Les Contes de Perrault dans tous leurs états

Il y a tout juste cinq ans (le 9 décembre 2013) eut lieu une exceptionnelle vente aux enchères entièrement consacrée à un lot unique : un exemplaire de l’édition originale des Histoires ou Contes du temps passé de Charles (et/ou Pierre ?) Perrault. Estimé à 400 000 – 500 000 €, le petit volume in-12 fut vendu 770 000 € (962 500 € frais compris). Selon la Gazette Drouot, il s’agissait là « du plus haut prix obtenu pour un livre imprimé français 1 ». Ce record avait sans doute été favorisé par une importante mise au point bibliographique diffusée dans trois publications de 2010, soulignant qu’il y eut bien deux éditions (et non deux « tirages » ou « états » d’une seule édition) publiées par Claude Barbin en 1697, et que les exemplaires de la véritable première édition sont rarissimes 2 .

Cette distinction entre les deux éditions des Contes avait déjà été établie en 1892 par le baron de Claye, sur la base d’une comparaison entre l’exemplaire de la bibliothèque Victor Cousin et deux exemplaires en mains privées :

Nous avons noté des différences qu’on ne soupçonnait pas et qui nous ont appris qu’il y a eu en 1697 non pas une, mais deux éditions des Contes du Temps passé. […] Il ne s’agit pas seulement de quelques feuillets offrant des variantes : d’un bout à l’autre c’est une autre impression 3

À sa suite, plusieurs spécialistes de Perrault (de Paul Bonnefon et Mary Elizabeth Storer à Gilbert Rouger) avaient rappelé, en termes plus ou moins clairs, l’existence de deux éditions Barbin. Pourtant, celles-ci continuaient à être souvent confondues, même par les experts en livres anciens ; ainsi, lors de la vente Hayoit (Sotheby’s, 2001), un exemplaire de la deuxième édition était décrit avec emphase comme « l’édition originale » et atteignit le prix de deux millions de francs. Les publications de 2010 ont donc apporté des précisions salutaires, tout en ignorant elles-mêmes la préhistoire de cette « révélation exceptionnelle 4 ».

Je voudrais proposer de reprendre le dossier et de pousser plus loin l’analyse matérielle et textuelle de ces deux éditions de 1697 (que je désignerai ici par A et B). La tâche est aujourd’hui grandement facilitée par la numérisation et mise en ligne des trois exemplaires de A conservés dans des collections publiques : la Bibliothèque nationale de France, la Bibliothèque de la Sorbonne, et la Bayerische Staatsbibliothek à Munich. La Sorbonne a aussi mis en ligne son exemplaire de B (provenant de Victor Cousin) ; cette numérisation est très supérieure au médiocre facsimilé jadis publié par Firmin-Didot, et plus tard par Slatkine, à partir du même exemplaire. Le recours aux versions numériques, si excellentes soient-elles, n’étant évidemment pas suffisant, j’ai en outre examiné personnellement les trois exemplaires de B conservés en Amérique (à New York, Harvard et Princeton). Les observations et interrogations qui suivent sont le résultat de cet exercice de collation, auquel je me suis livré dans le cadre de recherches sur les débuts du conte de fées littéraire en France.

L’exemplaire de Munich, apparemment inconnu des experts et bibliographes français, se distingue par plusieurs particularités – à commencer par la présence d’une variante surprenante qui, à ma connaissance, n’a jamais été notée. Alors que dans les exemplaires de la BnF, de la Sorbonne et de la vente de 2013 le feuillet P3 est un carton, celui de la BSB a gardé le feuillet original, qui révèle la première version d’un passage de « Riquet à la Houppe » :

Figure 1 – Bayerische Staatsbibliothek  (Res/P.o.gall. 1656 mz)

Le carton corrige « me disoit-il » en « me diroit-il » et « seur » en « seure » (ici souligné en jaune) ; mais surtout, il supprime deux phrases quelque peu brutales prononcées par la princesse : « qui me fait voir en vous de nouvelles laideurs que je ne voyois pas », et « puisque cela ne devoit servir qu’à me rendre plus miserable » (souligné en orange). Pour compenser ces suppressions, la version cartonnée allonge artificiellement la réponse de Riquet, de façon à assurer l’enchaînement avec le début de la page 175. C’est ce texte remanié qui est reproduit dans B et toutes les éditions ultérieures. Par contre, la contrefaçon publiée en 1697 à l’adresse (sans doute fausse) de Trévoux, copiée sur un exemplaire non cartonné, donne le texte original.

Autre particularité de l’exemplaire de Munich : alors que neuf des dix feuilles présentent la composition typographique A, une feuille (cahiers L et M) relève de la composition B. On a affaire à un exemplaire hybride, qui ne contient d’ailleurs pas de feuillet d’errata, à la différence des autres exemplaires connus de A.

L’exemplaire de A conservé à la Sorbonne offre lui-même une différence d’état, car la table s’y présente déjà sous la forme légèrement remaniée qui est caractéristique de B :

Figure 2 – à gauche : Bibliothèque nationale de France (RES P-Y2-263) et à droite : Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne (RRA 6= 348)

Ces trois exemplaires de la véritable première édition ne sont donc point identiques mais illustrent à eux seuls trois états distincts, non décrits par les bibliographes. Et quel est au juste le rapport entre A et B ? Selon Jean-Marc Chatelain, la deuxième édition représenterait « une recomposition complète de l’ouvrage, à la seule exception de l’épître dédicatoire 5. » Il me semble nécessaire de nuancer cette affirmation : seuls 80% du livre ont été réellement composés à nouveau, à savoir les cahiers A-Q (p. 1-192). Pour le reste (cahiers R, S, T et ã), la composition A a été réutilisée, mais avec des retouches plus ou moins importantes qui peuvent parfois faire croire à une composition nouvelle.

Dans les cahiers A-Q, la recomposition est évidente sur chaque page, dès qu’on fait attention à la typographie. Ce qui est plus mystérieux, et plus intéressant sur le plan littéraire, est la présence d’un certain nombre de différences textuelles entre A et B que les éditions critiques des Contes – à l’exception de celle de Roger Zuber – passent complètement sous silence. Dans « La Barbe bleue », par exemple, la seconde composition simplifie la syntaxe de deux phrases : « en lui laissant le choix » est changé en « et lui laissa le choix » (p. 58), et « dans lequel se miroient » en « & que dans ce sang se miroient » (p. 67). Que faut-il penser de ces remaniements stylistiques, et qui en est l’auteur ? Quoi qu’il en soit, l’édition de 1707 revient dans tous ces cas à la version de A, alors que les éditeurs modernes s’en tiennent en général au texte de ce qu’ils appellent, malencontreusement, le « second tirage ».

Pour les cahiers I et K, il faut d’ailleurs signaler l’existence de deux états de B, dont le premier est attesté par l’exemplaire Cousin, et le second par les autres exemplaires consultés. Ainsi, « ellé » est corrigé en « elle » (p. 114), et « vaiselle » en « vaisselle » (p. 119). Ces corrections semblent limitées à la forme intérieure de la feuille ; les pages relevant de la forme extérieure ne présentent pas de variantes.

Figure 3 – à gauche : Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne (VCR 6= 9677) et à droite : Princeton University Library (Cotsen HSVC 25129)

À partir du cahier R, la relation entre A et B est telle qu’elle requiert une comparaison très serrée, ligne par ligne, avec vérification sur tous les exemplaires accessibles. C’est notamment la présence de caractères déformés ou fracturés au sein des mêmes mots dans les deux éditions qui m’amène à conclure que la composition de chaque page avait été ficelée et conservée, puis retouchée et réimposée sur le marbre. Si on laisse de côté les titres courants (apparemment tous refaits pour la seconde édition), plusieurs pages des cahiers R et S sont strictement identiques dans A et B. C’est le cas de la page 198, où deux fautes flagrantes auraient pourtant nécessité une correction (« mor- de pain », « il passeroient »). À la page 197 je n’ai pu repérer qu’une infime différence, à savoir le redressement de l’i dans « avoit » (ligne 9) :

Figure 4 – à gauche : Bibliothèque nationale de France (RES P-Y2-263) et à droite : New York Public Library (*KB 1697 [Perrault, C. Histoires ou contes du temps passé])

Ailleurs dans « Le Petit Poucet », la plupart des pages de B témoignent de modifications plus substantielles, mais visiblement effectuées à l’intérieur de la première composition. Aux pages 218 et 220, le nombre de lignes, qui était irrégulier dans A, est réduit de 18 à 17, ce qui cause un décalage croissant entre les deux éditions. L’examen des caractères distinctifs montre cependant que, jusqu’à la fin du texte, l’atelier s’est borné à déplacer et remanier les lignes de la première composition :

Figure 5 – à gauche : Bibliothèque nationale de France (RES P-Y2-263) et à droite : New York Public Library (*KB 1697 [Perrault, C. Histoires ou contes du temps passé])

Un semblable constat s’impose pour la table et le privilège (fin du cahier T) ainsi que la page de titre et la dédicace (cahier ã) : B réemploie la composition de A, en y corrigeant quelques détails d’orthographe et de mise en page.

L’analyse matérielle confirme donc qu’il s’agit bien de deux éditions distinctes, car la grande majorité du texte a en effet été recomposée. Mais la seconde édition a dû suivre la première de très près, puisque les caractères utilisés pour les deux dernières feuilles n’avaient pas encore été distribués dans les casses. Une telle recomposition partielle n’est sûrement pas un procédé singulier pour l’époque ; Roger Laufer avait ainsi constaté un cas analogue à propos des rééditions du Diable boiteux de Lesage en 1707 (chez la veuve de Claude Barbin), en proposant l’explication suivante : « Une vogue exceptionnelle peut justifier une recomposition partielle, la décision d’augmenter le tirage étant prise alors qu’une partie de l’ouvrage a déjà été tirée et les formes distribuées 6 ». Dans le cas des Histoires ou Contes du temps passé, ni l’auteur ni le libraire n’avait sans doute prévu la « vogue » qu’allait rencontrer le recueil ; Barbin affrontait d’ailleurs alors des difficultés financières qui devaient le pousser à la prudence 7. On peut supposer que l’ouvrage fut d’abord tiré à un nombre assez peu élevé d’exemplaires, mais que son succès amena rapidement une augmentation du tirage, nécessitant une nouvelle composition pour la plus grande partie du texte.

Comme je l’ai signalé ailleurs 8, le premier volume des Contes des fées de Mme d’Aulnoy, publié par Barbin quelques mois après le livre de Perrault (et devenu encore plus rare que celui-ci), existe lui aussi en deux versions à première vue identiques, dont l’analyse bibliographique reste à faire. L’existence de telles éditions jumelles reflète-t-elle une pratique éditoriale courante et méconnue ? Ou s’agit-il d’un phénomène affectant plus particulièrement les recueils de contes de fées, genre littéraire nouveau dont les libraires avaient du mal à prédire le débit ? Il faudra sans doute poursuivre et élargir l’enquête, en examinant d’autres exemplaires et d’autres éditions, sans se fier aux apparences ni aux catalogues.

 Volker Schröder
Princeton University

  1. Voir l’entrée « Perrault record » dans Bibliophilie 2013  []
  2. Importants livres anciens, livres d’artistes et manuscrits, vente Christie’s, Paris, 21 avril 2010, no. 54 ; Jean-Marc Chatelain, « Du nouveau sur de l’ancien : une précision bibliographique à propos de l’édition originale des Contes de Perrault », dans Il était une fois l’interdisciplinarité, sous la dir. de Claire Badiou-Monferran, Louvain-la-Neuve : Academia-Bruylant, 2010 (actes d’un colloque tenu le 31 mai 2008), p. 235-238 ; Vérène de Diesbach-Soultrait, Six siècles de littérature française : XVIIe siècle (Bibliothèque Jean Bonna), Genève : Droz, 2010, t. II, p. 90-91 (« découverte fondamentale qu’aucun bibliographe n’avait notée jusqu’à présent »). []
  3. D’Eylac (A. de Claye), La Bibliophilie en 1891-1892, Paris : A. Rouquette, 1893, p. 13-14 (première publication dans La Gazette nationale ou Le Moniteur universel, 16 avril 1892, p. 3). []
  4. Vérène de Diesbach-Soultrait, op. cit., p. 91. []
  5. Jean-Marc Chatelain, art. cit., p. 237. []
  6. Roger Laufer, Introduction à la textologie : vérification, établissement, édition des textes, Paris : Larousse, 1972, p. 120-121. []
  7. Voir Gervais Reed, Claude Barbin, libraire de Paris sous le règne de Louis XIV, Genève–Paris : Droz, 1974, p. 50. []
  8. « Les Contes des Fées », Anecdota : rare texts and images from early modern France, avril 2018. https://anecdota.princeton.edu/archives/720 []

Une visibilité réduite : fastes et lacunes d’une exposition sur le théâtre au XVIe siècle

 

Le musée national de la Renaissance au château d’Écouen propose jusqu’au 28 janvier 2019 l’exposition Pathelin, Cléopâtre, Arlequin. Le théâtre dans la France de la Renaissance. Cette exposition présente sans aucun doute la plus grande quantité de livres sur et autour du théâtre et de la culture spectaculaire en français au XVIe siècle jamais rassemblée pour une telle manifestation culturelle. À ce titre, elle offre à qui la visite un saisissant tour d’horizon visuel des supports et des formats proposant à l’époque des textes de théâtre, mais aussi des récits festifs, des images de décors et de spectacles, ainsi que des documents témoignant de la pratique dramatique. Il est d’autant plus dommage qu’elle ne réponde pas aux attentes qu’une telle ambition peut susciter.

Une large place faite aux livres

Pour limiter le propos aux livres qui sont l’objet d’étude de ce blog, je ne commenterai pas les documents d’archives, tableaux, gravures, objets et même tapisseries et tissus présentés aux côtés de ces livres, autrement que pour souligner le grand intérêt de les rassembler ainsi dans un même espace d’exposition. Ils font l’objet d’une présentation riche et éclairante sur différents aspects de la pratique théâtrale comme sur l’impact que le théâtre put avoir sur l’imaginaire collectif à cette époque. Les livres (manuscrits et imprimés) représentent quant à eux presque la moitié des 137 pièces présentées.

L’exposition est divisée en quatre salles : « L’apogée des formes médiévales », « Un théâtre humaniste », « L’émergence de la commedia dell’arte » et « Un théâtre de Cour ? La construction d’un nouveau symbolisme collectif ». La première salle, et aussi la plus grande, est consacrée au théâtre issu de la tradition médiévale encore largement pratiquée au XVIe siècle. Les vitrines centrales de la pièce proposent une impressionnante collection de manuscrits de mystères et pièces à sujets religieux, qui illustrent la diversité de ces supports. 

On peut ainsi voir côte à côte des manuscrits de mystères présentant le texte complet d’une pièce, certains dans une mise en page dépouillée, d’autres richement enluminés ; des imprimés qui soulignent que les textes de ces mystères ne restèrent pas cantonnés au seul support manuscrit ; des registres de comptes ainsi que des contrats documentant l’organisation des représentations de ces mystères. On y trouve aussi d’exceptionnels documents de travail utilisés lors de représentations, tels que l’Abregiet de la Passion jouée à Mons en 1501, qui permettait au metteur en scène (‘meneur de jeu’) d’avoir une vue d’ensemble des répliques abrégées des différents personnages et des actions de jeu (Mons, bibliothèque centrale, Ms 535 (1086) R1/B) ; ou encore de rares rôles d’acteurs, qui ne comportent que les répliques du personnage que l’on joue (Rôle de l’Homme Pécheur, moralité de la fin du XVe siècle, BnF Ms NAF 6514). Tous sont rendus accessibles par de très utiles tablettes en bois que l’on peut prendre en main pour lire une transcription d’extraits de textes manuscrits.

Manuscrits et incunable de mystères de la Passion richement enluminés

La deuxième salle fait la part belle à trois types de livres, dont le propos reflète l’intérêt des humanistes pour le théâtre antique, et l’inspiration qu’ils y trouvent : des éditions, en latin et en français, des œuvres du poète comique latin Térence ; des traités architecturaux italiens qui proposent une réflexion sur la construction de nouveaux théâtres et décors inspirés de l’Antiquité ; et les premières tragédies et comédies en français d’auteurs tels qu’Étienne Jodelle, Robert Garnier ou Pierre de Larivey.

