Voyageur au Promeneur (2/2)

Marcigny - Marine Lefebvre
  • Un lieu de mémoire(s) ?

Dans un article sur Rousseau et Chateaubriand, Damien Zanone[1] défend l’idée que ces deux auteurs renouvellent, via le jardin, un « art de la mémoire », théorisé par Frances A. Yates dans son ouvrage The Art of memory[2]. Ce livre rend compte de l’évolution de la mémoire dans la civilisation occidentale, de l’Antiquité à la Renaissance. L’autrice prouve que l’arrivée de l’imprimerie a bouleversé notre rapport à la mémoire, qui a diminué depuis l’Antiquité. Elle rend compte d’un travail important de la mémoire pour l’orateur, qui faisait foi de sa grandeur et de sa qualité, à connaître plusieurs longueurs de texte par cœur : l’orateur entraînait sa mémoire de diverses manières, mais une des façons les plus célèbres, sous l’Antiquité, était de concevoir sa mémoire comme un lieu que l’on visite, en associant chaque idée à une pièce que l’on parcourt. Ainsi certains orateurs associaient-ils la mémoire et l’espace, naturellement, et pensaient tout cela dans un rapport de travail de la mémoire, et donc de mémoire volontaire.

Il faut bien comprendre l’importance de cette spatialisation de la mémoire – opposée, entre autres à l’apprentissage par cœur – : elle informe toutes les représentations de l’espace dans la littérature, et en particulier dans la Divine Comédie, qui est l’application de ce mode de mémorisation. Quand Nerval fait donc mention de ces souvenirs fixés du Purgatoire, il renvoie – probablement sans le savoir – à un mode spécifique de mémorisation et de représentation du temps passé au Moyen-Âge. La mémoire précède le lieu, et sert à informer ce lieu imaginaire, dans le cadre d’un exercice rhétorique.

Or, avec Rousseau et Chateaubriand, selon Damien Zanone, nous passons à une autre forme de mémoire, liant toujours intimement le lieu au mot. Nos ancêtres avaient compris l’importance de la sensation mémorielle, à travers sa spatialisation ; mais cette mémoire est volontaire. Avec Rousseau et Chateaubriand, nous aurons la construction d’une mémoire involontaire (la grive de Chateaubriand dans le jardin de Londres par exemple), qui va amener des souvenirs sensitifs, liés à un lieu précis, où la mémoire fonctionne par analogie. Damien Zanone étudie ensuite de près l’élaboration spatiale de ces écritures du souvenir : je renvoie à son article – les pages sur les « lieux de Chateaubriand à l’initiale des Livres des Mémoires d’Outre-Tombe sont lumineuses.

Pourquoi en parler avec Nerval ? Parce que j’ai l’impression que les derniers chapitres de Promenades et Souvenirs, dans l’élaboration spatiale qu’ils font de ces lieux du souvenir, sont en train d’élaborer de nouveaux « lieux de mémoire », destinés à redéfinir l’art de la mémoire de Nerval : un art de la mémoire involontaire. Paul Bénichou me semble très bien résumer l’enjeu de la mémoire nervalienne dans la citation suivante – je souligne :

            Le retour aux choses natales est devenu le mouvement de sa pensée, et le je la loi de son discours. Il donne, dès 1850, une annonce de cette disposition nouvelle quand il écrit : « Les souvenirs d’enfance se ravivent quand on a atteint la moitié de la vie. – C’est comme un manuscrit palimpseste dont on fait reparaître les lignes par des procédés chimiques. ». Il le redit peu avant sa mort : « Il y a un âge (…) où les souvenirs renaissent si vivement, où certains dessins reparaissent sous la trame froissé de la vie ! ». Mais il ne s’agit pas seulement pour Nerval d’une observation psychologique, ni de purs souvenirs, quelque émotion qui les accompagne ; bien plutôt, une sorte d’éden du passé retrouvé devient un au-delà du temps. L’inoublié, expérience commune, préfigure l’impérissable. Les dernières œuvres sont pleines de cet alliage[3].

