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  • Pour une histoire des jardins collectifs

    1940-1952 : une période charnière pour les jardins ouvriers

    1940-1952, a crucial period for workers’ gardens
    Béatrice Cabedoce

    Résumés

    Créée en 1896 par l’abbé Lemire pour développer les jardins ouvriers, la Ligue du Coin de Terre et du Foyer est chargée par les Pouvoirs publics de promouvoir le jardinage durant l’Occupation. Tandis que la loi du 31 octobre 1941 donne un véritable statut aux jardins ouvriers, l’association met en place un réseau de délégués pour multiplier les potagers, distribuer la subvention prévue pour toute nouvelle parcelle cultivée, rédiger tracts et brochures. Le nombre de jardins ouvriers passe ainsi de 75 000 en 1939 à 250 000, en 1943, année de pointe ; ceci sans prendre en compte les jardins industriels et les jardins individuels. Estimant de son devoir de contribuer au ravitaillement général, la Ligue travaille aux côtés du Secours national. Elle réussit toutefois à prendre ses distances avec le Gouvernement de Vichy, grâce notamment à Francisque Gay, journaliste démocrate-chrétien qui réorganise l’association et l’utilise comme paravent pour ses activités clandestines. Dès la fin du conflit, le nombre de jardins diminue. Mais on peut supposer que leur contribution à l’effort de guerre est à l’origine de la loi du 26 juillet 1952 qui porte codification de la législation des jardins appelés désormais « jardins familiaux ». Alors que la Reconstruction menace ses réalisations, la Ligue, qui devient Fédération nationale des jardins familiaux, va devoir convaincre aménageurs et élus de la nécessité d’intégrer les jardins familiaux dans les plans d’urbanisme afin de mieux les protéger.

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    Texte intégral

    • 1 - Actuelle Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs, que nous appellerons « la Ligu (...)

    1Créée en 1896 par l’abbé Lemire pour développer les jardins ouvriers, la Ligue du coin de terre et du foyer1 peine à maintenir ses réalisations entre les deux guerres, faute d’un soutien fort des pouvoirs publics. Les circonstances dramatiques de l’Occupation et son cortège de restrictions vont permettre à l’association d’être reconnue et de promouvoir le jardinage, bien plus qu’elle ne l’avait fait lors de la Première Guerre mondiale.

    • 2 - Sur le Secours national et son instrumentalisation par Vichy : LE CROM, Jean-Pierre. La Protectio (...)
    • 3 - BARRAL, Pierre. Les Agrariens français de Méline à Pisani. Paris : A. Colin, 1968. Voir le site : (...)

    2En 1938, dans un contexte international inquiétant, une loi sur « l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre » crée une direction de l’Économie. Dès le début du conflit, le gouvernement Daladier réactive le Secours national qui avait été créé en 1914 pour venir en aide aux populations éprouvées par la guerre2. Mais soucieux de ne pas affecter le moral des Français, il se refuse à mettre en place une politique de rationnement. L’importance des stocks constitués suite aux bonnes récoltes précédentes et l’alliance maritime anglaise sécurisant les importations semblent garantir un approvisionnement suffisant. L’hiver particulièrement rigoureux puis la défaite de juin 1940 rendent la situation alarmante. 400 000 ouvriers agricoles manquent pour travailler la terre. Les moyens matériels sont insuffisants, les transports paralysés et les prélèvements des autorités d’occupation très importants3.

    Réquisitions et subventions pour multiplier les potagers

    3Le Secours national met en place des soupes populaires et des cantines. Afin de procurer des jardins aux réfugiés de l’Est installés dans les départements du Centre et du Sud-Ouest, il est amené à s’intéresser aux questions horticoles et consacre dès lors une grande part de son activité à la création de jardins potagers (fig. 1). Le ministère du Ravitaillement encourage, de son côté, les cultures légumières pour pallier la pénurie alimentaire, tandis que dans un contexte de révolution nationale, le gouvernement de Vichy exalte la terre, qu’il assimile à la patrie, encourage le retour au pays et valorise la famille.