Térence, Comoediae, Johann Grüninger, Strasbourg, 1496 (USTC 749279)

Les troisième et quatrième salles proposent une belle palette d’éditions présentant différents divertissements de cour et entrées urbaines ainsi qu’une sélection intéressante de pièces issues du monde des acteurs italiens à la fin du XVIe siècle. Certains de ces ouvrages éveilleront certainement la curiosité des historiens du livre. Ainsi d’une édition d’une comédie italienne, l’Angelica de Fabrizio de Fornaris, par le parisien Abel Langelier (1585) (USTC 130109), qui attire l’attention sur la petite production dans cette langue d’un imprimeur-libraire majeur, plus connu pour son ample catalogue en français. Ou encore l’expérimentation menée par Gérard Vivre avec sa Comédie de la fidélité nuptiale (Paris, Nicolas Bonfons, 1578) : dans ce livre, l’auteur propose un système inédit de signes typographiques servant à donner des indications scéniques dans le texte de la pièce. A ce titre, l’exposition a pour mérite certain de proposer, aux côtés d’ouvrages incontournables, d’autres livres moins connus mais tout aussi fascinants.

Deux pages de la Comédie de Gérard de Vivre (g. Système de didascalies typographiques; d. Son application dans un dialogue)

Des livres trop peu mis en valeur

Il est donc dommage que ces livres, dont la variété et l’intérêt sont frappants, ne bénéficient pas toujours d’une mise en valeur adéquate. Dans toutes les salles, l’exposition des livres est similaire : la plupart sont présentés en vitrine à l’horizontale, pour s’ouvrir sur la page de titre ou sur deux pages reflétant au mieux le contenu de l’ouvrage. Cette exposition classique est compréhensible, mais les longues rangées de livres ainsi présentées peuvent s’avérer monotones pour les personnes qui visitent l’exposition sans avoir de connaissances préalables en histoire du théâtre ni en histoire du livre.

Elle est de plus inévitablement frustrante, dans le cas de manuscrits et d’imprimés vantés pour leur contenu particulièrement riche en illustrations, ou les particularités de leur contenu. Étant donné le partenariat mis en place avec la Bibliothèque nationale de France, on aurait pu envisager un accès électronique à certains ouvrages dont la numérisation est disponible sur Gallica, via des tablettes au fil de l’exposition, ou tout autre dispositif attirant l’attention des visiteurs sur l’existence de ces objets numériques. Il est en effet dommage de se priver du plaisir de pouvoir feuilleter l’un des manuscrits du Mystère de la Passion de Valenciennes, richement peints, ou encore le Balet comique de la Royne (1582) et ses nombreuses gravures[1], pour se faire une meilleure idée de leur contenu.

De fait, les choix de présentation des ouvrages risquent de faire passer les visiteurs à côté de pièces essentielles. Ainsi, dans la première salle, en parallèle aux livres de mystères, les autres « formes rudimentaires » théâtrales (pour reprendre une expression particulièrement malheureuse du panneau présentant les farces, sotties et moralités) ne bénéficient pas du même traitement de mise en valeur. Il est dommage que, dans la (trop) petite sélection d’imprimés présentée pour cette section, soient mis sur le même plan des éditions intéressantes mais conservées en plusieurs exemplaires, et des ouvrages absolument uniques. Ainsi, on se demandera si un objet exceptionnel comme le Recueil de Florence (coll. privée), l’un des trois grands recueils de théâtre joyeux imprimé, ne pouvait pas mieux être présenté que perdu dans une vitrine foisonnante.

Le recueil de Florence, exposé pour la première fois au public 

Cela ne contribue pas à attirer le regard des visiteurs sur ce témoin majeur de l’histoire du théâtre, ni à souligner qu’est ici exposé pour la première fois au public un livre demeuré dans des collections privées depuis sa découverte dans un grenier en 1927 (et prêté pour l’occasion par son propriétaire) : seuls deux chercheurs, Gustave Cohen et Jelle Koopmans, avaient jusqu’ici eu le privilège d’y avoir accès pour l’étudier.

Cela crée également l’impression fausse que c’est le théâtre religieux qui primait dans la pratique théâtrale du premier XVIe siècle, vu la place donnée à ses témoins dans cette salle, qui réduit le foisonnement des autres formes théâtrales et festives de l’époque à peu de choses, au regard de la masse de livres et de documents qu’elles nous ont pourtant laissée.

Une question laissée sans réponse : qu’est-ce que le théâtre dans la France de la Renaissance ?

Car c’est bien là que le bât blesse. Le problème majeur auquel on est confronté dans cette exposition réside dans un biais qui met en avant la sélection de certains types d’ouvrages, pour occulter d’autres pans de la production de livres de théâtre et de la pratique théâtrale de la même période, sans que cela soit justifié par les sources. Le théâtre religieux qui l’emporte sur les autres formes dramatiques pour la première salle en est un exemple. La mise en avant d’un « théâtre rêvé » des humanistes dans la deuxième salle en est un autre. Les belles éditions illustrées de Térence éclipsent la pratique du théâtre des Collèges, en latin notamment. Le théâtre des Jésuites, autre forme majeure du théâtre pédagogique à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle, est quant à lui tout simplement absent de l’exposition. De même, les décors imaginés par les architectes italiens ne trouvent pas de véritable contrepoint dans la présentation de documents permettant de mieux saisir les questions de scénographies réellement à l’œuvre quand se mettent en place les premières structures de jeu pérennes, à Paris notamment. C’est donc un théâtre souvent imaginaire qui est mis en avant, au détriment de la pratique dramatique proposée aux publics de la Renaissance.

Autre angle mort de l’exposition, un seul livre, la « tragédie françoise » Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (ici présenté dans son édition anversoise de 1580, est chargé d’illustrer toute la richesse du théâtre protestant en français. On sait que ce théâtre fut particulièrement foisonnant en France dans la deuxième moitié du XVIe siècle, dans les registres non seulement tragiques, mais aussi comiques et satiriques, en résonance avec les tensions puis les conflits sanglants des guerres de religion qui marquèrent le royaume.

La Comédie du Pape malade, [Genève], [Conrad Badius], 1561, USTC 209

De nombreuses pièces réformées furent jouées dans des villes françaises, et circulèrent à l’état de manuscrits et d’imprimés : là encore, la documentation existe, et aurait dû être présentée pour donner une vision complète des enjeux sociaux et religieux du théâtre de la première modernité. Ainsi, il était possible de faire le lien avec le manuscrit La Vallière, ou Recueil de Rouen, présenté comme recueil de farces dans la première salle l’exposition, mais qui contient également des pièces d’inspiration protestantes composées et jouées en Normandie. Cela aurait permis de montrer la complexité de tels ouvrages, plutôt que de les réduire à des stéréotypes – le comique de la farce n’excluant pas ici le sérieux de la critique réformée, par exemple.

Le Recueil La Vallière, ou Recueil de Rouen, BnF Ms Français 24341 (photos © Mario Longtin)

On pourrait certes arguer qu’une partie du théâtre protestant, de Bèze et d’autres, fut imprimé à Genève ou Neuchâtel et se trouverait donc à la marge du champ défini par l’exposition, la France de la Renaissance. Mais, outre le fait que ces livres circulèrent largement dans le royaume, il faudrait alors également discuter le statut d’autres objets présentés au fil de l’exposition. Ainsi, les manuscrits des Passions jouées et copiées à Valenciennes et Mons, sont présentés parmi d’autres témoins des mystères joués en France, alors que ces villes faisaient encore partie des Pays-Bas. On regrette donc ici le manque de contextualisation de ces questions de frontières géopolitiques qui ne recoupaient pas celles de la langue au XVIe siècle, et qui posent donc la question de ce qu’est le théâtre français, ou en français à l’époque.

En conclusion, cette exposition mérite le déplacement pour l’introduction d’un sujet encore largement inconnu du grand public, et pour la richesse des œuvres et des livres qu’elle présente, en particulier certaines pièces, exceptionnelles à bien des égards. On déplorera en revanche que des pans de la recherche actuelle soient laissés dans l’ombre ou sous-exploités, ce qui n’aboutit qu’à une vision partielle, et donc incomplète, de la culture théâtrale du temps. Ces manques se retrouvent en particulier dans la présentation des livres imprimés, qui ne permet pas assez de bien en saisir le contexte de production, l’utilisation et la réception dans la société du XVIe siècle, ainsi que la valeur patrimoniale et scientifique.

Katell Lavéant
Université d’Utrecht

[1]  Sur cet ouvrage, je renvoie au billet de Juliette Jestaz, « Les faux pas du Balet comique de la Royne imprimé en 1582 », publié sur notre blog le 4 octobre 2017.

 

À la découverte d’une bibliothèque savante: les collections de l’Académie de Nîmes

Cette semaine, Didier Travier, conservateur au fonds ancien de la bibliothèque municipale de Nîmes, nous emmène à la découverte d’une autre bibliothèque dont il a la charge, celle de l’Académie de Nîmes.

L’Académie de Nîmes créée en 1682 est l’une des plus anciennes académies de province après celles de Caen (1652), Avignon (1658), Arles (1669) et Soissons (1674). Dissoute à la Révolution française, elle est reconstituée en 1802. Elle se réunit depuis 1920 dans un bel hôtel particulier du 16e siècle situé au 16 de la rue Dorée. C’est là, au premier étage, que se trouve sa bibliothèque dont le catalogue informatisé compte un peu plus de 8000 notices.

Une permanence y est assurée les mardis de 14h à 17h et vendredis de 14h à 16h. Les confrères et consœurs ainsi que les chercheurs extérieurs qui en font la demande y sont accueillis par M. Jean-Louis Meunier, rapporteur de la commission de la bibliothèque, et les personnes qui l’épaulent.

Quelle est la place du livre ancien dans votre institution ?

Comme ce fut le cas pour beaucoup d’institutions d’Ancien Régime, la bibliothèque de l’Académie de Nîmes, qui s’était considérablement enrichie par la donation des collections de son Secrétaire perpétuel, le botaniste et épigraphiste Jean-François Séguier (1703-1784), a été confisquée au moment de la Révolution française. Le fonds ancien de l’Académie se trouve donc aujourd’hui à la Bibliothèque municipale de Nîmes. La part du livre ancien est en conséquence très faible dans les collections de la bibliothèque reconstituée au 19e siècle : moins de 4% d’ouvrages antérieurs à 1810. Elles se partagent en deux parts égales entre un grand 19e siècle (jusqu’en 1914) et le 20e siècle jusqu’à nos jours (48% chacune). Cela n’empêche pas la présence de quelques pièces anciennes rares comme cet ouvrage de polémique anti protestante, L’Ecriture abandonnée par les ministres de la religion prétendue réformée, publié à Nîmes en 1658 par un magistrat de la ville, Claude de Bane, issu d’une famille protestante mais converti lui-même au catholicisme. Le Catalogue collectif de France n’en recense que deux exemplaires à Avignon et Montpellier.

Pouvez-vous nous expliquer la provenance des livres de votre fonds ?

L’usage est que les Académiciens remettent à la bibliothèque un exemplaire de chacune des publications auxquelles ils contribuent. C’est là la source régulière d’accroissement des collections. Il n’est pas rare non plus qu’au décès de certains membres, l’Académie reçoive tout ou partie de leur bibliothèque. Ce fut par exemple le cas en 1922 pour celle du commandant Raymond Plantin de Villeperdrix partagée entre l’Académie et le Musée archéologique.

Ex-libris du commandant de Villeperdix sur un exemplaire du Compendio della vita di san Filipo Neri, Forli, 1674, provenant de la bibliothèque familiale.

Enfin, l’une des ressources importantes de la bibliothèque est constituée par les périodiques reçus par échange avec d’autres sociétés savantes. Il y en a actuellement 94.

Quelles en sont, selon vous, les particularités ?

A côté de ces publications des sociétés savantes, qui constituent une mine trop peu explorée, et des brochures et ouvrages intéressant l’histoire locale, l’un des points forts de la bibliothèque de l’Académie réside, me semble-t-il, dans ses collections occitanes. Les ouvrages les plus anciens dans ce domaine sont l’édition de 1638 du Ramelet moundi de Pierre Goudelin et Le tableu de la bido del parfet crestia, livre de piété toulousain millésimé 1673, l’édition originale datant de l’année précédente. Mais c’est surtout le mouvement félibréen qui est représenté par plusieurs centaines de titres, provenant notamment de la bibliothèque de Fernand Devize léguée en 1928, elle-même héritière de celle de l’écrivain provençal Baptiste Bonnet (1844-1925), natif de Bellegarde dans le Gard. Parmi les pièces remarquables de cet ensemble, il faut citer les carnets manuscrits du félibre nîmois Louis Roumieux (1829-1894).

Dans le domaine du patrimoine graphique, il convient de signaler, même s’ils n’appartiennent pas à la bibliothèque stricto sensu, la fascinante collection iconographique relative au comte de Chambord réunie par Henry Bauquier, le fondateur du Musée du Vieux-Nîmes, et donnée à l’Académie en 1943, ainsi que le fonds Filleron-Lorin comprenant 44 700 cartes postales anciennes, concernant principalement des édifices religieux.

Est-ce que vous pouvez nous montrer quelques livres qui vous semblent typiques de votre collection ?

Voici d’abord un ouvrage emblématique de la culture camarguaise, qui a tant d’importance à Nîmes, ville de la tauromachie

Le Taureau Camargue, publié en 1925 par Jeanne de Flandreysy et Gaston Bouzanquet participe du mouvement d’ « invention » de la Camargue et de promotion des traditions de la « nacioun gardiana » qui s’affirme dans ces années-là autour du marquis de Baroncelli.
Mais pour voir les pièces les plus remarquables, il faut ouvrir les portes de l’armoire de la réserve.

Jean-Louis Meunier, rapporteur de la commission bibliothèque, devant l’armoire de la réserve)

La rarissime pièce ci-dessous (elle n’est connue au Catalogue collectif de France que par les deux exemplaires de la Mazarine) intitulée Histoire admirable d’un faux et supposé mari est une contrefaçon du début du 17e siècle du récit de la fameuse histoire de Martin Guerre.


Parmi les pièces manuscrites, on peut signaler un Cours d’architecture professé entre 1787 et 1792 à l’Ecole des Ponts et Chaussées de Montpellier par Charles Durand, qui, comme ingénieur du département du Gard, jouera un rôle décisif dans les aménagements urbains de Nîmes au début du 19e siècle.

Comment encouragez-vous l’utilisation des livres anciens et la connaissance de vos fonds par les chercheurs ?

La priorité n°1 est le signalement des collections. Une convention passée en 2001 avec la Ville de Nîmes a permis l’informatisation initiale du fonds. Depuis les nouvelles entrées sont cataloguées par les bibliothécaires de la Ville et intégrées dans un catalogue commun (http://cat-bib.nimes.fr). Dans le même temps, notre archiviste, M. Gabriel Audisio, et son équipe poursuivent un travail important de recensement des archives de l’Académie, qui prend la forme d’un inventaire sous Excel accessible sur le site de l’Académie (https://www.academiedenimes.org). On signalera enfin, dans la même logique d’ouverture, l’opération de numérisation des publications de l’Académie menée avec beaucoup de détermination par le Secrétaire perpétuel, M. Alain Aventurier. Aujourd’hui, l’ensemble des Mémoires est consultable en ligne sur le site de l’Académie. Les Mémoires mais aussi les Bulletins sont par ailleurs accessibles dans Gallica jusqu’en 2006.

Comment mettez-vous en valeur le fonds ancien auprès d’un public plus large ?

Le grand public peut découvrir la bibliothèque à l’occasion des Journées du Patrimoine. L’Académie s’efforce également de s’associer à des opérations de valorisation à l’extérieur de ses murs. Ainsi, l’été dernier, une exposition faisant connaître le fonds de cartes postales a été présentée à la bibliothèque municipale dans le cadre d’un programme plus vaste consacré à la photographie.

Quel vous semble être la question la plus pressante à laquelle vous avez à faire face aujourd’hui dans votre travail ?

Trop peu de places pour stocker les livres, trop peu de public pour les consulter ! Le premier problème est en passe d’être résolu puisque l’aménagement de deux nouvelles pièces va donner à la bibliothèque et aux archives une extension considérable. Le second est plus complexe. Sa résolution suppose, outre l’effort de signalement et de valorisation déjà indiqué, l’établissement de liens plus resserrés avec l’Université, ce qui a commencé à se faire. Des numérisations ciblées, complémentaires de celles de la bibliothèque municipale et conjointes à elles, sont également à programmer pour les fonds les plus spécifiques. Ma position de conservateur du fonds ancien de la bibliothèque municipale et de bibliothécaire de l’Académie facilitera, je l’espère, ces convergences.