On voit dans cette phrase en italiques à la fois l’explication de ce qui s’est produit avec le souvenir de la jeune fille blonde, et l’application d’un nouvel art de la mémoire. Regardons la suite de ce texte :

Encore une figure blonde qui pâlit, se détache et tombe glacée à l’horizon de ces bois baignés de vapeurs grises… J’ai pris la voiture de Senlis, qui suit le cours de la Nonette en passant par Saint-Firmin et par Courteil ; nous laissons à gauche Saint-Léonard et sa vieille chapelle, et nous apercevons déjà le haut clocher de la cathédrale. À gauche est le champ des Raines, où saint Rieul, interrompu par les grenouilles dans une de ses prédications, leur imposa silence, et, quand il eut fini, permit à une seule de se faire entendre à l’avenir. Il y a quelque chose d’oriental dans cette naïve légende et dans cette bonté du saint, qui permet du moins à une grenouille d’exprimer les plaintes des autres.

J’ai trouvé un bonheur indicible à parcourir les rues et les ruelles de la vieille cité romaine, si célèbre encore depuis par ses sièges et ses combats. « Ô pauvre ville ! que tu es enviée ! » disait Henri IV. — Aujourd’hui, personne n’y pense, et ses habitants paraissent peu se soucier du reste de l’univers. Ils vivent plus à part encore que ceux de Saint-Germain. Cette colline, aux antiques constructions domine fièrement son horizon de prés verts bordés de quatre forêts : Halatte, Apremont, Pontarmé, Ermenonville ; dessinent au loin leurs masses ombreuses où pointent çà et là les ruines des abbayes et des châteaux[4].

On retrouve, ici, des indications spatiales et géographiques. Cette fois-ci, toujours grâce aux points de suspension – mais en sens inverse -, on passe du personnel au collectif, du souvenir autobiographique au récit de voyage ; du je au nous, avec un transport en commun. On retrouve, comme pour Pontoise, ce caractère « hors du temps », « anachronique », « à part », des villes de province délaissées par le chemin de fer. Seulement, nous allons toujours un peu plus profondément dans le Temps : nous retrouvons, dans ces espaces, l’antique et le médiéval mêlées.

Ce qui intéressant, ici, c’est que la description est utilisée pour décrire un rapport au temps. Comme si l’architecture de la ville était ici pour garder la mémoire de son histoire, et la placer dans un hors-temps toujours ré-assimilable : d’où le fait que ses habitants se soucient peu du reste. Leur ville est un tel lieu de mémoire, qu’ils peuvent y vivre aisément, dans ce trésor des espaces propices à la rêverie, qui permet le meilleur des voyages : le voyage immobile – aussi paradoxale cela puisse-t-il paraître pour le marcheur qu’est Nerval[5].

Le « bonheur indicible » de ce lieu d’histoires (au pluriel) que ressent Nerval, c’est celui d’un lieu qui n’est pas fixé par un seul souvenir, mais par plusieurs. Il élabore ainsi une spatialisation nouvelle de sa mémoire, cette fois-ci involontaire : une spatialisation de son souvenir comme un théâtre de réminiscences.   

  • Le risque de l’oubli…

            Que dire, alors, de cette modification du Temps, de ce rapport à la patrimonialisation que j’avais relevé ?

            Le Temps, et l’Histoire sont deux notions qui posent problème au XIXe siècle. L’individu romantique, tout comme ses héritiers, a conscience de son appartenance à l’Histoire, en même temps qu’il a conscience de sa vanité. Plus encore, il y a une conscience de l’héritage et de l’action de la mémoire sur le Temps, dont le paysage est un élément non négligeable. Les textes de Nerval, a plusieurs reprises – avec Chantilly, avec Pontoise, avec Ermenonville – ont montré cette conscience problématique du temps : « fixer » le temps de l’Histoire, dans une seule utilité, un seul souvenir, est risqué.