    Figure 1

    Figure 1

    Jardinage en famille, Île-de-France, 1930-1940.

    © Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs.

    • 4 - DUBOST, Françoise. « La scarole et le bégonia. Les nouveaux usages du jardin ». Ethnologie frança (...)
    • 5 - Compte rendu d’AGLAN, Alya. « Jean-Pierre Le Crom, Au secours Maréchal ! L’instrumentalisation de (...)

    4L’idéologie vichyssoise a eu cependant moins de poids que les privations pour expliquer le succès du jardin potager, précise Françoise Dubost4. Malgré une même exaltation de la terre et de la famille, la Ligue s’est opposée sur bien des points – on le verra – au gouvernement de Vichy. Chargée de développer les jardins, elle a toutefois répondu aux sollicitations du Secours national et travaillé à ses côtés, estimant de son devoir de participer à la lutte pour le ravitaillement général. Ce qui fait de l’Occupation une période sensible dans l’histoire de l’association. Il faut toutefois bien prendre en compte le contexte spécifique de cette époque : présentant l’ouvrage de Jean-Pierre Le Crom, Au secours, Maréchal…, Alya Aglan souligne la volonté des œuvres humanitaires de « penser le social au-dessus du politique ». Elle évoque les activités clandestines « nichées » dans bien des structures et « la complexité des engagements mise en regard avec l’évolution générale du conflit, des rapports de force entre occupants et occupés et des capacités d’adaptation des individus soumis à un ensemble exceptionnel de contraintes et de dilemmes »5.

    5La loi du 18 août 1940 (Journal officiel du 18 septembre) instaure la réquisition des terrains urbains inutilisés dans les communes comptant un certain nombre d’établissements industriels et commerciaux. Ces terrains sont réservés aux associations de jardins ouvriers ou aux demandeurs individuels, selon leurs charges de famille ou leurs titres de guerre. Dans le département de la Seine, le préfet étend l’application de la loi à toutes les communes. Dans les zones rurales, les exploitations abandonnées depuis au moins deux ans peuvent être reprises et cultivées (loi du 27 août 1940, Journal officiel du 30 août).

    • 6 - Arrêté du ministère de l’Agriculture, 28 décembre 1940.

    6Le gouvernement décide d’attribuer une subvention de 150 francs pour tout nouveau jardin ouvrier (loi du 25 novembre 1940, Journal officiel du 3 décembre). Celle-ci peut être allouée à toute personne qui, dans une commune d’au moins 2 000 habitants, aura mis en culture, entre le 1er octobre 1940 et le 30 avril 1941, un terrain d’au moins 200 m2 (150 m2 dans le département de la Seine), reçu d’une association de jardins ouvriers agréée par le ministère de l’Agriculture. Le montant est partagé par moitié entre l’association qui assume les frais généraux – location éventuelle du terrain, clôture, adduction d’eau … – et le bénéficiaire. Comme en 1916, la Ligue, bien implantée sur le territoire, est chargée par le ministère de l’Agriculture et le Secours national de distribuer cette subvention6, soit directement, soit par l’intermédiaire de délégués d’arrondissement. La loi du 11 février 1941 étend la prime à tout nouveau jardin potager, qu’il soit loué par un individu isolé ou organisé par une entreprise, voire un syndicat. Tous les jardiniers adhèrent à la Ligue et reçoivent son bulletin (fig. 2).

    Figure 2

    Figure 2

    Le « Jardin ouvrier de France », Île-de-France, septembre 1941.

    © Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs.

    • 7 - Antony, Blois, Bordeaux, Bourg-la-Reine, Charenton, Clichy-sous-Bois, Colombes, Corbeil, Douai, L (...)

    7La Ligue gère en outre 18 conserveries familiales7 pour le Secours national. Ces centres fonctionnent du 1er mai au 31 octobre ; ils sont ouverts à tous mais les adhérents de la Ligue, les familles nombreuses et les titulaires de la carte de jardinage sont prioritaires.

