Les Villes fantômes Khmers rouges



Phnom Penh, évacuée le 17 avril 1975


« Et qui devient Seigneur d'une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit point, qu'il s'attende d'être détruit par elle, parce qu'elle a toujours pour refuge en ses rébellions le nom de la liberté et ses vieilles coutumes, lesquelles ni par la longueur du temps ni pour aucun bienfait ne s'oublieront jamais. Et pour chose qu'on y fasse ou qu'on y pourvoie, si ce n'est d'en chasser ou d'en disperser les habitants, ils n'oublieront point ce nom ni ces coutumes....» 
Machiavel (Le Prince).
Cité par Guy Debord, dans la Société du spectacle


La première phase de la Révolution khmère rouge, celle de la guerre armée pour la conquête du territoire cambodgien, débuta officiellement le 18 janvier 1968 et se termine en avril 1975 par la prise des grandes villes et de la capitale Phnom Penh. Cette période n'est pas encore celle du génocide, malgré les premiers prémisses. Les paysans pauvres qui étaient soumis depuis des générations au servage apprécient les premières mesures de collectivisation des terres, leur nouvelle responsabilité au sein des villages et nombre d'intellectuels s'enthousiasment au programme politique khmer qui entend mettre en place un ordre nouveau où toutes les valeurs traditionnelles jugées aliénantes sont rejetées ; sur le modèle chinois ou vietnamien, pensaient-ils. Mais peu après la victoire, à peine quelques heures pour certains,  la radicalité des premières mesures prises et les violences faites aux citadins métamorphosera cette utopie agraire communautariste en totalitarisme génocidaire qualifié d’«utopie meurtrière», de « folie utopique ».

Parmi les mesures décidées par les élites khmères rouges, l'évacuation totale des habitants de toutes les villes du pays, est un cas unique dans l'histoire de l'humanité. Aucun régime quel qu'il soit n'avait procédé de la sorte. Les villes cambodgiennes sont vidées - littéralement - en quelques jours et pendant trois ans, huit mois et vingt jours, jusqu'à la défaite khmère rouge, resteront inoccupées.


Ce texte tente de comprendre pourquoi, au delà de la réponse du dictateur Pol Pot, interrogé en mars 1978 : « rester dans les villes aurait signifié la famine. Un peuple affamé n’aurait pas cru à la révolution.» Car la ville dans l'idéologie khmère rouge va jouer un rôle fondamental et inédit de catégorisation de la population : le peuple, au Cambodge, fut divisé en deux grands groupes, « le peuple de base », le peuple khmer des zones rurales, jugé ethniquement pur, et « le peuple nouveau », urbanisé, décadent ou impur car au contact des idées occidentales et capitaliste. Sur cette distinction fondamentale, n’interviennent pas les catégories sociales, les traditionnelles divisions marxistes-léninistes entre paysans, ouvriers et bourgeoisie nationale.


De Paris à la forêt cambodgienne

Le nom de Khmers rouges recouvre, dans les faits, un ensemble de mouvements ayant connu différents noms officiels [1], mais ayant en commun la permanence, à partir du début des années 1960, d'un noyau dirigeant commun. Le surnom Khmers rouges leur a été attribué par Norodom Sihanouk et est utilisé couramment, en français, à travers le monde. Eux-mêmes n'utilisaient pas ce terme. Pour la période qui nous occupe 1968-1975, le nom officiel est l'Armée révolutionnaire du Kampuchéa puis Forces armées populaires de libération nationale du Kampuchéa (1970-1975).

Le premier avatar du futur mouvement khmer rouge apparait lors du protectorat français. Durant la guerre d'Indochine, le Việt Minh [Vietnam du Sud] réorganise ses alliés khmers et lao dans le but de structurer les guérillas communistes locales. Le parti cambodgien est formé en 1951, sous le nom de Parti révolutionnaire du peuple khmer (PRPK). Une partie des futurs dirigeants khmers rouges effectuent, durant la guerre d'Indochine, leurs études à Paris. Ils se rallient progressivement à l'idéologie communiste et un groupe d'étudiants cambodgiens, les futurs dirigeants,  forment à Paris un « Cercle marxiste ».

L'action du roi Norodom Sihanouk entraîne la reconnaissance par la France, à la fin 1953, de l'indépendance du Royaume du Cambodge. À la fin de la guerre d'Indochine, les «Khmers Việt Minh» déposent les armes ou se réfugient au Nord Viêt Nam. Du fait de ses positions anti-américaines, Sihanouk se rapproche progressivement du camp communiste et notamment de la République populaire de Chine, mais réprime l'opposition de gauche cambodgienne et compromet tout développement électoral des communistes locaux, de même pour tous les partis politiques. Raoul Marc Jennar évoque la répression contre l'ensemble des partis politiques : « C’est un fait historique que la violence politique est inscrite dans le tissu de la société khmère. Même si on accepte de se limiter à la période qui commence avec l’indépendance du pays en 1953, le constat est édifiant. Le parti démocrate d’abord, le parti communiste ensuite ont été successivement l’objet d’une répression systématique. Des dirigeants politiques, des journalistes d’opposition ont été assassinés. Des opposants ont été fusillés et les images de leur exécution étaient présentées ad nauseam aux actualités cinématographiques. » Ainsi que les « violences contre les personnes qui ont abouti à la destruction du parti démocrate, l’assassinat de Nop Bophann, le directeur du journal de gauche Pracheachon en octobre 1959, l’agression et l’humiliation publique dont est victime Khieu Samphan alors directeur du journal L’Observateur en juillet 1960, l’arrestation la même année de tous les éditorialistes de la presse de gauche dont on apprendra après leur libération qu’ils ont été torturés, la fermeture des journaux d’opposition, l’assassinat du secrétaire général du parti communiste en février 1962, les brutalités policières dont sont victimes les étudiants et les jeunes en général en février 1963, l’exécution filmée avec force détails de Preap In et présentée aux actualités pendant un mois en 1964, sont des violences qui ont marqué la jeunesse cambodgienne des années soixante.»