Découvrir les collections du «Musée-Bibliothèque» Médard

Lunel, ville moyenne située dans la contrée occitane entre Nîmes et Montpellier, n’est pas un haut lieu de la culture où l’on s’attend à trouver un musée sur le livre et le patrimoine écrit. Le critère premier pour la création de fonds anciens dans les bibliothèques municipales en France est le statut juridique de la ville à l’époque des saisies révolutionnaires et de celles suivant la séparation de l’Église et de l’état en 1905.  Les Préfectures ou Sous-préfectures recevaient les fonds des établissements religieux et des émigrés dans leur circonscription. Or Lunel n’eut jamais ce statut, on lui préféra alors Béziers et Lodève pour la redistribution des collections. Il est d’autant plus surprenant donc d’y découvrir un centre d’interprétation de qualité remarquable, tel que je l’ai trouvé au Musée Médard lorsque j’y ai rencontré son conservateur Claudio Galleri pour la fin de l’exposition « Savantes Lumières – Louis Médard et l’aventure du XVIIIe siècle ».

Depuis la fin 2013, l’ancien hôtel de ville reçoit des visiteurs dans des locaux entièrement rénovés, autour d’expositions mettant en valeur des thématiques transversales à travers la collection jadis léguée par ce Médard. Galleri y a pris la barre en 2015 et a veillé sur le développement du projet pour lui valoir l’attribution du statut « Musée de France » en 2017. Il s’agit là de la confirmation de l’ouverture et du partage patrimonial qui est l’esprit originel et actuel de la collection Médard.

L’entrée du Musée Médard
©Ville de Lunel – Service Communication

Natif de Lunel, Louis Médard (1768-1841) fit fortune comme marchand de tissus, notamment ces tissus imprimés dits indiennes si populaires à l’époque. Bibliophile dès un jeune âge, il amassa avec l’aide d’un réseau de contacts à Paris une collection d’imprimés anciens et contemporains qu’il fit relier par les plus grands noms de son époque. Rassemblés dans son cabinet de lecture à Montpellier, les 3107 œuvres bénéficièrent à sa retraite de l’élaboration d’un catalogue détaillé qui est encore conservé. C’est ce qui nous permet aujourd’hui de visiter au premier étage une reconstitution fidèle de la bibliothèque de Médard, les livres arrangés suivant l’ordre du collectionneur, qui adoptait le système des libraires de Paris. Les tranches maroquines diversement colorées et dorées y brillent et appellent à la consultation à travers les vitres des meubles originaux. On s’imagine que l’effet était voulu par le donataire lorsqu’il légua le tout à la municipalité, précisant que sa collection soit mise à la disposition de tous, notamment des collégiens, pour qu’ils bénéficient d’une bibliothèque comme il ne l’avait pu à cet âge.

La bibliothèque de Médard
©Ville de Lunel – Service Communication

Quelques 800 fiches explicatives calligraphiées par les secrétaires de Médard témoignent du soin avec lequel ces éditions ont été choisies. Inspiré par une formation humaniste, il s’est entouré de monuments littéraires et typographiques, avec une préférence pour les œuvres d’histoire et des belles-lettres. Depuis le transfert de la donation à Lunel en 1858, d’autres collections s’y sont ajoutées. Aujourd’hui les quelques 5000 livres de ce fonds comptent huit manuscrits médiévaux, deux incunables et de nombreux imprimés de chaque siècle du XVIe au XIXe siècle. Il s’agit par ailleurs d’une collection vivante, à laquelle on cherche à ajouter suivant sa logique interne (des titres que Médard souhaitait acquérir, par exemple) et le projet scientifique du musée (notamment ce qui a rapport aux arts et métiers du livre).

Une page du « Grand catalogue » de Médard
©Ville de Lunel – Service Communication

Dans cette logique, le musée a fait l’acquisition il y a quelques années de 96 fers de reliure de l’illustre atelier parisien de René et Alphonse Simier. Comme quelque 400 volumes de la bibliothèque Médard furent jadis reliés par la maison Simier, certaines de ces reliures de luxe peuvent maintenant être associées aux outils précis qui les ont marquées. La provenance des reliures est signalée dans le catalogue en ligne, valorisant à nouveau l’investissement original du collecteur. Car à part 150 volumes dont Médard préféra préserver la reliure d’origine, il fit relier la très grande majorité de ses acquisitions par les grands artisans parisiens et montpelliérains de la première moitié du XIXe siècle. Ces reliures sont parmi les éléments systématiquement numérisés par le musée et mis à la disposition du public à travers le catalogue. Ainsi sont célébrés la matérialité et l’historique des exemplaires, qui font la force particulière de ce fonds.

Suivant cette même philosophie, il est aisé d’identifier quels ouvrages de Médard ont été documentés dans ses différents catalogues, révélant la logique interne de la collection à différentes époques, et évoquant des sous-collections particulières. Dans cette perspective, l’on note la présence d’un « Petit catalogue », qui documente les 143 livres de Médard qui figuraient alors sur l’Index. Physiquement, ces volumes étaient regroupés à l’abri du regard innocent derrière les portes en bois du meuble qui trône encore aujourd’hui dans son cabinet.

Si les ouvrages théologiques sont bien représentés dans cet « enfer », la collection plus large est fortement dominée par l’intérêt de Médard pour les belles-lettres (qui représentent 50% des titres) et l’histoire (environ 30% du total). De grands auteurs du siècle des Lumières y sont représentés, comme les auteurs antiques que cet amateur de Virgile appréciait particulièrement. L’on trouve donc dans cette collection le reflet des loisirs d’un bibliophile nanti et non pas le cabinet de travail d’un négociant. Les intérêts régionaux sont ainsi moins représentés chez Médard que des réflexions philosophiques d’envergure cosmopolite. Les fonds qui se sont rajoutés à la collection de Lunel depuis viennent équilibrer cette répartition. Par ailleurs, les collaborations du Musée Médard avec d’autres institutions font finalement valoir l’apport de ses richesses à la culture de la région et les situent dans le paysage patrimonial plus large.

Avec le programme culturel annoncé pour 2018/2019, nous attendons deux belles expositions à Lunel : à partir du 24 octobre, « Pop-up! Histoires et éclats du livre animé », suivie au mois d’avril par « Feuilles et merveilles. L’univers des papiers décorés ». La consultation sur place des ouvrages et du centre de documentation est possible sur rendez-vous. Le site du musée et son catalogue en ligne, illustré par les nombreuses numérisations effectuées à ce jour, peuvent motiver à prévoir un déplacement prochainement.

La façade du Musée Médard
©Ville de Lunel – Service Communication

* Pour une explication détaillée de l’historique et de l’avenir du la collection Médard, l’on attendra le texte de Claudio Galleri, « Le fonds Louis Médard à Lunel et sa transmission patrimoniale : de la bibliothèque au musée », dans La fabrique du patrimoine écrit: objets, acteurs, usages sociaux, Presses de l’ENSSIB et Éditions des Cendres, 2018, à paraître.

Ann-Marie Hansen
Université Rennes 2

Un imprimé perdu : l’Office de Sainte-Cécile d’Abraham Blondet (Paris, 1611)

Je réponds à la dernière contribution de Malcolm Walsby, Les derniers témoins d’éditions perdues,  avec l’exemple d’une édition musicale perdue, connue seulement par un fragment. En 1992, mon attention a été attirée par la reliure d’une édition des Moduli duarum, vel trium vocum d’Orlande de Lassus1 . La reliure en cartonnage de l’exemplaire du Département de la Musique de la Bibliothèque nationale de France RES VM1-38 laissait apparaître des feuillets contrecollés provenant de diverses éditions musicales, supposées provenir du même atelier.

Une fois décollée par le restaurateur du Département, cette reliure a révélé plusieurs fragments d’intérêt variable :

Ø  quelques feuillets provenant du second livre des Meslanges de Claude Le Jeune de 1612, édition bien connue par ailleurs2 ;

Ø  les feuillets signés Di-Diiij et paginés 25-32 de la partie de Dessus du premier chœur d’une œuvre inconnue, dont on ne connaît toujours pas d’autre source.

Il s’agit de l’Officii Divæ Ceciliæ mis en musique pour deux chœurs par Abraham Blondet, qui était alors maître de chapelle de Notre-Dame de Paris et chanoine en la même église. Après avoir été enfant de chœur à Notre-Dame, il avait reçu un prix pour son motet Tu benigne Dominus es au puy d’Évreux en 1583. Il a peut-être travaillé ensuite pour l’église Saint-Éloi de Longjumeau, avant de revenir à Notre-Dame de Paris. En voici le titre restitué :

Officii Divæ Ceciliæ virg. et mart. Musicorum patronæ musici concentibus expressi Auth. Abraham Blondet Parisior. Insignis Ecclesiæ Parisiensis Canonico et succentore Musici que Præfecto.

Paris, Bibliothèque nationale de France (Musique) : RES VM1-38 (défet)

Imprimée en 10 volumes in-4°, l’œuvre est un des premiers exemples de musique sacrée publiée en France pour double chœur. Ces huit pages laissent apparaître des pièces composées pour 4 à 10 voix :

p. 25 un extrait de messe :

Ø     Agnus Dei qui tollis peccata mundi miserere nobis.

Et un extrait du Ps. 119 :

Ø     Confundantur superbi quia injuste iniquitatem fecerunt in me

p. 26-27 deux pièces relatives à sainte Cécile. Comme il ne se retrouvent pas dans son office liturgique propre, célébré le 22 novembre, on peut supposer que ce sont des vers néo-latins :

Ø  Vos ô sacratæ gratissima turba cohorti Quos placuisse Deo iuvat… Cecila musarum modulis celebranda metrisque…

Ø    Dulcis amica chori Cecilia dulce tuorum Præsidium nostri spesque… Casta fave sanctus superis omissus ab oris Spiritus… O fastis recolenda dies…

p. 28 la prière pour le roi :

Ø     Domine salvum fac Regem & exaudi nos in die, qua invocaverimus te.

enfin p. 29-32 des versets de psaumes :

Ø     Dixit Dominus Domino meo : sede à dextris meis. Virgam virtutis tuæ [Ps. 109]

Ø     Lætatus sum in his quæ dicta sunt mihi : In domum Domini ibimus. [Ps. 121]

Ø     Lauda Jerusalem Dominum : lauda Deum tuum Sion. [Ps. 147]

Ø     Credidi propter quod locutus sum : ego autem humiliatus sum nimis. [Ps. 115]

 

Paris, Bibliothèque nationale de France (Musique) : RES VM1-38 (défet)

L’œuvre semble être une expansion d’une autre œuvre publiée par Blondet en 1606, les Choeurs de l’histoire tragique Sainte Cécile, à 4 parties ((Paris : Pierre I Ballard, 1606, 8°, cf. Guillo 2003 n° 1606-C.)) , dans lequel Blondet – alors maître des enfants de chœur de Notre-Dame de Paris – avait mis en musique ces mêmes vers latins, ainsi que des vers français de Nicolas Soret, maître de grammaire desdits enfants. L’ouvrage était destiné à célébrer la fête de Sainte-Cécile à la maîtrise.

Paris, Bibliothèque de l’Arsenal : 8° BL 13884 (2)

Les quatre feuillets retrouvés dans cette reliure sont tout ce qui reste d’une publication assez volumineuse (10 volumes d’environ 30 pages chacun), dont le tirage devait se situer autour de 500 exemplaires… L’œuvre est parfaitement identifiée puisqu’on la trouve citée dans de nombreuses sources, dont un inventaire après décès :

« Dix volumes de l’Office de Saincte-Cecille, en musique, prisé…

L’Office de Saincte-Cecille, à cinq parties., prisé…

L’Office de Saincte-Cecille, en cinq volumes, prisé… »

Inventaire après décès de Hugues Yver, seigneur de la Courtille. Paris, Archives Nationales, Minutier Central, étude IV, carton 111 (24 mai 1622).

On la trouve également dans pas moins de quatre catalogues :

« Officio de Santa Cecilia. Contem salmos, & outras cousas. Abrahamo Blondet Parisino. a 2. coros ». Catalogue de la bibliothèque de musique du roi Joào IV du Portugal, 1649.

« Office de Ste Cecile, à 2 chœurs. De Blondel [sic] ». Catalogue général de l’imprimeur Christophe Ballard, 1683.

« Offices en musique de Ste Cecile à 3 p. imprimé en 1611. Abraham Blondet » ; « Officium divæ Cecilia à 4 p. autore Abrahamo Blondet imprimé 1611 ». Inventaire de la bibliothèque des imprimeurs Ballard, 1750, p. 31 et 40.

« Officii Divæ Ceciliæ virg. et mart. Musicorum patronæ musici concentibus expressi Auth. Abraham Blondet Parisior. Insignis Ecclesiæ Parisiensis Canonico et succentore Musici que Præfecto. Paris 1612 ». Catalogue de la bibliothèque des Minimes de Paris, 1776, p. 116 (Bibliothèque Mazarine).

Cette source dernière donne aussi le nom de cinq parties séparées (Superius 2i chori, Tenor, Contra Tenor, Bassus, 5a pars). Il y avait donc deux chœurs de cinq parties ; de même l’édition semble avoir existé sous deux dates : 1611 et 1612.

Accessoirement, on peut en conclure que certains des volumes de musique imprimés dans l’atelier de Pierre I Ballard (actif 1599-1639) étaient vendus avec une couverture d’attente faite avec des défets contrecollés. Nous en avons vu quelques autres exemples (mais on ne va pas tout décoller, n’est-ce pas ?).

On peut toujours espérer retrouver un jour un exemplaire plus ou moins complet. La découverte récente dans une bibliothèque parisienne, la Bibliothèque de Fels de l’Institut catholique de Paris, de seize éditions de messes sorties des presses de Pierre I Ballard autour de 1610-1622 montre bien que les redécouvertes significatives, si elles sont rares, sont toujours possibles… et parfois inespérées (voir le blog du Répertoire International des Sources Musicales).

À défaut de disposer d’un exemplaire complet de l’Officii Divæ Ceciliæ d’Abraham Blondet, on pourra toujours admirer deux reliures en parchemin doré décorées à son nom qui protègent plusieurs éditions de motets d’Orlande de Lassus3 . Elles portent « ABRAHAM » sur le premier plat et « BLONDET » sur le second. Comme elles portent en plus la mention « ex libris St Eligii de Longo jumello », elles peuvent donner un indice sur un épisode de sa carrière de musicien : peut-être Blondet a-t-il travaillé à Longjumeau entre deux périodes à Notre-Dame de Paris. Par ailleurs, sur de la musique, de telles reliures sont assez rares, surtout dans cet état.

Paris, Bibliothèque nationale de France (Musique) : RES 604-606

Laurent Guillo
Paris, IReMus


 

  1. Paris : Veuve Robert I Ballard et Pierre III Ballard, 1601, 3 vol. 4° oblong, cf. Laurent Guillo, Pierre I et Robert III Ballard, imprimeurs du roi pour la musique, Liège, Mardaga ; Versailles, CMBV, 2003, n° 1601-C. []
  2. Paris : Pierre I Ballard, 1612, 6 vol. 4° obl., Guillo 2003 n° 1612-F. []
  3. Paris BnF (Mus.) : RES 604-606 et 607-612. []

Entretien avec… Bart Jaski (Bibliothèque universitaire d’Utrecht)

Avec ce billet, le blog de la SbF inaugure une nouvelle série, qui permettra à ses lecteurs et lectrices de découvrir les collections de bibliothèques moins connues que celles des grandes institutions, grâce à des entretiens avec les personnes chargées de leur conservation et de leur ouverture au public.

L’Université d’Utrecht aux Pays-Bas accueille quelque 30 000 étudiants et chercheurs. Sur le campus de l’Uithof, l’imposante Bibliothèque universitaire recèle des trésors. Pour les découvrir, il faut se rendre au sixième étage, dans les « collections spécialisées » (‘bijzondere collecties’), où livres et documents anciens et précieux sont conservés et proposés à la consultation.

Les collections spécialisées de la BU d’Utrecht contiennent un grand nombre de manuscrits et d’imprimés, qu’il s’agisse d’œuvres littéraires, d’échanges épistolaires, de cartes et de chartes terrestres et maritimes. La section se charge de choisir, d’acquérir, mais surtout de conserver, de cataloguer et de mettre en valeur ces précieux objets. Les étudiants, mais aussi leurs professeurs et chercheurs, ainsi que tout type d’amateur, peuvent y venir à la rencontre du passé à travers des matériaux riches en histoire et dont les caractéristiques matérielles sont parfois frappantes.

Dr Bart Jaski est le conservateur des manuscrits et livres anciens imprimés de cette section. Il répond à nos questions.

 Bart Jaski (© Maartje ter Horst)

Pouvez-vous nous expliquer la provenance des livres de votre fonds ?