    Un réseau de bénévoles sous l’autorité de Francisque Gay

    • 8 - Décédé en 1928.
    • 9 - CARITÉ, Maurice. Francisque Gay, le militant. Paris : les Éditions Ouvrières, 1966, p. 111. RÉMON (...)

    8Le mérite de l’adaptation de la Ligue aux nécessités de guerre revient pour une grande part à Francisque Gay auquel Suzanne Arbelet, secrétaire générale de l’association et héritière spirituelle de l’abbé Lemire8, fait appel en 1941. Journaliste à l’origine de La Vie Catholique et de L’Aube, co-directeur des éditions Bloud et Gay, Francisque Gay, né en 1865, joue alors un rôle primordial au sein de la démocratie chrétienne9.

    • 10 - La Ligue conserve son siège et sa direction rue Saint-Romain à Paris.
    • 11 - Créé en 1934, le journal est destiné aux adhérents.

    9Résistant et diffuseur d’un des premiers journaux clandestins, La France continue, celui-ci voit immédiatement le parti qu’il peut tirer de cette collaboration : ses multiples déplacements et prises de contact pour les jardins serviront de paravent à ses activités de résistant ! Il rédige tracts et brochures, place ses amis de L’Aube à la tête des comités locaux et développe les services administratifs de la Ligue, à Paris au siège du journal et à Lyon, où se trouve la succursale des éditions Bloud et Gay10. Mettant à profit son expérience de journaliste, il supervise la rédaction du bulletin mensuel Le Jardin ouvrier de France, qui passe de 5 000 à 60 000 exemplaires11.

    • 12 - Archives Francisque Gay, aimablement communiquées par sa fille.

    10Francisque Gay constitue par ailleurs un réseau de délégués d’arrondissement. En quelques mois, ils sont 141 en zone occupée et 110 en zone libre. Ils sont chargés de regrouper les exploitants isolés, de rechercher des terrains vacants et de faire le lien entre les multiples structures impliquées dans le développement du jardinage : Secours national, directions des services agricoles, municipalités, sociétés horticoles. Si le quart des délégués sont déjà membres de la Ligue, les nouveaux venus proviennent de milieux diversifiés : professeurs d’horticulture, élus locaux, notables, médecins, entrepreneurs, commerçants, prêtres12. L’instauration d’associations nouvelles étant interdite, ces délégués mettent en place des comités locaux, autorisés car rattachés à la Ligue, ainsi que des amicales du Coin de terre pour les jardiniers isolés.

    Figure 3

    Figure 3

    Diplôme, 1941-1944.

    © Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs.

    11Afin d’inciter les Français à jardiner, plus d’un million de tracts, brochures, affiches sont apposés dans les mairies, les écoles, les églises, les bureaux de tabac et les petits commerces. Des communiqués, insérés dans la presse locale, rappellent les formalités à remplir pour obtenir un jardin et bénéficier de la prime. Durant l’automne 1941, à la demande du secrétariat des Œuvres sociales du Maréchal, 10 000 diplômes sont distribués en zone occupée ainsi que des récompenses aux plus beaux nouveaux jardins (fig. 3). Il s’agit de mettre à l’honneur les récoltes d’automne, vitales pour la période hivernale et la soudure. On tient compte des quantités de fruits et légumes récoltés, de leur intérêt alimentaire et de leurs facultés de conservation. Un nouveau concours est organisé en 1942 (fig. 4). Cette même année, une carte de jardinage individuelle facilite la répartition des outils, engrais et surtout des semences, dont l’approvisionnement devient difficile. En 1943, grâce au contingentement établi, 22 variétés de graines sont proposées (fig. 5).

    Figure 4

    Figure 4

    Remise de diplômes, Île-de-France, 1941-1942.

    © Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs.

    Figure 5

    Figure 5

    Carte de jardinage, Bonneuil-en-France (Seine-et-Oise), 1942.

    © Archives départementales du Val d’Oise, FRADO95-E-depôt55-6F8-0003.