Constatant leur manque de moyens sur le terrain politique légal, et craignant de devoir subir une répression accrue, les chefs du Parti Khmer prennent le maquis en 1963, rejoignant d'abord des bases vietnamiennes tenues par le Front national pour la libération du Sud Viêt Nam (Việt Cộng), qui les ignore superbement. Cette indifférence de leurs « fraternels camarades » envers leur insurrection entre 1967 et 1969 laissera une impression indélébile sur les dirigeants Khmers rouges : leur haine contre les vietnamiens prend, peut-être, naissance à ce moment.


Premières révoltes paysannes

En 1967, une rébellion spontanée éclata dans la région de Samlout dans la riche province de Battambang, lorsque les villageois en colère attaquèrent une brigade de collecteurs d'impôts. Avec les encouragements probables des cadres Khmers rouges ou d'autres partis rebelles, l'insurrection se répandit rapidement dans toute la région. Le ministre Lon Nol réagit en proclamant la loi martiale et en instaurant une répression violente : des centaines de paysans furent tués et des villages entiers rasés. Trop sans doute car sous l'ordre de Sihanouk, Lon Nol fut contraint à la démission. La crise était surmontée dans l'immédiat mais elle eut deux conséquences : elle poussa des milliers de nouvelles recrues dans les rangs des maquis communistes de la ligne « dure » ; et pour la paysannerie, le nom de Lon Nol était désormais associé à une répression impitoyable.

Alors que l'insurrection paysanne en 1967 avait été spontanée, les Khmers rouges tentèrent, sans grand succès, d'organiser une révolte plus ample au cours de l'année suivante. La principale conséquence fut une répression contre l'ensemble des factions socialistes modérées et tolérées, tous les réseaux soupçonnés d’être proches des communistes et les syndicalistes suspectés, qui s'opéra principalement dans les villes, laissant sans concurrence politique Saloth Sar –Pol Pot-, le leader maoïste. Ainsi, les Khmers rouges ne disposaient plus de concurrents sérieux mais également de peu d'appui ou de relais dans les grandes villes et abandonnèrent l'idée d'y mener des actions [propagande, recrutement, grèves, attentats, etc.].


18 janvier 1968

Les troupes Khmers rouges lancent leur première opération officielle, le 18 janvier 1968, l'attaque d'un poste de l'armée gardé par quelques soldats. Les premières opérations sont de petite envergure, mais leur permettent de s'emparer d'armes. En février et mars, des soulèvements sont lancés dans plusieurs provinces. A travers tout le pays, des villageois quittent leurs foyers pour rejoindre les rebelles, de même pour les communistes des villes fuyant la répression. Les chefs militaires khmers rouges, dont les zones d'opérations sont isolées les unes des autres, doivent agir indépendamment, attendre des mois leurs ravitaillements en armes et souvent se contenter d'effectuer des raids-éclairs. A la fin 1968, les agissements des rebelles sont tout de même signalés dans douze des dix-neufs provinces du Cambodge. Lon Nol, rappelé par Sihanouk au poste de ministre de la défense, puis de premier ministre, applique contre eux une politique de la terre brûlée.

Le 18 mars 1970, à l'instigation du prince Sisowath Sirik Matak et avec la bienveillance des États-Unis, Lon Nol dépose Norodom Sihanouk, qui en quête d'alliés, se rend en République populaire de Chine. Sihanouk sous les conseils des dirigeants chinois se décide pour une alliance avec les Khmers rouges et annonce la formation d'un gouvernement en exil, le Gouvernement royal d'union nationale du Kampuchéa et d'un mouvement de guérilla, le Front uni national du Kampuchéa (FUNK), appelant les Cambodgiens à prendre les armes contre le régime de Lon Nol.

Le Nord Viêt Nam en guerre contre les américains soutient pleinement les Khmers rouges appuyés et aidés par la Chine, auxquels il dispense armes et formations militaires, tout en occupant en leur nom des parties du territoire cambodgien. La stratégie militaire des Khmers rouges -peu nombreux, 4.000 partisans armés en 1970 - s'insère dans celle conduite par les armées vietnamiennes qui reprend dans ses grandes lignes les théories de Mao Zedong : investir les campagnes et les villages, les sécuriser pour ensuite s'attaquer aux villes, puis à la capitale.


Les bombardements de l'US Air Force

C'est un long chapitre que nous accordons à ce que considère certains historiens, la plus grande erreur des USA pour la guerre en Asie et bien au-delà de sa conséquence directe du développement exponentiel de l'anti-impérialisme dans d'autres pays du monde. 






L’historien de l’armée de l’air Earl Tilford estime que le Cambodge fut « un des pays bombardés avec le plus d’intensité dans l’histoire des guerres aériennes ». Dans toute l’histoire de l’humanité, aucun autre pays n’a été autant bombardé que le Cambodge durant cette période [2], qui causa des pertes massives en vies humaines, civiles et militaires, et la famine d'une grande partie de la population. De mars 1969 au 15 août 1973, dernier jour de l'opération militaire Freedom Deal, l’aviation américaine largua 539.129 tonnes de bombes – dont 257.465 du 27 janvier au 15 août 1973, avec pour point culminant le mois d’avril – soit 350 % du tonnage total lâché sur le Japon pendant la Seconde Guerre Mondiale (160 000 tonnes). Comme un ancien officier américain en poste à Phnom Penh le confiera plus tard, « les zones autour de la rivière Mékong étaient si parsemées de cratères de bombes de B-52 qu'en 1973, elles ressemblaient aux vallées de la lune ».



Selon Ben Kiernan et Taylor Owen, [Bombs Over Cambodia] : « L'impact de ces bombardements, objet de nombreux débats depuis trois décennies, est maintenant plus clair que jamais. Les victimes civiles au Cambodge ont conduit un peuple furieux dans les bras d'une insurrection qui avait bénéficié d'un soutien relativement faible jusqu'au début des bombardements, la mise en mouvement de l'expansion de la guerre du Vietnam au Cambodge profond, un coup d'État en 1970, la hausse rapide des Khmers rouges, et, finalement, le génocide cambodgien ».

