QUAND L'AGRICULTURE TUE
Le suicide du Gaulois de Portneuf
Nicolas Mesly, reporter et photographe
Hugo Jolion-David, journaliste vidéo
« C’est un drame, parce que c’est d’abord la perte d’une vie humaine. Et puis c’est une entreprise agricole de moins sur notre territoire », résume Jean Poirier, maire de Saint-Basile, un village d’environ 2600 âmes dans la région de Portneuf, et dont la moitié de l’économie tourne autour de l’agriculture.
Peu avant Noël dernier, Rudy Ducreux, un jeune agriculteur d’origine française, mettait fin à ses jours en se pendant dans l’atelier de sa ferme, la ferme Ducrêt, située à un jet de pierre de la mairie.
Pour les gens du milieu, ce jeune agriculteur était une étoile filante dans le firmament des fromagers québécois. « C’était quelqu’un d’assez réservé. Mais dès que vous parliez d’agriculture, vous constatiez combien il était passionné! Ses fromages au lait cru, dont Le Gaulois de Portneuf, étaient exceptionnels, irremplaçables. On ne peut pas se permettre de perdre des gens comme lui », raconte Charles Trottier, copropriétaire de la Fromagerie Des Grondines qui, partageant la même profession, l’a bien connu.
Les deux fromagers artisans ont passé à travers la crise de la listériose de 2008, qui a fait 2 morts et 38 malades, et où le gouvernement a fait jeter aux poubelles des milliers de kilogrammes de fromage. Dans un rapport sur la gestion de cette crise (2010), le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ) exonérait les fromages au lait cru en identifiant la bactérie coupable, le pulsovar 93, une souche de la bactérie Lysteria monocytigene, provenant de fromages au lait pasteurisé. Mais le mal était fait, le Québec ne compte plus aujourd’hui, avec le départ de Rudy Ducreux, que quatre ou cinq fromagers au lait cru, selon Normand Côté, président de l’Association des fromagers artisans du Québec, qui regroupe une trentaine de membres.
Pour opérer notre fromagerie, j'ai besoin de 16 à 17 permis différents.
– Charles Trottier
Un métier sous très haute tension
Le métier de fromager-artisan relève des 12 travaux d’Hercule. Il faut traire des vaches 2 fois par jour, 365 jours par année, car on ne peut pas fermer le pis des vaches comme l’eau d’un robinet. Il faut ensuite fabriquer son fromage dans des conditions hygiéniques aussi salubres qu’une salle d’opération d’hôpital. Et il faut l’emballer, le distribuer et le vendre dans les boutiques spécialisées ou les restaurants.
« C’est trois métiers dans un », explique Charles Trottier. Sans compter qu’il faut composer avec le stress de la météo, la ferme étant une usine à ciel ouvert, pour produire des fourrages et des grains afin d’alimenter les vaches.
De plus, ce métier s’exerce sous une charge administrative kafkaïenne. « Pour opérer notre fromagerie, j’ai besoin de 16 à 17 permis différents, dont un de fabrication du ministère de l’Agriculture, un permis du ministère de l’Environnement, un permis de transport du lait, de vente au détail, de l’organisme de certification biologique, de la municipalité… » poursuit Charles Trottier.
Comme si cette lourdeur administrative ne suffisait pas, la décision du gouvernement Trudeau de permettre l’importation de 16 000 tonnes métriques de fromages fins en provenance d’Europe dès le 21 septembre prochain sous l’Accord économique et commercial entre le Canada et l’Union européenne (AECG) risque de faucher plusieurs fromagers artisanaux du terroir québécois. « Cette importation, c’est l’équivalent de 640 fermes comme la nôtre. Il est illusoire de penser que nous ne serons pas affectés », croit Charles Trottier.
Depuis ses débuts, l’homme d’affaires a investi 1,8 million $ dans la fromagerie, dont 750 000 $ depuis deux ans, entre autres pour construire une nouvelle étable. Et il compte sur sa clientèle québécoise -- plus de 30 000 personnes visitent la fromagerie chaque année -- pour survivre.
Contrairement à Charles Trottier, qui dit travailler plus de 105 à 110 heures par semaine pour faire tourner la fromagerie avec son associé et une vingtaine d’employés, « Rudy, lui, opérait seul, avec l’énergie de la jeunesse ».
C’est peut-être parce qu’il devait se battre envers et contre tous que Rudy Ducreux avait surnommé son produit vedette « Le Gaulois de Portneuf », gagnant d’un prix Caseus (2011), sorte de Jeux olympiques annuels du fromage.
Combien d’agriculteurs se suicident?
« Je ne sais pas dans quelle mesure le cas de Rudy Ducreux est représentatif de l’état psychologique de l’ensemble des producteurs laitiers du Québec », dit Ginette Lafleur, doctorante au Centre de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie (CRISE) à l’UQAM. Si les fromagers artisans ne transforment qu’une goutte de lait produite par les quelque 5 600 fermes laitières du Québec, ils sont le porte-étendard d’une industrie qui génère près de 30 % de toutes les recettes agricoles de la province.