    • 13 - Ibid.

    12Par l’intermédiaire des délégués et du journal auquel ils sont abonnés, les jardiniers inexpérimentés bénéficient de conseils techniques. Si la Ligue entend souligner, dans la revue, « la valeur éducative du travail du jardin d’un point de vue familial et social », Francisque Gay se méfie de cet aspect « prédicant », préférant convaincre par l’exemple un public élargi. Le paiement de la subvention n’est qu’une « fastidieuse corvée » pense-t-il, mais le bulletin, envoyé à des dizaines de milliers de nouveaux jardiniers, peut rapporter à l’œuvre « le seul bénéfice moral et même matériel de cette vaste opération, marginale pour elle »13. Il semble douteux, pourtant, que les nouveaux adhérents, plus préoccupés de nourrir leur famille, se soient sentis membres d’une association !

    Un statut juridique pour les jardins ouvriers

    • 14 - Partiellement modifiée par la loi du 7 mai 1946.

    13La loi du 31 octobre 1941 (Journal officiel du 11 novembre)14 donne, pour la première fois, un véritable statut aux jardins ouvriers : « parcelles de terre qu’une initiative désintéressée met à la disposition du père de famille, en dehors de toute autre considération, afin qu’il les cultive et qu’il en jouisse pour les seuls besoins de son foyer » (article 1). Elle entérine la catégorisation des jardins en : jardins ouvriers dus à une initiative privée, jardins industriels ou ruraux liés à une entreprise et jardins familiaux dus à une démarche individuelle ; leur point commun étant l’interdiction d’en commercialiser les produits. La Ligue se réjouit de ce que le terme jardin ouvrier soit clairement défini et réservé à « une œuvre sociale d’intérêt général, chacun se l’appropriant trop facilement ».

    14La loi prévoit un soutien financier aux associations agréées, pour toute nouvelle parcelle aménagée sur des terrains dont elles disposent. Là encore, la subvention – qui se substitue à celle instaurée en novembre 1940 – se décompose en une prime fixe et une participation aux frais. Mais elle est réduite dès l’année suivante et supprimée en 1944 !

    Des difficultés multiples, des problèmes de coordination

    15En dépit des dossiers envoyés en double et des fraudes, les demandes de subventions sont peu nombreuses. En 1941, 48 000 émanent de la zone occupée et 23 000 de la zone libre. Les causes sont multiples : dossiers égarés, propagande axée sur les jardins ouvriers plus que sur les jardins industriels et familiaux qui ont bénéficié plus tardivement de la prime, délégués incompétents. Il semble que certains jardiniers, craignant la réquisition des produits de leur potager ou la réduction de leurs tickets d’alimentation, n’aient pas réclamé la prime. D’autres ont pu refuser d’adhérer à la Ligue. Le retard mis par l’association, confrontée à des problèmes de trésorerie, pour verser la prime a par ailleurs fait des mécontents. Mais si les demandes de subventions se ralentissent encore par la suite, celles de jardins se multiplient sans qu’il soit possible d’y faire face étant donné la rareté des terrains disponibles : 15 000 en mai 1942, 25 000 en janvier 1943.

    • 15 - Loi du 4 octobre 1941 relative à l’organisation sociale des professions, dite charte du Travail.
    • 16 - Archives de la Ligue.

    16Les jardins industriels bénéficiant de l’appui des Comités sociaux institués par la charte du Travail15, la Ligue se plaint des discriminations faites entre les différentes catégories de jardins. Elle déplore la dispersion et la confusion des actions organisées en faveur du jardinage. Longtemps oubliés des pouvoirs publics, les jardins ouvriers font désormais l’objet de textes et de circulaires émanant de services qui n’ont jamais travaillé ensemble. La Ligue voudrait fédérer et coordonner les différentes initiatives mais en a-t-elle vraiment les moyens ? En 1944, ne bénéficiant plus de l’aide du Secours national, elle réussit difficilement à équilibrer un budget vingt fois supérieur à ce qu’il était avant-guerre. Les liens avec les comités locaux se distendent. Deux ans auparavant, une Fédération nationale des jardins de France a bien été créée à Vichy, sous la présidence de Max Bonnafous, ministre secrétaire d’État à l’Agriculture et au Ravitaillement, mais elle ne semble pas avoir joué un rôle quelconque dans le développement des jardins16.