Les groupes révolutionnaires contre les USA / affiche 1972
Affiche Socialist Worker / New York 1972

Affiche Front de Solidarité Indochine / 1972

Plus de bombes = plus de partisans

L'incurie du régime de Lon Nol, les graves difficultés économiques des paysans cambodgiens, et l'effet dévastateur des bombardements massifs de l'US Air Force sur le pays, notamment à la frontière entre le Cambodge et le Viêt Nam, poussent un nombre croissant d'habitants des zones rurales à rejoindre les Khmers rouges ou bien la capitale. De plus, les villageois cambodgiens subissent également les violences des armées pro-gouvernementales qui n'hésitent pas à piller les villages, commettre meurtres et viols :

« En 1970, le village était sur la ligne de front. Au Sud c’était Lon Nol et les teuki, au Nord, les Khmers rumdah et les Viêt-cong. Les Khmers rumdah étaient bons avec le peuple. Les teuki pillaient, tiraient, fusillaient les gens et violaient les filles. Les jeunes filles mettaient du charbon sur leur visage pour paraître laides ou bien elles berçaient un enfant pour faire croire qu’elles étaient mariées et qu’elles n’était plus vierges.»
Vay, 46 ans, Chef de village [Interview : Fabienne Lucco]



Des centaines de milliers de Cambodgiens sont amenés à fuir leurs villages pour se réfugier dans les forêts contrôlées par le Viêt Cong, les troupes nord-vietnamiennes et les Khmers rouges qui servent surtout de force d'appoint. Mais avec l'arrivée de nouvelles recrues, leurs troupes gagnent notablement en importance, tout en devenant très disparates, et mêlent des combattants actifs depuis le début de la guerre civile à des paysans inexpérimentés. En 1972, les troupes khmères rouges comptent environ 45.000 hommes, dont 10.000 unités de guérilla [4,000 en 1970]. La République populaire de Chine leur apporte un soutien financier conséquent pour acheter des armes, des munitions. Vers 1972, les relations avec les vietnamiens commencent à se détériorer : la force militaire accrue des Khmers rouges entraîne des heurts avec les unités vietnamiennes. En outre, la dissolution des unités mixtes khmers-vietnamiennes est demandée. Les unités nord-vietnamiennes et Viêt Cong se retirent progressivement du Cambodge. En 1973, le contrôle khmer rouge s'étend aux deux tiers du territoire cambodgien. L'intervention américaine au Cambodge pour soutenir le régime de Lon Nol (en particulier les bombardements massifs qui s'intensifient jusqu'en août 1973) contribue encore au renforcement du mouvement khmer rouge, dont les effectifs passèrent à 70.000 hommes en 1975 [contre environ 250.000 soldats, dont 180.000 effectifs, selon les estimations].

Les prémisses d'un futur génocide

Ce n'est qu'après le départ des troupes militaires vietnamiennes, en 1972/1973, que les Khmers rouges commencent à appliquer dans les zones sous leur contrôle leur politique. Le programme du FUNK, rédigé en mai 1970 par Thiounn Mumm, prévoyait de garantir le droit de propriété, de garantir le système d’entraide à la campagne, de supprimer les droits d’usure, la corruption et les moeurs dépravantes. Le dirigeant Ieng Sary, interviewé par le quotidien L’Humanité en juillet 1972, décrivait ainsi les conditions de vie dans les zones libérées : usure supprimée, rentes foncières fortement diminuées, propriétaires fonciers confisqués, mouvement coopératifs et d’entraide développés. Si dans les premiers temps, les Khmers rouges appliquent une politique modérée dans les zones sous leur contrôle, leur politique se radicalise progressivement : les musulmans Chams se voient interdire le port du costume islamique ; la propriété foncière et certaines possessions privées sont collectivisées ; les mariages luxueux sont interdits, etc.

L'idéologie s'oriente vers une volonté de refaçonner toute la société cambodgienne sur le modèle de la paysannerie «authentique». Mais pas uniquement, d'anciens Khmers rouges expliquent les nouvelles mesures de collectivisation forcée car l'approvisionnement des troupes en vivres était un problème crucial pour toutes les forces armées en présence, les Khmers, les Vietnamiens et l'armée gouvernementale. Les agriculteurs cambodgiens, selon les lignes de front, vendaient, sous la menace, leurs produits aux uns et aux autres. Il fallait donc couper le ravitaillement de l’ennemi en interdisant de lui vendre quoi que ce soit. En septembre 1978, Pol Pot affirmait qu’avant la mise en place des coopératives, « les propriétaires fonciers et les marchands rassemblaient tout le riz pour le vendre à la clique de Lon Nol et aux Vietnamiens. La partie pauvre de la population était à cours de riz ... L’armée révolutionnaire du Kampuchéa qui combattait au front était à cours de riz et se nourrissait de soupe de riz à chaque repas... C’est en 1973 que le Comité Central de notre Parti décida de créer des coopératives de niveaux inférieur et supérieur dans toute la zone libérée » Ainsi, la gestion centralisée des produits de la récolte contribua à gagner la guerre du riz contre l’armée de Lon Nol. Un nouveau système se met en place progressivement. Les chefs de villages sont remplacés par des hommes du nouveau pouvoir l’Angkar. La population est préparée à la collectivisation généralisée avec la mise en commun des moyens de production agricole. Des réunions de propagande politique et séances d’autocritiques sont instaurées. Les paysans y apprennent que l’objectif premier est de faire corps avec la Résistance et d’oublier leurs intérêts personnels.

