Nantes 1886 — par Thomas Renard
Nantes, 1886 : le scandale impressionniste, Nantes, Musée d’Arts, (octobre 2018-janvier 2019)
Avec l’exposition Nantes, 1886 : un scandale impressionniste, le musée d’Arts de Nantes, rouvert à l’été 2017 après de longues années de travaux, célèbre un événement majeur de l’histoire de la ville au XIXe siècle. À cette époque, Nantes ne brille pas par le dynamisme de sa vie artistique : la ville ne compte pas d’école des beaux-arts et les salons sont rares, surtout dans la seconde moitié du siècle. Quant au musée qu’aucune société des amis des arts ne soutient, il se trouve à l’étroit au premier étage d’un bâtiment édifiée au début du siècle par Mathurin Crucy pour servir de halle aux toiles. Selon le chroniqueur local Émile Maillard (1888), les Nantais, à l’exception de quelques artistes et collectionneurs, n’accordent guère d’intérêt à l’art. Ce jugement semble néanmoins démenti par l’organisation de trois salons d’importance nationale – en 1861, 1872 et 1886. Ces expositions ont depuis plusieurs décennies retenu l’attention de quelques historiens (notamment de Raymonde Moulin) en raison d’une certaine audace dans le choix des œuvres exposées et acquises, depuis les Cribleuses de blé de Courbet en 1861 jusqu’aux impressionnistes en 1886. C’est la présence de ces derniers au salon nantais de 1886, fait alors très rare en dehors de Paris, qu’a voulu mettre en avant Cyrille Sciama, commissaire de l’exposition et conservateur en charge des collections du XIXe siècle.
Depuis quelques années, l’on assiste à une multiplication des projets de reconstitutions des expositions qui ont marqué l’histoire de l’art. Pour la plupart, il s’agit d’une relecture de l’histoire des avant-gardes du XXe siècle. À l’image de À la recherche de 0,10 à la Fondation Beyeler de Bâle en 2015 ou de la reconstitution de When attitudes become form d’Harald Szeeman à la fondation Prada de Venise en 2013, la démarche semble osciller entre l’intérêt scientifique et l’autocélébration de la mythologie moderniste. Plus rares sont les expositions consacrées aux Salons du XIXe siècle, sujet pourtant majeur de la recherche en histoire de l’art depuis plusieurs décennies. Il faut dire que ces salons titanesques comprenant bien souvent plusieurs milliers d’œuvres sont bien loin de notre pratique actuelle des expositions.
L’exposition de 2018 regroupe environ soixante-dix œuvres, principalement des peintures, mais aussi des sculptures, dessins et estampes, dont un peu moins de la moitié provient de prêts. Suivant un parcours linéaire, ces œuvres sont réparties en cinq sections thématiques signalées par les couleurs tranchées des murs. Le profil des cimaises évoque les boiseries et les corniches des salons sans tomber fort heureusement dans la citation littérale, ce qui de toute façon aurait été impossible si l’on considère que le catalogue de 1886 comportait près de 1800 numéros. De façon judicieuse, des documents d’archives et des articles d’époque accueillent le visiteur à l’entrée de l’exposition, rendant visibles les sources sur lesquelles s’appuie le travail de reconstruction, en l’absence complète de représentations visuelles de l’intérieur des salles. De fait, l’exposition de 2018 est l’aboutissement d’un long travail d’enquête qu’a patiemment mené Cyrille Sciama afin de retrouver la trace des œuvres exposées en 1886.
Au-delà de la difficulté que représente l’identification de centaines d’œuvres aujourd’hui éparpillées dans le monde entier, tout l’enjeu résidait dans le choix à opérer parmi les centaines de pièces exposées en 1886. Selon le texte d’accueil placé à l’entrée, les plus belles œuvres ont été sélectionnées en s’appuyant principalement sur les acquisitions du musée et en nous donnant une idée de la diversité de l’ensemble. L’on pourrait ajouter que les expositions « annexes » de 1886 – arts décoratifs, architecture, art ancien et photographie (dans laquelle l’on retrouvait notamment des productions de Nadar, du prince Roland Bonaparte et du docteur Charcot) – ont été d’emblée écartées. De même, le contexte plus large de la petite exposition universelle nantaise de 1886, dont le salon n’était qu’un volet, n’est que rapidement évoqué en introduction. Cela est tout à fait compréhensible vu l’ampleur de tâche, néanmoins il n’est pas inintéressant de garder à l’esprit que, dans l’exposition de 1886, la section beaux-arts succédait à une immense exposition ethnographique qui, à partir de collections nantaises et parisiennes, donnait à voir les productions des mondes colonisés.