    L’essor des potagers… malgré tout

    17En dépit de la raréfaction des terrains disponibles, le nombre de potagers s’accroît considérablement. Accroissement à mettre sans doute en parallèle avec la diminution des rations alimentaires officiellement attribuées (moins de 1 400 calories par personne en 1942 et 1943, soit environ deux tiers des besoins énergétiques, à peine 900 à Paris au printemps 194417, et le développement des carences, notamment en zone urbaine et dans la population adolescente. Se nourrir devient une obsession.

    • 18 - Rapport du neuvième congrès de Jardins ouvriers, 1946 (archives de la Ligue).

    18Phénomène nouveau : l’apparition de jardins potagers dans les bourgs ainsi que dans des villes importantes qui en étaient dépourvues jusqu’alors, telles Bourges, Caen, Épinal, Poitiers… Le nombre de jardins fait plus que doubler à Tourcoing, tripler à Roubaix ; il passe de 77 à 1 439 à Bordeaux. De 1940 à 1946, 800 amicales et 170 comités locaux de la Ligue se constituent18. L’association, qui regroupait 75 000 jardins ouvriers en 1939, en gère 121 000 en 1942 et 250 000 en 1943, année de pointe ; ceci sans prendre en compte les jardins industriels et isolés. Selon le ministère de l’Agriculture, il y avait, en 1942, 200 000 nouveaux jardins, soit 4 000 hectares de potagers (fig. 6).

    Figure 6

    Figure 6

    Une belle récolte ! Fort de Bicêtre (Seine), 1930-1940.

    © Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs.

    • 19 - Ibid.

    19Dans le département de la Seine, le manque de terrains se fait sentir dès 1941. L’année suivante, un comité départemental des Jardins ouvriers est constitué par arrêté préfectoral afin de coordonner les actions. En 1943, la Ligue demande à bénéficier des 60 hectares encore disponibles dans la zone non aedificandi entourant la capitale, mais le directeur des Travaux de Paris les affecte à des cultures collectives. La Ligue récupère toutefois 400 hectares grâce à la direction des Services agricoles, et grâce au commissariat aux Grands Travaux de la Seine qui prend en charge le défrichement et la préparation des terrains19. Le nombre de jardins ouvriers de la Seine passe ainsi de 4 100 avant la guerre à 13 700 en 1941. 37 comités sont créés. 36 communes, qui en étaient auparavant dépourvues, bénéficient de jardins, tandis que les œuvres anciennes doublent souvent leur nombre de parcelles (fig. 7).

    Figure 7

    Figure 7

    Famille au jardin, Île-de-France, 1930-1940.

    © Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs.

    • 20 - Ibid.

    20À Montreuil, par exemple, la municipalité commence dès le mois de juin 1940 à rechercher des terrains pour les attribuer aux familles nécessiteuses. En octobre, un comité local de jardins ouvriers, rattaché à la Ligue, se constitue sous la présidence d’un arboriculteur qui assure en mairie les fonctions de délégué. Des chômeurs défrichent et clôturent des terrains communaux ; un groupe de jardins industriels est créé. En 1942, les Montreuillois cultivent 1 353 parcelles : 759 jardins ouvriers – dont 203 gérés directement par la Ligue – ; 296 jardins industriels ; 70 jardins « isolés » et 227 jardins administrés par la Société régionale d’horticulture. Celle-ci organise des cours de jardinage et aménage une pépinière afin de proposer des plants à prix avantageux. Une équipe entretient les 205 jardins dont le père de famille est prisonnier ou travailleur en Allemagne. La culture du soja et du tournesol se répand. En 1942, les différentes sociétés de jardins organisent une exposition d’horticulture dans la salle des fêtes20.