On voit se profiler ce qui sera reproduit à grande échelle plus tard. La monarchie autocratique et paternaliste traditionnelle se transforme en un totalitarisme agraire utopique. Les pauvres paysans soumis depuis des siècles aux propriétaires fonciers apprécient cette collectivisation radicale des terres, et leur nouvelle responsabilité au sein de l'administration des villages, accordée voire imposée par les Khmers rouges. A l'inverse, la répression contre les ennemis du peuple est impitoyable : les premiers massacres contre des populations civiles ayant collaboré avec les armées adverses commencent dès 1972 dans certaines régions.


Malgré cela, nombre de paysans rejoignent les rangs Khmers rouges, attirés par les nouvelles idées, inspirées de la Révolution Culturelle de Chine et de l'aura des victoires militaires. Selon Fabienne Luco, auteure d'un rapport pour l'UNESCO : « Les paysans voient petit à petit leur vie quotidienne évoluer vers un système de plus en plus coercitif et communautaire. Les témoignages varient selon les lieux et les convictions personnelles de chacun. Au début tout du moins, les idées révolutionnaires étaient, semble-t-il, relativement bien acceptées par la population. Les nouvelles attitudes commencent cependant à inquiéter certains, tandis que d’autres, acquis à la cause khmère rouge, s’enthousiasment. [...] Dans d’autres endroits, les conditions de vie n’étaient pas jugées difficiles. Il s’agissait surtout de lieux isolés où les nouvelles autorités étaient moins présentes, ou bien d’endroits où les chefs étaient appréciés par les habitants. Avec l’ancienne administration, les impôts et taxes avaient disparu. Les paysans continuaient à cultiver leurs champs de façon individuelle. En cas de besoin, ils pouvaient faire appel aux autres. Les boeufs de trait étaient mis en commun pour les travaux des champs et les transports. Les paysans s’accommodaient tant bien que mal du nouveau système si les chefs étaient arrangeants. Pour peu qu’on fasse profil bas et qu’on assiste aux réunions de propagande, les paysans arrivaient à vivre. De nombreux interlocuteurs font clairement la différence entre les premiers Khmers rouges et ceux qui sont venus plus tard après 1975.

« Ça allait au début. Les chefs étaient bons. Ils disaient qu’on était tous égaux. On aimait leurs idées et on était prêt à travailler. C’était bien. Puis, les bons chefs ont été tués et ça a été difficile. Au début, jusqu’en 75, et même 1977, ça allait. On pouvait supporter. Après, ils ont commencé à tuer tous les gens. Tous les hommes bons ont été tués. Seuls les méchants sont restés.»
M. Krach, 46 ans [Interview : Fabienne Lucco]


Les villes

Dans la stratégie politique et militaire des Khmers rouges, la formation d'un front parallèle dans les villes n'est pas une priorité. En premier lieu car le recrutement en hommes s'effectuait dans les campagnes soumises, nous l'avons évoqué, à des bombardements américains massifs qui entraînaient les populations vers la lutte armée des rangs de l'opposition anti-gouvernementale. En second lieu, les Khmers rouges recevaient une aide conséquente de la Chine [via le Laos], de la Corée du Nord et du Vietnam, dans la fourniture de tous les équipements nécessaires à la conduite d'une guérilla rurale : armes, munitions, de communication, etc. D'autre part, la répression policière dans les villes était particulièrement vigoureuse, et depuis la chasse aux communistes décidée quelques années plus tôt par Sihanouk, la majorité des partisans khmers rouges avaient quitté les villes et rejoint les zones rurales de combat. Cela étant, les communistes disposaient d’émissaires en ville pour acheter certains produits dont notamment des médicaments ou bien utilisaient les services de commerçants chinois, plus ou moins libres de se déplacer.

Au fur et à mesure de l'avancée victorieuse des armées Khmers rouges, dans leur stratégie d'encerclement de la capitale, de nombreuses petites villes et grandes bourgades sont prises dont, Kratié, Stoeung Treng, Kompong Cham, Oudong, Kompong Trac, Ang Tasom, et Kompong Kdei. Dans certaines de ces villes, la répression est impitoyable, tout ce qui s'oppose à l'idéologie Khmère rouge est supprimée. Après la prise de la ville de Oudong en mars 1974, sa population est évacuée en quasi totalité.

En septembre de la même année, Saloth Sâr [Pol Pot] réunit le comité central et convient de la nécessité d'envoyer travailler aux champs la population des villes, rétive à l'autorité du nouveau régime. Les villes et villages libérés se vident complètement ou en partie de leur population, notamment les habitants ayant eu une quelconque relation avec les anciennes autorités, les nantis, les intellectuels et d'une manière générale tous les travailleurs non-manuels. Des récits font état de réinstallation forcée de village entier, de l'exécution sommaire de familles ayant collaboré avec l'ennemi, des familles riches, de ceux qui désobéissaient.


Phnom Penh


De nombreux villageois et paysans choisissent un exil forcé vers la capitale, éloignée des zones de combats, ravitaillée par l'armée américaine. Jusqu'en 1968 les migrations vers les centres urbains sont très faibles. Phnom Penh abrite 570.000 des 6.425.000 habitants du pays. Entre la fin de 1968 et le 17 avril 1975 entre 24,8 et 33,2 % de la population rurale a émigrée à Phnom Penh et l'agglomération supportait en avril 1975, environ 2,5 millions d'habitants [ ou 2 millions selon d'autres sources] pour une population totale de 7,5 millions environ.



En 1974, la population de la capitale était approvisionnée en aliments par les USA. En février 1975, la capitale devenait totalement tributaire du riz américain, désormais livrée gratuitement par avion. Phnom Penh était submergée par les réfugiés qui continuaient d'affluer depuis le périmètre défensif en train de s'effondrer, portant celle-ci à plus de deux millions d'habitants. Phnom Penh était en proie à la flambée des prix, aux épidémies, à la corruption et à la malnutrition infantile. Les conditions de vie étaient particulièrement alarmantes dans les camps de réfugiés de guerre qui avaient fui les bombardements américains. En avril 1975, avant l’entrée des Khmers rouges, les docteurs français craignaient l’arrivée imminente d’une épidémie de peste bubonique, de choléra ou de fièvre typhoïde. La responsabilité des Etats-Unis et du gouvernement Lon Nol dans le refus d’assigner du personnel et d’allouer des fonds suffisants pour prendre en charge ces personnes déplacées, ces malades, et surtout les enfants, a été clairement exposée par Georges C. Hildebrand et Gareth Porter. Les signes de malnutrition infantile devinrent patents vers septembre 1974 et entraînèrent la mort de près de 8.000 enfants au cours du seul mois de mars 1975.



