C’était une rencontre, le 2 mai dernier, lors d’un rassemblement à Grenoble, contre la construction du Center Parcs de Roybon, dans l’Isère. Un aparté en marge d’un débat sur « Chantage à l’emploi, croissance illimitée, informatisation globalisée… ». […]
[…] un peu à l’écart du débat, nous avons rencontré un ouvrier, un vrai, lecteur de Pièces et Main d’œuvre et de littérature technocritique. Rémy s’est présenté à nous comme un « robot dans une usine de robots sous la tyrannie technologique ». Il en avait gros à dire sur sa condition de robot, sur le détail concret de l’usine à -peu-près automatisée, en 2015, sur l’enchaînement qui l’avait mené en usine – puis à renouer avec les livres – sur ses aspirations et ses appréhensions, sur sa famille et ses collègues robots. À coup sûr, il ne fondera pas de « section luddite » dans son usine. Il voudrait juste « s’en sortir », sans bien savoir comment.
Il dit ce que beaucoup taisent peut-être, se croyant trop isolés pour oser l’exprimer.
Voici notre Ă©change.
Entretien avec Rémy, ouvrier-robot et révolté
Q : Tu t’es prĂ©sentĂ© Ă nous comme « robot » dans une usine de « robots ». Le mot « robot » signifie « travailleur » en tchèque, mais tu n’es pas nĂ© robot ; pourrais-tu nous raconter comment tu l’es devenu, Ă partir de ton histoire familiale et personnelle ?
R : Pour aller directement au but, je dirais que pour devenir « robot », il faut faire une chose qui peut sembler a priori simplissime : se taire. Mais il faut des années pour apprendre à se taire. Et accessoirement arrêter de réfléchir (ou en avoir la sensation).
Comme tout le monde (ou presque), je suis issu de parents biologiques en chair et en os qui ont Ă©voluĂ© dans le milieu industriel dans des tâches subalternes ou Ă petite responsabilitĂ©. Ă€ temps partiel et rĂ©munĂ©rĂ© au minimum pour la dĂ©tentrice du sexe fĂ©minin, Ă temps (plus que) plein et avec une petite gratification pour le masculin. Normal, n’est-ce pas ? Bien que « travailleurs », « ouvriers » ou « prolĂ©taires », je suppose que ce n’Ă©taient pas (tout Ă fait) des robots dans le sens oĂą il leur Ă©tait possible d’avoir des Ă©changes verbaux structurĂ©s, des discussions (mĂŞme anodines) avec les collègues et la hiĂ©rarchie.
Comme l’Éducation Nationale, les conseillers d’orientation, le tissu social et l’enclavement gĂ©ographique sont bien huilĂ©s, je me suis retrouvĂ© dans le mĂŞme milieu. Celui des industriels et des entrepreneurs. Bref, des « preneurs de risques ».
Q : Quand tu parles de tes parents biologiques, peux-tu préciser leur emploi exact ?
R : Durant la plus longue durĂ©e sans discontinuitĂ©, ma mère a Ă©tĂ© employĂ©e comme « opĂ©ratrice de production », c’est-Ă -dire Ă effectuer des tâches diverses – Ă©bavurage, tri, assemblage, contrĂ´le… – sur des pièces en plastique destinĂ©es Ă l’automobile ou la connectique Ă©lectrique. Des tâches rĂ©pĂ©titives et avec des cadences Ă tenir. Une fois que le terrain industriel n’a plus eu besoin d’elle, ce qui l’a pas mal occupĂ©e, c’est de passer la serpillière et le plumeau comme « technicienne de surface ». La linguistique managĂ©riale dĂ©borde d’inventivitĂ©.
Quant Ă mon père, qui a Ă©voluĂ© dans le mĂŞme environnement que ma mère, il Ă©tait « monteur-rĂ©gleur » sur des presses Ă injection plastique. ChargĂ© d’effectuer la mise en route et les rĂ©glages avant de lancer la production, d’en effectuer le suivi et de superviser quelques « opĂ©rateurs ». Le tout sur un parc d’une quinzaine de machines. Ceci avant d’intĂ©grer une fabrique d’Ă©lĂ©ments pour l’aĂ©ronautique et de dĂ©clarer une maladie que le corps mĂ©dical a eu du mal Ă diagnostiquer. Sa salle d’attente pour la retraite s’intitule « longue maladie ».
***
La zone gĂ©ographique dans laquelle j’ai travaillĂ© se dĂ©nomme la « Plastic VallĂ©e », une invention de technocrates lorsque les annĂ©es 1980 Ă©taient glorieuses. L’entreprise dont je relate le plus largement l’existence et qui s’est occupĂ© de moi dernièrement se situe aux confins de l’Ain et du Jura.
J’ai actuellement 31 ans. J’ai commencĂ© en 2005 – Ă 21 ans – par des missions intĂ©rimaires d’une semaine, au SMIC, pendant plus de deux ans au sein d’un groupe international fabriquant des jouets. Et je n’avais pas Ă me plaindre. Des collègues de l’atelier de production, la plupart d’origine maghrĂ©bine ou turque, subissaient le rĂ©gime intĂ©rimaire au mĂŞme poste depuis plusieurs annĂ©es. Totalement illĂ©gal mais parfaitement autorisĂ©.
