Écouter No One Is Innocent après le 13 novembre 2015

Quelques mois après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, j’ai rencontré plusieurs rescapé·e·s du Bataclan.1 J’avais le sentiment que la musique était plus que jamais centrale dans leurs vies, que le son avait acquis une importance sans précédent. Je n’imaginais pas à quel point c’était vrai. Lors des échanges avec ces femmes et ces hommes qui se reconstruisaient peu à peu après l’attentat, nous avons discuté de leur nouvelle façon d’appréhender les sons et la musique, de la transformation de leurs pratiques d’écoute. Les recapé·e·s m’ont parlé des sons qui les ramenaient à l’intérieur du Bataclan, de leur addiction ou de leur aversion pour les concerts, de la façon dont l’écoute de certaines chansons leur rappelait leurs vies d’avant le 13 novembre.

Le nom d’un groupe français de rock a émergé au fil des rencontres : No One Is Innocent. Plusieurs des rescapé·e·s en étaient fans, d’autres le sont devenu·e·s du fait de la résonance politique de leur musique avec leur vécu. Deux personnes en particulier m’ont parlé de l’importance que No One avait eu pour eux dans les jours qui ont suivi l’attentat. Marc et Jean2 ont assisté chacun à un des concerts que No One Is innocent donnait lors de leur tournée Propaganda à l’automne 2015 : l’un à Rennes le 14 novembre, l’autre à Paris le 30 novembre. Les deux concerts ont été des événements décisifs dans leurs vies d’après le Bataclan.

En mai 2018 j’ai eu l’opportunité de m’entretenir avec Kemar, le chanteur de No One Is Innocent.3 Nous avons échangé à propos de l’année 2015, de la guerre et du terrorisme, de leurs albums Propaganda4 et Frankenstein,5 du rôle de la musique au sein des mouvements de résistance. J’ai croisé cet entretien avec les témoignages de Marc et de Jean dans une tribune qui sera publiée dans quelques jours dans la revue Volume!6 Je reprends ici de longs extraits accompagnés des vidéos et d’une de mes compositions électroacoustiques d’inspiration radiophonique basée sur le récit de Jean.7 Je suis convaincu que la création artistique est un moyen de production de connaissances complémentaires mais d’une autre nature que la recherche scientifique. Au bout du compte, aucune description ou analyse écrite ne peut remplacer l’écoute des voix des rescapé·e·s, de la musique, ou l’expérience du concert.

Ce texte fait suite à mon dernier billet. Il explore les rapports entre le rock engagé et enragé de No One Is Innocent et les processus de reconstruction de ces rescapés après le 13 novembre 2015. Il analyse les connexions entre faire et écouter de la musique dans des périodes de vulnérabilité faisant suite à un attentat terroriste. Il montre de quelle façon le son et la musique peuvent tisser des réseaux de résistance face à l’expérience sensorielle de la violence armée.

De Charlie au Bataclan

No One Is Innocent écrit son album Propaganda après les attentats de janvier 2015 à Paris. Leur chanson « Charlie » est un hommage aux membres de la rédaction de Charlie Hebdo, qui ont été tués pour leurs dessins. « Pour nous, c’est une aberration. Si on ne parlait pas de ça, c’était une faute professionnelle »8, affirme Kemar. De plus, en tant qu’artistes ils défendent le droit de pouvoir exprimer librement leurs opinions, même si elles sont dissonantes avec les opinions du pouvoir. No One refuse d’être réduit au silence.

« Concernant l’attentat de Charlie, il y a quelque chose de très fort qui a été touché, qui est la liberté d’expression. C’est fort parce que d’une certaine façon, on a construit notre groupe autour de la liberté d’expression. On est No One Is Innocent et on parle de certains sujets, et on considère que personne ne doit nous emmerder parce qu’on a envie de parler d’un sujet ou d’un autre ».9

La liberté d’expression est fondamentale car sans liberté de penser, d’écrire et de parler, pas de libre arbitre, pas d’humanité commune.10  « Face à eux faut faire front, Charlie parle moi encore »11, chantent les No One. Ils refusent le silence, résistent et font front avec colère et générosité.