Phnom Penh et les Khmers rouges

Le 17 avril 1975, Phnom Penh surpeuplée tomba dans le camp du FUNK. Le 5 janvier 1976, l’avènement du « Kampuchéa Démocratique » fut proclamé. Pour faire bonne apparence, une Assemblée Représentative fut élue le 20 mars 1976 au cours d’un simulacre électoral.



Évacuation totale

En ce 17 avril 1975, les soldats khmers rouges qui entrent dans la capitale cambodgienne comptent notamment de jeunes adolescents, des paysans n'ayant jamais visité de ville, et des guérilleros ayant vécu durant des années dans la jungle. Ils sont acclamés par une population en liesse, heureuse de la fin des combats. 






Immédiatement, les Khmers rouges répandirent par haut-parleur la nouvelle de l’imminence de bombardements américains. La ville devait être évacuée. Les soldats purent encadrer aisément et immédiatement la population en se postant à tous les coins de rue. La capitale fut vidée en moins d’une semaine, deux millions d'habitants prennent le chemin des coopératives agricoles. 







Les habitants étaient dirigés dans plusieurs directions, arbitrairement, au mépris des liens familiaux, de la fatigue des personnes âgées et des femmes enceintes. Certains soldats avaient reçu comme consigne de tuer tous ceux qui refusaient de partir ou ceux qui s’obstinaient à vouloir revenir en arrière, peut-être pour l’exemple. La nuit, écrivait Pin Yathay, les soldats tiraient à vue, [L’utopie meurtrière, 1979]. Une cambodgienne rescapée évoque ce souvenir :

L'armée nous a tous forcés à sortir de nos maisons sans pouvoir emporter un seul objet, vêtement, ou bijou... Ceux qui refusaient de quitter leurs habitations étaient alors tués sur le champ... Nous sommes alors sortis sans même réfléchir. Ma fille en ce temps là n'avait qu'un mois à peine, et ma soeur a avait un petit garçon de 3 mois. Mes parents s'inquiétaient énormément pour moi, mes soeurs étaient accompagnées de leurs hommes, tandis que j'étais seule, mon mari étant pilote de l'air force, était déjà au front... [...] les Khmers Rouges étaient partout. Ils entraient dans chaque maison, les fouillaient, les pillaient. Ils emportaient tout ce qui pouvait les intéresser et jetaient le reste. Lorsqu'ils apercevaient encore des gens dans les maisons, ils les frappaient avec violence, et les jetaient à la rue sans même un semblant de pitié. J'ai tout de même essayée de prendre quelques vêtements, mais les soldats de l'armée rouge me l'ont interdit. Ils nous disaient que nous n'avions pas besoin de ses choses. De cette manière, les gens n'avaient que ce qu'ils portaient sur eux. Mes parents ne disaient rien, effrayés, sans doute, mon père avait vu nos voisins résister et se faire frapper jusqu'à la mort. Mais j'avais aussi peur, très peur, en réalité, nous avions tous peur... Je n'avais jamais vu mes parents comme cela.. Le jour même, nous avons quittés notre maison du coeur de Phnom Penh pour rejoindre la campagne. Nous étions nombreux à marcher au milieu des rues, encadrés par les soldats.


Toutes les autres villes du pays sont évacuées dans les semaines suivantes au fur et à mesure de l'avancée des Khmers rouges. Kompong Som, principal port du pays, tombe le 18 avril, et est évacuée dans la foulée. Battambang est évacuée le 24. Phnom Penh est déjà vide, occupée seulement par les nouveaux fonctionnaires, les dirigeants, leur personnel, les militaires et bientôt par les bourreaux des centres de rééducation, soit les centres de tortures établis dans des anciennes écoles. Les banques sont dynamitées, ainsi que les cinémas.


Le Quartier Général de la Révolution



Cependant, la capitale disposait outre des administrations nécessaires à l’Angkar, de nombreuses usines, tout aussi nécessaires pour assurer l'autonomie du pays. Adeline Carrier nous expose la "place" de Phnom Penh, dans l'utopie khmère : 

Centre politique et administratif de l’Angkar, Phnom Penh fut reconvertie en quartier général de la Révolution. Bien que succincts et incomplets, les éléments attraits à l’organisation de la capitale sous le Kampuchéa Démocratique font état d’un aménagement sectoriel de l’espace urbain. Il se composait des domaines administratif et politique (bureaucratie, activités du Parti, associations populaires…), éducatif (instruction idéologique…) et productif (essentiellement secteur agricole et industriel). Assignée géographiquement à un périmètre, la population était répartie selon des aires de compétences : cité administrative, cité ouvrière, zone agricole. Enclave au milieu des destructions aléatoires des symboles du « capitalisme » et de « l’impérialisme », une partie de l’ancien quartier historique fut réaménagé pour loger les cadres du Parti, les délégations alliées (logées à l’hôtel le Royal) et les rares observateurs internationaux. À l’image du territoire national, les zones (dambang) divisées sur le modèle des points cardinaux constituaient la nouvelle cartographie administrative de Phnom Penh qui comptait en 1975 entre 50 000 et 100 000 habitants.