Ensuite, l’entrĂ©e dans le monde des robots s’est faite en douceur, si je peux dire. Avec le sacro-saint CDI dĂ©crochĂ© au bout d’Ă peine trois mois d’intĂ©rim, en 2008. En douceur car si le dispositif de surveillance et les techniques de manipulation visant Ă rendre la main d’œuvre docile Ă©taient en cours de mise en place, la taille de l’entreprise (environ 150 personnes), ses pĂ´les d’activitĂ© (fabrique d’Ă©lĂ©ments pour l’aĂ©ronautique civil et militaires ainsi que l’armement oĂą le flux tendu n’existe pas) et le comportement de la direction (complètement « foutraque », excusez du terme) faisaient qu’une solidaritĂ© mais aussi des inimitiĂ©s favorisaient la prise de parole, ne serait-ce que le temps d’une pause ou durant le passage des consignes, travail en horaires dĂ©calĂ©s oblige. Des horaires dĂ©calĂ©s qui justifient une prime permettant de hisser le salaire au niveau du revenu mĂ©dian de ce pays (environ 1600 euros mensuels) mais oĂą le taux horaire est tirĂ© vers le bas. Avec le recul, le (seul ?) point positif Ă©tait le tempo, relativement lent, de certaines productions qui favorisait le temps de la rĂ©flexion. Un temps lent qui, de l’usine Ă chez moi, Ă©tait continu et m’a aidĂ© Ă lire certains livres. Comme ceux des groupes Marcuse et Oblomoff, les fameux 1984 d’Orwell et Le meilleur des mondes de Huxley sans oublier L’homme superflu de Philippe Vassort ainsi que le chef d’œuvre de GĂĽnther Anders : L’obsolescence de l’Homme. Après quatre annĂ©es de « La guerre, c’est la paix », je dĂ©missionnai de cet endroit.
Après des annĂ©es de rĂ©sistance Ă l’objet fĂ©tiche de notre temps, je devais cĂ©der aux regards et remarques des nĂ©griers modernes (comprendre agences intĂ©rimaires) et recruteurs de tous poils, et acquĂ©rir un tĂ©lĂ©phone portable.
Je retombais aussitĂ´t, en 2012, dans un nouvel endroit de torture. Et pas n’importe lequel. Celui que toute ma position intellectuelle refusait alors. Je refermais Ă peine L’obsolescence de l’Homme que je mettais les pieds dans LE lieu interdit. J’hĂ©site Ă comprendre ce qui s’est rĂ©ellement passĂ©. Et je me demande ce qui m’a incitĂ© Ă y rester. Peut-ĂŞtre la nĂ©cessitĂ© de payer des factures. Bref, la « honte promĂ©thĂ©enne » des premières pages de GĂĽnter Anders n’a pas tardĂ© Ă s’abattre sur moi.
Visite guidĂ©e. Alarmes infra-rouge anti-intrusions. EntrĂ©e dans les locaux par lecteur d’empreinte digitale avec le malheureux avertissement de la CNIL dans le corridor. Le mĂŞme dispositif sĂ©pare deux zones Ă l’intĂ©rieur mĂŞme de l’entreprise. CamĂ©ras de surveillance Ă foison. Locaux aseptisĂ©s. PropretĂ© clinique. Port de la blouse obligatoire. Disposition du parc de machines-outils de façon Ă rendre impossible tout Ă©change verbal Ă distance. Ça, c’est pour les 60 autres pitres qui investissent les lieux quotidiennement.
En ce qui me concerne, j’ai accès – malheureusement – au joyau, au nec plus ultra : la cellule (on ne rigole pas, c’est ainsi que se dĂ©nomme l’endroit au sein de l’atelier). Le grillage est lĂ pour en attester. De l’autre cĂ´tĂ© de la grille, la machine : le robot de marque Fanuc (dont le cours des actions en bourse ne cesse d’exploser). De part et d’autre du robot, deux centres de fraisage à « alimenter » en pièces. Pour stocker les pièces en attente d’usinage, deux magasins. Pour mettre les pièces dans le magasin, on les fixe sur des palettes. Lesquelles palettes sont « robotentionnĂ©es » jusqu’aux machines.
Et pour connaĂ®tre la position exacte des pièces afin qu’elles soient usinĂ©es, les palettes doivent passer sur un banc de palpage pour en faire le prĂ©-rĂ©glage. Pour superviser le tout, gĂ©rer le flux de production, un attirail informatique hors du commun est Ă disposition. Aucune erreur possible, chaque intervenant peut contrĂ´ler les autres ; chaque « bug », pouvant arriver Ă n’importe quel moment, retarde irrĂ©mĂ©diablement le dĂ©roulĂ© de la journĂ©e de façon dramatique. Le tout avec des sĂ©quences de travail (prĂ©paration des pièces, palpage, ajout de programmes dans le logiciel dĂ©diĂ©, usinage, recherche et montage d’outils) très rapides, de l’ordre de quelques secondes Ă quelques minutes et avec des cotes très prĂ©cises Ă tenir (de l’ordre de 0.01 mm, parfois moins).
Alors que le climat interdit implicitement de sourire, espérer échanger un mot est vain.
Au bout d’un moment, l’ouvrier, le technicien ne se sent pas seulement esclave mais bel et bien partie intĂ©grante du dispositif technico-informatique. L’humain n’existe plus. Les ordres semblent tomber du ciel (il y aurait un « on » qui a dĂ©cidĂ© de quelque chose) et le terme « urgent » se dĂ©cline entre « très urgent » et « très très très très très urgent ». Le travail en binĂ´me est un cauchemar car les consignes ressemblent Ă des injonctions et Ă des ordres militaires. Le bruit ambiant n’aide pas la communication orale et la rapiditĂ© de l’exĂ©cution multiplie le stress. Il faut venir voir (de prĂ©fĂ©rence le vendredi vers 15h) dans quel Ă©tat psychique se trouve l’ouvrier chargĂ© du lancement de la production pour le week-end. Comme le flux ne doit ĂŞtre arrĂŞtĂ© sous aucun prĂ©texte : travailler de 7h30 Ă 16h30 (en thĂ©orie, plus souvent 17h ou 17h30) n’est pas suffisant. La nuit, la machine et le robot bossent, eux. D’oĂą la cerise sur le gâteau : un Blackberry – fourni par l’entreprise – est lĂ en cas de « plantage ». Un système d’alarme Ă distance permet au Blackberry d’Ă©mettre une jolie sonnerie auprès de l’employĂ© alors « en astreinte » (une semaine sur trois !). Qui gagne le droit de retourner Ă l’usine jusqu’Ă 20h pour remettre en route le dispositif sans savoir s’il en aura pour 15 minutes ou trois heures. Et mĂŞme le week-end. Ă€ ce stade, l’ouvrier n’est plus esclave, il n’est plus humain, il n’est peut-ĂŞtre mĂŞme plus animal ni vivant mais simple particule. Comme une particule d’ADN permettant Ă l’entreprise de vivre.