« Il y a eu beaucoup de chansons en hommage à Charlie, mais nous on a choisi de faire ça avec notre rock énervé, et c’est ça ce qui a plu aux gens de Charlie Hebdo, avec qui on est toujours amis et on reste en contact. Ce qui leur a plu chez nous, c’est notre sincérité et le côté authentique de ce qu’on avait fait, et c’est surtout le côté rage, la rage… De la même façon que chez eux, après ce qu’il s’est passé, il y a une rage qui s’est construite, nous on venait juste traduire musicalement ce que eux ils ressentaient ».12

Le soir du 13 novembre 2015, No One Is Innocent jouait dans une petite salle de concerts à Saint-Brieuc (Bretagne). Après l’horreur du Bataclan, de nombreux concerts ont été annulés partout en France. Pour No One, pas question de déposer les instruments. « Quand on a appris pour le Bataclan, on a décidé tout de suite que l’on continuerait quoiqu’il arrive »,13 se rappelle Shanka, le guitariste du groupe. Il s’agit pour eux d’être fidèles à la situation en explorant de façon critique tous ses possibles, en faisant advenir « ce que cette situation contient d’humanité affirmative ».14

L’écoute de No One Is Innocent après les attentats

« La musique ne peut pas s’arrêter. Il n’y a pas une journée dans laquelle je n’écoute pas de la musique. Avant, la musique était une passion, maintenant c’est un fil rouge dans ma vie ».15 C’est ainsi que Marc me décrit son rapport avec la musique après « le Bataclan », sorte d’événement irréel d’où il a réussi à sortir mais au cours duquel l’un de ses meilleurs amis est tombé sous les balles des terroristes.

Dans sa passion pour la musique, le rock de No One Is Innocent tient une place particulière. Le 14 novembre 2015, moins de 24 heures après être sorti du Bataclan, Marc décide de se rendre comme prévu au concert de No One à Rennes. Pour lui, les deux événements font partie du même ensemble. L’un enlève la vie, l’autre fait qu’elle continue. Il ne le considère pas comme le « concert d’après ». Le bloc de souvenirs et d’impressions du 13 et 14 novembre 2015 est traversé par les sons des balles du Bataclan, par l’amour et la confiance de ses parents, par le coup de fil qui lui confirme la mort de son ami, par l’accueil de son frère aîné à Rennes, par l’énergie et l’émotion sur scène des membres de No One Is Innocent.

Écouter en concert No One Is Innocent juste après le Bataclan, « ça reste quelque chose de très fort. Aujourd’hui en réécoutant leurs chansons j’arrive à ressentir ce que j’ai senti en étant au concert. Du coup, j’ai une espèce de lien encore plus fort avec No One. Surtout par rapport à leur album Propaganda, aux sujets qu’ils traitent. Je crois que je ne me lasserai jamais d’écouter leur musique parce que c’est au delà d’aimer la musique, c’est du ressenti ».16 Marc sort du concert extenué mais transformé. Il a pu danser, crier et chanter. Il a exprimé sa colère. Il reprend peu à peu contact avec son corps.

Éthique et politique du rock : prendre soin de soi et des autres

La musique ne peut pas s’arrêter. No One Is Innocent continue sa tournée Propaganda. Le 30 novembre 2015 ils donnent un concert à Paris, avec un énorme dispositif de sécurité. Sur la scène de La Cigale, ils invitent à s’exprimer des membres de la rédaction de Charlie Hebdo. Kemar m’explique que s’ils ont fait ça, c’était surtout pour leur faire du bien :

« Ils ont parlé et ce qu’ils ont dit était très émouvant, mais avant tout ce qu’on voulait, c’est qu’ils prennent une dose d’amour, une dose de bienveillance, une dose de chaleur de la part des mille quatre cents personne qui étaient à La Cigale ce soir-là ».

Le concert de No One Is Innocent crée un espace de partage et d’expression des émotions qui permet de rompre le silence et de transformer l’expérience récente de la violence armée. « La vie doit primer par rapport à toutes les horreurs qu’on a vues, qu’on a vécues », affirme Jean.17 Le soir du 30 novembre il va au concert car il a la certitude qu’il doit le faire pour aider sa sœur, blessée grièvement au Bataclan. Il doit le faire aussi pour s’aider lui-même à se reconstruire. Même si sa passion pour la musique et son habitude d’assister à des concerts de rock ne sont pas nouvelles, il les saisit à ce moment-là comme une façon de s’accrocher à la vie.

