: A l’occasion des rencontres de
CROAR (Colectivos Rurales de Okupacion y Agitacion en Red) à Somonte en
Andalousie en décembre 2012, entretiens autour d’expériences rurales
d’organisation collective en Andalousie et Catalogne.
La RAM, Red de Apoyo Mutual, réseau d’appui mutuel autour de lieux
collectifs dans la région de Cordoue, avec trois personnes qui y
participent
« Quand nous sommes arrivés à Somonte pour occuper les terres, c’était un matin très tôt, au lever du soleil, se souvient Javier Ballestero, ouvrier agricole andalou.
J’ai été surpris par le silence. Il n’y avait pas d’oiseaux sur ces terres ! Pas de vie ! Rien ! »
C’était il y a presque un an, le 4 mars 2012. Cinq cents journaliers
agricoles, des habitants des villages voisins et des citoyens solidaires
venus de toute la région ont commencé à occuper la « finca » (ferme en
espagnol) de Somonte. Le lendemain, la propriété, qui appartient au
gouvernement autonome régional, devait être vendue aux enchères, très
certainement à l’un des puissants propriétaires terriens de la zone, qui
l’aurait achetée à un prix avantageux.
Le SOC-SAT [
1],
syndicat d’ouvriers agricoles qui a organisé l’occupation, est habitué
aux luttes foncières. C’est lui qui a mené tous les combats historiques
des journaliers andalous depuis les années 70. Mais les occupations de
terre ne datent pas d’aujourd’hui. En 1936, elles s’étaient multipliées.
Javier évoque la répression féroce qui s’en suivit lors de la victoire
des franquistes. Un puissant propriétaire terrien fit exécuter 350
journaliers à Palma del Rio, le village voisin de Somonte. La plupart
des terres qui jouxtent la « finca » appartiennent aux descendants de
cet homme.
« La terre est à vous. Reprenez-la ! »
En
ce matin hivernal, une trentaine de personnes se pressent autour d’un
brasero, installé devant la petite cuisine de la « finca ». Deux hommes
réparent un vieux tracteur Fiat sur lequel est fiché un drapeau andalou
portant le sigle SOC-SAT. Quand le tracteur finit par démarrer, des
responsables du lieu répartissent les tâches entre les occupants et les
visiteurs solidaires, selon les décisions prises la veille au soir en
assemblée générale. Un groupe ira désherber le champ d’oignons dont les
plants viennent d’être mis en terre. Un autre ramassera les piments, les
Piquillo, la variété locale, rouge sang, qui seront ensuite mis à
sécher en grappes. Le troisième groupe préparera le repas collectif de
la mi-journée.
Une dizaine de militants portugais d’extrême
gauche, en visite, et quelques militants français et espagnols, de
passage ou séjournant à Somonte, se dirigent vers le hangar où est
entreposé le matériel agricole. Peint sur le bâtiment, un slogan
rappelle les enjeux de l’occupation :
« Andalous, n’émigrez pas. Combattez ! La terre est à vous. Reprenez là ! » Au passage, les travailleurs matinaux croisent une patrouille de la
Guardia civil,
qui vient relever, comme tous les jours, les numéros des plaques
d’immatriculation des voitures stationnées sur le parking de la ferme. A
voix basse, les moqueries fusent. Les
guardias demeurent indifférents. Ils ne descendent jamais de leur véhicule. Ils notent et repartent.
Développer une agriculture biologique paysanne
Près
du hangar, sous les regards complices de Malcolm-X, Zapata et Geronimo,
immortalisés par un artiste sur un mur, Javier et son collègue Pepe
distribuent sarcles et bêches, puis accompagnent les militants jusqu’au
champ d’oignons. Les allées sont interminables. Briefés par les deux
hommes, les militants se courbent et s’accroupissent. Les herbes
résistent, déchirent les doigts. Une main arrache par inadvertance un
plant d’oignon. Un pied en écrase un autre. Difficile de s’improviser
paysan. Ceux qui ont l’habitude avancent en ligne. Les autres tentent de
s’appliquer, s’assoient, redressent leur dos... Les conversations vont
bon train. Les chants révolutionnaires s’élèvent, repris en chœur.
Peu
à peu, la brume se lève. Apparait en contre-bas la plaine du fleuve
Guadalquivir, qui s’étend à perte de vue dans cette partie de la
province de Cordoue. Une terre rase, ondulante, sans un arbre, sans une
haie. Cette même terre épuisée, sur laquelle poussera en été, sous la
chaleur ardente, blés ou tournesols. Les journaliers qui occupent les
quatre cents hectares de Somonte ont décidé d’abandonner ces pratiques
agricoles intensives.