La nationalisation de l’économie généra une réorganisation des structures existantes du secteur productif. Elles furent placées sous la haute autorité du Comité de l’industrie de la ville en charge de la formation des cadres et des ouvriers. La délégation des compétences de gestion aux zones économiques fut à ce titre l’objet de luttes de pouvoir entre les dirigeants de la zone est et sud-ouest. Bien qu’orienté principalement sur l’agriculture, le secteur productif de la capitale fut contraint de se diversifier. L’autarcie économique voulue par le régime obligeait la création d’entreprises spécialisées dans l’équipement naval, les outils aratoires, l’industrie textile et la métallurgie. La coopération chinoise participa à ce développement industriel, pour l’heure exsangue. Elle fut notamment très présente dans les domaines de l’industrie et des transports. Les anciennes usines construites sous le Sangkum furent réhabilitées en unités de production tout comme les anciens bâtiments désaffectés. De nouvelles constructions d’usines le long de la nationale 5 virent le jour, formant des « cités ouvrières » linéaires désignées sous le terme de syndicat. Estimée fin 1978 entre 100 000 et 125 000, la proportion de la population ouvrière de Phnom Penh témoignait d’une activité du secteur productif industriel, à l’efficacité partielle mais pas inexistante.

Les ouvriers enrôlés parmi les rangs de l’armée et les cadres du Parti étaient envoyés dans les usines périphériques alors que les techniciens habilités, majoritairement issus du « peuple nouveau » et recrutés en avril 1975 furent envoyés dans les coopératives agricoles à la fin de la même année. Bien qu’inégal face à l’ampleur de « l’exode urbain », le transfert de la population rurale (peuple ancien) vers la ville fut effectif dès les mois d’avril-mai 1975. Il était destiné à renforcer les groupes de travail. La vie des habitants de la capitale était circonscrite au périmètre assigné, placé sous la tutelle d’une des quatre régions administratives. Agencées de façon à être autonomes, les unités de production fonctionnaient sur le mode collectif du partage du travail, du logement ainsi que des travaux annexes (surveillance, mise en culture des terrains vacants, entretien des locaux…). Les unités de travail se retrouvaient lors des sessions de travaux communs organisées dans les rizières de la périphérie. Le quotidien était rythmé par les activités populaires communes (cours politiques, séances d’autocritique, activités collectives).

D’un point de vue organisationnel, les structures sociales étaient définies hiérarchiquement au sein même des unités dirigées par un comité. Le mode de distribution socio-spatiale de l’usine métallurgique D.3 en est l’illustration. Située dans l’actuel quartier Chey Chumneas près du Vat Saravon, cette entreprise employait 700 ouvriers affectés aux divers secteurs de la production. Le périmètre s’organisait autour des magasins d’État, des équipements collectifs (cinémas diffusant la propagande du Parti entre autres) et d’un ancien restaurant chinois reconverti en un réfectoire commun. Le transfert de l’ancien bâti du centre-ville, logements et édifices publics ou privés, en « cité ouvrière » donna la mesure du procédé de conversion d’un quartier résidentiel en zone de production. Circonscrit dans le périmètre de l’usine et organisé en groupe krom, l’hébergement était collectif. Il se composait de dortoirs ou d’appartements particuliers partagés entre les unités de production. Toutefois, certains avantages étaient accordés aux cadres de sections bénéficiant d’une maison individuelle.
Certains biens immobiliers furent transformés en logements collectifs ou en bâtiments administratifs alors que des terrains furent voués aux activités agricoles. Ainsi, les parcelles vacantes du centre-ville étaient mises en culture (production maraîchère, cocotier, manioc, bananier…). Les plantations d’arbres fruitiers parsemaient les principaux axes et jardins publics de la ville. Toutefois, la majeure partie des logements et des équipements publics du parc municipal fut inexploitée. La fonction de Phnom Penh sous le Kampuchéa Démocratique fut paradoxale. Diabolisée par la propagande, objet d’une tentative de « ruralisation » du paysage urbain, elle eut néanmoins un rôle dans le projet révolutionnaire sans que celui-ci soit pleinement assumé. Dès lors et bien que restreinte à certains quartiers de la capitale, la réorganisation partielle de l’espace urbain (réquisition et réhabilitation d’une partie du parc municipal) laisse à penser que Phnom Penh ne fut pas totalement exclue des mécanismes généraux de planification. L’amorce d’une gestion collectiviste de la ville associée à un exode rural contrôlé d’une population paysanne devenue ouvrière offre une lecture nuancée du statut de la capitale dans les visées politique de l’Angkar. Dès lors et en termes de production urbaine, il semblerait que le processus d’urbanisation ne se soit pas formellement interrompu mais modifié au profit d’un modèle converti : celui d’une ville réorganisée sur un mode sectoriel et collectivisé. À notre sens, les logiques d’administration de Phnom Penh soulignent la tentative d’instaurer un modèle collectiviste d’administration de la ville, modèle restreint pour l’heure aux secteurs administratif et productif. Les limites distancées entre le discours « anti-urbain » et la fonction accordée à la capitale donnèrent la mesure des paradoxes de l’ « écart à la doctrine ».



Les Khmers rouges contre la ville




Plusieurs raisons sont évoquées pour expliquer l'évacuation des villes khmères rouges ; elles sont d'ordre pratique, politique et, bien évidemment idéologique.

Famine ?

Fondamentalement, la nécessité pour le régime khmer rouge d'évacuer la capitale provient de son incapacité à répondre aux besoins matériels de sa population qui était jusqu'à présent ravitaillée par voie aérienne par les USA. La totale désorganisation de l'agriculture et l'état déplorable des voies de communication et des ponts [bombardements, mines, non entretien, etc.] ne pouvaient permettre de subvenir aux besoins vitaux et assurer un acheminement efficace. Selon le FMI, le total des surfaces cultivées était passé de 2,46 millions d’hectares en 1969 à 500.000 hectares en 1974. Ainsi, selon une justification conjoncturelle avancée très tôt, l’évacuation avait été le meilleur moyen d’éviter des épidémies et d’approvisionner la population. Cette raison évoquée par d'anciens Khmers rouges peut justifier le départ d'une partie de la population, mais surement pas de l'ensemble des habitants.