    21Dans bien d’autres communes, des comités locaux aussi actifs se constituent pour aménager des parcelles, venir en aide aux jardiniers novices et aux familles de prisonniers, renforcer les clôtures, organiser des rondes afin de débusquer les maraudeurs, nombreux en ces temps de restrictions. Installés dans l’urgence sur des terrains précaires, ces groupes sont sommaires mais intensivement cultivés. Ils sont attribués en priorité aux familles nombreuses, notamment aux femmes seules chargées d’enfants, mais la Ligue reconnaît ne pas avoir les moyens de sélectionner convenablement les bénéficiaires.

    • 21 - Témoignage recueilli à Alfortville en 1983.

    22Dans certains abris de jardin, des fusils voisinent avec les bêches et les râteaux21. Derrière Francisque Gay, qui en plaçant ses amis à la tête de groupes de jardins, lutte contre l’occupant, des directeurs, des jardiniers entrent en résistance, tandis que la Ligue doit interrompre la publication du Jardin ouvrier de France, dans laquelle elle refuse d’insérer la propagande allemande.

    Après-guerre

    • 22 - Le Jardin ouvrier de France, mars-avril 1947, et « Rapport du dixième congrès de Jardins ouvriers (...)

    23Dès 1944, puis surtout à partir de 1946, et malgré la persistance des problèmes de ravitaillement, le nombre de jardins diminue. Cette année-là, on ne dénombre que 210 000 jardins ouvriers et 600 000 jardins industriels, soit 100 000 de moins qu’en 1943. Quant au nombre de jardins isolés, la Ligue l’évalue à plus de 2,2 millions, 3 millions de cartes de jardinage ayant été distribuées. Le chiffre réel est certainement plus élevé car on peut supposer que les jardiniers qui n’avaient pas de problème d’approvisionnement en plants et semences n’ont pas demandé la carte. S’il y a 4 millions de parcelles et si chacune produit annuellement 600 kg de fruits et légumes, la contribution des potagers se monte à près de 2 millions et demi de tonnes, calcule la Ligue22.

    24Malgré l’abandon des plus mauvais terrains, aménagés sous l’Occupation, le potager résiste. Véritable « Code des jardins », la loi du 7 mai 1946 (Journal officiel du 8 mai), proroge les réquisitions de terrains et permet ainsi le maintien des groupes créés durant le conflit. En 1950, les jardins ouvriers sont encore trois fois plus nombreux qu’avant la guerre. Mais la Ligue, consciente du fait que les réalisations des années 1940 ont été disproportionnées par rapport aux besoins ordinaires, s’inquiète d’un avenir incertain. En effet, au cours de la décennie suivante, période de reconstruction, les groupes vont massivement disparaître.

    • 23 - En 1909, déjà, l’appellation « jardin familial » avait été proposée pour remplacer celle de « jar (...)
    • 24 - CABEDOCE, Béatrice, et PIERSON, Philippe (dir.). Cent ans d’histoire des jardins ouvriers, 1896-1 (...)

    25Adoptée à l’unanimité par les deux Chambres et dans l’urgence, car les terrains réquisitionnés doivent être rendus au 1er novembre, la loi du 26 juillet 1952 porte codification de la législation des jardins familiaux. C’est la première loi qui, depuis la guerre, concerne les jardins ouvriers à titre permanent, sans rien devoir à des circonstances exceptionnelles. Le législateur reconnaît l’utilité alimentaire et sociale des lotissements de jardins potagers et donne aux associations les moyens de stabiliser, voire de multiplier les réalisations. Les anciens jardins ouvriers23 sont désormais appelés « jardins familiaux », terme utilisé pour la première fois en octobre 1941 et désormais plus en rapport avec la diversité sociologique des jardiniers et l’ouverture des parcelles aux conjoints et aux enfants. La loi n’offre toutefois qu’une protection relative aux groupes ; elle « fixe un cadre aux créations de jardins mais ne les encourage pas réellement »24. Bénéfique pour le niveau de vie des Français, la période des Trente Glorieuses s’avère difficile pour les jardins familiaux. La Ligue, qui devient Fédération nationale des jardins familiaux, va devoir s’adapter aux mutations urbaines et sociétales et convaincre les aménageurs et les élus de la nécessité de protéger les jardins familiaux. Leur place, au cœur ou en dehors des villes, leur intégration dans les plans d’urbanisme, leur relation aux espaces verts collectifs et leur esthétisme seront désormais au cœur des réflexions.