Le cœur de la collection est formé de manuscrits et de livres imprimés provenant de monastères et de chapitres d’églises d’Utrecht, confisqués lorsque que la ville devient une cité protestante en 1584.  Bien que la confiscation n’ait pas toujours été réussie, des centaines de livres furent rassemblés dans l’église de Saint-Jean, au centre de la ville, dans ce qui devint par la suite la nouvelle bibliothèque municipale. Lorsque l’université fut fondée en 1636, la bibliothèque municipale devint également la bibliothèque universitaire. A ce stade, plusieurs milliers de livres touchant à toutes les branches des sciences (et notamment à la théologie et au droit) furent ajoutés à la collection par des dons. Les dons et les acquisitions se sont poursuivis et la collection est donc aujourd’hui plus diverse que jamais.

Quelles en sont, selon vous, les particularités ?

Parmi les manuscrits médiévaux, la majorité ont été produits à Utrecht, notamment au XIVe et au XVe siècles. Nous comptons maintenant environ 750 manuscrits de l’époque médiévale et 900 incunables. Au total, les collections spécialisées contiennent environ 1,5 million de documents : tous les matériaux de la BU produits avant 1900, ainsi que tous les livres, manuscrits, cartes et archives rares ou précieux produits après 1900. Nous n’avons pas de grande collection en hébreux telle qu’il en existe à Amsterdam, ou de collection asiatique comme à Leiden. Nous, nous avons une collection académique liée à l’histoire d’Utrecht.

L’un des joyaux de la collection, le ‘Psautier d’Utrecht‘, un manuscrit du IXe siècle classé au Patrimoine mondial de l’UNESCO

Pouvez-vous nous présenter quelques livres qui vous semblent typiques de votre collection ?

Je vais prendre mes exemples parmi les documents qui ont été numérisés et publiés sur le site de la bibliothèque.

En ce qui concerne les manuscrits, je prendrai l’exemple du Ms. 5 J 27. C’est un exemple typique du livre d’heures néerlandais (v. 1460-70), écrit et décoré à Utrecht, par un maître qui avait un style bien à lui : un peu cru, mais efficace. Lorsque vous voyez l’original, l’or scintille véritablement : c’est vraiment un livre “enluminé”, ce qu’aucune reproduction ne peut recréer.

Le manuscrit 5 J 27, ff 85v-86r de la BU d’Utrecht

Pour représenter notre collection de livres imprimés, le meilleur exemple est notre exemplaire de Johann Bessler, Das triumphirende perpetuum mobile Orffyreanum (Kassel, 1719). Il fait partie des textes produits par Bessler pour s’attribuer l’invention du mouvement perpétuel et de la discussion scientifique qui entoure ce sujet. C’est un thème qui est encore débattu aujourd’hui, puisque les chercheurs tentent toujours de percer le secret de Bessler, mais c’est aussi un sujet qui touche des problématiques contemporaines telles que le mécénat, la recherche, les droits d’auteurs et de reproduction, etc. Notre exemplaire contient une inscription qui montre qu’il fut donné par Bessler lui-même.

Enfin, notre carte de l’Europe par Willem Blaeu, datant d’environ 1615 est également un document historique impressionnant. Imprimée sur du parchemin, et utilisée sur un navire, elle montre les dernières découvertes néerlandaises dans et autour de la Mer Arctique.

Comment encouragez-vous l’utilisation des livres anciens et la connaissance de vos fonds par les chercheurs ? Comment mettez-vous en valeur le fonds ancien auprès d’un public plus large ?

Sur notre page d’accueil, nous présentons nos derniers objets numérisés, accompagnés de courts essais explicatifs. Les textes sont écrits soit par les conservateurs soit par les chercheurs, et vont au-delà des simples méta-données, pour informer plus en profondeur le public académique mais aussi le grand public. Nous espérons que ces essais contribuent à la visibilité et l’accessibilité des objets.

Néanmoins, on ne trouve là qu’une petite partie des milliers de documents déjà numérisés. Des étudiants en histoire de l’art décrivent également, une sélection de nos manuscrits pour Wikipédia dans le cadre de leur formation. Ceci nous aide également à mettre en valeur nos documents, tout en leur donnant l’occasion de travailler sur des manuscrits anciens et de se former à la pratique d’une rédaction formelle et de qualité. Nos collections et nos archives sont publiées dans notre Repertorium, un répositoire numérique, mais elles sont uniquement accessibles en néerlandais. En ce qui concerne nos livres imprimés, nos cartes et une partie de nos manuscrits, ils sont dorénavant accessibles via WorldCat.

Nous n’avons pas d’espace dédié à l’exposition, mais nous coopérons avec plusieurs musées et institutions qui exposent des documents provenant de nos collections spécialisées. Nous participons également aux manifestations culturelles que proposent l’université et la ville d’Utrecht, telles que l’opération “Meet the Professor” ou encore les “dimanches culturels”. Nos projets de géoréférencement ont eux aussi rencontré un large succès auprès du grand public. Vous pouvez donc constater que nous utilisons une grande variété de stratégies pour la mise en avant des collections spécialisées de la bibliothèque.

La salle des cartes des collections spécialisées de la BU d’Utrecht, lors d’une séance de présentation avec des étudiants (© Ivar Pel)

Quelle vous semble être la question la plus pressante à laquelle vous avez à faire face aujourd’hui dans votre travail ?

J’en nommerai deux. Tout d’abord, il y a le défi du tout numérique. C’est très difficile de rester à jour : bien que ce soit une option séduisante puisqu’elle offre de nombreuses possibilités, il y a également des pièges à éviter. J’ai pu voir beaucoup d’argent et de temps investis dans des sites qui n’existent plus aujourd’hui. En ce moment, les humanités numériques ont le vent en poupe, et en tant que conservateur, je veux rester à la page concernant ce qui se passe et les manières par lesquelles je peux épauler les chercheurs. Malheureusement, cela vient parfois se heurter à ma mission de mise à disposition de la collection dans des projets plus traditionnels (colloques, expositions…), auxquels on me demande de plus en plus de collaborer et d’apporter mon expertise.

Cela m’amène à mon second défi : le besoin de porter des projets et d’épauler les chercheurs prend beaucoup de temps et cela impacte parfois des missions basiques mais essentielles telle que la mise en œuvre d’inventaires et d’archives numériques de la collection, auxquelles ne sont pas donnés le temps et l’attention requis. Avec deux conservateurs et deux autres personnes aux missions diverses (reproduction, communication, gestion de projets et de subventions), nos moyens sont limités. Pour autant, pour une si petite équipe, nous avons déjà beaucoup accompli et ça reste un plaisir de travailler avec les documents anciens, que ce soit pour les étudiants ou pour une exposition, numérique ou non. Le défi le plus important est certainement de faire en sorte de continuer à aimer mon métier, malgré les pressions qui l’entourent.

Entretien réalisé par Erell Smith (étudiante en master de recherche à Rennes II), en collaboration avec Katell Lavéant (Université d’Utrecht).

Une histoire de nerfs cloués : les découvertes offertes par les interventions de conservation-restauration

Les métiers de la conservation-restauration peuvent parfois sembler ingrats. Les interventions matérielles préalables à la numérisation – absolument indispensables non seulement pour que le document puisse être manipulé, mais aussi pour sa lisibilité – nécessitent la mise en place d’une organisation à long terme et des opérations généralement répétitives et rébarbatives, autant pour le conservateur que pour le restaurateur ou pour le photographe. Ces chantiers de numérisation sont aujourd’hui monnaie courante aux Archives nationales, et peuvent être associés à des projets de grande ampleur, tels que la mise en ligne de modélisations en 3D du château de Versailles sous l’Ancien Régime (projet baptisé VERSPERA1). Pourtant ces opérations de routine peuvent être l’occasion de découvertes surprenantes.

C’est dans le cadre de ces chantiers de préparation à la numérisation que quelques registres de la série Z/1c sont arrivés à l’atelier de reliure et de restauration des Archives nationales. Ce fonds est constitué d’un peu moins de 500 registres. Entré aux Archives en 1847, il regroupe les papiers de la connétablie et de la maréchaussée de France depuis le XIVe siècle jusqu’à la Révolution française2. Seuls quatre registres du fonds, datés de 1528 à 1538, sont actuellement pris en charge par l’atelier de Paris (Z/1c/1 à Z/1c/4). Chacun de ces quatre volumes représente de nombreuses heures de travail, si bien que leur traitement doit être étalé sur une longue période.

Aperçu de l’un des registres du fonds Z/1c à son arrivée à l’atelier : plat supérieur (à gauche) et tranche de queue (à droite) – Archives Nationales Z/1c/4

Conservés dans des boîtes d’archives (un ou deux par boîte), les registres présentent au moment de leur arrivée à l’atelier un état matériel plus que préoccupant. Protégés seulement par une couvrure souple en parchemin (datant très probablement de l’époque de la rédaction), les volumes ont été exposés à une humidité très élevée sur une longue période. Cette humidité couplée à un conditionnement souvent inadéquat a eu pour conséquences d’importantes déformations des feuillets ; ainsi qu’une perte conséquente de la charge en colle du papier, qui a permis le développement de microorganismes et qui a considérablement affaibli le support. L’intervention de conservation-restauration en vue de la numérisation a donc un objectif double : renforcer le support papier d’une part, et lui rendre une certaine planéité d’autre part. 

Aperçu de l’état matériel des feuillets du registre dont j’ai hérité : affaiblissement et déformations – Archives Nationales Z/1c/1

C’est au cours du traitement long et répétitif de ces registres que j’ai fait une découverte inattendue au cœur même de leur structure. Comme de nombreux volumes d’archives, considérés comme peu prestigieux au moment de leur création au regard de leur reliure, les manuscrits de la connétablie comportent une structure souple en parchemin de seconde main, ou parfois de remploi. Le matériau de couvrure, de piètre qualité, remplit néanmoins son rôle de protection des feuillets. La couture est effectuée à chevrons sur doubles lanières fendues et torsadées de cuir mégissé (de couleur blanchâtre), ce qui non seulement dénote une volonté de confectionner un registre solide, mais nécessite aussi un certain savoir-faire dans le domaine de la reliure – d’autant que les cahiers sont parfaitement alignés en tête. Les lanières sont passées dans la couvrure en parchemin, qui est repliée sur elle-même afin de s’adapter au format des cahiers. Aucun feuillet de garde, aucun renfort du dos, ni aucune tranchefile, n’est ajouté.

Passure des lanières de cuir mégissé dans la couvrure de parchemin – Archives Nationales Z/1c/4

Largement utilisée du XVe jusqu’au XIXe siècle, ce type de reliure a souvent été à tort qualifiée de « reliure d’attente »3. En effet, même si ce type de structure – souvent appelée « reliure à la hollandaise » – peut sembler relever du niveau zéro de la reliure, elle présente en réalité une certaine solidité qui a participé à la transmission du volume jusqu’à nous. Mais si aucune information écrite n’a été perdue, on note des déformations importantes du support papier. 

Cette déformation est bien connue des restaurateurs de documents d’archives. Les cahiers de papier qui constituent les registres sont très épais (leur format réel est environ in-16, et peut aller jusqu’à in-24), et la forme du dos est passée de convexe à concave au fil du temps. Ce mouvement est tel qu’il est parfois possible de trouver des volumes dont le premier et le dernier cahier finissent par se rejoindre. Les origines et les mécanismes de ce type de déformation sont aujourd’hui mal connus et rarement étudiés4 , mais l’hypothèse purement mécanique liée à la couture du document semble plausible. Pour comprendre cette hypothèse, il est nécessaire d’évoquer le rôle primordial de la couture dans la mécanique du livre relié.

Déformation ou incurvation du dos, qui est passé de convexe à concave – Archives Nationales Z/1c/1

Véritable pilier du livre, la couture détermine toutes les opérations de reliure, celles qui la précèdent comme celles qui la suivent. Comme souvent dans le monde de l’artisanat, le terme « couture » désigne à la fois une opération et son résultat. Le procédé a deux objectifs : permettre de lier les cahiers les uns aux autres via le point de chaînette ; et attacher chacun de ces cahiers aux supports préalablement préparés5. C’est d’ailleurs l’opération qui consiste à passer – après couture – les supports dans des trous percés dans les plats qui différencie une reliure d’un emboîtage. Le terme reliure désigne l’opération qui consiste à relier les supports de couture aux plats. En résumé, si le livre relié était un corps humain, les supports de la couture seraient les vertèbres constituant ensemble la colonne vertébrale, le fil de couture serait la structure osseuse, et les cahiers seraient les muscles.

Aperçu de la structure de la couture en cours de démontage, évoquant un squelette – Archives Nationales Z/1c/1

La couture à chevrons, observée sur nos registres de la connétablie et sur beaucoup d’autres volumes reliés à la même époque, ajoute un troisième point d’ancrage aux deux premiers. Elle permet de solidariser le cahier au précédent non plus exclusivement par les points de chaînette, mais également par chacun des supports6. Si cette opération apporte indubitablement une solidité supplémentaire, elle présente l’inconvénient de tirer chacun des cahiers en arrière, vers le cahier précédent auquel il est rattaché. Distribué sur l’ensemble du dos, ce mouvement peut provoquer une inversion de la courbure convexe recherchée du dos. Plus les cahiers sont épais, plus cette contrainte est importante, puisque la distance parcourue par le fil pour rejoindre le cahier précédent est plus grande. Une couture à chevrons effectuée sur un volume dont les cahiers sont épais aura donc plus de chances de passer de convexe à concave (ou de plane à concave si le dos était peu ou pas arrondi).

Incurvation du dos sur un registre du XVIe siècle (à gauche), et déjà visible sur le même type de couture effectuée de nos jours (à droite) – Archives Nationales Z/1c/1

À chaque ouverture d’un volume, le dos passe de convexe à concave, puis de concave à convexe lorsque le livre est refermé7. Maintenir cette forme convexe lorsque l’ouvrage est fermé est l’un des enjeux mécaniques les plus importants de la reliure8. Le rôle primordial joué par la couture est secondé par d’autres opérations. L’endossure dite « à la française », pratiquée du XVIe au XIXe siècle environ9, consiste à tenter de bloquer cette forme convexe en forçant le passage des supports de couture dans les plats10. Le collage de morceaux de papier ou de parchemin – appelés claies ou apprêture – sur le dos vise à le solidifier, tout en maintenant une certaine souplesse permettant l’ouverture.

Quelques exemples de coutures sur doubles nerfs (à gauche), et une couture ancienne sur doubles lanières à chevrons (à droite) – Archives Nationales Z/1c/3

Une couture à chevrons, des cahiers épais, et aucune apprêture : toutes les conditions pour que le dos passe de convexe à concave semblent être réunies sur certains des registres de la connétablie déposés à l’atelier. L’un d’eux, le Z/1c/1 dont j’ai hérité, présentait des déformations si importantes qu’il a été décidé de défaire la couture avant de traiter les feuillets un à un, puis de réaliser une nouvelle couture plus adaptée aux cahiers épais.

Une couture ancienne à chevrons avec renfort du dos par des claies en parchemin (à gauche), et une couture similaire effectuée de nos jours (à droite) – Archives Nationales LL//1068

Il peut nous sembler intuitif que cette déformation du dos ait été lente et progressive, et que les relieurs du XVIe siècle ignoraient les conséquences de ce type de structure sur des volumes constitués de cahiers épais. Les documents d’archives ayant une valeur probatoire importante, ils devaient probablement être reliés de façon à pouvoir être conservés le plus longtemps possible.

Cette intuition a été contrée en quelques minutes. Après avoir déboîté la couvrure souple de parchemin du corps d’ouvrage, j’ai constaté une différence nette d’aspects entre les supports de tête et queue d’une part, et les autres supports d’autre part. En y regardant de plus près, il s’est avéré que des clous – probablement en fer au regard de leurs produits d’oxydation rougeâtres – avaient été ajoutés aux supports après couture. Ces clous, disposés à dessein en tête et en queue, avaient très certainement pour objectif d’empêcher le dos de prendre une forme concave.

Le clou du support de tête toujours en place (à gauche) et le clou du support de queue déposé (à droite) – Archives Nationales Z/1c/1                          

Une rapide vérification sur les autres volumes de la série a permis d’établir que le registre qui m’a été confié n’est pas un cas isolé. Parmi les volumes observés, environ un sur deux – ceux dont les cahiers sont les plus épais – avait ses supports de couture garnis de clous. Il ne s’agit donc pas d’une fantaisie d’un relieur zélé, mais bien d’une habitude transmise dans le temps, et dont l’objectif était probablement de conférer une certaine solidité – donc une certaine longévité – aux archives de la connétablie et de la maréchaussée. L’hypothèse selon laquelle les relieurs du XVIe siècle connaissaient les problèmes liés à la structure de reliure qu’ils réalisaient (et tentaient d’y remédier) est donc tout à fait crédible.