La crainte des révoltes

Car la famine en milieu urbain est source de désordre et de mouvements de contestation. Un ancien Khmer rouge affirmait : "Nous savons qu’il est dangereux de les (villes) laisser intactes, habitées. Elles sont des centres d’opposition qui abritent des groupuscules. Il est difficile d’y localiser les noyaux de la contre-révolution. Si nous ne modifions pas la vie urbaine, une organisation ennemie peut s’y établir et conspirer contre nous. Il est tout à fait impossible de contrôler une ville. Nous les avons évacuées pour détruire toute résistance." Mieux valait donc évacuer les villes pour à la fois éviter une famine et prévenir des révoltes, des coalitions et des complots. 

La réponse donnée par Ieng Sary le 17 septembre 1975, faisait de cette évacuation une « décision capitale » de la révolution, car l’ennemi comptait, pour revenir au pouvoir au bout de six mois, sur l’incapacité du nouveau régime à nourrir la population nouvellement « libérée ». Pol Pot, interrogé en mars 1978, répond simplement : « rester dans les villes aurait signifié la famine. Un peuple affamé n’aurait pas cru à la révolution


Intellectuels et ouvriers

« Nous ne pouvions pas être sûrs de la population de Phnom Penh» se rappelle un cadre Khmer rouge. C'est à dire de la classe ouvrière urbaine et de la classe moyenne dont notamment les intellectuels qui formaient la principale base de soutien de Sihanouk et de partis politiques modérés. Outre les motifs idéologiques de « purification » de la population urbaine vue comme marquée par la « corruption » et la « débauche », l'évacuation des villes vise également à éviter toute contestation du nouveau régime par la société civile, tout en privant Sihanouk de sa base de soutien. Les citadins occupés à des emplois industriels étaient également considérés par les Khmers rouges comme des acteurs potentiellement subversifs. Car les grèves de 1968 qui préoccupèrent l'Europe seront aussi massives en Asie et ce, jusqu'en République populaire de Chine [3]. Les Khmers rouges avaient grande crainte du mouvement ouvrier cambodgien et des raisons de penser qu’une classe ouvrière libérée de la dictature risquait de se soulever en cas de famine ou pour la démocratie. Durant la guerre, les ouvriers de Phnom Penh s'étaient déjà soulevés contre le gouvernement de Lon Nol, dont notamment en décembre 1974 en réclamant la libération immédiate et inconditionnelle de tous les ouvriers détenus, et du riz à vendre et à distribuer en quantités suffisantes aux masses laborieuses. De telles luttes affectèrent de nombreuses usines de Phnom Penh, Kampot, Battambang. Sans pour autant qu'elles soient l'œuvre des Khmers rouges.


Idéologie


L'idéologie khmère rouge a fait l'objet d'un grand nombre d'études et les avis divergent grandement quant au modèle auquel il prend sa source [Marx, Lénine, Staline, Mao, Rousseau, Hitler, etc.]. Certains jugent d'une mise en application absurde et irréelle de quelques préceptes communistes poussés à leur paroxysme ; un avatar de la pensée maoïste, symbiose entre la révolution culturelle chinoise, l'utopie agraire, les purges staliniennes, mais également de doctrines condamnées par le communisme tels que le racisme revendiqué et un ultra-nationalisme exacerbé. Pol Pot, paraît-il, sans renier quoique ce soit, affirmait qu'il avait été surpris lui-même par le développement inattendu et incontrôlé – des effets pervers- de l'administration qu'il avait mis en place [notamment la délation entre les élites Khmers rouges] et de ces conséquences génocidaires. L'exégèse de la pensée maoïste n'est pas la seule explication de la folie sanguinaire du « frère numéro un » et de ses élites. Certains évoquent la folie pure et simple de Pol Pot. Une parodie de la folie du pays voisin, la Malaisie, l'amok, que décrivit Stefan Zweig dans ses Mémoires : « plus que de l'ivresse... c'est de la folie, une sorte de rage humaine, littéralement parlant... Une crise de monomanie meurtrière et insensée. »


Le Préambule de la Constitution du Kampuchéa Démocratique déclarée le 5 janvier 1976, met en lumière l'objectif principal de la construction d'une nouvelle société « où règne le bonheur, l’égalité, la justice et la démocratie véritable, sans riches ni pauvres, sans classe exploiteuse ni classe exploitée, une société dans laquelle tout un peuple vit dans l’harmonie et la grande union nationale pour participer au travail de production, édifier et défendre ensemble le pays. » L'article 2 de la nouvelle Constitution exprime les moyens pour y parvenir : « Tous les moyens de production importants sont la propriété collective de l’Etat populaire et la propriété communautaire du peuple. Quant aux biens d’usage courant, ils demeurent la propriété individuelle des particuliers.» Le programme Khmer rouge, élaboré par Pol Pot -à présent nommé frère n°1- prévoit notamment :
  • l'évacuation de toutes les villes,
  • l'abolition de tous les marchés,
  • la suppression de la monnaie du régime de Lon Nol et le retrait de la monnaie révolutionnaire tout juste créée par les Khmers rouges,
  • la sécularisation de tous les moines bouddhistes et leur mise au travail dans les rizières,
  • l'exécution de tous les dignitaires du régime de Lon Nol [puis en 1977 des familles issues de la bourgeoisie],
  • la création dans tout le pays de coopératives avec repas communaux obligatoires,
  • l'expulsion de la minorité vietnamienne et l'envoi de troupes à la frontière orientale.


Laurence Picq, française mariée à un vietnamien occupant des fonctions dans la nouvelle administration Khmère, se souvient qu’il avait été dit, lors de séminaires, que la révolution cambodgienne avait réglé l’éternelle contradiction entre les villes et les campagnes. Dorénavant, Phnom Penh était pure. En juillet 1978, la radio du Kampuchéa diffusait les raisons de l’évacuation de la population de Phnom Penh : « Cela aiderait à éliminer les différences entre paysans et citadins ».