            Cette conscience du Temps est encore plus aiguë à l’époque de Nerval – en particulier dans ces premiers temps du Second Empire -, avec le développement de technologies nouvelles de déplacement : « l’invention de la vitesse », pour reprendre le titre du livre de Christophe Studeny[6].

Le début du XIXe siècle est une période d’accélération : du temps, du progrès, de la marche. Le rapport au Temps change, l’horloge supplantant la cloche d’église[7], le kilomètre remplaçant la lieue, le trot succédant au « pas ». Tout va plus vite, et cette accélération, liée aux Révolutions Industrielles, marque les prémisses des maux qu’a identifiés Harmut Rosa dans son ouvrage Accélération[8]. Les voies de communication se multiplient : celle-là mêmes dont use Nerval pour son parcours, et dont il chante les louanges au début des Promenades et Souvenirs :

Pourquoi ne pas aller demeurer à Versailles ou à Saint-Germain ? La banlieue est encore plus chère que Paris ; mais, en prenant un abonnement du chemin de fer, on peut sans doute trouver des logements dans la plus déserte ou dans la plus abandonnée de ces deux villes. En réalité, qu’est-ce qu’une demi-heure de chemin de fer, le matin et le soir ? On a là les ressources d’une cité, et l’on est presque à la campagne. Vous vous trouvez logé par le fait rue Saint-Lazare, n° 130. Le trajet n’offre que de l’agrément, et n’équivaut jamais, comme ennui ou comme fatigue, une course d’omnibus.

Je me suis trouvé très-heureux de cette idée, et j’ai choisi Saint-Germain, qui est pour moi une ville de souvenirs.[9]

Nerval, ici, offre un témoignage tout à fait saisissant des modifications de Paris avant Haussmann. On est en décembre 1854, le baron Haussmann a été nommé préfet de la Seine il y a un an, et les plans du Grand Paris sont en préparation. Pourtant, l’on voit dans le texte qu’il y a un rapport à l’expansion de Paris, à son progrès, à sa campagne, qui est en préparation. Et cela touche toute la France. Comme l’écrit Christophe Studeny :

Une force soudaine d’expansion s’affirme. Les voies vicinales ordinaires sont stabilisées pour supporter le passage d’une continuelle circulation. Pour gérer les dépenses, les services préfectoraux effectuent le classement des voies selon l’intérêt collectif et leur ouverture au passage général. De 1841 à 1851, le nombre des chemins vicinaux de grande communication, avec subvention de fonds départementaux, progresse de 2545 à 3625, tandis que les chemins vicinaux de petite communication, entretenus exclusivement par les communes, voient leur nombre diminuer de plus de 50 000, de 334 000 à 281 000, résultat d’un déclassement et d’un choix. L’administration a dû supprimer « tous ceux dont l’utilité n’était pas complètement démontrée, pour assurer le bon entretien des autres ». Dans un commentaire sur la loi de 1836, Victor Dumay estime positive cette suppression d’un assez grand nombre de chemins qui, « sans être tout à fait inutiles ne sont pas cependant d’une indispensable nécessité ». Il n’est pas rare de trouver deux ou trois chemins conduisant d’un village à un autre, et qui, tous mal entretenus, seraient remplacés avec avantage par un seul en bon état ».[10] 

Cela va permettre de fluidifier la circulation, et de permettre le passage plus aisé et moins accidenté des omnibus, dont Nerval est un utilisateur revendiqué. S’il est critique du « chemin de fer », c’est parce que cette vitesse est non seulement excessive, mais surtout parce qu’elle relie à des points qui sont « sans intérêt » – par rapport à un regard touristique. Nerval n’est pas un conservateur technophobe ; il est, en un sens, un esthète du regard qui méprise le rapport bourgeois au monde[11].