Faut-il chercher ailleurs la source d’insomnies, le sentiment de s’ĂŞtre fait « orwelliser » et de ressembler Ă Winston Smith ?
Tout ça pour fabriquer des outillages mĂ©talliques permettant l’injection d’Ă©lĂ©ments (emballages, tubes) en plastique destinĂ©s au monde pharmaceutique, notamment auprès de laboratoires sponsorisĂ©s par la SĂ©curitĂ© Sociale.
Pour mettre un terme au processus de robotisation dont j’ai fait l’objet et espĂ©rer ne pas en avoir trop de sĂ©quelles, j’envoyais un nouveau recommandĂ© au bout de deux ans. Plusieurs mois après, l’humain reprend le dessus mais certaines choses ont Ă©tĂ© dĂ©finitivement anĂ©anties.
Q : « Définitivement anéanties » : peux-tu expliquer ?
R : Le passage dans cette entreprise a Ă©tĂ© Ă la fois Ă©prouvant et destructeur. Éprouvant car le tempo Ă©tait très soutenu, couplĂ© Ă une masse d’informations Ă gĂ©rer et Ă une pression liĂ©e Ă la prĂ©cision des pièces Ă usiner. Destructeur car le stress s’accumule Ă la fatigue, le mode de communication – une sorte de braille oral oĂą formuler une phrase relève du parcours du combattant – impacte les capacitĂ©s de rĂ©flexion. Le fait d’ĂŞtre quasiment en permanence devant des situations impossibles Ă rĂ©soudre provoque une espèce de fracture du cerveau : comment, dans le mĂŞme laps de quelques minutes, rĂ©pondre Ă la question posĂ©e par l’individu A, ne pas oublier de passer la consigne Ă B, se demander ce que C vient faire par lĂ afin d’essayer d’anticiper sa question et la rĂ©ponse Ă apporter, contrĂ´ler Ă la loupe binoculaire un outil de 0.2 mm de diamètre qui doit ĂŞtre placĂ© dans la machine sans erreur, superviser une liste d’outils Ă vĂ©rifier, attendre les rĂ©sultats du service de mĂ©trologie – ce qui influera sur une dĂ©cision Ă prendre – et planifier le lancement de 48 heures de production, le tout sous des camĂ©ras de vidĂ©o-surveillance ? Ă€ cela s’ajoute le service d’astreinte qui ne pose plus de limite entre temps de travail et temps personnel. Ă€ croire que le slogan soixante-huitard « Jouir sans entrave et vivre sans temps mort » a particulièrement « bien » Ă©tĂ© adaptĂ© dans cette usine. Mais quelle jouissance et quelle vie ?
Après plusieurs mois de ce rĂ©gime, les sens sont touchĂ©s. Perte d’empathie (ne rien Ă©prouver Ă la perte d’un proche), troubles du comportement, cĂ©phalĂ©es, capacitĂ©s de rĂ©flexion atrophiĂ©es, Ă©couter de la musique (chose vitale jusque-lĂ pour moi) devient un calvaire et perte d’identitĂ© puisque la seule parade pour tenir le choc a Ă©tĂ© de me dire : « Ce n’est pas possible, ce n’est pas moi qui vais lĂ -dedans ». Avec le recul, je dĂ©signerais bien l’ensemble du dispositif comme « Management par la privation sensorielle. »
Q : Quel métier ou quelle vie voulais-tu quand tu étais enfant ?
R : SpontanĂ©ment, j’ai envie de rĂ©pondre : « Rien » ou « Aucun mĂ©tier ! » Et Ă la vie dĂ©sirĂ©e, je dirais, justement : « Vivre ! » Je n’avais aucune idĂ©e prĂ©-conçue de ce qu’il faudrait faire plus tard. Et j’ai toujours ressenti ce monde d’hyper-compĂ©tition au point que lorsque les choix d’orientation scolaire devaient se faire et qu’il Ă©tait de bon ton de visiter diffĂ©rents Ă©tablissements scolaires pour en « choisir » un, j’avais le sentiment d’ĂŞtre entourĂ© de sprinters dans les starting-blocks tandis que j’Ă©tais (et espère ĂŞtre toujours) un invĂ©tĂ©rĂ© promeneur dans les sous-bois et explorateur des champs.
Il y a aussi cette question qui m’horripile : « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » Ă€ laquelle je rĂ©ponds : « Comment ça, vivre ne se suffit pas Ă soi-mĂŞme ? Il faut aller prouver Ă untel que je sais faire telles et telles choses – sans en connaĂ®tre les tenants ni les aboutissants – en Ă©change d’argent octroyĂ© sur des critères totalement biaisĂ©s ? »
Depuis quelques annĂ©es, notamment depuis le passage au sein de cette SociĂ©tĂ© Mentalement PerturbĂ©e oĂą toutes mes convictions personnelles m’intimaient de ne pas rester mais oĂą la nĂ©cessitĂ© Ă©conomique et matĂ©rielle m’a forcĂ©, je suis en Ă©bullition. Et je cherche. Quoi, je n’en sais rien. Car mĂŞme si j’en avais dĂ©jĂ le pressentiment auparavant, c’est lĂ que j’ai bel et bien compris qu’il y a une diffĂ©rence entre ce que le complexe technico-industriel (ou « Machine de Travail PlanĂ©taire » selon la thĂ©orie « Bolo’bolo » de P.M.) nous fait faire (souvent contre de l’argent et un statut social) et ce que nous faisons chacun, individuellement, affranchi des codes auxquels nous devons nous soumettre.
Q : Si tu avais le choix de faire autre chose que de travailler en usine, que voudrais-tu faire ?