    26Peu de témoignages subsistent aujourd’hui de ces groupes de jardins, hâtivement créés sous l’Occupation et massivement repris au cours des années 1950. Cependant, à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), au cœur du bois de Boulogne, subsistent encore les 275 parcelles de l’AJOAC, l’Association des jardins ouvriers de l’automobile et du cycle25. Elles avaient été mises en place sur un ancien terrain militaire, en 1942, sous l’appellation « Jardins du Maréchal ». Quelques scènes du petit film d’André Rigal, Ton jardin cultiveras, visant à promouvoir le jardinage, y avaient été tournées le 3 avril 194226. Le site est désormais protégé27 (fig. 8).

    Figure 8

    Figure 8

    Les Jardins de l’AJOAC, Domaine de Saint-Cloud, 2012.

    © Association des Ouvriers de l'Automobile et du Cycle.

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    Notes

    1 - Actuelle Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs, que nous appellerons « la Ligue ». Voir le site : http://www.jardins-familiaux.asso.fr/ [consulté le 26/11/2018].

    2 - Sur le Secours national et son instrumentalisation par Vichy : LE CROM, Jean-Pierre. La Protection sociale sous le régime de Vichy. Chap. 5, « De la philanthropie à l’action humanitaire ». Rennes : PUR, 2001. Voir le site : http://books.openedition.org/pur/16002 [consulté le 26/11/2018].

    3 - BARRAL, Pierre. Les Agrariens français de Méline à Pisani. Paris : A. Colin, 1968. Voir le site : https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2007-2-page-199.htm [consulté le 26/11/2018].

    4 - DUBOST, Françoise. « La scarole et le bégonia. Les nouveaux usages du jardin ». Ethnologie française, oct-déc. 1979, vol. 9, no 4, p. 365-376.

    5 - Compte rendu d’AGLAN, Alya. « Jean-Pierre Le Crom, Au secours Maréchal ! L’instrumentalisation de l’humanitaire (1940-1944) ». Paris : PUF, 2013. Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2014/3, no 61-3, p. 192. DOI : 10.3917/rhmc.613.0185. URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2014-3-page-185.htm [consulté le 26/11/2018].

    6 - Arrêté du ministère de l’Agriculture, 28 décembre 1940.

    7 - Antony, Blois, Bordeaux, Bourg-la-Reine, Charenton, Clichy-sous-Bois, Colombes, Corbeil, Douai, Le Havre, Mantes, Meaux, Montrouge, Nantes, Poitiers, Rennes, Saint-Denis, Versailles. On dénombre 112 centres en 1942.

    8 - Décédé en 1928.

    9 - CARITÉ, Maurice. Francisque Gay, le militant. Paris : les Éditions Ouvrières, 1966, p. 111. RÉMOND, René. Les catholiques dans la France des années trente. Paris : Cana, 1979, p. 266. Après la guerre, Francisque Gay fut ministre d’État, vice-président du Conseil et ambassadeur au Canada.

    10 - La Ligue conserve son siège et sa direction rue Saint-Romain à Paris.

    11 - Créé en 1934, le journal est destiné aux adhérents.

    12 - Archives Francisque Gay, aimablement communiquées par sa fille.

    13 - Ibid.

    14 - Partiellement modifiée par la loi du 7 mai 1946.

    15 - Loi du 4 octobre 1941 relative à l’organisation sociale des professions, dite charte du Travail.

    16 - Archives de la Ligue.