Clou visible dans l’un des supports de couture d’un registre (à gauche) et traces d’oxydation ferreuse dans le support d’un autre – Archives Nationales Z/1c/14 et Z/1c/39

Cette expérience démontre deux choses : premièrement, les interventions de conservation-restauration sont des occasions uniques et précieuses d’étudier la matérialité du patrimoine écrit et l’histoire des techniques11 ; et deuxièmement, il est nécessaire de questionner en permanence nos connaissances et nos intuitions en matière de techniques anciennes de reliure et de restauration12.

Lucie Moruzzis

Archives Nationales


  1. Jugie P., Laforest E. et Paturange M., « Numérisation et modélisation des plans de Versailles sous l’Ancien Régime », Support Tracé 17 (2018), pp. 45-54 []
  2. Z/1c. Juridictions spéciales ; Connétablie et Maréchaussée de France, Salle des inventaires virtuelle, Archives nationales, consulté le 23/09/2018 []
  3. Clarkson C., Limp Vellum Binding and its Potential as a Conservation Type Structure for the Rebinding of Early Printed Books, Oxford : Christopher Clarkson, 2005 []
  4. À l’exception de l’étude menée par W. K. Gnirrep et J. A. Szirmai en 1989, signalée par Cédric Lelièvre et Lise Marandet : Gnirrep W. K. et Szirmai J. A., « Spines reinforced with metal rods in sixteenth-century limp parchment bindings », Quaerendo, XIX (1989), pp. 117-140 []
  5. La couture sans support, appelée « couture de brochure », est bien moins solide que la couture sur supports, est très peu employée avant le XIXe siècle en Europe, et ne permet que de réaliser un emboîtage. []
  6. Adam C., Restauration des manuscrits et des livres anciens, Paris : Erec, 1984, pp. 36-41 []
  7. Conroy T., « The movement of the book spine », The Book and Paper Group Annual 6 (1987), consulté le 26/09/2018 []
  8. Clarkson C., « Thoughts on sewing frame design for the book conservator », The Paper Conservator 19 (1995), pp. 41-50 []
  9. Elle sera remplacée à partir du XIXe siècle par l’endossure à l’étau, toujours pratiquée de nos jours. []
  10. Devauchelle R., La reliure en France de ses origines à nos jours, Tome II, de 1700 à 1850, Paris : Jean Rousseau-Girard, 1960, pp. 16-20 []
  11. Boudalis G., « Preserving the book as artefact : Conservation as the ideal occasion in which books are both repaired and structurally understood » dans ICOM-CC (éd.), Choices In Conservation Practice Versus Research, Copenhagen, 6-8 octobre 2010, Copenhague : The Royal Library, 2010, pp. 59-62 []
  12. Côte M. et Daniel F., « De Diafoirus aux thérapies de groupe : une petite histoire des techniques de conservation/restauration du livre » dans Association pour la recherche scientifique sur les arts graphiques (éd.), La conservation : une science en évolution, bilans et perspectives, Paris, 1997, Paris : ARSAG, 1997, pp. 94-102 []

Les derniers témoins d’imprimés perdus

De nombreux projets se sont récemment attelés à analyser les éditions dont il ne subsiste aujourd’hui plus aucun exemplaire. En dehors des exemples devenus mythiques de textes détruits à l’état de manuscrits et d’éditions célèbres dont l’existence même est parfois remise en question, la quantité d’ouvrages dont le tirage entier a été perdu fascine. Les estimations varient follement dans l’importance à accorder au phénomène, allant d’un tiers des éditions perdues pour les incunables selon une étude de 2016 1 à plus de 350 000 éditions pour les Pays-Bas du XVIIe siècle – soit 5 fois le nombre d’éditions répertoriées par le STCN 2 .

Une des sources de ce désaccord autour du nombre d’éditions perdues provient de ce que les historiens considèrent comme des critères fiables. Le volume dédié aux livres perdus en 2016, Lost Books. Reconstructing the Print World of Pre-Industrial Europe (disponible en libre accès), souligne la complexité de la question et la variété des points de vue. Peut-on se fier aux mentions faites par des contemporains ? Des registres comme ceux de la Stationers’ Company, peuvent-ils faire foi 3 ? Au moins ce regain d’intérêt pour la question a pu mener à la mise en place d’un projet d’envergure pour identifier les titres les plus à risque de disparaître – Preserving the World’s Rarest Books.

Ce qui constitue des preuves suffisantes pour identifier une édition perdue continuera à diviser les chercheurs, mais nous trouvons régulièrement dans les fonds des collections patrimoniales des vestiges des imprimés dont nous ne connaissons plus d’exemplaires complets.

C’est au sein même des volumes que nous découvrons des traces d’autres impressions dont le contenu ou la forme ne méritait plus qu’on les conservât. Ce manque d’intérêt aurait pu résulter en leur destruction complète. Une fois leur utilité passée, de nombreux ouvrages étaient dépiécés et recyclés, parfois de manière surprenante. Ainsi on retrouve dans les tableaux du peintre néerlandais du XVIIe siècle Willem Claeszoon Heda des feuilles imprimées réemployés en cornets pour contenir les épices qui accompagnaient les huitres… Manipulées par des patoches enduites de jus et d’eau de mer, elles étaient destinées à être jetées après emploi.

Illustration 1: Nature morte à la coupe dorée (détail),  Willem Claesz. Heda, 1635 – 
Rijksmuseum SK-A-4830

Heureusement certains feuillets échappaient à ce triste sort – même lorsque leur contenu n’était plus prisé. Nous avons déjà évoqué dans ce carnet les richesses surprenantes parfois cachées au sein des reliures. Mais, lors de leur confection, on ne se servait pas simplement de papiers recyclés pour servir de cartonnage aux plats. Les relieurs employaient également ces feuilles pour servir de pages de garde ou renforcer la structure interne. Ainsi, on peut trouver dans les reliures de volumes anciens des témoins d’autres imprimés d’époques et de contenus radicalement différents. Lors de mes prospections dans le fonds ancien de la Bibliothèque Universitaire de Rennes 2, j’ai pu ainsi découvrir les dernières preuves de deux éditions disparues.

Le premier exemple de ce phénomène se trouve relié à la fin d’un petit recueil de deux pièces des presses parisiennes de Robert Estienne. Le grand imprimeur-libraire du roi était le maître incontesté des éditions érudites de langue ancienne produites à un prix accessible pour le marché étudiant de la ville. Le volume qui nous intéresse renferme deux éditions destinées à aider l’apprentissage de l’hébreu, clairement reliées ensemble pour leur cohérence de thème. Actif à Paris à son propre compte entre 1526 et 1550, date de sa fuite pour Genève, Estienne était bien loin de Jacques de Heuqueville. Or c’est de l’atelier de ce dernier qu’émana plus de 150 ans plus tard le fragment que l’on trouve inséré dans le même volume.

Illustration 2: Fragment d’un imprimé de Vannes – BU Rennes 2, 58574

Originaire de Nantes où sa famille officiait depuis le XVIe siècle, Jacques de Heuqueville s’installa à Vannes en 1683, ajoutant au rôle de libraire celui d’imprimeur dix ans plus tard. Face aux incertitudes économiques, il cumula les positions officielles qui semblaient garantir des revenus. Imprimeur de l’évêque du diocèse de Vannes, il fut aussi celui du collège de la ville. Cet attachement à l’Église locale se voit dans le fragment conservé à Rennes où nous apercevons les armes de l’évêque François d’Argouges (écartelé d’or et d’azur à trois quintefeuilles de gueules brochantes) au centre de la page de titre.

Sa production était modeste et tournait autour de livres dont il vantait lui-même le « prix médiocre » et qu’on pouvait facilement « porter avec soy »4 . Son succès semble avoir été aussi modeste que sa production : nous ne connaissons qu’une édition de son atelier pour 1702 : une énième édition de l’ouvrage du carme Toussaint de Saint-Luc, Les pensées de la solitude chrestienne sur l’éternité, le mépris du monde et la pénitence

Illustration 3 : Toussaint de Saint-Luc, Les pensées de la solitude chrestienne, Paris : Jacques de Heuqueville, 1702 – Bibliothèques de Saint-Brieuc, P 2906 5

Mais le fragment de Rennes est manifestement différent de la page de titre de cet ouvrage comme le montre l’illustration 3. Il est donc, sous réserve d’autres découvertes, le seul témoin d’une édition aujourd’hui disparue, mais dont le contenu demeure pour l’instant un mystère. Tout au plus pouvons nous spéculer grâce à la présence des armes de l’évêque qu’il s’agissait d’un autre texte religieux.

Le second imprimé identifié dans les pages de garde d’une autre reliure est moins visible que dans le cas de l’imprimé vannetais. Cette fois-ci le fragment est plus difficile à repérer : imprimé uniquement sur le recto, il a été tronqué puis collé à une autre page, cachant ainsi le texte qui ne se devine que par la transparence (voir l’illustration 4).

Illustration 4 : Fragment d’imprimé – BU Rennes 2, 21393

La nature de l’imprimé peut se deviner en retournant la photo et en maximisant le contraste par le biais d’outils de manipulation des images. Le résultat, quelque peu psychédélique, nous permet de donner une date, une origine et d’élucider le texte dont il est question.

Illustration 5 : Photo retouchée du fragment d’imprimé – BU Rennes 2, 21393

L’avant dernière ligne imprimée indique que le texte avait été donné par Claude, évêque d’Angers, et paraphé pour lui par « P. Aucent ». Au-dessus, à la fin d’un paragraphe en italique nous arrivons à déceler que le texte fut signé dans le palais épiscopal de la ville le 9 juin 1635. Il s’agit donc de lettres de Claude de Rueil qui fut évêque d’Angers entre 1628 et 1649 et copiées par son secrétaire maître Pierre Aucent. Cet ecclésiastique, particulièrement actif 6 , convoque par le biais de cet imprimé in-plano les membres du clergé local à Angers pour une procession générale et des services spécifiquement organisés – même si l’occasion qui a suscité ces célébrations n’est pas très claire.

Tout comme le précédent exemple, ce fragment a été utilisé dans un volume qui ne semble avoir ni contenu ni contexte en commun. Le texte principal est une édition des œuvres de Georges de Selve publiée à Paris au milieu du XVIe siècle. Cependant la provenance sur la page de titre de l’ouvrage principal révèle que le livre avait été intégré à la collection de l’oratoire d’Angers en 1680, ce qui corrobore les origines angevines de notre fragment et nous suggère qu’il fut utilisé de manière locale en guise de renforcement au XVIIe siècle.

Ces deux fragments nous montrent combien ces découvertes de feuilles cachées dans la structure d’autres livres peuvent être précieuses. Le premier cas nous révèle l’existence d’une édition inconnue de Vannes et souligne combien nos connaissances de l’activité de ces ateliers provinciaux sont limités. Le second nous parle de l’utilisation ordinaire de l’imprimerie dans des villes comme Angers où l’on n’hésitait pas à faire appel aux presses dans les premières décennies du XVIIe siècle pour promouvoir des événements. Ils soulignent que les vestiges d’innombrables éditions se cachent encore au sein des bibliothèques les mieux cataloguées – et nous offrent la perspective de nombreuses découvertes à venir.

Malcolm Walsby 
Université de Rennes


  1. J. Green et F. McIntyre, « Lost Incunable Editions : Closing in on an Estimate », dans F. Bruni et A. Pettegree, Lost Books. Reconstructing the Print World of Pre-Industrial Europe, Leyde : Brill, 2016, p. 55-72 []
  2. Andrew Pettegree et Arthur der Weduwen, « What was Published in the Seventeenth-Century Dutch Republic? », Livre. Revue historique (2018 | 1)  []
  3. Voir A. Hill, Lost Books and Printing in London, 1557-1640. An Analysis of the Stationers’ Company Register, Leyde : Brill, 2018 []
  4. Les maladies des chevaux avec leurs remèdes faciles et experimentez, Vannes : Jacques de Heuqueville, 1694, ã2v []
  5. Je voudrais remercier Arnaud Flici de la section patrimoine des bibliothèques de Saint-Brieuc pour ce cliché []
  6. Voir la notice que lui consacre Joseph Bergin dans son The Making of the French Episcopate 1589-1661, New Haven : Yale University Press, 1996, p. 695 []

Rareté et Livres rares du XVe au XXIe siècle

Alors que l’exposition sur la rareté et les livres rares mise en place à la bibliothèque universitaire de Rennes II est de nouveau visible pendant quelques jours pour les journées du patrimoine, nous revenons sur le colloque qui précéda le vernissage.

Le colloque « Rareté et Livres rares du XVème au XXIème », organisé les 5 et 6 avril derniers à l’occasion de l’ouverture de l’exposition éponyme, rassemblait chercheur.euse.s et étudiant.e.s, bibliothécaires, restauratrices de livres anciens, ainsi qu’un éditeur et un collectionneur. La notion de rareté fut examinée à travers des études de cas, mais également au travers d’analyses plus globales. Brassant le temps large, le colloque mit en évidence une rareté qui ne désigne pas les mêmes catégories de livres selon les lieux et selon les époques. Elle fut traitée en tant que notion appartenant à un imaginaire collectif, mais également en termes de réalité matérielle. Plongeons un moment dans ce débat.

L’idée de rareté a influencé (et influence toujours!) notre vision. Elle influence également la préservation des livres, et est donc intervenue dans le tri entre les livres qui nous sont parvenus et ceux qui sont aujourd’hui perdus. Pour autant, la rareté est une notion qui semble résonner différemment en chacun.e. Y a-t-il forcément une part de subjectivité attachée à cette idée ? Certains auteurs définissent la rareté d’un livre par rapport à sa rareté dès le moment de sa production. Ils choisissent donc de désigner des livres produits ou distribués en peu de quantité. Pour d‘autres auteurs, la définition se place par rapport à l’acquisition du livre : s’il est aisé de se le procurer, s’il est facilement échangeable. Les avancés dans la bibliographie matérielle, quant à elles, nous informent sur de nouveaux types de rareté : un livre peut être rare non pas par son texte mais par sa forme, par ses matériaux.

La rareté change également de lieu en lieu : l’exemple de l’Espagne par rapport à ses voisins est très parlant. Pedro Rueda Ramirez, de l’Université de Barcelone, présentait le marché du livre ancien en Espagne entre 1750 et 1840. L’étude des catalogues de vente de livres et d’inventaires de bibliothèques amène à voir qu’aux XVIe et XVIIe siècles la rareté n’est pas décrite dans les catalogues, mais est pour autant bien reconnue par les utilisateurs des livres. Les catalogues eux-mêmes entrent dans la catégorie des livres rares, puisqu’entre le XVIe et le XVIIe dix catalogues seulement de vente de livres furent publiés à Madrid et à Séville. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle que l’on note une prolifération et une spécialisation des catalogues. Une autre singularité du marché du livre espagnol est la distribution vers les Amériques, afin d’y trouver une clientèle spécifique. La multiplication des catalogues venus de l’étranger montre la diversification du marché du livre, mais aussi de la variété des collections.

Rare, très rare, et très très rare!

La spécificité des livres rares peut donc se trouver dans l’insolite de la fabrication, et dans leur appartenance à une collection. D’autres professionnels s’intéressent quant à eux à l’insolite lié à la fréquentation. C’est le cas de Dominique Bougé-Grandon, chargée de mission aux Fonds Patrimoniaux de la Bibliothèque universitaire de Rennes 2. Elle explique son métier autour de quatre missions : repérer, conserver, signaler, et analyser.

En effet, l’insolite fait sens et informe le chercheur. Un accident d’imprimerie, par exemple, laisse une marque et informe sur le processus de production. Les variations entre copies sont connues des bibliographes, et les aident à reconnaître et à classer les éditions et exemplaires. L’insolite lié à la fréquentation porte les stigmates du temps qui passe, abîmant parfois les exemplaires. Cependant ces traces d’usages permettent également de s’informer sur les pratiques, liées à la possession. Une carte à jouer pour marquer un page, une trace de bougie, ou même des grains de blé… Il y a des objets bien identifiés, mais il y a également des témoins insolites et moins formels.