R : Je n’en sais toujours rien. Et je n’ai la vocation pour rien. Me projeter sur des annĂ©es m’est totalement impossible. Et le fait de faire quelque chose de « bien pour la communautĂ© et plaisant pour soi-mĂŞme » peut ĂŞtre un piège au point de devenir monomaniaque. Je me rĂ©pète mais je veux vivre ! Les quelques pistes que je regarde sont inaccessibles, ont un avenir compromis ou sont tellement peu rĂ©munĂ©ratrices… Je ne dĂ©sire pas rouler sur l’or mais j’avoue que le salaire mĂ©dian (mĂŞme jusqu’Ă 10% de moins) m’est nĂ©cessaire, mĂŞme en rĂ©duisant les frais au maximum. En creusant, peut-ĂŞtre qu’ĂŞtre Ă la fois clown, libraire et … tourneur-fraiseur, puisqu’il semblerait que ce mĂ©tier soit si essentiel et que j’aie fini par y dĂ©crocher quelques compĂ©tences, me conviendrait.
Q : Tu sembles lire beaucoup, tu Ă©cris avec facilitĂ© : comment cela t’est-il venu et comment as-tu dĂ©couvert les auteurs anti-industriels (Anders, Orwell, Huxley) que tu cites ?
R : Lorsqu’est paru – en 2008 – Le tĂ©lĂ©phone portable, gadget de destruction massive, je me suis dit « Ah, enfin, il y en a qui se rĂ©veillent ». Depuis l’adolescence, j’avais refusĂ© cet instrument de contrĂ´le et d’asservissement le plus longtemps possible, ainsi que le mode de vie que cet outil allait gĂ©nĂ©rer – j’y ai cĂ©dĂ© un an avant les rĂ©vĂ©lations d’Edward Snowden au sujet de PRISM. De plus, cela fait des annĂ©es que je me pose des questions sur le monde qui nous entoure et la vie qu’il me fait mener ainsi qu’aux autres humains peuplant ce globe. PlutĂ´t que de rester dans l’expectative, j’ai prĂ©fĂ©rĂ© me documenter. Ne dit-on pas « À l’heure de l’information de masse, l’ignorance est un choix » ? C’est ainsi que j’ai entamĂ© un cycle de lectures diverses qui m’ont emmenĂ© dans cette direction. Lorsqu’il n’y a plus d’Ă©cran tĂ©lĂ©visĂ©, il faut bien le remplacer.
Pour donner suite Ă la question prĂ©cĂ©dente, relative à « ce que je voudrais faire », et complĂ©ter celle-ci, peut-ĂŞtre qu’il y a quelque chose Ă chercher du cĂ´tĂ© de l’Ă©criture puisqu’il semblerait que cela me convienne. Mais Ă©tant donnĂ© le contexte Ă©conomique environnant, il paraĂ®t – au risque de paraĂ®tre provocateur – que l’offre « d’emplois » se rĂ©sumera bientĂ´t à « employĂ© de plate-forme pĂ©trolière » pour les hommes et « aide Ă domicile pour personnes âgĂ©es » pour les femmes. Et nous savons bien que la vie ne se situe pas dans l’emploi.
Q : On a bien compris comment tu t’Ă©tais mis Ă lire des livres anti-industriels, mais comment as-tu commencĂ© Ă lire, qu’est-ce qui t’a donnĂ© le goĂ»t de la lecture ? Et que lisais-tu ? Ce n’est plus un goĂ»t très courant dans ta classe d’âge et dans ta classe sociale.
R : MĂŞme si enfant il m’arrivait de bouquiner, j’ai perdu le fil Ă l’adolescence (au profit de l’écoute de musique) et repris la lecture au moment oĂą j’ai rompu avec l’instrument de manipulation mentale qu’est la tĂ©lĂ©vision, vers 25 ans. Et puisqu’Internet a ses limites, il fallait bien un supplĂ©tif pour profiter de plages de temps libres et de calme. Le dĂ©clic a dĂ» se faire avec un livre que mon grand père maternel m’a conseillĂ© et prĂŞtĂ© : L’âge des extrĂŞmes – Histoire du court XXe siècle, de Eric Hobsbawm. Par la suite, il me semble que c’est avec la « jonction rouge-verte » d’HervĂ© Kempf (et sa trilogie Comment les riches dĂ©truisent la planète ; Pour sauver la planète, sortez du capitalisme ; L’oligarchie ça suffit, vive la dĂ©mocratie) et des Ă©crits plutĂ´t noirs, Ă tendance libertaire – mon fond de pensĂ©e – que j’ai commencĂ© Ă creuser un sillon.
Pour accĂ©der Ă ces livres ? Vivre des situations impossibles, ressentir des injustices et en chercher les causes plutĂ´t que d’accepter, bras ballants, en pensant que « de toute façon, on y peut rien ». Petit Ă petit, j’ai Ă©laborĂ© une petite bibliothèque assez cohĂ©rente. Puisque tous les moyens d’action semblent vains, ne reste que la rĂ©flexion. Mais mĂŞme « juste ça », ils veulent nous l’Ă´ter, que ce soit en nous rendant hyperactifs et/ou en nous aliĂ©nant au salariat.
Pour terminer, je dirais que je n’ai presque jamais Ă©tĂ© au bon endroit au bon moment avec les bons individus, quitte Ă paraĂ®tre cruel. J’ai souvent Ă©tĂ© « à cĂ´té » ou Ă la mauvaise Ă©poque. Un peu comme l’automobiliste qui remonte l’autoroute Ă contre-sens et vitupère contre la masse qui prend une mauvaise direction…
Q : Pourquoi as-tu refusĂ© le tĂ©lĂ©phone portable Ă l’adolescence – un âge oĂą justement tout le monde en veut ? Comment cela s’est-il passĂ©, est-ce que ça a ruinĂ© ta vie sociale avec tes copains ?
