Penser l’événement en histoire
« Penser la Résistance », « Les miroirs du Prado. Essai sur l’événement », « Les traversées du lac obscur », « Un passé égaré », « Une enfance, la mort, l’Histoire »… Ces titres, imaginés dans les dernières années de la vie de l’historien Pierre Laborie (1936-2017), portent des projets d’écriture conçus pour l’essentiel dans le prolongement de la publication en 2011 de son essai Le chagrin et le venin. Jamais publiés de son vivant, ils le sont aujourd’hui dans un ouvrage revenant sur son cheminement d’historien.
Penser l’événement. 1940-1945 est en effet un ouvrage posthume qui reprend en partie l’idée d’un livre à venir et en dessine l’un des futurs possibles. Pierre Laborie n’a, en effet, jamais cessé d’écrire : pas moins d’une douzaine de textes entre 2014 et avril 2017, articles pour des actes de colloques, mises au point publiées dans la presse ou à destination des enseignants, Mélanges offerts à des collègues amis, ébauches d’une publication espérée. La lecture de ces textes montre comment l’historien explorait de nouveaux ressorts narratifs dans l’écriture de l’histoire, revenait sur les enjeux des phénomènes mémoriels, l’ensemble dessinant la fonction sociale de l’historien face aux usages du passé. Regroupant ces textes sous la forme d’un recueil d’articles, Penser l’événement propose une réflexion sur la construction de l’événement en histoire en prenant appui sur la période de l’Occupation et de Vichy.
- Laborie P., 2019, Penser l’événement. 1940-1945, Paris : Gallimard.
- La diffusion de cet article s’inscrit dans le cadre d’un partenariat avec le festival L’Histoire à venir.
Après le Chagrin : imaginer d’autres ressorts narratifs
Historien des phénomènes de réception et des systèmes de représentations à travers lesquels sont perçus les événements, il ne pouvait qu’être particulièrement sensible à la réception de son Chagrin comme à l’accueil discret, en remontant plus loin dans le temps, fait au Dictionnaire historique de la Résistance, aboutissement d’une aventure scientifique collective initiée à l’université de Toulouse en 1993 autour du thème « La Résistance et les Français ». Un certain silence éditorial sur son dernier livre (Le chagrin et le venin) et, pour le paraphraser, le sentiment d’une (non-) réception académique « étouffée » ont entretenu ses doutes sans pour autant entamer sa volonté opiniâtre de continuer à partager et à transmettre.
C’est dans la recherche de ressorts narratifs moins classiques que plusieurs projets entremêlés ont peu à peu convergé (2014-2017) : un recueil d’articles sur la Résistance pour tenter, une nouvelle fois, de la définir ; une étude sur les codes égarés des comportements ordinaires sous l’Occupation à travers le prisme des journaux intimes ; un récit sur son parcours personnel et sur son rapport à l’Histoire. Enfin, un peu comme le fait Bartolomé Bennassar dans ses Pérégrinations ibériques (2018), Pierre Laborie voulait partir du tableau de Velásquez, Las Meninas, pour proposer une réflexion sur la construction de l’événement et sur la fabrication des discours sur le passé, comme le montre cet extrait inédit :
« Les miroirs du Prado n’auront jamais fini d’interroger. Leur questionnement, indéfiniment reposé, fait penser à celui qui concerne la fabrication des mémoires sociales et à la manière dont, dans chaque nation, les grands récits racontent le passé. Ils font penser aux multiples versions du récit national sur les années d’Occupation, aux logiques et aux ressorts qui interviennent dans sa fabrication, à la modification incessante des angles de vue, au grand écart des affirmations sur les comportements collectifs, à la place à la fois centrale et distanciée de la Résistance intérieure, à son statut difficile à cerner, à ses fonctions mal définies. La période est perçue depuis toujours à travers des points de vue sélectifs, longtemps discordants. Miroirs complaisants ou hostiles, parfois violemment. Miroirs déformants, rarement conformes. » (Prologue à « Les miroirs du Prado », document de travail, septembre 2016, Fonds Pierre Laborie, Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon).
Les regards démultipliés à l’infini et les jeux de miroirs peints par Velásquez formaient en effet, avec la littérature ou l’écriture cinématographique, l’une des sources d’inspiration des derniers écrits de Pierre Laborie.
- Bennassar B., 2018, Pérégrinations ibériques. Esquisse d’ego-histoire, Madrid : Casa de Velásquez.
- Laborie P., 2014, Le chagrin et le venin. Occupation. Résistance. Idées reçues, Paris : Gallimard (Folio histoire, n° 232).
- Marcot F. (dir.), 2006, Dictionnaire historique de la Résistance, Paris : Laffont (Bouquins).
Une pensée de l’événement
En 1998, Pierre Laborie est élu à l’École des hautes études en sciences sociales. Le séminaire qu’il co-anime avec Arlette Farge explore pendant plusieurs années un projet d’études centré sur « La construction de l’événement. Histoire sociale de la réception, XXe siècle », texte programmatique qui a été choisi pour ouvrir Penser l’événement.
A la suite de ce texte, trois mots pourraient caractériser le contenu de l’ouvrage : une méthode, une période, un historien. L’historien se dévoile dans des registres d’écriture très différents qui vont de l’exercice académique d’une candidature (1998) au récit resté inachevé d’une enfance en guerre (2017). Ils apportent au lecteur des clés pour comprendre un itinéraire scientifique et personnel guidé par le choix de l’histoire.