Lucie Moruzzis, relieure-restauratrice aux Archives Nationales, est elle aussi témoin de la richesse de la bibliographie matérielle, et actrice de la mise en valeur de celle-ci. Son but premier est la préservation, et, parfois, les raretés matérielles ne sont pas toujours là où l’on les attend. Ainsi, le relieur-restaurateur se trouve parfois confronté au choix de préserver une partie d’un livre qui implique de restaurer l’ensemble de manière différente. Il s’agit par exemple de prélever un élément de la reliure, tel qu’une page manuscrite servant de renforcement, qui peut en lui-même informer des us et coutumes de l’époque, afin de le rendre visible. Lucie Moruzzis a ainsi pu nous faire découvrir la relation privilégiée qu’a le restaurateur avec l’ouvrage, notamment au travers du métier artisanal qu’est la reliure. Elle est revenue par ailleurs sur l’amalgame entre la rareté objective et l’attractivité que la rareté a sur les êtres humains.

Ann-Marie Hansen présentait quant à elle une bibliographie matérielle qui se concentrait non pas sur l’insolite de la fréquentation, mais plutôt sur les marques souvent délibérées témoignant de la consultation des livres de l’époque moderne. Qu’il s’agisse de reliures ou d’annotations, Ann-Marie Hansen démontrait ainsi que chaque livre peut être considéré comme un unicum, un exemplaire unique. A travers des images de livres comportant des matériaux différents, des notes marginales ou parfois même des annotations incorporées dans le texte même, Hansen montre les indices révélant des pratiques de lectures, et donc de cognition. Le lecteur pouvait par exemple ajouter du texte sur la page, soit par l’écriture, soit en collant une feuille additionnelle, ou bien encore en notant une référence à un autre ouvrage, lançant ainsi une invitation à la lecture complémentaire. Il pouvait également tenter de censurer un passage par la rature, ou encore commenter allègrement le texte par des exclamations marginales. La bibliographie matérielle informe donc l’histoire du livre, mais également des idées.

Malcolm Walsby, enseignant-chercheur à l’Université de Rennes 2, travaille également dans ce domaine. C’est le recueil factice, permettant de relier des œuvres différentes en un seul volume, qui est le sujet de ses recherches actuelles. Le déplacement ou la destruction d’une bibliothèque, ou encore de mauvaises pratiques de restauration ont parfois eu pour effet une restructuration, et la séparation de volumes combinés dans des recueils factices. Or, les recueils factices, qui comportent parfois les mêmes titres et œuvres, varient quasiment toujours dans leur disposition et composition, selon le goût et l’organisation du propriétaire. La constitution des recueils factices se fait au cours du temps et est donc également modifiable. On est donc face à un témoin d’une création d’objet unique, et donc rare, avec sa propre cohérence intellectuelle. Cette forme de livre nous a également permis de sauver des copies uniques qui auraient sans doute disparu si elles avaient été conservées seules. Les ouvrages qui ont survécu grâce à la forme du recueil factices nous apportent donc des informations rarissimes. Combien d’unica ont ainsi été conservés dans des recueils factices ? S’il est difficile d’identifier ces unica en tant que tel, les chercheurs de l’Université de St Andrews, en Écosse, travaillent sur la définition et l’identification de livres rares. Le Programme “Preserving the World’s rarest books” a pour but d’aider les bibliothèques à déterminer les livres les plus rares de leur collection afin qu’une attention particulière puisse leur être portée.

Un cas exemplaire du lien entre recueils et unica: les thèses de Louvain

Dominique Varry, professeur à l’ENSSIB, soulignait également combien le contexte de production de certains types de livres la recherche peut contribuer à la création de la rareté, en exposant le cas des livres recherchés par les acheteurs contemporains, puis par les collectionneurs, pour leur statut de curiosa, avec l’exemple d’éditions interdites au XVIIIe siècle. Les livres tombant sous le coup de la censure, ou connaissant un tel succès que l’édition protégée par un privilège était « piratée », étaient fabriqués de manière clandestine et vendus sous le manteau. Les circonstances même de leur impression, sous des fausses adresses ou à l’étranger, nécessitent aujourd’hui un véritable travail de détective de la part des bibliographes. C’est le cas de nombre d’ouvrages érotiques et licencieux, mais également d’une série d’éditions du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, dont onze parurent à Amsterdam en 1762 à l’enseigne de Marc-Michel Rey et dont on sait à présent qu’un certain nombre étaient des contrefaçons.

Andrew Pettegree est le fondateur du “Universal Short Title Catalogue” et de l’Institut d’études de la Réformation de St Andrews. Il propose de répondre à la rareté et à la perte de sources dans le monde du livre au début de l’époque moderne en proposant rien de moins qu’une révolution bibliographique. Pour Andrew Pettegree, le monde scientifique fait encore place à une austérité méthodologique qui se traduit par de la négligence vis-à-vis de certains types d’imprimés, tels que les pamphlets qui ne sont pas comptés dans toutes les analyses statistiques. Or, non seulement ces pratiques modifient les données numériques du monde de l’impression de manière globale, mais elles faussent encore plus les statistiques des genres imprimés et rendent notre connaissance de la production et de la consommation de ceux-ci tout aussi floue. En termes économiques, les placards, poèmes, et autres petits travaux étaient essentiels pour qu’un imprimeur ait les moyens de conduire des impressions plus importantes par ailleurs. Pettegree propose donc de croiser les données avec des outils tels que les catalogues de vente, et notamment de vente aux enchères. La méthodologie qui ne permet de compter qu’un volume lorsque celui-ci indique faire partie d’une série pose problème dans nos études : il nous faut donc changer de perspective. Andrew Pettegree met également en lumière la pratique de distribution gratuite d’ouvrages, qui, selon les estimations, concernait au moins la moitié de la production imprimée. Cette connaissance de l’accès gratuit à la littérature est essentielle à notre compréhension des fonctions et des usages des livres à l’époque moderne.

Un placard de 1643 d’Alkmaar tiré de l’article: What was published in the seventeenth-century Dutch Republic?

Katell Lavéant, de l’Université d’Utrecht, proposait justement une étude de cas permettant de voir l’application de la notion de rareté dans le corpus joyeux. Les textes joyeux sont des œuvres littéraires inspirées de la culture festive parodique telle qu’elle apparaissait notamment à l’époque du carnaval. Ils circulaient dans des livres populaires de petit format et destinés à un usage de lecture intensive. Ces éditions furent donc logiquement détruites avec le temps, à moins d’être conservées dans des recueils factices. Rares sont les éditions joyeuses conservées à plus de deux exemplaires. Dans certains cas, au processus de raréfaction s’ajoute celui de création d’une rareté nouvelle. La survie de ces textes dans des rééditions en petit nombre d’exemplaires, ou même dans des copies manuscrites, nous apporte également de nouveaux unica. L’étude de cas présentée durant le colloque amenait aussi à élargir la réflexion du statut du livre joyeux dans le contexte plus large des productions de livre, à cette époque.

Un exemple de livre joyeux imprimé à Lyon au XVIe siècle, et sa copie manuscrite du XVIIIe siècle

Pour Christine Rivalan-Guégo, de l’Université Rennes, le XIXe et le début du XXe siècle ont formés le moment charnière durant lequel le processus de raréfaction s’est accéléré. C’est l’époque de la grande diffusion. Si on a un nombre important d’exemplaire qui circulent, le rapport au livre en est impacté. Dans la chronologie de la matérialité du livre, on voit que, brusquement, de nombreux éléments permettant de définir le livre et le rapport que l’on a avec lui sont modifiés. Les méthodes de production sont revues à la baisse (on choisit l’assemblage plutôt que la reliure), et les matériaux tels que le papier et les encres connaissent aussi une dégradation de leur qualité. Le livre en lui-même s’avère plus sensible à la détérioration physique avec, par exemple, une plus grande sensibilité à l’humidité.

Leur conservation est également portée de manière différente. Pour autant, certains lecteurs en ont décidé autrement : leurs choix de collection est une « patrimonialisation domestique » qui permit de sauver des objets et des textes qui n’auraient pas survécu autrement. Le livre est un vestige d’un temps, et un témoin du rapport des lecteurs.

Penser la rareté nous oblige à repenser nos objets de recherches et nos méthodologies. A la fin du XXe siècle, les formes du livre, vues notamment à travers le prisme de la bibliographie matérielle, ont été remises au centre de la réflexion. Le rare pour le chercheur n’est pas le même que pour le lecteur ou le collectionneur.

C’est aussi ce que confirme le collectionneur Bernard Huchet, qui présentait sa passion pour les objets issus de la collection du Livre de Poche. Bernard Huchet mène depuis des années une véritable recherche, par l’observation de détails notamment matériels, pour déterminer l’histoire des éditions successives de ces petits romans. Il présentait pendant le colloque le rapport à l’illustration du cinéma des couvertures faites à la gouache. Les exemplaires originaux étaient tirés en grands nombres, mais ils n’ont pas pour autant été forcément conservés, souvent plutôt perdus, usés, jetés. La rareté ici est peut-être aussi celle de cette recherche bibliophilique en soit, puisque contrairement aux livres anciens, peu de collectionneurs s’y intéressent, la valeur pécunière des petits livres étant quasi-nulle.

Les collectionneurs ne sont pas les seuls à rechercher la rareté. C’est également le cas des libraires et des bibliothécaires. Sarah Toulouse, de la Bibliothèque municipale de Rennes, revenait sur l’utilisation souvent abusive de la notion de rareté. Dans le langage courant, le « rare » est une notion de plus en plus relative, et ne faisant pas toujours références aux mêmes caractéristiques, ce qui aboutit à un usage démesuré de ce mot dans les descriptions de livres anciens pour les catalogues de vente actuels. Sarah Toulouse constate trois raisons pouvant pousser les libraires à user et abuser du terme : la tendance à se baser sur d’anciennes bibliographies papiers, l’augmentation du prix et donc du profit, mais aussi tout simplement la différence entre ce que la rareté signifie pour un marchant et pour un bibliothécaire. Sarah Toulouse nous invite également à poursuivre une réflexion autour du choix que nous avons à faire par rapport aux livres à transmettre, à conserver. Faut-il forcément favoriser l’objet rare ? L’objet banal risque pourtant de devenir rare lui aussi, parce que moins précieusement conservé par les contemporains.

Louise Amazan, de la Bibliothèque nationale de France, répondait justement à la question de la conservation. Exposant l’histoire et le système de classement de la BnF, par type de matériaux, de typographie, puis par format, en encore par ville et par  imprimeur, elle proposait également d’explorer la conservation comme relevant de la sensibilité d’un individu ou d’un groupe et d’un contexte. Dire d’un livre qu’il est rare à des conséquences aux yeux de la BnF. Cela signifie une exclusion du prêt, et l’imposition de conditions de lecture (pas d’usage de stylos à encre, pas le droit de prendre de calque sur le livre…), sous surveillance, afin de préserver les ouvrages de mésusages aux conséquences parfois funestes. Pour Louise Amazan, l’art de la collection du livre rare n’est en rien une science exacte. Toute bibliothèque a sa politique d’acquisition, car aucune bibliothèque ne peut tout conserver, mais aussi parce que les bibliothèques forment dorénavant un groupe, un réseau. Le sujet de la participation des bibliothèques au marché du livres fut également abordé. En contact donc avec le monde des collectionneurs, Louise Amazan témoigne de la volonté des bibliothécaires de garder une distance. Pour elle, il faut pressentir l’évolution du goût et de la sensibilité et tenter d’acheter avant que le prix augmente.

Qu’en est-il de la conservation numérique de livres rares ? Pour certains intervenants les nouveaux outils numériques rendent visible le livre mais ne diminuent pas la rareté de l’exemplaire. Yves Picard, des Presses universitaires de Rennes, était présent pour présenter un sujet peu souvent débattu : la rareté du livre électronique.

Créer un livre… l’intervention d’Yves Picard est accessible en ligne.

Cette notion peut ne pas être évidente au premier abord. Il faut avoir en tête la fragilité du livre électronique, qui n’a qu’une longévité moyenne de dix ans. Le fichier ne demande qu’à être copié pour freiner sa raréfaction, mais dans le monde électronique chaque copie devient un original à nouveau. Les verrous numériques que sont les DRM permettent à une copie de devenir unique, grâce à un filigrane (par ex : « acquis par Yves Picard ».). On est là face à une création de rareté, par l’acquisition individualisée, qu’on a l’obligation juridique de garder rare. Un autre type de copie unique peut être créé grâce à la personnalisation de l’affichage d’un livre. Au-delà de l’individualisation de copies, c’est aussi par la diffusion, ou plutôt par son absence, qu’est provoquée la raréfaction. Et Yves Picard d’interpeller le public du colloque avec le sourire : « Si vous en trouvez un jour un livre électronique rare, parce que non-téléchargé, n’y touchez pas : laissez-le rester rare ! ». En parallèle à la raréfaction, la notion de bien commun émerge avec des communautés qui cherchent à préserver et à défendre l’intérêt de ce bien commun. La communauté de Wikipédia est un exemple de co-création de contenus, rares parce que modifiables, avec un usage massif et documenté. En effet, six mois après sa création, une page donnée pourra être différente. La plate-forme offre la possibilité de créer un livre de son choix à ses utilisateurs. Dans ce monde informatique, la problématique de l’ouverture d’un abîme de conservation, dû au manque de critères de sélection, est au cœur des débats actuels. Comment accéder à une œuvre parmi les milliers de dossiers ? Yves Picard répond : tout reste à inventer.

Finalement, Chloé Favriou et Isabelle Riquet, étudiantes en Master de recherche d’Histoire moderne présentaient l’objectif de l’exposition Rareté et livres rares. Elles exposaient l’évolution de la méthodologie et les contraintes que le contenu des fonds ont imposés dans le travail de montage de l’exposition. Elles témoignaient alors de l’élargissement de leur réflexion scientifique, en tant qu’étudiantes en master. Le travail sur le fond ancien permet de comprendre le caractère multiforme du livre. Si la première question fut celle des caractéristiques de la rareté du livre, le nombre d’exemplaires produits, conservés, leur prix…, la notion de rareté fut rapidement élargie par rapport à l’angle habituel. Dans l’exposition, la rareté choisie n’est pas celle prisée des collectionneurs ; la réflexion a davantage porté sur le medium du livre, et ses pratiques. Le livre, étudié par le prisme de l’objet rare, permet de remettre en question l‘idée que l’on se fait de la rareté.

Par leur ouverture, le colloque et l’exposition Rareté et Livres rares du XVe au XXIe siècle nous invitent à poursuivre la réflexion sur les méthodes de recherches, de préservation et de valorisation des objets non seulement précieux, mais aussi communs. Ce qui ressort ici, c’est l’importance des pratiques, qu’elles soient celles de la production, du classement, ou encore de la lecture et de la réception. Le livre-objet et le texte-idée sont à manipuler avec précaution et attention. Le colloque et l’exposition nous ont permis également d’évaluer combien il nous reste à découvrir dans le domaine de la bibliographie matérielle, dans les possibilités offertes par le numérique, et dans nos propres pratiques de transmission du livre.

Erell Smith

Étudiante en master de recherche à Rennes II


Le catalogue de l’exposition peut être librement consulté en ligne depuis le site Issuu de la Société bibliographique :Catalogue de l’exposition Rareté et livres rares du XVIe au XXIe siècle.

Les fonds anciens de Saint-Omer: Six ans de découvertes

« Découverte en France d’un First Folio de Shakespeare » titre l’article de Florence Noiville dans Le Monde Livres du 26 octobre 2014, quelques jours après l’annonce qui a marqué l’histoire de la bibliothèque, en donnant à la Bibliothèque d’Agglomération de Saint-Omer une visibilité planétaire !

Illustration 1: Shakespeare, Comedies, Histories, & Tragedies, Londres: Isaac Jaggard et Edward Blount, 1623

Mais on aurait tort de croire que c’est la seule découverte qui ait été faite au sein du fonds ancien ces dernières années. Les collections patrimoniales du Pays de Saint-Omer sont d’une telle importance que des trouvailles y sont faites presque chaque mois, pour ne pas dire chaque semaine. Celles-ci sont de diverses natures et concernent tous les types d’ouvrages que nous conservons : manuscrits, incunables, imprimés anciens et documents iconographiques.

Cette rétrospective vous permettra de comprendre que ces trouvailles ne sont pas uniquement le fruit du hasard, même si ce dernier y prend toujours une petite part comme pour toute « découverte ». Elles sont le résultat des nombreux chantiers mis en œuvre au sein du pôle pour assurer ses missions de gestion, de conservation et de mise en valeur des collections. Elles sont également issues des divers partenariats que la BAPSO a avec d’autres institutions (CNRS, Universités) et de l’accueil des chercheurs.

Questions de styles

La collection audomaroise des manuscrits compte plus de 800 volumes, tous intrinsèquement unique, et pour beaucoup médiévaux et richement décorés.