Nuon Chea, principal dirigeant, soulignait la nécessité de rendre les gens «purs ». Il était donc nécessaire de procéder à la rééducation des habitants des villes, coupables de décadence à l'occidentale, qui avaient été au contact du capitalisme, c'est à dire de l'intérêt personnel engendrant la corruption des esprits mais également la débauche des corps. Pour cela, les habitants des villes, «  le peuple nouveau », ne pouvaient trouver meilleur ré-éducateur que « le peuple ancien », les paysans -bien involontaires- et notamment ceux des maquis qui avaient combattu aux côtés des khmers rouges. L’idéologie agrarienne totale des Khmers rouges voulait le retour de tout un peuple au travail de la terre. Entre 1975 et 1979, pratiquement toute la population cambodgienne est mise au travail collectif dans des coopératives agricoles, dirigées, pour la plupart, par d'anciens paysans pauvres analphabètes. Les ex-citadins, le « peuple nouveau » étaient soumis à un régime particulièrement dur, puis à partir de 1977, meurtrier.

Film propagande Khmère rouge


Pratiquement, le projet utopique prévoyait de développer et d'industrialiser le secteur agricole puis grâce au surplus exporté, de passer à une économie industrielle en quinze à vingt ans. Le plan quadriennal -irréaliste- prévoyait de passer d’une production en riz traditionnelle d’une tonne à l’hectare à trois tonnes. Pour cela, le pays se lance dans de grands travaux d’aménagements agricoles et mobilise tout le peuple. Les leaders khmers rouges entendent montrer que leur Révolution peut faire plus vite et mieux que celle de leurs alliés chinois et de leurs voisins vietnamiens. Aucune erreur n’est tolérée.  Les gardiens de l’Angkar vont traquer jusqu’à la paranoïa toutes les « fautes » qui pourraient entraver la Révolution en marche et organisent un contrôle très strict des populations ; puis en 1977, devant le peu de résultat obtenu du renouveau de l'agriculture, ce contrôle s'étendra aux élites mêmes khmères rouges. Plus personne au Cambodge n'était désormais à l'abri d'une dénonciation imaginaire destinée à prouver son plus grand dévouement à l'Angkar ou bien à espérer échapper à la torture. Entre 1,7 millions à 2 millions de cambodgiens périrent durant les trois ans, huit mois et vingt jours de régime khmer rouge.


Épilogue :
Fin de l'amnésie collective ?


Raoul Marc Jennar, spécilaiste du Cambodge, écrivait dans Le Monde Diplomatique d’Octobre 2006 à propos du procès contre des dirigeants khmers rouges conduit par un tribunal spécial  :

« Les Etats-Unis ont accepté le principe d’un procès à condition que le tribunal ne soit compétent que pour les crimes commis au Cambodge entre le 17 avril 1975 et le 6 janvier 1979. Ne seront donc pas jugés les responsables étrangers de la tragédie, avant comme après la période du Kampuchéa démocratique. Aucun haut responsable civil ou militaire thaïlandais ne sera appelé à la barre, alors que ce pays n’a cessé de s’ingérer dans les affaires cambodgiennes, dès 1953. Les dirigeants de Singapour, qui fut la plaque tournante de l’approvisionnement de l’armée de Pol Pot après 1979, ne seront pas davantage mis en cause. Pas plus que les gouvernements européens, conduits par le Royaume-Uni, impliqués dans la fourniture d’armes et de munitions aux Khmers rouges entre 1979 et 1991. Ni M. Henry Kissinger pour sa responsabilité dans les bombardements de mars 1969 à mai 1970, dans le coup d’Etat du 18 mars 1970 qui a renversé Sihanouk, et dans l’invasion du Cambodge en avril 1970. Et pas davantage le président américain Carter et son conseiller à la sécurité nationale Zbigniew Brzezinski, qui ont fait le choix, en 1979, de condamner la libération du Cambodge par le Vietnam, d’imposer à ce pays un embargo total et de soutenir la reconstitution de l’armée de Pol Pot. Un choix qui est demeuré celui des administrations de Ronald Reagan et de M. George Bush (père) jusqu’en 1990...»






NOTES


[1] Pour ce qui est des dénominations officielles, le parti politique composant le noyau dirigeant s'est intitulé successivement Parti révolutionnaire du peuple khmer, puis Parti ouvrier du Kampuchéa, puis Parti communiste du Kampuchéa. Le terme Angkar padevat (Organisation révolutionnaire) ou simplement Angkar était utilisé pour désigner la direction du parti et, par extension, celle du mouvement, voire le mouvement dans son ensemble. Sur le plan militaire, les forces armées khmères rouges ont successivement porté le nom d'Armée révolutionnaire du Kampuchéa (1968-1970, puis 1975-1979), Forces armées populaires de libération nationale du Kampuchéa (1970-1975), et enfin Armée nationale du Kampuchéa démocratique (après 1979).


[2] Les Etats-Unis n’avaient pas de troupes au sol et bombardèrent le Cambodge avec plus d’intensité que le Vietnam ou le Laos, essayant ainsi de compenser militairement leur propre faiblesse ou celle de l’armée de Lon Nol. Quelques mois après les accords de Paris du 27 janvier 1973, le Cambodge était devenu le seul pays d’Indochine où les Américains ne s’étaient pas retirés pas au profit des troupes locales, et le seul à subir pratiquement tous les bombardements entre janvier et août 1973.

[3] Un mouvement de grève commença à Shangaï le 9 janvier 1967 par le débrayage des dockers. Le mouvement s’étendit du port aux zones industrielles et toutes les industries de la ville furent bientôt arrêtées.


SOURCES & EXTRAITS :

Adeline Carrier 


Les « lois de la possession » à Phnom Penh : conversion des droits d’usage résidentiel issus du contexte socialiste de réappropriation urbaine (1979-1989) en droits de propriété
Thèse de doctorat en urbanisme
2007


Fabienne Lucco

Approche Anthropologique sur les Pratiques Traditionnelles et Nouvelles de Traitement des Conflits au Cambodge

Septembre 2002



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