R : Sans vouloir paraĂ®tre omniscient, je ressentais dĂ©jĂ Ă l’Ă©poque instinctivement le sentiment que cet instrument Ă©tait un outil de flicage, Ă plus ou moins grande Ă©chelle, de son dĂ©tenteur. Et qu’au-delĂ , cela allait dĂ©structurer nos vies, en plus d’ĂŞtre au service du Pouvoir, notamment Ă©conomique. Force est de constater que le temps m’a tristement donnĂ© raison, que ce soit en thĂ©orie ou en pratique. Ce n’est peut-ĂŞtre pas le seul Ă©lĂ©ment mais j’ai effectivement cette impression : Ă partir du moment oĂą la tĂ©lĂ©phonie mobile est arrivĂ©e et que je ne suis pas montĂ© Ă bord du joli rĂ©seau, je me suis retrouvĂ© tel Robinson CrusoĂ© sur un rocher de solitude. Je ne crois pas avoir justifiĂ© mon choix Ă l’Ă©poque, mais c’Ă©tait tellement limpide que je ne ressentais pas le besoin de le faire.
Q : On t’a vu avec un petit groupe lors du forum contre Center Parcs. Peux-tu nous prĂ©senter tes copains, que font-ils dans la vie, avez-vous une activitĂ© politique ?
R : Un apiculteur, un travailleur social, un maçon, un chĂ´meur, un enseignant et un ouvrier ensemble, si je n’ai oubliĂ© personne, c’est forcĂ©ment louche, n’est-ce pas ?
Nous sommes des individus libres de penser et autonomes dans nos actions, qui nous interrogeons sur l’avenir qu’on nous prĂ©pare et voudrions ne pas faire n’importe quoi au nom de l’emploi, de l’argent ou du saccage des conditions de survie de notre espèce. De lĂ Ă en conclure que ceci est dĂ©jĂ une activitĂ© politique…
Plus concrètement, nous dĂ©sirons intervenir directement, en complĂ©ment des actions de l’association Le Pic Noir, Ă l’encontre du projet de Center Parcs prĂ©vu dans le Jura, près de Poligny, similaire Ă celui du Rousset en SaĂ´ne-et-Loire ou de Roybon, en Isère.
Q : Tes parents sont-ils des militants ? Ont-ils comme on dit des « opinions politiques » ? Et que pensent-ils de l’anti-industrialisme ?
R : Mes parents ne sont pas militants Ă proprement parler mais « conscientisĂ©s politiquement » depuis longtemps : LIP, la centrale du Bugey, le Larzac, le MAN (Mouvement pour une Alternative Non-violente), ils l’ont vĂ©cu. Eux non plus n’ont pas dĂ©sirĂ© passer leur vie Ă l’usine, mais force est de constater que cela a Ă©tĂ© le seul moyen qu’ils ont trouvĂ© pour payer des factures. Mordre la main qui a nourri si longtemps n’est peut-ĂŞtre pas si facile. Concernant le mouvement d’anti-industrialisme (que je renommerais bien « anti-technologisme », non pas que l’industrie soit positive et la technologie nĂ©gative mais pour distinguer une diffĂ©rence de consistance entre industrie d’une part et technologisation de l’industrie d’autre part) tel qu’il est Ă©laborĂ© depuis quelques annĂ©es par PMO, L’ÉchappĂ©e ou Le Pas de CĂ´tĂ©, nous n’en avons que très peu parlĂ©.
Q : Tu dis que tu souhaites exercer une activité – ou du moins toucher des revenus – Ă©quivalant au salaire mĂ©dian (1600 € Ă peu près ?). Nous ne sommes pas sĂ»rs d’ailleurs que tu souhaites exercer une activitĂ© quelconque, sinon vivre et rĂŞver. Ă€ quoi correspond cette somme ? Comment dĂ©termines-tu tes besoins ?
R : Comme pas mal de monde de « notre milieu », j’ai un rapport ambivalent Ă l’argent et j’ai naviguĂ© entre deux conceptions. D’un cĂ´tĂ© « Tant que l’argent existera, il n’y en aura pas pour tout le monde », « L’argent salit tout sur son passage » ou encore « L’argent est une arme et en tant que pacifiste forcenĂ©, je refuse de m’armer ». De l’autre, quelque peu autoritaire, « Merde enfin ! Cet argent existe bel et bien ! » (surtout vus les milliards qui gravitent en bourse), c’est juste que ceux qui le dĂ©tiennent ne veulent pas le cĂ©der Ă n’importe quelle condition ni Ă n’importe qui. Ces deux facteurs Ă©tant de plus en plus imbriquĂ©s en ces temps de surveillance gĂ©nĂ©ralisĂ©e.
Je sais aussi qu’initialement, la monnaie – qui existe depuis près de 3000 ans sous la forme
actuelle – est un moyen permettant de modĂ©rer des relations, un instrument de mĂ©diation afin d’Ă©viter les conflits. Et qu’actuellement, la monnaie – dĂ©matĂ©rialisĂ©e – devient justement le moyen de ne plus avoir de relation humaine avec personne. Chacun va chercher ses petits sous pour les rĂ©injecter dans la machine Ă©conomique sans que personne ne se pose la question de la provenance ni de la destination de cet argent.
A contrario, tendre Ă se passer de monnaie reviendrait, en plus de se rĂ©-approprier des savoir-faire (« Faire pousser ta propre nourriture, c’est comme imprimer ton propre argent »), Ă nouer un cercle d’humains avec lesquels les interactions permettent de se passer d’argent. Cela s’appelle le don, le contre-don, le partage. L’ouverture aussi.
