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Les ruptures de Daniel GuérinPar Anne Guérin tatane2001@hotmail.com Daniel Guérin est né en 1904 dans une grand famille bourgeoise parisienne, libérale et dreyfusarde. Son père collectionne des Degas, des Rodin alors que sa mère joue du piano à quatre mains avec Ravel. Les débuts de Daniel sont littéraires. Il publie, à dix-huit ans, des poèmes remarqués par Colette et François Mauriac (avec qui il correspondra toute sa vie). Mais, la même année, il s’enthousiasme pour "Le Manifeste communiste". Après ses études à l’Ecole des sciences politiques, il découvre au Liban et en Indochine (alors sous domination française) le colonialisme qu’il combattra toute sa vie... et aussi sa bisexualité. Ayant rompu avec ses parents, renié ses écrits littéraires, Daniel, devenu correcteur d’imprimerie, s’immerge dans toutes les luttes sociales des années 30, navigant à travers les multiples courants révolutionnaires, syndicalistes, antistaliniens, antifascistes, antimilitaristes - jamais il ne participera à une lutte armée, mais sera parfois fasciné par l’action violente. Journaliste militant, il parcourt l’Allemagne à vélo, avant et juste après la prise du pouvoir par les nazis et en rapporte un témoignage : "La Peste brune". En 1934 il épouse une Autrichienne, Marie Fortwängler, dont il aura une fille. Le Front populaire le trouvera aux côtés de Marceau Pivert, à la gauche de Léon Blum. Exilé en Norvège où il tente d’animer, en pleine guerre, une Internationale ouvrière révolutionnaire, il y devient serveur de restaurant. Fait prisonnier en 1940 par l’envahisseur allemand, le voilà interné civil en Allemagne. Libéré pour raisons de santé, il rejoint la section française (clandestine) de la IVe Internationale trotskiste. Il trouve un emploi au Comité du livre (qui gère les stocks de papier pour la presse et l’édition), dont il deviendra, à la libération, le secrétaire général, exerçant "pour la seule et unique fois de (sa) vie, une fonction d’autorité". En même temps, il poursuit, avant l’ouverture des bureaux, à la Bibliothèque nationale, ses recherches sur la Révolution française. Celles-ci aboutiront à son oeuvre maîtresse, "La Lutte de classes sous la Ière République" (rééditée en version abrégée sous le titre "Bourgeois et bras-nus"), pavé qui lui vaudra de solides inimitiés chez les historiens patentés, tant communistes que bien-pensants. Mais Daniel sillonne déjà les Etats-Unis, en tous sens. A "Où va le peuple américain ?" qu’il publie à son retour en France (en 1949), l’Amérique mac-carthyste répondra par une durable interdiction de séjour. Parce qu’il dénonce le sort fait aux Noirs, un Américain lui conseille de balayer devant sa propre porte : Daniel s’embarque alors pour le Maghreb. Anticolonialiste virulent, il en suivra les émancipations souvent sanglantes (sans épargner, plus tard, les trois nouveaux Etats indépendants). La guerre d’Algérie le révolte : signataire, en 1960, du manifeste des "121" qui justifie l’insoumission de soldats français, il écope, avec 29 autres intellectuels, d’une inculpation (sans suites) pour atteinte à la sûreté de l’Etat. Un confortable héritage paternel lui a procuré l’aisance. Daniel, ce touche-à-tout, en profite pour se consacrer à des écrits hétérogènes (presque) toujours militants sur Kinsey et sur Gauguin, sur les Antilles et l’anarchisme - lequel le tente de plus en plus -, sur Rosa Luxemburg et l’homosexualité... S’il se risque à adapter Balzac et Silone pour le théâtre - autre passion durable chez Daniel, qui aida Ionesco à ses débuts -, il renonce en revanche à un projet d’anthropologie marxiste sur les origines de la sexualité. Quand Mai 68 surgit, Daniel se sent vieux. Maître à penser de Daniel Cohn-Bendit comme du trotskiste Alain Krivine, il hésite pourtant à se rendre à la Sorbonne. Mais ses disciples libertaires lui organisent une conférence dans le plus grand amphithéâtre. L’autogestion, qu’il préconise, est acclamée. Son "Anarchisme", en livre de poche, se vend à la criée, par milliers. Peu après, les manifestations sont durement réprimées : Daniel expédie des télégrammes d’injures à deux ministres : Louis Joxe, son cousin, et Raymond Marcellin, à l’Intérieur. La seconde missive lui vaudra par la suite une interminable enquête du fisc, persuadé - à tort, protestait l’intéressé - qu’il finançait les insurgés gauchistes. Le franc-parler de Daniel, son manque de diplomatie, son jusqu'au-boutisme dans la recherche de sa, et de la, vérité, ont valu des haines inexpiables - et des amitiés indéfectibles - à ce lutteur incorrigible dont le carnet d’adresses était gros comme un dictionnaire. Des dizaines de personnes ont témoigné de sa générosité sans bornes, d’autres de son égocentrisme. Il n’était pas souvent heureux. Plutôt, il alternait sommets d’hyperactivité et plongées dépressives. Pétri de contradictions, il ne renie pourtant aucune de ses idées, aucune de ses pratiques (parfois antithétiques). L’effervescence gauchiste des années 70 lui permet de faire son coming out d’homosexuel (amorçé dès 1962 avec "Eux et lui", qui embarrassa André Breton lui-même) ; de rejoindre les Comités d’action prison derrière Michel Foucault ; et de clore vingt années d’enquête sur l’assassinat du révolutionnaire marocain Mehdi Ben Barka. S’il ne cohabite plus depuis des lustres avec sa femme, ils restent profondément attachés l’un à l’autre, sans toujours bien s’entendre. Marie milite avec lui dans des organisations libertaires. Daniel l’entoure de ses soins. La mort de Marie en 1979 le laisse désemparé. Son énergie, jusqu’alors inépuisable, lui fait défaut. La vieillesse, qui le terrifie, est là. Pourfendeur d’idées reçues et rétif à toute discipline organisationnelle, le vieil anarchiste signe en 1981 un appel à la candidature de Mitterrand (qu’il déteste) à la présidence de la République, contre Giscard d’Estaing (qu’il déteste encore plus). Mais dans le même temps et jusqu’à la fin de sa vie, à une époque où, à gauche, bon nombre de ses cadets se désengagent, il affiche une foi inébranlable dans la Révolution à venir... fût-ce à long terme. Daniel Guérin meurt en 1988. |