« Ce soir là, raconte Jean, il y avait une atmosphère particulière, il y avait un groupe qui était vraiment révolté, engagé. Il y avait beaucoup de rage en moi, beaucoup de fatigue aussi parce ma sœur était restée plongée dans le coma plus de dix jours. J’ai pensé, “si je n’y vais pas, je ne serai plus moi-même”. Il faut combattre tant bien que mal tout ça. Je sentais qu’il y avait quelque chose à l’intérieur de moi-même qui me donnait vraiment l’envie d’y aller. J’ai eu raison, j’ai eu raison parce c’était extrêmement bon d’aller voir ce concert. Et depuis, je suis retourné voir des concerts ».18

Aller à un concert de rock dans les semaines qui ont suivi les attentats du 13 novembre n’est pas un acte anodin. Aude, la compagne de Jean, a peur pour lui car elle est certaine qu’il y va avoir un nouvel attentat. Cependant, même si elle est persuadée qu’il va mourir ce soir là, elle le laisse partir car elle sait qu’assister à ce concert peut être salvateur pour lui. Jean raconte :

« J’ai vécu une soirée particulière comme je n’en avais jamais vécue, pour moi c’était le concert d’après le Bataclan. J’ai exprimé ma rage par le mouvement, par la danse. Je suis rentré et j’ai été trempé. C’était une autre dimension pour moi, j’étais ailleurs. Comme si il y avait quelqu’un d’autre en moi, je ne peux pas l’expliquer ».19

Il s’immerge dans le son de No One Is Innocent, il engage son corps dans un rituel sonore avec des centaines d’autres personnes et transforme sa mémoire corporelle de la violence armée. Jean revient chez lui et retrouve Aude, qui se rappelle de son regard à ce moment particulier : « Quand il est arrivé, il était en transe. Il avait quelque chose d’intensément vivant en lui qui fait qu’il avait les yeux grand ouverts, ça l’avait soulagé et requinqué en même temps. Il avait retrouvé la vie ».20 La sœur de Jean est sortie de l’hôpital trois mois après ce concert.

Dans les concerts qui ont suivi le 13 novembre 2015, maintenir le lien entre jouer du rock et prendre soin les uns des autres devient primordial pour No One Is Innocent. Le groupe sait que dans la salle pleine de La Cigale, il y a de nombreuses et de nombreux rescapé·e·s et des proches des victimes du Bataclan. Ils dédient leur chanson « Djihad propaganda » aux « ami·e·s et inconnu·e·s qui sont tombé·e·s au Bataclan ».21 

Ils saluent le courage de leur public, les remercient d’être là. « Lors du concert de La Cigale, à chaque fin de morceau on se rendait compte du mérite des gens qui étaient là – raconte Kemar. Venir à un concert de No One, quinze jours après l’attentat du Bataclan, wow ! Quel courage ! ». Porté par sa dimension politique inhérente, le concert est une sorte de rituel de guérison, de partage collectif des émotions dans un contexte d’extrême vulnérabilité des corps.

« On a senti ce moment comme une espèce de thérapie, c’est-à-dire que nous on venait se soigner en jouant pour des gens, et ces gens venaient se soigner aussi en nous écoutant. Donc il y avait une espèce d’osmose entre un groupe qui vient jouer, les personnes qui les écoutent, et tout le monde se fait du bien ».22

Il est essentiel d’accepter la fragilité des corps, la « précarité » dont parle la philosophe Judith Butler, pour agir et se mouvoir collectivement afin de résister à la destruction de la vie commune.23

Les liens entre éthique et politique dans le rock de No One Is Innocent sont puissants : prendre soin de soi et des autres tout en dénonçant le cynisme du commerce « démocratique » des armes,24 des marchants de la haine de l’autre ; montrer l’interdépendance de la violence subie ici et de celle infligée ailleurs. Ces liens produisent un déplacement critique « en rapport avec les cadres déployés à la fois par l’État et les sources médiatiques qui prévalent en temps de guerre ».25 Le rock énervé de No One Is Innocent crée ainsi des réseaux de résistance, des espaces de transformation de l’expérience sensorielle et de la mémoire collective de la violence armée.

Cite this article as: Luis Velasco-Pufleau, "Écouter No One Is Innocent après le 13 novembre 2015," in Music, sound and conflict, 21/05/2019, https://msc.hypotheses.org/2041.