« Depuis que nous sommes ici, les oiseaux sont revenus et la vie aussi, confie Javier.
L’homme
appartient à la terre. Nous devons la respecter et veiller sur elle.
C’est pour cela que nous allons faire ici de l’agriculture biologique
paysanne. » Pour développer une agriculture en rupture avec le
modèle dominant, les journaliers andalous font appel à leur sensibilité
et à leur mémoire, ravivée par leurs parents ou leurs grands-parents.
Contre une répartition « féodale » des terres
Comme
la plupart des 25 occupants permanents de la finca, Lola Alvarez se
définit comme « journalière agricole, depuis toujours », et fière de
l’être. Elle rappelle que les premiers pieds de tomates plantés dans le
jardin de Somonte proviennent de semences très anciennes apportées par
son père de 84 ans.
« Dès que nous avons occupé Somonte, beaucoup de
personnes âgées sont venues nous apporter des semences de piments,
d’oignons, de laitues... Toutes les semences traditionnelles qu’elles
avaient héritées de leurs parents et qu’elle avaient conservées et
protégées précieusement année après année. » Les occupants ont aussi
reçu des graines du réseau andalou Semences et de la coopérative
française Longo Maï. Somonte sera libre de semences transgéniques et de
pesticides.
« Nous sommes fatigués de voir ceux qui spéculent avec la
terre spéculer aussi avec les produits chimiques, avec les semences et
avec l’eau. Il va être difficile de mettre les 400 hectares en
agriculture biologique mais nous allons le faire », explique simplement Lola.
Les
occupants ont aussi décidé d’en finir avec l’injuste et scandaleuse
répartition féodale des terres en Espagne qui fait que la duchesse
d’Alba possède encore 30 000 hectares de terres et le duc del Infantado,
17 000. Plus de 60 % des terres les plus riches du pays sont entre les
mains d’une poignée de puissantes familles, qui spéculent avec elles et
perçoivent la majorité des aides agricoles [
2].
« La terre n’appartient à personne. Elle n’est pas une marchandise, s’insurge Lola.
Elle
doit être entre les mains de celles et de ceux qui la travaillent. Nous
l’occupons pour nourrir nos familles et vivre dignement. »
Javier Ballestero, né dans une famille paysanne anarchiste, se réclame encore de cette tradition.
« Les
moyens de production doivent être au service du peuple. Pour cultiver
sainement, nous n’avons pas besoin d’un patron qui nous exploite et nous
vole. Nous voulons décider nous-mêmes de notre avenir. » Dans les
années 80, pour initier une réforme agraire, le gouvernement autonome
andalou (dirigé par le Parti socialiste ouvrier espagnol, PSOE) avait
acheté plusieurs dizaines de milliers d’hectares aux grands
propriétaires terriens. Il les avait grassement payés, pour qu’il n’y
ait pas trop de mécontents. Mais n’avait pas redistribué les terres.
L’objectif étant surtout de désamorcer un vaste mouvement d’occupations
de terres organisé par le SOC qui réclamait alors des expropriations
sans indemnisation.
Droit d’usage
Une
partie de ces terres sont alors louées à des coopératives de petits
paysans. Mais la grande majorité d’entre elles demeurent sous la
responsabilité de l’Institut andalou de la Réforme agraire (IARA), et
sont consacrées soit à des cultures intensives, soit à de vagues projets
destinés à la recherche, pourvoyeurs d’importantes subventions
européennes. Quelques hectares de la finca Somonte servaient ainsi de
champs d’expérimentation à des cultures destinées à la production
d’agro-carburants. Aujourd’hui, les socialistes dirigent toujours le
gouvernement autonome. Comme les caisses sont vides, 22 000 hectares de
terres appartenant à l’IARA ont été mis en vente aux enchères en 2011.
Plus de la moitié ont été vendus.
« Le SOC a mené des
occupations très dures dans les années 80. Elles ont notamment abouti à
la création de la coopérative El Humoso, dans le village de Marinaleda,
sur 1 200 hectares expropriés à la duchesse d’Alba », commente Lola Alvarez.
« Depuis
des années, nous ne menions plus que des occupations symboliques pour
tenter d’infléchir la politique du gouvernement. Mais quand nous avons
vu que les terres gérées par le gouvernement andalou allaient revenir
entre les mains des spéculateurs, nous avons décidé de reprendre les
occupations effectives. » Depuis l’occupation, la vente des terres a
été suspendue. Mais les occupants ne souhaitent pas devenir
propriétaires de Somonte. Il réclament un simple droit d’usage.
