Gravure Piranesi | 1756
« Si ces Prisons longtemps relativement négligées attirent comme elles le font l'attention du public moderne, ce n'est peut-être pas seulement, comme l'a écrit Aldous Huxley, parce que ce chef-d'oeuvre de contrepoint architectural préfigure certaines conceptions de l'art abstrait, c'est surtout parce que ce monde factice, et pourtant sinistrement réel, claustrophobique, et pourtant mégalomane, n'est pas sans nous rappeler celui où l'humanité moderne s'enferme chaque jour davantage, et dont nous commençons à reconnaître les mortels dangers. »
Marguerite Yourcenar
Le cerveau noir de Piranèse
1959
Nulle trace de cellules dans les Prisons de l'architecte, graveur, Giovanni Battista Piranesi, mais un espace qui nous rappelle l'inhumanité moderne pour Yourcenar, ou un espace infini qui « représente celui de l'existence humaine », selon Manfredo Tafuri. Nées et ignorées [I] au siècle des Lumières, Tafuri estime que ces Prisons expriment les contradictions et l'angoisse de la culture bourgeoise [II], qu'elle tente de compenser par un mécanisme idéologique capable de les réduire provisoirement, et de combler l'abîme entre ses propres impératifs moraux et l'univers de la Nécessité. Selon Tafuri "la phénoménologie de l'angoisse bourgeoise se situe entièrement dans la libre contemplation du destin", et ajoute-t-il, ce besoin de compensation idéologique a cessé peu à peu d'être fonctionnel.
Ainsi, la formation intellectuelle de l'architecte "éclairé" comme idéologue et thérapeute du "social", plus que de la forme, dont l'apogée se situe à l'époque de la République de Weimar et de Le Corbusier, héritier des Lumières, prend fin avec la post-modernité. Il était dès lors logique que les Prisons infernales et autres gravures de Piranesi resurgissent au sein des courants post-modernes de l'intelligentsia architecturale mondialisée, mais au contraire des siècles précédents, pour sinon justifier, mais exalter, sublimer, exacerber les chaos du monde d'aujourd'hui, et approuver - avec cynisme, hypocrisie, ferveur ou silencieusement - l'oeuvre destructrice d'un nouvel âge du capitalisme, auquel il ne serait question de résister, et d'opposer une quelconque alternative.