La première section de l’exposition de 2018, consacrée à l’« éducation du public », regroupe des œuvres aux sujets historiques, religieux ou incarnant la figure du héros – c’est-à-dire héritées de la traditionnelle hiérarchie des genres et pour la plupart présentées dans le « salon carré », le cœur de l’exposition de 1886 inscrite par ce nom dans la lignée des premiers Salons de l’Académie royale de peinture et de sculpture, organisés dans le « salon carré » du Louvre. Cette salle fait aussi un lointain écho à l’entrée de 1886 où s’opposaient deux voies nettement distinctes de l’art de la Troisième République, tant en termes de technique picturale que d’ambition sociale des sujets, avec Le Travail de Roll (absent de l’exposition) et les Noyades de Nantes d’Aubert, évocation pathétique des épisodes révolutionnaires nantais. Cette dernière œuvre, trop grande et en trop mauvais état pour être exposée, est restée dans les réserves du musée, remplacée dans les salles de l’exposition par une esquisse provenant du musée de Cholet. Parmi l’ensemble hétéroclite de cette première salle se détache une autre œuvre du musée : le Saint François prêchant aux poissons de Luc-Olivier Merson. En 1886, ce tableau remporte le premier prix, ce qui ne surprend pas si l’on considère les origines nantaises de Merson (par ailleurs prix de Rome), ou encore la présence de son père dans le jury. Il n’en reste pas moins que cette scène religieuse à la lumière crépusculaire témoigne chez un peintre officiel d’une recherche de pureté et d’idéalisme qui en fait non seulement un des hérauts du renouveau de la peinture religieuse à la fin du siècle, mais aussi l’un des précurseurs du symbolisme.
Les scènes rurales dominent la deuxième section consacrée à la représentation de la France de la Troisième République (Chantron, Debat-Ponsan, Salmson, Raffaelli…). Cette thématique illustre avec justesse un vaste courant de la peinture des années 1880 lié à la construction de l’imaginaire rural de la France. Ces œuvres, pour la plupart héritées du réalisme ou proche d’un naturalisme dans la lignée de Bastien-Lepage, furent dans l’ensemble les plus remarquées par la critique de 1886, sensible à la question sociale.
La salle suivante, sous l’appellation d’éclectisme, regroupe principalement des peintures liées à l’imaginaire du voyage, que celui-ci nous emmène en Italie (Surand, Béthune, Yarz), dans un Orient fantasmé (Benjamin-Constant et Henri Martin) ou à Clisson, plus proche de Nantes (Lansyer). Le terme d’éclectisme n’est peut-être pas le plus heureux : il tend à regrouper dans un ensemble non défini des œuvres fort différentes et nous éloigne du regard de la critique de l’époque qui s’intéresse justement à ces dissemblances.
La quatrième section, « défenseurs de l’art moderne », fait un pas de côté pour dresser une cartographie du réseau de sociabilité artistique qui se tisse à cette période entre Nantes et Paris et permet de comprendre la présence d’œuvres de premier rang dans l’exposition de 1886. Le propos est certainement historiquement juste et pertinent, mais il n’est pas sûr qu’il soit très lisible pour nombre de spectateurs qui ne se rendent peut-être pas compte que la quasi-totalité des œuvres de cette salle n’était pas présente en 1886. Cela permet néanmoins d’exposer nombre de portraits (genre très présent et apprécié en 1886) et des noms plus célèbres tels que Cézanne, Carrière, Carolus-Duran ou Rodin.
Revanche historique, les œuvres impressionnistes reléguées dans une petite salle en 1886 sont regroupées dans la plus grande salle qui clôt l’exposition. À côté du Renoir et des beaux Seurat, l’on trouve un ensemble d’œuvres (Maufra, Guillaumin, Sisley, Roll, etc.) dont certaines, à l’exemple du Manet et du Monet, n’étaient pas présentées à l’exposition de 1886. Ce qui fait véritablement scandale en 1886, ce n’est pas tellement le premier impressionnisme, puisqu’un grand nombre de critiques reconnait déjà la valeur des peintures des années 1870, mais la pratique de la division du ton que l’on n’appelle pas encore le néo-impressionnisme et que le public nantais a pu découvrir à travers les toiles de Seurat et celle de Pissarro (Briqueterie Delafolie à Éragny).
Ici, le sentiment du visiteur averti reste quelque peu partagé entre le plaisir de voir réunies des œuvres de grande qualité – dont la présentation au public en dehors de Paris reste en 1886 un fait exceptionnel – et le doute provoqué par une lecture qui fait la part belle à la téléologie moderniste dans une opposition un peu forcée entre académisme et modernité impressionniste. La lecture des critiques de l’époque tendait davantage à opposer la peinture de plein air et l’héritage quelque peu épuisé de la hiérarchie des genres (peinture d’histoire, religieuse, etc.). Par ailleurs, en 1886 ce sont peut-être les portraits qui ont suscité le plus d’intérêt parmi la critique. Au fond la question est de savoir si l’on revient sur cette histoire des expositions pour retrouver le regard de l’époque ou bien pour racheter nos prédécesseurs qui n’ont pas su pleinement voir les qualités de la modernité. Ici, c’est plutôt cette dernière motivation qui constitue le fil de l’exposition, ce qui ne diminue pas pour autant son intérêt, sachant de toute façon que sans l’appui, plus tellement scandaleux, des impressionnistes, une telle exposition aurait certainement été difficile à monter.
Thomas Renard
Catalogue : Nantes, 1886 : Le scandale impressionniste, C. Sciama (dir.), Paris, Le Passage, 2018.
À lire : Raymonde Moulin, « Les bourgeois amis des arts. Les expositions des beaux-arts en province, 1885-1887 », Revue française de sociologie, 17, 3, 1976, p. 383-422
Les comptes rendus d’expositions du site de la Société des études romantiques et dix-neuviémistes sont publiés en complément des articles du Magasin du dix-neuvième siècle, revue annuelle de la Société. Pour proposer un compte rendu, adresser un courrier à Mathilde Labbé et Aude Jeannerod à expoxix@gmail.com