Je l’ai signalé dans un billet précédent, Nerval aime se montrer ‘à l’écart’ de ce progrès, et mettre en avant son plaisir du détour et de la lenteur – la carte du précédent billet suffit à voir la courbe de son itinéraire. Cependant, il faut bien comprendre l’ambiguïté de ce rapport à la technique chez Nerval : il use de l’omnibus et de la voiture pour aller à Senlis ou Chantilly. Il ne fait évidemment pas tout à pied, et use tout le long de ses promenades de divers moyens de transports. L’omnibus, la voiture, sont entrés dans les mœurs. Christophe Studeny propose une explication tout à fait remarquable de ce qu’a été la révolution de l’omnibus, en dehors de toute considération techniciste :

              Avec l’omnibus, le trot s’ouvre au grand nombre. (…) Il permet de sortir de l’horizon du quartier, dans un brassage accentué des personnes et des valeurs, vers cette « égalité visible » dont parle Michelet. La création, trois ans après Nantes, de ce nouveau mode de transport collectif marque le début d’une nouvelle pratique de la ville, il met à la disposition des citadins ce qui avait été jusque-là le privilège d’une élite : la commodité de déplacement, « le droit de se faire voiturer au plus bas prix ». Ces navettes entre les lieux de travail du centre et les logements de quartiers périphériques font déborder de pour la première fois Paris de l’échelle du trajet piétonnier, au moment où s’ouvrent, en 1824, les premiers lotissements hors de l’enceinte[12].

Sa critique des trains et chemins de fer, je l’ai dit, est davantage celle d’un rapport utilitaire au paysage, au détriment de son histoire. S’il l’utilise, c’est pour satisfaire une pulsion immédiate – voir la Nonette. Avec ce chemin de fer, qu’il vante au début du livre, il interroge cette façon qu’ont les villes historiquement marquées d’être mises à l’écart de la marche du progrès.Toujours dans le même extrait, Nerval dramatise l’isolement de la ville de Senlis, et l’inconscience de ses habitants. Une inconscience heureuse, évidemment, vu l’usage nouveau de la promenade que propose l’auteur.

J’ai trouvé un bonheur indicible à parcourir les rues et les ruelles de la vieille cité romaine, si célèbre encore depuis par ses sièges et ses combats. « Ô pauvre ville ! que tu es enviée ! » disait Henri IV. — Aujourd’hui, personne n’y pense, et ses habitants paraissent peu se soucier du reste de l’univers. Ils vivent plus à part encore que ceux de Saint-Germain. Cette colline, aux antiques constructions domine fièrement son horizon de prés verts bordés de quatre forêts : Halatte, Apremont, Pontarmé, Ermenonville ; dessinent au loin leurs masses ombreuses où pointent çà et là les ruines des abbayes et des châteaux[13].

Mais, dans l’économie générale du texte, on peut être sensible à cette façon qu’a la « bourgeoisie industrieuse » – celle du début du texte – de mettre à l’écart cette noblesse de l’Histoire. Car Senlis n’est plus « enviée », elle est oubliée, et Nerval en est la conscience vivante. Elle n’est plus le théâtre vivant de l’Histoire de France, mais un détail à l’écart des chemins de fer. Elle est une ville encerclée par le passé, et qui y appartiendra bientôt. La construction du paysage moderne, et l’accélération de ses modifications, qui se font à l’écart de la construction lente des strates du temps – dont Senlis est le parangon -, sont ici symbolique d’un rapport au Temps qui va caractériser la bourgeoisie conquérante de ce Second Empire.

Dans son rapport à la ville, au paysage, et à la promenade, la bourgeoisie est bien dans un « présentisme » qui la tient à l’écart dans l’utilité et la jouissance stricte de tout objet selon une valeur qu’il pourrait recouvrir. On est dans un régime de l’exploitation, que Nerval semble saisir et critiquer, à diverses reprises dans son texte. C’est là que son rapport au temps individuel est essentiel, comme capacité de résistance à une forme de bourgeoisie qu’il méprise : son itinéraire est une courbe, un grand détour ; opposé d’une ligne droite de chemin de fer.