    17 - Voir le site : https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2007-2-page-199.htm [consulté le 26/11/2018].

    18 - Rapport du neuvième congrès de Jardins ouvriers, 1946 (archives de la Ligue).

    19 - Ibid.

    20 - Ibid.

    21 - Témoignage recueilli à Alfortville en 1983.

    22 - Le Jardin ouvrier de France, mars-avril 1947, et « Rapport du dixième congrès de Jardins ouvriers », 1950 (archives de la Ligue).

    23 - En 1909, déjà, l’appellation « jardin familial » avait été proposée pour remplacer celle de « jardin ouvrier », créée en 1895 par le dr Lancry, fondateur de l’école terrianiste (« Rapport du Congrès d’horticulture », archives de la Ligue). Aujourd’hui, les deux appellations figurent souvent dans les textes réglementaires.

    24 - CABEDOCE, Béatrice, et PIERSON, Philippe (dir.). Cent ans d’histoire des jardins ouvriers, 1896-1996. La Ligue du coin de terre et du foyer. Grane : Créaphis, 1996, p. 200.

    25 - Voir sur : https://www.youtube.com/watch?v=XcNxZm3acTI [consulté le 26/11/2018].

    26 - Voir sur le site : http://www.ina.fr/video/AFE85000779/les-jardins-du-marechal-video.html [consulté le 26/11/2018].

    27 - Voir dans la base Mérimée : notice IA92000539.

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    Table des illustrations

    Titre Figure 1
    Légende Jardinage en famille, Île-de-France, 1930-1940.
    Crédits © Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs.
    URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/18752/img-1.jpg
    Fichier image/jpeg, 752k
    Titre Figure 2
    Légende Le « Jardin ouvrier de France », Île-de-France, septembre 1941.
    Crédits © Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs.
    URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/18752/img-2.jpg
    Fichier image/jpeg, 424k
    Titre Figure 3
    Légende Diplôme, 1941-1944.
    Crédits © Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs.
    URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/18752/img-3.jpg
    Fichier image/jpeg, 568k
    Titre Figure 4
    Légende Remise de diplômes, Île-de-France, 1941-1942.
    Crédits © Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs.
    URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/18752/img-4.jpg
    Fichier image/jpeg, 728k
    Titre Figure 5
    Légende Carte de jardinage, Bonneuil-en-France (Seine-et-Oise), 1942.
    Crédits © Archives départementales du Val d’Oise, FRADO95-E-depôt55-6F8-0003.
    URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/18752/img-5.jpg
    Fichier image/jpeg, 784k
    Titre Figure 6
    Légende Une belle récolte ! Fort de Bicêtre (Seine), 1930-1940.
    Crédits © Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs.
    URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/18752/img-6.jpg
    Fichier image/jpeg, 408k
    Titre Figure 7
    Légende Famille au jardin, Île-de-France, 1930-1940.
    Crédits © Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs.
    URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/18752/img-7.jpg
    Fichier image/jpeg, 788k
    Titre Figure 8
    Légende Les Jardins de l’AJOAC, Domaine de Saint-Cloud, 2012.
    Crédits © Association des Ouvriers de l'Automobile et du Cycle.
    URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/18752/img-8.jpg
    Fichier image/jpeg, 984k
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    Pour citer cet article

    Référence électronique

    Béatrice Cabedoce, « 1940-1952 : une période charnière pour les jardins ouvriers  », In Situ [En ligne], 37 | 2018, mis en ligne le 14 décembre 2018, consulté le 18 juin 2019. URL : http://journals.openedition.org/insitu/18752 ; DOI : 10.4000/insitu.18752

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    Auteur

    Béatrice Cabedoce

    Chargée de recherche en histoire sociale et en ethnologie, ARPE (Atelier de Restitution du Patrimoine et de l’Ethnologie), conseil départemental du Val d’Oise, direction de l’Action culturelle beatrice.cabedoce@valdoise.fr

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    Droits d'auteur

    Licence Creative Commons
    In Situ Revues des patrimoines est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

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