Le montant Ă©voquĂ© (1600 €) est « simplement » le revenu mĂ©dian en France. Cela veut dire que la moitiĂ© des individus travaillant Ă temps plein gagne moins et l’autre moitiĂ© gagne plus. Il se trouve que c’est le niveau de revenu que j’ai depuis longtemps, sans avoir rien fait d’autre que de donner mon Ă©nergie physique, mes capacitĂ©s intellectuelles et mon temps Ă quelqu’un ou une organisation de gens qui, eux, en avaient besoin. Ă€ croire que moi, je n’avais pas besoin de tout ça. En termes de revenu, vu que je me situais « au milieu » de la population, j’estimais ne pas trop avoir Ă me plaindre, bien conscient que d’autres gens galèrent bien plus pour bien moins d’argent, et me mĂ©fiant de gagner plus, synonyme de se faire acheter pour de l’argent superflu, dont une partie est reversĂ©e Ă l’État via l’impĂ´t sur le revenu. Au fil du temps, j’ai rĂ©ussi Ă rĂ©duire ma durĂ©e de temps de travail et amĂ©liorer mes horaires en conservant le mĂŞme salaire. Et c’est ainsi que j’ai essayĂ© de garder cette ligne-lĂ : se loger (le moins cher), manger (bio et local, si possible), se dĂ©placer (beaucoup trop de voiture mais usage du train dès que possible), rĂ©gler les factures incontournables de frais fixes en les tirant vers le bas et orienter ce qu’il reste au fond du tiroir-caisse vers des choses que je juge vertueuses : livres, disques, revues, concerts, cinĂ©ma, dons Ă des initiatives qui me semblent pertinentes. Voter avec le porte-monnaie, en somme mĂŞme si cela n’a pas la mĂŞme force qu’un acte libre et dĂ©sintĂ©ressĂ©. Pas très glorieux pour quelqu’un dĂ©sireux d’une vie gratuite pour tout le monde. Mais vu que je dĂ©serte les isoloirs depuis 10 ans, il ne me reste que ce moyen d’action. Peut-ĂŞtre ne suis-je pas aussi pacifiste que je croyais.
Q : Es-tu partisan d’un revenu universel garanti, et si oui, suivant quelles modalitĂ©s ?
R : Ah, j’attendais ce sujet ! Cela fait des annĂ©es maintenant que je suis convaincu qu’un Revenu Universel d’Existence est une (si ce n’est LA seule) issue au bourbier dans lequel nous nous trouvons. C’est un outil qui touche Ă plusieurs facteurs de la vie sociale et Ă©conomique tout en redonnant Ă l’Ă©cologie la place centrale qu’elle n’aurait jamais dĂ» quitter. Après, entre la belle idĂ©e aux potentialitĂ©s Ă©mancipatrices, Ă©galitaires et libertaires qu’elle peut ĂŞtre (comme la Dotation Inconditionnelle d’Autonomie qui, justement, dĂ©monĂ©tarise une partie de l’accès aux biens de première nĂ©cessitĂ©) et l’enfer collectif que cela peut devenir (l’ImpĂ´t NĂ©gatif des minarchistes libertariens ou le Revenu Citoyen oĂą le droit de vote est Roi et les règles de la reprĂ©sentativitĂ© actuelle inchangĂ©es), il y a un monde. Car sans ĂŞtre rabat-joie, il n’y a qu’Ă voir ce que des avancĂ©es sociales sont devenues au fil du temps : le droit au chĂ´mage un chemin de croix doublĂ© de l’aumĂ´ne Ă pleurer ; les congĂ©s payĂ©s une exhortation Ă brĂ»ler du pĂ©trole ; les droits Ă la formation une chimère derrière laquelle il faut courir tout en faisant les bons exercices d’assouplissement pour en jouir. De plus, cela fait partie des thĂ©matiques de rĂ©flexion autour d’un tel revenu : il me semble qu’il faudrait obligatoirement y adjoindre au moins deux choses complĂ©mentaires, un Revenu Maximal Acceptable et un rĂ©el Droit Au Logement peu onĂ©reux.
Enfin, pour entrer un peu dans le dĂ©tail et rejoindre les sujets de prĂ©dilection de PMO, il y a une question qui me taraude sĂ©rieusement, c’est celle de « l’inconditionnalité ». Comment accorder quelque chose (surtout de l’argent) Ă tout le monde sans que le Pouvoir n’exige de contrepartie de la part de ceux qui en bĂ©nĂ©ficient ? Ce serait tout bonnement inconcevable. C’est bien pour cela que la CAF va mettre son nez dans les caleçons de « ses » allocataires. Donc, en me mettant Ă la place du Pouvoir – surtout Ă l’heure oĂą les frontières nationales sont de plus en plus poreuses et le maillage Ă©lectronique omniprĂ©sent –, je ne vois qu’une rĂ©ponse rapide, simple et efficace : le puçage des populations. C’est ainsi qu’on a froid dans le dos … et commence Ă douter du bien-fondĂ© d’une si belle idĂ©e.
Q : Pourquoi ne tailles-tu pas la route, tout simplement ? Beaucoup l’ont fait qui ne sont pas rĂ©duits Ă la misère noire. Quelles rĂ©ticences aurais-tu par exemple Ă vivre des « minima sociaux » (RSA), quitte Ă les complĂ©ter avec du bricolage ?
R : Tailler la route pour quoi au juste ? Cela peut paraĂ®tre irrĂ©vĂ©rencieux, ou l’aveu d’un souhait mĂŞme pas essayĂ©, de rĂ©pondre par une question. Mais Ă©tant donnĂ© que nous vivons dans un monde oĂą il n’y a plus « d’ailleurs », sur une planète qui est une prison (voire un camp de concentration) Ă ciel ouvert, Ă quoi bon brĂ»ler encore du pĂ©trole ? Et en quĂŞte de quoi ? ĂŠtre pistĂ© par satellite Ă cause d’un « smartphone » ou d’un « laptop » qu’il faudrait toujours dĂ©tenir ? Non merci. Question de tempĂ©rament et de personnalitĂ© aussi. Ce qui n’est pas sans lien avec la fin de votre question. Autant, je peux admirer les individus qui « jouent au chat et Ă la souris » avec la CAF et PĂ´le Emploi, autant je me sentirais totalement incapable de faire de mĂŞme. Sans compter sur ce satanĂ© contrĂ´le social – l’actualitĂ© la plus brĂ»lante nous le rappelle encore – que ces autoritĂ©s se permettent d’effectuer en Ă©change de quelques miettes qu’il faut aller leur quĂ©mander ! C’est quoi ce dĂ©lire ? Ă€ cela, il faut ajouter, comme je le disais, que se passer d’argent revient Ă Ă©changer des savoir-faire. Vu que je ne sais rien faire, Ă part peut-ĂŞtre rĂ©flĂ©chir, Ă©crire et lire, et que je pense n’avoir pas besoin de grand chose, en dernière analyse, peut-ĂŞtre prĂ©fĂ©rĂ©-je rester un simili-robot en cours d’aliĂ©nation (mais luttant contre autant que possible !) plutĂ´t que de dĂ©serter totalement le salariat.