C’est le cas des deux pages d’une grande Bible carolingienne (illustration 2), redécouvertes en 2012-2013. Elles servaient de gardes contrecollées à un manuscrit plus récent et ont été isolées à la suite d’une ancienne restauration. Outre la datation de ces pages dans la seconde moitié du IXe siècle, la qualité de leur décor les rend exceptionnelles. S’ajoute à cela une importance historique, puisque c’est l’un des rares témoins de la production de luxe de l’abbaye de Saint-Bertin pour cette période de l’histoire.

Illustration 2: Initiale B ornée, début des Psaumes, encre d’or sur parchemin Saint-Bertin, 2e moitié du IXe siècle (Saint-Omer, BA, ms. 1687)

Les recherches sur le style du décor des manuscrits audomarois ont aussi permis de constituer plusieurs ensembles cohérents, qui n’avaient été jusque-là que peu étudiés.

Le plus spectaculaire est un groupe de manuscrits d’origine anglaise, au sein duquel nous avons pu redéfinir deux ensembles baptisés style « tweed », voir par exemple l’illustration 3, (manuscrits 50, 214, 217, 235) et style « aux girandoles »1 , comme le commentaire des psaumes de Johannes de Abbatisvilla de l’illustration 4, auxquels furent ajoutés les manuscrits 185, 234 et 262.

Illustration 3: Initiale A ornée dans le style tweed, encre sur parchemin, Angleterre, XIIIe siècle (Saint-Omer, BA, ms. 217)

Illustration 4: Initiales peintes dans le style des filigranes en girandoles, encre sur parchemin, Angleterre, XIIIe siècle (Saint-Omer, BA, ms. 262)

Un troisième ensemble, lui aussi d’origine anglaise, baptisé le style « aux feuilles dentelées », voir l’illustration 5, (manuscrits 11, 116 et 762), a pu être rapproché d’un manuscrit conservé à Paris (BNF, manuscrit latin 14514), copié et enluminé à Oxford, ce qui donne un élément de localisation pour nos propres manuscrits. Cela n’est d’ailleurs pas surprenant puisque l’abbaye de Saint-Bertin est en contact avec l’école d’Oxford depuis sa création par le roi Alfred le Grand (848-899) : qui nomme Grimbaud de Saint-Bertin à la tête de cette prestigieuse école.

Illustration 5: Initiales ornées dans le style au feuilles dentelées, encre sur parchemin, Angleterre (Oxford ?), XIIIe siècle (Saint-Omer, BA, ms. 762)

A chacun ses attributions !

Au Moyen Âge, la notion d’artiste n’est pas la même que maintenant : les productions mécaniques relèvent de l’artisanat. Cela ne veut pas dire que l’on ne sait pas apprécier un bel objet ou le talent de celui qui l’a réalisé. C’est juste que l’on ne rémunère pas l’artisan pour son art. On paye d’abord les matériaux et le temps d’exécution, considérant que la qualité d’exécution est rétribuée par la renommée et l’afflux des commandes.

Il est donc rare qu’un artisan signe son travail. Pour la première moitié du Moyen Âge (Ve-XIIe siècle), on trouve surtout des mentions d’auteurs ou de copistes, plus rarement d’enlumineurs, de sculpteurs ou d’orfèvres. A partir du XIIe siècle, ceux qui réalisent les décors signent plus couramment leurs travaux. Mais, en se limitant souvent à un simple prénom, parfois accompagné de la mention « a fait ». Il est alors difficile de trancher s’il s’agit de l’exécutant ou du commanditaire.

Identifier les auteurs des œuvres d’art anciennes est une discipline à part entière, qui s’appuie sur l’étude croisée du style et des documents d’archives, et regroupe des œuvres attribuables à un même artisan ou à un atelier.

Plusieurs manuscrits de l’époque gothique (XIIIe-XVe siècle), conservés dans nos collections, ont été récemment attribués à des enlumineurs professionnels de renom. Tels les manuscrits 245 et 458, qui derniers n’avaient pas attiré l’attention car ils ne comprennent chacun qu’une seule miniature. Pourtant, celles-ci sont l’œuvre d’artistes célèbres en leur temps.

Le manuscrit 245 est sorti d’un atelier qu’on appelle le groupe des « Maîtres aux rinceaux d’or »2 , actif à Bruges entre 1420 et 1450. Cette attribution a permis de resserrer la datation du manuscrit et de localiser son lieu de production.

Illustration 6: « La Trinité du Psautier », atelier des Maîtres aux Rinceaux D’or, Bruges, vers 1520-1450 (Saint-Omer, BA, ms. 245, f. 1v)

Illustration 7: Heures dites de Joseph Bonaparte, atelier des Maîtres aux rinceaux d’or, Bruges, 1421-1430 (Paris, BnF, manuscrit lat. 10538)

Maîtres et ateliers

Le manuscrit 458 est plus ancien, il a été copié à Paris dans le deuxième quart du XIVe siècle, et enluminé par le Maître du Procès de Robert d’Artois, un disciple des deux plus grands peintres de manuscrits de l’époque : Jean Pucelle (12..-1334) et Jean Le Noir (actif entre 1331 et 1380). Tous trois ont travaillé pour les plus grands mécènes de leur temps : la duchesse Yolande de Bar, le duc Jean de Berry ou encore le roi Charles V.

Illustration 8: scène de dédicace, enluminure par le Maître du Procès de Robert d’Artois, Paris, début du XIVe siècle (Saint-Omer, BA, ms. 458)

Le manuscrit 727 est un splendide exemple de la production italienne du XVe siècle, attribué en 2014 à l’atelier de l’enlumineur florentin Francesco d’Antonio del Cherico (1433-1484). Ce dernier est connu pour avoir enluminé un autre exemplaire du même ouvrage pour Piero de’ Medici. Il a aussi travaillé pour le libraire Vespasiano da Bisticci (1422-1498), qui a vendu des livres au cardinal d’Arras Jean Jouffroy et au roi de France Louis XI.

Illustration 9: page ornée a bianchi girari, par l’atelier d’Andrea del Cherico, Venise, milieu du XVe siècle (Saint-Omer, BA, ms. 727-2)

Signalons encore le manuscrit 343, restauré plusieurs fois d’ancienne date, re-relié au moins une fois au XVIIe siècle, en mélangeant l’ordre des feuillets dont une bonne partie manque. Son mauvais état général a valu à son décor d’être qualifié « d’assez mauvaise exécution » ! Pourtant, malgré toutes ses avanies, l’observateur avisé saura déceler une production de grand luxe, encore perceptible dans le drapé très travaillé du bas de la robe de la Vierge, dans la finesse des rehauts qui animent la carnation du visage de Jean, dans la délicatesse des boucles de ce dernier et la grâce du rendu de son contrapposto3. Le travail d’identification du lieu de production de ce volume est encore en cours. Mais, après avoir proposé un rapprochement avec l’enluminure troyenne du début du XIIIe siècle, nous envisageons désormais de l’attribuer à un atelier des Flandres septentrionales ou de l’Artois.

Illustration 10: Le Christ en croix entouré de la Vierge et de Jean, Flandres septentrionales ou Artois (?), début du XIIe siècle (Saint-Omer, BA, ms. 343)

Cote Datation CGM Datation Wilmart
3 XIIe XIe
13 XIe XIIe
15 VIIIe IXe
20 XIIIe XIIe
24 XIIIe 2e ½ XIIe
25 XIIIe 2e ½ XIIe
33bis VIIIe IXe
42 IXe f.16-68 IXe ; reste XIe
78 XIIIe XIIe
56 XIIIe Déb. Xie
57 XIIIe XIIe
60 XIIIe XIIe
65 XIIIe XIIe
75 XIIIe XIIe
77 XIIIe XIIe
79 XIIe XIe
80 XIIIe XIIe
89 XIIIe XIIe
93 XVe XIIIe
97 XIe Fin Xe
114 XIIIe XIIe
116 XVe XIIIe
118 XVe XIIIe
150 X-XIIIe Xe
179 Xe IXe (vers 850)
185 Fin XIIe-XIIIe XIIIe
186 XIIe XI
252 Xe Fin XIe
257 Xe Premiers feuillets VIIIe
268 Xe IXe
269 Xe 1e ½ IXe
277 XIIe & XIIIe XIIe
279 IXe Xe
283 XVe XIVe
304 XIIIe XIIe
312 XIe IXe et XIe
314 XIe Fin IXe
342bis IXe Fin Xe
355 XIIIe XIVe
361 XIVe XVe
363 XIIIe Fin XIIe
366 XVe XIVe
426 XIIIe XIVe
582 XVe XIVe
664 XIIIe XIIe
666 Xe f. 6-63 IXe
678 XIIe XIVe
684 XIIe XIe
698 Xe Fin XIe
700 XIIe XIe
710 Fin XIIIe 1e ½ XIVe
719 XIIe Fin XIIe
770 XIIIe XII et XIVe
775 XIIe XI

« Il vaut mieux dater d’un siècle que d’une saison » Alfred Capus (écrivain 1857- 1922)

Un autre aspect de la recherche en bibliothèque concerne la datation des manuscrits. C’est une tâche d’autant plus importante pour la collection audomaroise que le Catalogue Général des manuscrits de la bibliothèque de Saint-Omer (CGM), rédigé par Henri Victor Michelant (1811-1890) en 1861, comprend beaucoup d’erreurs.

Ce problème de datation a été repéré, en 1923, par le grand érudit André Wilmart (1876 – 1941), bénédictin de la Congrégation de Solesmes à St Michael’s Abbey, à Farnborough (Hampshire, Angleterre), et spécialiste reconnu de la littérature religieuse du Moyen Âge. Ce dernier a profité de son passage à Saint-Omer pour préciser la datation de plusieurs manuscrits. Le fruit de cette enquête est rapporté par le bibliothécaire Georges Delamotte, dans le Registre des délibérations de la Commission d’amélioration de la bibliothèque 1845-1934.

Grâce à cette liste repérée par l’équipe du Pôle archives, cinquante-six manuscrits ont été rendus à leur siècle. Cet inventaire indique que la grande majorité de ces volumes est plus ancienne que ce qui avait été établi, augmentant considérablement leur préciosité et leur intérêt pour la recherche

Des dates, des dates, oui mais des authentiques !

Nous avons corrigé un certain nombre de datations erronées et les sessions de travail bisannuelles de l’Institut de Recherche et d’Histoire des textes (IRHT – CNRS) contribuent également à rétablir l’âge réel de nos vénérables volumes. Signalons un ensemble particulièrement intéressant de manuscrits, longtemps datés du XIIe siècle, mais qui sont en réalité du milieu du XIe, si l’on en juge par le style du décor et de l’écriture. Il s’agit des manuscrits n° 2, 3, 33, 186, 187, 189, 194, 718 et 775.

Illustration 11:  Ancien Testament, fin de l’exode et début du Lévitique, Saint-Bertin (?), milieu du XIe siècle (Saint-Omer, BA, ms. 2)

Parallèlement au travail d’étude des collections, les autres tâches de gestion d’un fonds de livres anciens, sont aussi souvent l’occasion de faire des découvertes. Telle l’entreprise de numérisation de la quasi-totalité des manuscrits de la BAPSO, engagée d’abord sous l’impulsion de la Communauté d’agglomération, puis, dans le cadre d’un partenariat entre la CAPSO et la DRAC puis avec le CNRS.

Or, avant de numériser un manuscrit, il faut réaliser un récolement complet du volume : le livre est feuilleté, page à page, afin de vérifier s’il n’en manque pas et si la numérotation est correcte. Plus de 600 volumes ont été récolés entre 2012 et 2017 par l’équipe de la section patrimoniale !

Cette opération fastidieuse a néanmoins son bon côté, car elle oblige à consacrer un long moment à chaque livre. C’est alors l’occasion d’y faire des trouvailles : ainsi, le manuscrit 678 (illustration 12) s’est avéré contenir plusieurs pages palimpsestes, c’est-à-dire que le parchemin a été gratté puis réemployé. Cela permet aussi d’identifier ou de réattribuer des textes comme pour le manuscrit 172, longtemps attribué à Hildebert de Lavardin, désormais rendu à Pierre Riga. De même, le manuscrit 245 n’était pas le Compendium d’Hugo de Argentina mais celui d’Albert le Grand. Quant au manuscrit 384 (illustration 13), longtemps resté anonyme, il a été identifié en 2013 : il s’agit d’une belle copie du Livre qui enseigne qui est pechié mortel ou veniel du grand théologien Jean Gerson, qui fut chancelier de l’université de Paris.

Illustration 12: Pages copiées sur des feuillets de parchemin de remploi ou « palimpseste » (Saint-Omer, BA, ms. 678)

Illustration 13: Jean Gerson, Livre qui enseigne qui est pechié mortel ou veniel, Pays-Bas septentrionaux du milieu des années 1450 (Saint-Omer, BA, ms. 384)

Rien ne se perd, tout se transforme !

Certains manuscrits, comprennent des documents ajoutés après leur réalisation. Ainsi, dans le manuscrit 417 (illustration 14), nous avons eu la surprise de découvrir une gravure figurant le Christ. Le manuscrit 407 (illustration 15) comprend lui aussi deux petites gravures dévotionnelles, figurant sainte Barbe et Daniel dans la fosse aux lions. Malheureusement, aucune n’est signée, ce qui rend leur attribution impossible à l’heure actuelle. Plus récemment, en 2017, nous avons découvert une quatrième gravure dans notre imprimé n° 3022 où elle servait de marque-page. C’est une jolie copie réalisée dans les années 1630 d’après un original du grand graveur lorrain Jacques Callot (1592-1635).

Illustration 14: Speciosus Forma pare Filiis hominum, gravure sur cuivre, XVIIe siècle (?) (Saint-Omer, BA, ms. 417)

Illustration 15: Sainte Barbe et Daniel dans la fosse aux lions, gravures sur bois, XVIe siècle (?) (Saint-Omer, BA, ms. 407)

L’observation attentive et la description des reliures permettent aussi de faire de belles découvertes. C’est le cas des morceaux de parchemins anciens utilisés dans leur confection, une pratique courante du Moyen Âge jusqu’à l’époque moderne. Les relieurs ne prêtent alors pas attention à la nature de ces « défaits », aussi peut-on parfois trouver des renforts de fond de cahiers ou des gardes contrecollées bien plus anciens que le volume dans lequel ils se trouvent !

C’est le cas pour les manuscrits 121 (XIIIe), 287 (XVe) et 437 (XIVe) qui comprennent des renforts du IXe siècle ! Pour le premier (illustration 16) les renforts ont pu être dégagés lors de la restauration du livre. Il s’agit de fragments d’une copie du commentaire de Bède le Vénérable sur l’évangile selon Jean. Le second (illustration 17) comprend un passage du commentaire du même auteur sur l’évangile selon Luc (Lib. V sur Luc XVI). Le rapprochement des fragments de ces deux manuscrits permet d’avancer l’hypothèse qu’ils proviennent du même volume à l’origine, qui devait rassembler l’ensemble des commentaires de Bède sur les Évangiles. Quant au manuscrit 437, il s’agit d’un extrait du traité de dévotion De cordis compuctione (De la componction) (I, 4, 1-30) de Jean Chrysostome (344-407).

Illustration 16: Renfort de fonds de cahiers en parchemin, commentaire de Bède le Vénérable sur l’évangile selon Jean, Saint-Bertin (?), IXe siècle (Saint-Omer, BA, ms. 121)

Illustration 17: Renfort de fonds de cahiers en parchemin, commentaire de Bède le Vénérable sur l’évangile selon Luc, Saint-Bertin (?), IXe siècle (Saint-Omer, BA, ms. 287)

Membra dissjecta

Parfois, on y découvre des textes plus rares, comme cette copie du XVe siècle des Guerre de Jugurtha de Saluste (inv. 2360bis), ou cette autre de la même époque avec les commentaires à l’Ethique d’Aristote par Jean Buridan (1292 – 1363), recteur de l’université de Paris au XIVe siècle (inv. 350). Un fragment du XIIIe siècle, contenant les chapitres 9 à 13 du premier livre des Premiers Analytiques d’Aristote (inv. 3070 – illustration 18) dans la traduction de Boèce (480-524). Une très rare copie du début du XIIIe siècle du Graecismus, un traité de grammaire composé par Evrard de Béthune (11..-1212?) (inv. 1529). Ou encore un traité de médecine du XIVe siècle, non identifié (inv. 1805), et un fragment du chapitre 18 du second livre d’une copie du XIVe siècle du Guide des égarés de Moïse Maimonide (1135-1204) (inv. 3916).