Il ne s’agit pas de faire une analyse marxiste de Nerval, il s’agit de rendre compte d’indices critiques présents tout au long des Promenades et Souvenirs. Dans l’extrait indiqué précédemment, le « bonheur indicible » trouvé par le narrateur à parcourir la vieille cité romaine, sans donner une seule information historique, mais en s’y promenant, et en considérant l’épaisseur du temps, est ici un acte de résistance : d’immobilité et de retour dans le passé face à la ligne droite.

  • La promenade comme catachrèse ?

Il est temps de passer, enfin, à la dernière page de ces Promenades et Souvenirs, qui se déroule dans « la maison errante » des Bohémiens – figure symbolique du romantisme, s’il en est. Ces dernières lignes nous placent dans un entre-deux spatio-temporel, l’antique cité et les bois :

En regardant les deux jeunes filles, l’une vive et brune, l’autre blonde et rieuse, je me mis à penser à Mignon et Philine dans Wilhelm Meister, et voilà un rêve germanique qui me revient entre la perspective des bois et l’antique profil de Senlis. Pourquoi ne pas rester dans cette maison errante à défaut d’un domicile parisien ? Mais il n’est plus temps d’obéir à ces fantaisies de la verte bohème ; et j’ai pris congé de mes hôtes, car la pluie avait cessé.[14]

Cette fin nous replace dans la mobilité caractéristique du promeneur, en même temps qu’elle semble résoudre la question initiale, comme dans une astuce, sous forme de question rhétorique. Le motif a été travaillé : Nerval semble trouver ici une communauté, et combler sa solitude dans cette compagnie de bohémiens, qu’il pourrait rejoindre. Il achève, aussi, par là, une possible métamorphose, en même temps qu’un adieu à la figure romantique, puisqu’à la fin du texte, il repart et « prend congé de ses hôtes ». Du point de vue métapoétique, il est aisé d’interpréter ce départ comme une prise de congé d’un certain romantisme et d’un rapport au voyage « exotique », les « fantaisies de la verte bohème » pouvant être comprises comme le travail de l’imagination sur un monde étranger. Cela confirmerait mon hypothèse d’un promeneur qui n’est plus voyageur.

Cependant, je m’attarderai aussi sur cette figure anachronique des bohémiens, au milieu de ce tableau des Promenades et Souvenirs. Ce texte est une plongée dans les temps anciens, en même temps que leur croisement. Ici, nous en avons l’illustration, par ce souvenir d’un roman allemand récent au milieu d’une troupe de saltimbanques, entre l’Antiquité et les bois du Valois, du Grand Siècle. Nous sommes au comble de la superposition des strates de différentes temporalités, qui forment comme une atemporalité pour le poète. Plutôt, ce qui apparaît ici comme quelque chose de commun entre cette rencontre de bohème et les épisodes précédents, c’est le retour en surface du souvenir (littéraire, encore), le retour involontaire de l’expérience : et cela se fait au hasard, et par une rencontre (physique et intellectuelle). Nous assistons à une plongée dans un temps intérieur, lié à l’alliance d’un pays natal – à l’évidence – mais aussi d’une poétique de la rencontre. Comme le dit Bénichou :

Mais l’univers natal est bien plutôt pour lui l’occasion d’une magie, un secret de mémoire et de félicité à distance du monde réel : une essence de poésie et d’éternité que le romantisme conquérant avait à peine soupçonnée.[15]

Cette magie, c’est celle du souvenir et de l’analogie, de la reconnaissance par ressemblance, qui est une des caractéristiques du langage poétique dans son pouvoir de métamorphose ; qu’il applique à sa vie intérieure. Cela définit, ainsi, définitivement, un des points caractéristiques de la promenade : la rencontre.