Aussi, je mentionnerais que le contexte gĂ©ographique et social est particulier ici. Une petite ville (environ 10’000 habitants) assez enclavĂ©e dans un bassin de population d’environ 20’000 âmes oĂą tout le monde finit par se connaĂ®tre. Et oĂą l’alternative n’a pas beaucoup de place, oĂą les individus « pensant diffĂ©remment » sont très peu nombreux, tous plus ou moins coincĂ©s entre « nos idĂ©es » et « leur monde ». Bref, un peu comme ObĂ©lix qui est tombĂ© dans la marmite, je suis tombĂ© dans l’argent et n’ai pas rĂ©ussi, mĂŞme si j’ai essayé – sans doute mal –, Ă m’en dĂ©gager totalement. Alors, je fais avec, le moins mal possible.
Q : Peux-tu nous parler de tes collègues ouvriers et robots ? Comment vivent-ils ? Que pensent-ils ? Qu’espèrent-ils ? Échanges-tu avec eux ? Savent-ils qu’il existe un mouvement de critique de l’industrie et des technologies ? Un mouvement de critique de l’emploi ? Qu’en pensent-ils ? Comment pourrions-nous les approcher et discuter avec eux ? Ă€ quelles conditions pourraient-ils envisager de se rallier Ă une vision « luddite » du monde ?
R : Mes ex-collègues de travail. Tout un programme. J’aimerais bien ne pas devenir trop caustique ni sarcastique car au fond, ce sont des gens qui croient bien faire mais font trop confiance Ă leur entourage, Ă la tĂ©lĂ©vision et au bulletin de vote. Ajoutez Ă cela le travail en lui-mĂŞme qui est d’un non-sens absolu, la fatigue, la peur d’envoyer sa dĂ©mission et la consommation comme Ă©chappatoire et vous obtenez un savoureux cocktail. Un peu de routine, faire des gamins comme tout le monde, les apĂ©ros et les barbecues, le gros crĂ©dit immobilier et/ou auto, de la misogynie et du racisme et ça prend feu. Et un peu par une espèce de « pudeur altruiste », je ne vais pas trop m’Ă©tendre.
Mais force est de constater que dans la fabrique pour l’armement, oĂą j’Ă©tais en contact plus ou moins frĂ©quent avec une cinquantaine sur 160 employĂ©s, il n’y a qu’avec un collègue que je prenais plaisir Ă discuter, et on se croise encore maintenant. Quant Ă l’asile de 60 pingouins officiant pour les laboratoires pharmaceutiques dont je me suis Ă©vadĂ© fin 2014, il y avait peut-ĂŞtre un type avec qui j’aurais pu parler, mais cela Ă©tait impossible, mĂŞme hors du temps de travail. La surveillance panoptique ne s’arrĂŞte pas entre 12h et 13h. Et parler, c’est se dĂ©voiler. Souvenez-vous : c’est un milieu oĂą il faut apprendre Ă se taire. Et oĂą j’ai jouĂ© Ă l’homme invisible. De toute façon, cela n’aurait pas menĂ© bien loin : Ă la fin de mon contrat lĂ -bas, je lui ai parlĂ© du « Revenu de Base » et il m’a rĂ©pondu que « c’Ă©tait utopique ».
En fait, les gens d’aplomb sont ceux qui ne sont pas restĂ©s longtemps dans cet endroit. Plus de deux ou trois ans lĂ -dedans et tu deviens comme eux, comme dans une secte.
Une vision globale de cette strate sociale montre le dĂ©sir d’american way of life, composĂ© d’un nombre incalculable de moteurs Ă explosion (Ă 4 roues pour Monsieur, Ă 4 roues pour Madame, Ă 4 roues pour la forĂŞt le week-end – le quad –, Ă 2 roues l’Ă©té – la moto –, sans oublier la plĂ©thore d’instruments acquis auprès du magasin de bricolage local : tondeuse, tronçonneuse, dĂ©broussailleuse…, de la grosse maison, du lieu de vacances oĂą on se rend en avion, sans oublier les sorties en parc d’attraction, le grand Ă©cran plat reliĂ© au bouquet Internet ET Ă la parabole et, certes moins marquĂ©e, la course frĂ©nĂ©tique vers les tĂ©lĂ©phones mobiles, smartphones et tablettes. Ce qu’ils pensent et ce qu’ils espèrent ? Plus d’ordre, de sĂ©curitĂ© et d’argent. Bref, entre Sarkozy et Le Pen, Hollande n’a qu’Ă multiplier les tonfas comme d’autres les petits pains d’ici 2017.
Et aussi « faire des heures ». Des heures de quoi ? De travail, pardi ! Je viens de me rendre compte que j’en ai croisĂ© pas mal qui, Ă©tant jeunes, auraient voulu ĂŞtre gendarmes. C’est Ă©vocateur d’un certain « logiciel de pensĂ©e », mĂŞme si « de pensĂ©e » peut sembler ĂŞtre un groupe de mots optionnel dans ce cas.
Dans l’usine pour l’armement, au bout de deux ou trois ans de prĂ©sence, une fois, en pause, je me suis juste permis de dire que « la journĂ©e de six heures, donc la semaine de 30 heures, sans perte de salaire, ce serait pas mal quand mĂŞme. » Avouons qu’en respectant les règles du contrat social en vigueur dans plusieurs pays occidentaux, cette proposition n’a absolument rien de rĂ©volutionnaire et devrait mĂŞme ĂŞtre le strict minimum vers « autre chose ». Sur une douzaine de bonshommes, un seul a rĂ©agi verbalement et m’a dit : « Mais on ferait quoi ? » Ça donne le niveau.