La période des années 1940 forme ici la matrice d’une recherche pionnière et fondamentale pour la compréhension des événements majeurs de l’Occupation et de Vichy : l’effondrement de 1940, la mémoire de la Grande Guerre, le choc des rafles antisémites de l’été 1942, la Résistance et les maquis, la Libération et l’épuration. Enfin, véritable « essai de méthode appliquée », les écrits de Pierre Laborie développent au long cours une réflexion aboutie sur la nature des sciences sociales et l’écriture de l’histoire, tout particulièrement celle du « très contemporain ».
Plus largement, ces textes ont encore beaucoup à nous dire sur la compréhension des comportements collectifs et des imaginaires sociaux, sur les enjeux et les phénomènes mémoriels, sur l’histoire des émotions et des sensibilités, sur la fonction sociale de l’historien confronté aux usages du passé. De fait, la portée de ses travaux ne se limite pas au champ de recherche d’un historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale. Nourris aux influences de nombreuses disciplines scientifiques, irrigués par l’imaginaire de la littérature et du cinéma, ils vont bien au-delà du cadre de la seule histoire et apportent en retour infiniment aux sciences sociales voisines.
Le succès éditorial des dates et des « moments » ou celui des analogies faciles qui rapprochent artificiellement des périodes en partie étrangères à notre présent, ne peuvent masquer ce qui fonde le travail de l’historien, la spécificité de sa discipline. L’œuvre de Pierre Laborie nous ramène à l’essentiel.
Dans l’un de ses derniers écrits inédits, il rappelle que « les événements sont des révélateurs de l’imperceptible et de l’impensable. Le décryptage de leur réception permet de faire émerger ce que le monde social peut avoir de dissimulé, d’illisible et d’inconcevable. Certains s’y prêtent plus que d’autres, et la trace qu’ils laissent dans la mémoire ordinaire est un reflet de ce qu’ils ont permis de mettre à jour. » (« Retour sur la Résistance : pourquoi ? », document de travail, 2015-2017, Fonds Pierre Laborie, Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon).
Penser l’événement, c’est tenter de saisir comment les hommes le vivent, l’appréhendent et lui donnent sens lorsqu’ils sont confrontés à son irruption et à son imprévisibilité ; c’est comprendre aussi ce qu’il signifie quand ils continuent à le faire vivre, quand il perdure dans leur mémoire et dans leur imaginaire.
Un pont entre deux rives
« Penser la Résistance » entre 2014 et 2017, mais aussi, en amont, « Penser l’opinion » entre 1995 et 1998 : deux projets de livres dont il ne reste que la documentation, les carnets, les notes et les quelques pages esquissées. Deux titres révélateurs d’une démarche réflexive singulière, caractéristique d’une œuvre centrée sur le questionnement, qui interroge les évidences et ne dissocie pas la construction d’un savoir critique de l’analyse des discours énoncés sur ce même savoir.
Le processus d’écriture interrompu, il a fallu rassembler les pièces dispersées d’un improbable puzzle dont seul l’auteur possédait la clé, respecter en partie les indications laissées, suivre un chemin de fidélité sans se perdre en chemin, apprendre peu à peu à se détacher et composer un autre livre, Penser l’évènement.
Quelle est l’identité de celui-ci ? L’ouvrage propose une vingtaine de textes écrits entre 1981 et 2017 : quelques « classiques », certains inédits, d’autres méconnus ou difficilement accessibles. Le livre s’organise en trois parties : « L’historien et l’événement » introduit une réflexion sur la construction de l’événement en histoire ; « Les Français dans la guerre » s’attache à décrypter dans leur complexité les comportements des Français confrontés aux événements de l’Occupation ; « Écriture de l’histoire, récits et enjeux mémoriels » revient sur la place et les enjeux actuels de l’écriture de l’histoire du « très contemporain ». Une présentation (Cécile Vast et Olivier Loubes) et une postface (Jean-Marie Guillon) accompagnent l’ouvrage et situent l’ensemble de l’œuvre de Pierre Laborie dans l’historiographie.
Si la mort a bousculé l’ordre des choses, elle ne l’emporte pas. Il est possible de la déjouer. Ce livre posthume jette un pont entre les rives incertaines qui séparent habituellement les vivants
et les morts. Par son souci de transmettre, par sa générosité et sa confiance, Pierre Laborie a créé les conditions d’un héritage vivant qui n’enferme pas dans le passé mais aide au contraire à inventer et construire une histoire à venir. Dans les brouillons préparatoires à l’un de ses séminaires de l’École des hautes études en sciences sociales, il avait recopié à la main cette citation de la philosophe Françoise Proust : « Le survivant n’est pas celui qui a surmonté la mort, le “rescapé” de la mort. C’est celui qui, déjà mort, appartenant déjà au passé, est en même temps ouvert à un autre temps, inconnu et non encore arrivé, à moins qu’il ne soit déjà arrivé d’une manière inaperçue. »
- Proust F., 1999, L’histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris : Le livre de poche.
Un grand merci à Olivier Loubes pour sa relecture attentive.
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