Nerval n’invente pas ce principe de la rencontre en promenade : elle détermine la pratique sociale de la promenade. Seulement, là où l’on rencontre des gens attendus, pendant longtemps, un des renouvellements de la promenade est la rencontre fortuite. Il y a, en particulier chez le promeneur solitaire, un ravissement à rencontrer quelqu’un ou quelque chose que l’on n’attendait pas, qui nous arrache au temps présent, à notre rêverie.

Nerval  apporte une dynamique nouvelle à la rencontre, où elle est d’abord une rencontre avec soi-même, afin de donner lieu, non pas à un hors-temps épiphanique – celui de la retrouvailles des Charmettes chez Rousseau – mais à une consistance du Temps ; d’un temps non pas perdu, mais sauvé : une création d’éternité.

Loin d’y échapper, la promenade devient l’occasion d’offrir une matérialité au Temps : elle devient le temps propice pour redonner un lieu à la mémoire. D’où ce plaisir revendiqué de la marche loin de la vitesse : le chemin de fer empêche surtout la rencontre, avec quelqu’un ou un paysage – même si Nerval l’utilise pour regarder un paysage. La vitesse sert à gagner du temps, de production. Or, ce temps, précieux, l’est autrement pour le promeneur, disponible à la rencontre fortuite de ses pensées et souvenirs, de son savoir et de son expérience. Voilà ce qui définit le souvenir : la rencontre d’un savoir et d’une expérience pour s’immortaliser, pour donner vie au savoir. Il fonctionne comme une catachrèse.

Frances A. Yates, dans The Art of memory, rend bien compte de ce rapport à la matérialité du temps qui change, en citant un exemple contemporain de Nerval : Notre-Dame de Paris. Elle mentionne la chose suivante :

In Victor Hugo’s Notre Dame de Paris, a scholar, deep in meditation in his study high up in the cathedral, gazes at the first printed book which has come to disturb his collection of manuscripts. Then, opening the window, he gazes at the vast cathedral, silhouetted against the starry sky, crouching like an enormous sphinx in the middle of the town. ‘’Ceci tuera cela’’, he says. The printed book will destroy the building. The parable which Hugo develops out of the comparison of the building, crowded with images, with the arrival in his library of a printed book might be applied to the effect on the invisible cathedrals of memory of the past of the spread of printing. The printed book will make such huge built up memories, crowded with images, unnecessary. It will do away with habits of immemorial antiquity whereby a ‘thing’ is immediately invested with an image and stored in the places of memory.[16]

À mon sens, ce que produit la promenade nervalienne, c’est une alliance nouvelle de ces deux rapports à la mémoire : le livre et la cathédrale. Les paysages nervaliens sont remplis de tombeaux, de cathédrales, d’églises, de ruines. Ils sont les indices d’une conscience romantique de l’Histoire à laquelle Nerval semble trouver une issue : un art de la mémoire qui se situe à l’entre-deux, où le savoir intérieur se nourrit de cette bâtisse extérieure : non plus pour y trouver un témoin objectif du savoir historique, mais pour lui rappeler qu’il est un lieu à investir d’une mémoire personnelle.

En fin de compte, l’expérience de la promenade propose à Nerval une « maison errante », celle de son propre paysage intérieur. Ce paysage lui offre plus d’infini que les extrémités orientales du monde qu’il a pu parcourir, dix ans plus tôt. Ce paysage lui fait refuser l’errance bohémienne, pour la sienne propre, vers un but généalogique ; vers une rencontre avec ses souvenirs. La promenade permet de résoudre ce qui était alors, peut-être, le problème du jeune Gérard dans ses lectures de Goethe, et que l’auteur allemand a signifié dans son Werther :

Et l’éloignement en souffrance rend l’âme chagrine de l’avenir en suspens : « nous courons, nous volons ; mais hélas, quand nous y sommes, quand le lointain est devenu proche, rien n’est changé, et nous nous retrouvons avec notre misère, avec nos étroites limites. »[17]

Un problème, lointainement rattachable, aussi, parmi nos figures mélancoliques, aux troubles d’Emma Bovary…


[1] Zanone, Damien, « Art de la mémoire et sens du passé. D’un usage des jardins chez Rousseau et Chateaubriand », art. cit.