  1. J’ai rencontré entre avril 2016 et mars 2017 neuf rescapé·e·s – cinq femmes et quatre hommes âgés de 29 à 42 ans – et trois proches de rescapé·e·s ou de victimes, tous âgés d’une soixantaine d’années : la mère d’une rescapée, le père de deux rescapé·e·s (frère et sœur) et le père d’une victime décédée lors de l’attentat. La plupart de ces personnes étaient membres des deux associations des victimes des attentats du 13 novembre, 13 novembre 2015 : fraternité et vérité et Life for Paris. Je les remercie pour leur disponibilité et pour leur confiance. []
  2. Les prénoms ont été changés afin de respecter l’anonymat des personnes. []
  3. Le 26 mai 2018 au festival Irréversible, à Monthey (Suisse). Je voudrais remercier Sophie Es-Borrat pour avoir rendu possible cet entretien. Je remercie aussi Stéphanie Gernet pour son écoute et son soutien durant la rédaction de ce texte. []
  4. No One Is Innocent, Propaganda, Verycords, 2015. []
  5. No One Is Innocent, Frankenstein, Verycords, 2018. []
  6. Luis Velasco-Pufleau, « Quand il ne reste que la guerre pour tuer le silence : Écouter No One Is Innocent après le 13 novembre 2015 », Volume!, vol. 15, no 2, 2019, p. 91-99. https://journals.openedition.org/volume/6533 []
  7. J’ai entrepris en 2018 la composition d’une série de miniatures électroacoustiques d’inspiration radiophonique basées sur des récits de rescapé·e·s du Bataclan. « Le concert d’après » est la première de ces pièces. Elle a été finaliste du concours flashstory de l’édition 2019 du festival de création radiophonique sonOhr (Berne, Suisse). Voir https://luisvelascopufleau.art/portfolio/le-concert-dapres []
  8. Entretien avec Kemar, le 26 mai 2018 à Monthey. []
  9. Id. []
  10. Sur l’état de la censure de la liberté artistique dans le monde voir Plipat, Srirak (2018), The State of Artistic Freedom 2018, Copenhague, Freemuse, https://freemuse.org/wp-content/uploads/2018/05/Freemuse-The-state-of-artistic-freedom-2018-online-version.pdf (consulté le 17 septembre 2018), ainsi que Shaheed, Farida (2013), Le droit à la liberté d’expression artistique et de création. Rapport de la Rapporteuse spéciale dans le domaine des droits culturels, Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, https://digitallibrary.un.org/record/755488/files/A_HRC_23_34-FR.pdf (consulté le 17 septembre 2018). []
  11. No One Is Innocent, « Charlie », Propaganda, Verycords, 2015. []
  12. Entretien avec Kemar, le 26 mai 2018 à Monthey. []
  13. Egraz, Ludovic (2016), « Shanka (No One Is Innocent) – High Voltage Rock‘n’Roll », Guitare Xtreme, no 75, 2016, p. 24. []
  14. Badiou, Alain, L’Éthique: essai sur la conscience du mal, Caen, Nous, 2003, p. 37. []
  15. Entretien avec Marc B., le 27 septembre 2016 à Paris. []
  16. Entretien avec Marc B., le 2 juin 2016 à Paris. []
  17. Entretien avec Jean L., le 5 octobre 2016 à Bordeaux. []
  18. Entretien avec Jean L., le 31 mai 2016 à Paris. []
  19. Id. []
  20. Entretien avec Aude C., le 28 septembre 2016 à Paris. []
  21. No One Is Innocent, « Djihad Propaganda », Barricades Live, Verycords, 2016 (enregistré live à La Cigale, le 30 novembre 2015). []
  22. Entretien avec Kemar, le 26 mai 2018 à Monthey. []
  23. Butler, Judith, Rassemblement : Pluralité, performativité et politique, Paris, Fayard, 2016, p. 125-191. []
  24. Sur ce sujet voir Stockholm International Peace Research Institute, « National reports on arms exports », https://www.sipri.org/databases/national-reports (consulté le 17 septembre 2018). Une des clés d’analyse de l’interdépendance internationale de la violence est le commerce d’armes dans le monde. Ce marché extrêmement lucratif est dominé, pour la période 2013-2017, par les États-Unis, la Russie, la France, l’Allemagne et la Chine, qui se partagent 74% du total des exportations d’armes. Pour la même période, les plus grands importateurs d’armes ont été l’Inde, l’Arabie Saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis et la Chine. Voir Blenckner, Stephanie (2018), L’Asie et le Moyen-Orient mènent la tendance à la hausse des importations d’armements, les exportations des États-Unis augmentent de manière significative, selon le SIPRI, Stockholm International Peace Research Institute, 12 mars 2018, https://www.sipri.org/sites/default/files/2018-03/sipri_at_press_release_fre.pdf (consulté le 17 septembre 2018). []
  25. Butler, Judith, Ce qui fait une vie : Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones, 2010, p. 15. []

You may also like...

1 Response

  1. Marion Wesely says:

    Chère carnetière, cher carnetier,
    Nous avons particulièrement apprécié votre billet. Pour que la communauté puisse plus aisément le découvrir, nous avons décidé de le mettre en Une d’Hypothèses (sur fr.hypotheses.org et hypotheses.org).
    Bien cordialement,
    L’équipe d’Hypothèses

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.