Selon la doctorante, le métier d’agriculteur est reconnu comme l'un des plus à risque de stress à cause d’éléments incontrôlables comme la météo. Mais la mondialisation, les traités commerciaux, le prix du lait, le prix du quota, l’endettement des entreprises, les changements technologiques, les conflits familiaux, les chicanes de couple ou l’isolement sont tous des facteurs de stress qui s’additionnent et font grimper le taux de la détresse psychologique. « Jusqu’à ce que l’élastique pète », explique celle qui a étudié le malaise des agriculteurs tant au Québec qu’en France et en Suisse1.
Toutefois, la seule étude disponible sur le taux de suicide des agriculteurs québécois indiquait qu’il était le double de celui des hommes dans la population générale québécoise. Mais cette étude2 réalisée par Santé Canada date de trente ans (1971-1987). Le problème, pour obtenir l’heure juste, c’est que l’Institut national de la santé publique du Québec ne comptabilise pas les suicides par profession. En 2014, 845 Québécois se sont enlevé la vie et, depuis 1981, cette triste statistique annuelle oscille entre 795 et 1284 hommes.
Parmi les pays développés, la France s’est toutefois dotée en 2013 d’un Observatoire national du suicide qui dénombre 417 suicides chez les hommes agriculteurs entre 2007 à 2009, surtout dans les élevages de bovins.
Rudy Ducreux, l’arbre qui cache la forêt?
Notre enquête révèle cependant que le phénomène du suicide des agriculteurs existe bel et bien dans la campagne québécoise. Parlez-en à Laurier Gauthier, un voisin de Rudy Ducreux. L’homme de 67 ans est producteur de lait et copropriétaire avec ses frères de la seconde plus grosse érablière de la Belle Province. Il a offert de nous accompagner à la ferme Ducrêt.
La vraie raison profonde, les gens partent avec.
– Laurier Gauthier
En chemin, à bord de son camion, M. Gauthier lance devant la ferme d’un de ses voisins. « Lui aussi il s’est suicidé. Puis pourtant, il avait de l’argent plein les poches. Il venait de s’acheter une Cadillac. Un bon matin, on apprend qu’il s’était tiré un coup de 22 en arrière des oreilles. Surprise totale ». Il ajoute avoir connu six personnes, dont cinq producteurs et un employé de ferme, qui se sont enlevé la vie dans un rayon de 12 kilomètres de son entreprise.
Quant au geste irrémédiable de Rudy Ducreux, M. Gauthier l’explique peut-être par une charge de travail trop lourde pour un seul homme, mais, « la vraie raison profonde, les gens partent avec », dit-il. Maire de Saint-Basile durant une trentaine d’années, le producteur pointe du doigt l’actuel contexte socio-économique comme facteur important de détresse psychologique chez les producteurs agricoles. Il reproche à Québec, depuis le règne du ministre de l’Agriculture péquiste Jean Garon (1976-1985), champion de la souveraineté alimentaire, de nommer des ministres de l’Agriculture à temps partiel ou ignorant des enjeux.
Quant au fédéral, le producteur se demande jusqu’où Ottawa, dans l’actuelle renégociation de l’ALENA exigée par le président Donald Trump, est prêt à défendre la gestion de l’offre et ne pas la sacrifier au profit des secteurs du bois d’œuvre, de l’automobile ou de l’aviation.
Nous arrivons à la ferme Ducrêt. Rudy Ducreux avait acheté en 2004 la ferme de Luc Mailloux, un ex-fromager au lait cru, et frère du psychiatre controversé Pierre « Doc » Mailloux. Sur place, nous sommes accueillis par Connie McLellan, une jeune agricultrice de 28 ans originaire de Nouvelle-Écosse. Elle hésite à parler au journaliste, selon les conseils de l’avocat engagé par la succession « pour ne pas nuire à la vente de la ferme », prévue d’ici l’automne. Le corps de Rudy Ducreux a depuis longtemps été rapatrié par la famille.
La jeune femme explique avoir été recrutée pour traire le troupeau de 26 bêtes. À part le cliquetis des chaînes des vaches à l’étable, le silence règne autour de la maison, de la fromagerie, de l’établi et des remises désertés. Seul un chat en manque de caresses nous suit d’un bâtiment à l’autre.
Dans les champs adjacents, de la machinerie rouille au milieu de hautes herbes. Et on peut apercevoir de nouvelles plantations d’arbres sur les terres voisines autrefois cultivées. Comme l’arbre qui cache la forêt, le suicide du créateur du Gaulois de Portneuf cache un pan de l’agriculture québécoise en péril.
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1 Droz, Y., Miéville-Ott, V., Jacques-Jouvenot, D. et Lafleur, G. (2014). Malaise en agriculture. Une approche interdisciplinaire des politiques agricoles France-Québec-Suisse. Paris, France : Karthala.
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