[2] Frances. A. Yates, The Art of memory, op. cit.

[3] Bénichou, Paul, L’École du désenchantement, op. cit., pp.1846-1847.

[4] Nerval (de), Gérard, Les Filles du Feu, Les Chimères et autres textes, p.408,ed. Michel Brix, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques de Poche », Paris, 1999

[5] Proust, toujours dans son article, me semble très bien résumer ce rapport à la marche et au souvenir qui différencie Nerval du bourgeois typique : « Je sais bien qu’il est de l’amour de certains lieux d’autres formes que l’amour littéraire, des formes moins conscientes, aussi profondes peut-être. Je sais qu’il est des hommes qui ne sont pas des artistes, des chefs de bureau, des petits ou grands bourgeois, des médecins qui, au lieu d’avoir un bel appartement à Paris ou une voiture, ou aller au théâtre, placent une partie de leur revenu pour avoir une petite maison en Bretagne, où ils se promènent le soir, inconscients du plaisir artistique qu’ils éprouvent, et qu’ils expriment tout au plus en disant de temps en temps: « Il fait beau, il fait bon », ou « C’est agréable de se promener le soir ». Mais rien ne nous dit même que cela existait chez Racine, et en tout cas n’aurait eu nullement le caractère nostalgique, la couleur de rêve de Sylvie ». (Contre Sainte-Beuve, op. cit., p.153)

[6] Christophe Studeny, L’Invention de la vitesse, France, XVIIIe – XXe siècle, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », Paris, 1995.

[7] Alain Corbin, Les Cloches de la Terre, Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Albin Michel, Paris, 1994.

[8] Rosa, Harmut, Accélération, une critique sociale du temps, La Découverte, Paris, 2010.

[9] Nerval (de), Gérard, Les Filles du Feu, Les Chimères et autres textes, p.381,ed. Michel Brix, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques de Poche », Paris, 1999

[10] Christophe Studeny, L’Invention de la vitesse, op. cit. p.101.

[11] Paul Bénichou rappelle le caractère traditionnel de cette position, héritée d’Horace : Nerval est le seul parmi ses pairs en désenchantement qui n’affiche pas ce mépris, réel ou prétendu, de la commune humanité, cette déploration de la bêtise universelle dont font parade tous les autres plus ou moins, Flaubert surtout, Leconte de Lisle même, esprit pourtant rassis et vigoureux dans l’amertume même. Il est remarquable qu’il ignore jusqu’à ce culte de l’Art aux dépens de l’Humanité, recours si tentant de l’espérance humaine en déroute, et position générale de retrait du second romantisme. (+ note 45 = elle évoque moins un doctrine misanthropique qu’un état d’esprit poétique, traditionnel depuis l’Antiquité C’est le vieil odi profanum vulgus, qui dans la foule maudit l’inculture, non l’humanité). (p.1726)

[12] Christophe Studeny, L’Invention de la vitesse, op. cit. p.117

[13] Nerval (de), Gérard, Les Filles du Feu, Les Chimères et autres textes, p.408,ed. Michel Brix, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques de Poche », Paris, 1999

[14] ibid. p.409.

[15] Bénichou, Paul, L’École du désenchantement, p.1847.

[16] Yates, A., Frances, The Art of memory, op. cit. pp.124-125.

[17] Goethe, Les souffrances du jeune Werther 1774), in Romans, Paris, Gallimard, la Pléiade, 1954, pp.25-26, cité par Studeny, Christophe, L’invention de la vitesse, op. cit. , pp.86-87.


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