Rappelant que depuis 20 ans, ces 400 hectares n’ont nourri personne.
Somonte, symbole d’une lutte populaire
L’Andalousie
connaît actuellement un taux de chômage record de 34 % pouvant aller
jusqu’à 63 % chez les jeunes de moins de 25 ans [
3].
De nombreux Andalous, partis travailler comme ouvriers du bâtiment dans
d’autres régions d’Espagne, reviennent aujourd’hui chez eux et
proposent leur force de travail sur un marché agricole andalou déjà
saturé et en crise. Avec la mécanisation à outrance et les mauvaises
récoltes des oranges et des olives, il est désormais impossible aux 400
000 ouvriers agricoles de la région de réunir les 35 journées de travail
annuelles nécessaires pour bénéficier d’une allocation mensuelle de 400
euros.
Fin 2012, le parlement andalou a demandé que le nombre de
journées de travail exigé soit diminué. En vain. Cette crise sociale
n’alarme pas les grands propriétaires terriens qui profitent de la
situation pour mettre en concurrence les journaliers andalous avec la
main d’œuvre immigrée, bien moins payée. Le SOC-SAT réunit des ouvriers
agricoles de tous les horizons et organise régulièrement des grèves pour
défendre leurs droits. Il dénonce aussi les injustices sociales, en
organisant dans des supermarchés des opérations de récupération de
produits alimentaires de base, distribués ensuite à des cantines de
quartiers pauvres.
Durant
l’été 2012, des marches ouvrières ont parcouru toutes les provinces
andalouses pour dénoncer les mesures d’austérité. Une grande ferme
appartenant à l’armée, laissée à l’abandon, a été brièvement occupée. Ce
contexte social et politique tendu, et toutes ces luttes, font
aujourd’hui de Somonte un symbole très populaire de la capacité des
ouvriers à prendre en main leur destin. L’alimentation est au cœur des
luttes.
Nourrir des milliers de familles de la région
Peu
à peu, avec le soutien des anciens, d’ingénieurs agronomes,
d’organisations locales et de réseaux de solidarité internationaux, le
projet agricole de Somonte prend corps. Trois hectares de légumes ont
déjà été mis en culture pour l’autoconsommation, la vente sur les
marchés locaux ou dans une coopérative de consommateurs de Cordoue.
Plusieurs dizaines d’hectares vont être consacrés à des cultures
maraîchères. Quarante hectares seront réservés à de grandes cultures en
rotation avec notamment du blé biologique. Les occupants de Somonte
envisagent de planter près de 1 500 arbres de variétés locales, de
développer des vergers d’abricotiers, de cerisiers, d’amandiers, de
créer une oliveraie, d’entretenir des haies.
En décembre 2012,
près de 700 arbres sont plantés le long du domaine. Une eau saine sera
récupérée grâce à des retenues, des puits et à une protection des petits
cours d’eau existants. Les occupants veulent réunir rapidement un
troupeau d’au moins 300 brebis. Une grande partie de la production
agricole de la finca sera transformée sur place dans des ateliers. Le
projet agro-écologique et social de Somonte, organisé sous forme de
coopérative de travailleurs, pourra donner du travail à plusieurs
centaines de personnes et permettre à des milliers de familles de la
région de se nourrir.
Occuper les terres, les logements et les banques
La
situation de Somonte est aujourd’hui suspendue à la situation politique
en Andalousie. Le nouveau parlement autonome élu début 2012 est
majoritairement à gauche. Cela n’a pas empêché le Parti socialiste de
faire expulser les occupants de Somonte, le 26 avril 2012, le jour même
où il signait un accord avec la Gauche Unie. Le 27 avril au matin, la
finca était de nouveau occupée. Aucune menace d’expulsion n’a été
formulée depuis, mais les négociations sont au point mort.
« S’ils nous expulsent 20 fois, nous occuperons 21 fois ! », ironise Lola.
« Nous
n’avons pas le choix. Le gouvernement ne sait pas comment réagir. Et
nous, pendant ce temps, nous montrons qu’une autre voie est possible.
Nous disons qu’il faut occuper les terres pour avoir un travail et pour
vivre. Mais il faut aussi occuper les logements pour donner un toit aux
familles. Et il faut occuper les banques pour dénoncer les aides
financières que nos gouvernements leur apportent tout en faisant payer
les plus pauvres. Il faut occuper ! Voilà la solution. »
Texte et photos :
Philippe Baqué