Ensuite, dans l’usine rattachĂ©e au monde pharmaceutique, alors que les paroles sortant strictement des tâches Ă effectuer Ă©taient quasiment impossibles, j’ai glissĂ© le mĂŞme genre de propos alors que nous Ă©tions quatre Ă discuter « du problème des heures supplĂ©mentaires ». Cela m’a valu d’ĂŞtre qualifiĂ© « d’intello » quelques mois après. Aussi, fait assez rĂ©vĂ©lateur, durant la pause de midi (qui dure une heure), quelques types n’avaient comme prĂ©occupation que d’aller courir ou faire du vĂ©lo avant de manger en vitesse et de retourner Ă leur poste. Tout en sachant que le tempo de travail Ă©tait très soutenu et la semaine plus proche des 42 heures que des 35. Des hyperactifs qui, le jour de la retraite – s’ils ne meurent pas avant –, s’effondrent en un clin d’œil.
Quant Ă la distinction entre activitĂ©, travail et emploi, Ă la critique de l’industrialisation du monde et de nos modes de vie, j’ai bien peur de n’avoir qu’une rĂ©ponse laconique Ă apporter : c’est hors de propos, Ă mille lieux de leurs prĂ©occupations et plutĂ´t pisser dans un violon que d’espĂ©rer quelque chose. Peut-ĂŞtre qu’au bout de dix ans dans ce milieu, j’ai dĂ©veloppĂ© quelques aigreurs – sans m’ĂŞtre jamais fait beaucoup d’illusion – mais tenter d’approcher cet univers pour l’Ă©tudier, c’est comme aller au zoo. Il est parfois difficile d’apprivoiser certaines espèces. C’est plutĂ´t l’inverse : vous adoptez leur mode de fonctionnement par mimĂ©tisme, par dĂ©faut.
Enfin, l’ultime question me laisse Ă la fois enthousiaste et dĂ©semparĂ©. Enthousiaste car vous me semblez d’un incommensurable optimisme et dans l’attente d’un « mouvement » de leur part. Mais je suis dĂ©semparĂ©, ou sans voix, ni voie d’ailleurs, car face Ă l’ogre techno-industriel, il n’y a aucune parade possible, tout au plus une escarmouche ou un acte isolĂ© de « djihadisme luddite » dĂ©sespĂ©rĂ©. La seule issue, c’est la fuite.
Q : Pour finir, aurais-tu quelque chose Ă ajouter ?
R : Un conseil Ă vous et aux lecteurs de PMO. Il existe une petite brochure qui tourne depuis quelques mois dont le contenu m’a Ă©normĂ©ment sĂ©duit. Ce n’est pas forcĂ©ment Ă©vident Ă trouver mais pas sorcier non plus. C’est Ă©crit par un certain Bocs et ça s’appelle Vagabonder parmi les dix mille ĂŞtres. Cherchez, trouvez, savourez.
Voici une petite poĂ©sie que j’ai confectionnĂ©e il y a quelques annĂ©es.
« Contrairement aux apparences.
À force d’y rester, on ne sait plus faire autre chose que ce qui nous y a conduit. Et commence alors l’écriture d’une question : « Pourquoi, pourquoi moi ? »
Il est fortement conseillé de respecter les horaires, sous peine de sanction, y compris pour prendre son repas. Il faut redoubler d’ingéniosité pour contourner tel ou tel article du règlement intérieur. Et ne parlons pas de la promenade quotidienne et sa durée rigoureusement chronométrée. La sonnerie, aussi froide qu’immuable, délivrance une fois par jour, véritable coup de poignard à chacun de ses autres retentissements. Selon la qualité des embastillés, les conditions d’hygiène qui leur sont accordées varient du supportable à l’exécrable. Puisqu’on tourne autour du bidet, la sexualité est tout à la fois thème tabou et centre de toutes les espérances mais force est de constater l’accumulation de frustrations – pour ne rien dire des convoitises – au fil que le temps passe ou que la gent féminine montre le bout de son nez. Par moments, sans raison apparente, une furie s’empare des lieux en un mélange de tintements et de grognements. Si les visites de l’extérieur sont planifiées d’avance, on n’est pas à l’abri d’une descente du sommet de la pyramide à n’importe quelle heure du jour ; comme de la nuit. Sous les néons de la capitainerie, c’est le flou artistique – si je puis me permettre la métaphore en de telles circonstances – puisque s’enchevêtrent les responsabilités. Les prises de décision s’effectuent à la va-vite non sans avoir fait subir au préalable le supplice de tantale à celui qui en est le sujet, si ce n’est l’objet.
D’un côté comme de l’autre de la barrière, tout le monde reste sur le qui-vive, à s’épier les uns les autres, quitte à tenter de déchiffrer à distance les paroles d’un coreligionnaire en lisant sur ses lèvres, un mot de trop pouvant tout faire basculer. Tous prêts à de petites mesquineries au rythme des velléités que chacun a de prendre du galon ou d’accroître son espace vital. L’entraide, lorsqu’elle existe, s’effectue par groupuscules, toujours en suspens et mouvants, souvent disloqués au bout d’une poignée de semaines, parfois après quelques heures seulement.
C’est le règne du caïdat où les plus téméraires rêvent de devenir calife à la place du calife, à leurs risques et périls. On pourrait croire ce récit issu d’une prison mais, contrairement aux apparences, c’est d’un autre genre de taule dont il s’agit puisque je vous parle de l’usine. La différence entre les individus les remplissant, au final, est infime : certains claironnent de ne s’être jamais fait prendre tandis que d’autres clament leur innocence, jusqu’à rendre le discernement entre ces populations quasiment impossible. »
Enfin, une citation qui me tient à cœur :
« Lichtenberg disait sa curiositĂ© de savoir le titre du dernier livre qui serait imprimĂ©. Je crois que personne n’a celle d’assister Ă l’ultime journal tĂ©lĂ©visĂ©. »
Baudoin de Bodinat – La Vie sur Terre. RĂ©flexions sur le peu d’avenir que contient le temps oĂą nous sommes (Éditions de l’EncyclopĂ©die des Nuisances, 2008).
Propos recueillis par Pièces et main d’œuvre – 8 juin 2015