Illustration 18: Garde contrecollée, Premiers Analytiques d’Aristote dans la traduction de Boèce, XIIIe siècle (Saint-Omer, BA, inv. 350)

Illustration 19: Garde contrecollée, Graecismus, d’Evrard de Béthune, déb. XIIIe siècle (Saint-Omer, BA, ms. 1529)

Le cas des imprimés 959, 960, 962 et 963 est particulièrement intéressant. Leurs gardes contrecollées ont été très vraisemblablement extraites d’un même manuscrit. Il s’agit d’un bréviaire du XIe siècle ! La réparation en deux doubles pages par volume (sauf pour le 959 qui n’en comprend plus qu’une) fait que quatorze pages ont été ainsi conservées. L’étude des textes de ces fragments permettra peut-être d’en préciser l’usage. Toutefois, la mise en page et l’écriture sont très proches de celles que l’on trouve dans d’autres manuscrits conservés de cette époque copiés à Saint-Bertin.

Illustration 20: Garde contrecollée, Bréviaire, XIe siècle (Saint-Omer, BA, ms. 959)

« Ce qui est à toi est aussi à moi »

Lors du catalogage scientifique, nous prenons aussi en compte les notes manuscrites contenues dans le volume, car elles comptent pour beaucoup parmi les caractéristiques d’exemplaire d’un livre.

Il est courant qu’un livre ancien soit annoté par ses divers possesseurs, et qu’ils y aient inscrit leur marque dans leurs livres, sous la forme de mentions manuscrites, d’armoiries ou d’ex-libris imprimé, collé dans le volume. Grace à ces marques de possession, il nous est parfois possible de retracer un pan de l’histoire du livre.

Ainsi, parmi les noms intéressants que nous avons pu identifier ces dernières années, on peut citer:

  • Lucas Fruterius (1541- 1566), poète et philologue du cercle d’humanistes de Bruges (inv. 3074).
  • Antoine Coquelle (15..-1549) d’Aire-sur-la-Lys, humaniste, professeur à Furnes et ami d’Erasme (inv. 1360).
  • Aernout van Buchel (1565-1641), humaniste et directeur de la Compagnie des Indes (inv. n° 2342).
  • Frans de Maulde (1556-1597), chanoine d’Arras puis d’Aire-sur-la-Lys, où il est enterré dans la collégiale.
  • Paul Poupo (1552-1590), grand poète de la Renaissance (inv. 5).

Illustration 21: ex-libris de Lucas Fruterius (1541- 1566) (Saint-Omer, BA, inv. 3074)

Illustration 22: ex-libris d’Antoine Coquelle (14..-1549) (Saint-Omer, BA, inv. 1360)

Illustration 23: ex-libris de Pierre Poupo (1552-1590) (Saint-Omer, BA, inv. 5)

Toutes ces personnalités appartenant à des cercles humanistes du Nord, permet de reconsidérer l’assertion de M. Le Maner dans l’Histoire de Saint-Omer (1981, p. 117) qui prétend « l’absence de véritable substrat humaniste [à Saint-Omer] ».

Enfin, un superbe volume repéré fin 2017 (inv. 2927), porte deux marques prestigieuses : il est relié aux armes du chevalier Pomponne Ier de Bellièvre (1529-1607), seigneur de Grignon, surintendant des finances d’Henri III, puis chancelier d’Henri IV, et porte l’ex-libris manuscrit de Jacques Ribier du Vair-Aléaume (15..-1653), conseiller du roy et commissaire aux requêtes du Palais sous Louis XIII et Louis XIV.

Illustration 24: reliure aux armes de Pomponne Ier, de Bellièvre (1529-1607) (Saint-Omer, BA, inv. 350)

Une collection unique !

Ce qui fait l’intérêt du First Folio c’est qu’il s’agit de LA première édition complète du théâtre de Shakespeare. Ce n’est pas un manuscrit, mais un imprimé. La hiérarchie des valeurs n’est pas la même que pour les manuscrits car les textes imprimés peuvent êtres reproduits à l’infini, alors qu’un manuscrit est, par nature, toujours une pièce unique. Les premières éditions d’une œuvre sont très recherchées car elles nous offrent un premier état littéraire susceptible d’être au plus proche de la pensée originelle de l’auteur.

Pour le bibliophile, la rareté d’une édition, due à de nombreuses pertes ou simplement à la limitation originelle d’un tirage, est un critère. Cela est d’autant plus important en matière de livres imprimés puisque la technique de l’imprimerie permet justement la démultiplication des exemplaires d’une même édition. Il arrive donc, très rarement, que l’on ne conserve plus qu’un seul exemplaire de l’une des éditions imprimées d’une certaine œuvre. Dans ce cas, on parle d’un unicum (« unique » en latin), c’est l’un des moments où l’imprimé possède des critères de rareté équivalents à ceux du manuscrit.

Unicum, unici, unico, unica, unicorum, unicis

La bibliothèque possède une demi-douzaine d’unica ! L’un d’entre eux nous a été signalé en 2015 par Dominique Coq. Il s’agit de l’impression parisienne, par Pierre le Caron en 1502, de la traduction française de la Légende Dorée par Nicolle Delabarre (inv. 3533). Ce volume appartenait à Adrien de Neufville, abbé de Saint-Augustin-lez-Thérouanne de 1571 à 1596. Depuis, plusieurs autres unica ont été identifiés dans le cadre du catalogage scientifique des imprimés du XVIe siècle, entrepris de manière systématique depuis trois ans.

Illustration 25: La légende dorée en françois par maître Nicolle Delabarre, Paris: [Pierre Le Caron], [1502] (Saint-Omer, BA, inv. 3533)

Illustration 26: Les Commentaires de Jules César, Avec les portraicts et de et description des lieux… Translatez par noble homme Etienne de Laigue dit Beauvais ; Translatez par feu de bonne mémoire Robert gaguin général de lordre de la saincte Trinité, Paris: [Jacques Kerver], 1537 (Saint-Omer, BA, inv. 3079)

Nous sommes ainsi actuellement les seuls à posséder la traduction française des Commentaires de Jules César par Etienne de Laigue et Robert Gaguin, imprimé à Paris pour Jacques Kerver en 1537 (inv. 3079). Il n’y a également qu’à Saint-Omer que l’on peut consulter le Preclarus et insignis tractatus docens modum legendi abbreviaturas utriusque (Traité des abréviations), imprimé en 1520, à Paris, par Guillaume Gydoin pour Poncelet le Preux (inv. 6004-2) ; le De linguae latinae elegantia libri sex (grammaire latine) de Lorenzo Valla, dans l’édition Parisienne imprimée par Pierre Gaudoul, en 1534 (inv. 2295). Ou encore la traduction française des Épitres d’Ovide par du Perron, de La Brosse et de Lingendes, imprimée à Paris, par Toussaint Du Bray en 1620 (inv. 4651).Illustration 27: Werner von Schussenried, Preclarus et insignis tractatus docens modum legendi abbreviaturas utriusque censure, Paris: Poncelet le Preux, 1520 (Saint-Omer, BA, inv. 6004-2)

Illustration 28: Laurentii Vallae, De linguae latinae elegantia libri sex, Paris: Pierre Gaudoul, 1534 Saint-Omer, BA, inv. 2295)

Illustration 29: Les epistres d’Ovide, traduites en prose Françoise par les Srs Du Perron, De la Brosse, De Lingendes & Hedelin, Paris: Toussaincts du Bray, 1616 (Saint-Omer, BA, inv. 4651)

Last… but not least !

Cette sélection de trouvailles faites ces dernières années dans les fonds anciens de la BAPSO n’offre néanmoins qu’un petit aperçu de ses richesses connues, et surtout, du potentiel de découvertes passionnantes qui reste encore à y faire.

Les grands chantiers de gestion, de conservation et de mise en valeur des fonds anciens, menés par l’équipe patrimoniale, se poursuivront encore de nombreuses années. Ils permettent de toujours mieux connaître ces collections et de continuer de les faire vivre auprès du public à travers les expositions, régulièrement alimentées par nos trouvailles, mais aussi par l’enrichissement de la Bnum, les articles sur Facebook, les albums Pinterest, ou encore les conférences de nos invités et les journées d’études organisées avec nos différents partenaires.

Les fonds anciens sont souvent plus vivants et dynamiques qu’il n’y paraît ! Nous mettons tout en œuvre pour vous permettre de vous réapproprier une partie de la valeur de ce patrimoine fantastique, et vous invitons d’ores et déjà à nos prochains rendez-vous avec l’histoire et les livres.

Rémy Cordonnier

Bibliothèque d’Agglomération de Saint-Omer

  1. Girandole : chandelier à plusieurs branches []
  2. « Maîtres aux rinceaux d’or » : nom de convention donné par F. Winkler en 1925 []
  3. Contrapposto : attitude du corps humain dans les arts visuels, où l’une des deux jambes porte le poids du corps, l’autre étant laissée libre et légèrement fléchie. []

Imprimeur, libraire, éditeur, traducteur, auteur : Hendrik van den Keere, polymathe du livre à la Renaissance

Hendrik van den Keere est une figure incontournable des milieux des imprimeurs du sud des Pays-Bas du XVIe siècle. Il fut à tour de rôle imprimeur, libraire, éditeur, traducteur et auteur multilingue : un véritable polymathe du livre qui surgit fréquemment au gré des recherches. Il est principalement connu pour sa production imprimée conséquente à Gand dans les années 1560, et pour trois ouvrages de sa main : une pièce de théâtre en français (sous le nom francisé d’Henry du Tour), un poème en néerlandais, ainsi qu’un Dictionaire flamen-françois. Pourtant, malgré son importance, une certaine confusion règne autour de son rôle précis et il est donc nécessaire de faire le point sur la carrière de cet acteur du monde du livre flamand.

Il faut commencer en mettant fin à une confusion tentante. La proximité des dates et la similitude des noms ont mené à une erreur commune : un amalgame entre Hendrik van den Keere/Henry du Tour, imprimeur et auteur actif entre 1555 et 1567 (et dont le nom surgit encore dans des rééditions dans les deux décennies suivantes), et son fils, également connu sous le nom d’Hendrik van den Keere/Henry du Tour qui fut, lui, un graveur et fondeur de caractères qui réalisa du matériel typographique de grande qualité pour l’officine Plantinienne à Anvers entre 1568 et 1580[1]. C’est au père que j’aimerais ici m’intéresser, car son parcours d’imprimeur-libraire est exemplaire de celui d’un réseau de professionnels du livre flamands en contact étroit avec les milieux littéraires des auteurs rhétoriciens de cette région, dans la deuxième moitié du XVIe siècle.

Van den Keere semble avoir accompli sa carrière uniquement à Gand, sa ville natale, d’abord comme maître d’école française, puis comme imprimeur – tout en menant en parallèle des activités de traducteur de poésie, de dramaturge et de lexicographe. Bien qu’une étude plus poussée reste à effectuer dans les archives gantoises pour préciser ce parcours, on peut au moins présenter les éléments suivants. Son père, Pieter van den Keere, acheta l’atelier et le matériel typographique de Joos Lambrecht (Josse Lambert), lui aussi homme de lettres, maître d’école et imprimeur (actif de 1536 à 1553)[2]. On doit notamment à Lambrecht l’édition de pièces de théâtre restées célèbres pour le scandale causé par leur contenu évangélique et protestant en 1539 (USTC 402999)[3]. Cet atelier fut ensuite exploité par Jan Cauweel entre 1554 et 1556, qui y produisit notamment la première édition imprimée (1555) du premier art de rhétorique en néerlandais, le Const van rhetoriken de Matthijs de Castelein (USTC 400939). C’est en prologue à cette œuvre que l’on trouve un poème en néerlandais d’Hendrik van den Keere (traduction-adaptation d’un poème de Thomas Sébillet)[4] visant à souligner la valeur de ce texte, première trace de son activité d’auteur et d’éditeur de textes littéraires.

Hendrik van den Keere reprit ensuite cet atelier en 1556, et produisit des livres pendant une décennie, a priori jusqu’en 1567. À la variété des titres qu’il publia répond aussi une grande variété de ses marques de libraire, au dessin souvent assez sophistiqué.

Trois marques d’imprimeur-libraire employées par van den Keere en 1556, 1557 et 1558.

L’étude des livres publiés sous son nom dans l’Universal Short Title Catalogue donne une idée assez précise des étapes qu’il dût suivre pour trouver un type de production rentable financièrement. Il commença en effet par imprimer une série de courts ouvrages en latin (‘apud Henricum Chaerium’). Une recherche via l’USTC donne trois titres de Plutarque publiés en 1556 (USTC 403262, 403263 et 403264)[5]. Cependant, un autre titre ne figurant pas dans l’USTC apparaît dans le catalogue de la bibliothèque universitaire de Santiago de Compostella. Le volume est intitulé Epistola illustrissimi Ferdinandi Alvarii […] ad Paulum Quartum Pontif. Maxi., Gaudavi [Gand], Excud. Henricus Chaerius, 1556 (in-4, ff. 4). Il était fréquent à cette période de publier ainsi de telles lettres, considérées comme utiles à l’information du public, avant l’apparition des premiers journaux modernes au XVIIe siècle – d’autant que le duc d’Albe était un personnage connu aux Pays-Bas (il allait y prendre la fonction de régent quelques années plus tard, en 1567)[6].

Cette micro-production en latin, limitée à sa première année d’activité, montre un imprimeur-libraire nouveau dans le métier, probablement en train de lancer sa production, et qui, en tant que maître d’école, chercha d’abord à se constituer un fonds en latin – peut-être pour fournir des ouvrages scolaires à ses élèves, pour répondre à une demande de collègues lettrés ou, dans le cas de la lettre du duc d’Albe, pour tester le marché des éphémères d’information ?

L’existence de cet opuscule dans le fonds de la BU de Santiago non encore répertorié dans les bases de données internationales illustre aussi la difficulté de constituer une liste exacte des livres imprimés par van den Keere à partir de recherche dans des bases de données en ligne, du fait de son trilinguisme néerlandais-latin-français. On retrouve la même difficulté à suivre ses traces pour les ouvrages en néerlandais, du fait de la particulière souplesse de l’orthographe de cette langue du XVIe siècle.

Sans préjuger donc de l’existence éventuelle d’autres ouvrages en latin qui pourraient ressurgir de fonds encore peu explorés, il semble cependant que van den Keere se soit ensuite tourné vers une production en néerlandais, ponctuée de plusieurs ouvrages en français. L’essentiel de cette production souligne que van den Keere s’orienta vers l’impression de textes officiels, une source de revenus certainement plus rentable et régulière. Un privilège de Philippe II en date du 22 mai 1557 l’autorisa en effet à reprendre le titre d’imprimeur juré de la monnaie du Roi détenu avant lui par Joos Lambrecht[7]. Ce sont bien ces éditions de textes officiels, équivalences monétaires et autres ordonnances impériales, qui constituent la vaste majorité de la quarantaine d’ouvrages qu’il produisit entre 1557 et 1567. Il faut y ajouter la production d’éphémères en néerlandais dont l’importance dans le corpus de van den Keere est difficile à évaluer, puisqu’on n’a conservé que deux exemples d’‘Almanachs et pronostications’ imprimés sous forme de placards en 1563 (USTC 409413) et 1564 (USTC 409529). Vu le taux important de destruction de ce type d’imprimés au fil du temps, en particulier dans un tel format, on ne peut pas exclure que van den Keere en ait produit davantage.

L’utilisation de son titre d’imprimeur officiel sur la page de titre d’autres types d’ouvrages, tels deux sermons de Saint-Jean Chrysostome imprimés en 1559 et 1560 (USTC 403183 et USTC 403195), laisse à penser que van den Keere voulait mettre en avant ce titre comme gage de qualité des livres d’autre nature qu’il publia. On peut ainsi citer des ouvrages religieux et d’autres littéraires, dont le point commun est de montrer à la fois l’orientation plurilingue de van den Keere et son rôle non pas uniquement d’imprimeur-libraire mais aussi d’éditeur de texte. C’est ce double rôle qu’il souligne d’ailleurs souvent dans un prologue explicatif, en ouverture d’ouvrage, et qu’on peut illustrer par quelques exemples.

Son Oraison de Maistre Patrice Cock-Burne Escossois, de l’utilité et excellence du verbe divin (1558) (USTC 13054), est ainsi une traduction de l’Oratio en latin de Patrick Cockburn (première édition : Paris, Michel Fezandat et Robert Granjon, 1551). Tvoyage van mher Joos van Ghistele est un récit de voyage dans le pourtour méditerranéen d’un gentilhomme flamand, dont van den Keere produisit deux éditions en 1557 et 1563 (USTC 403042 et USTC 409493). Il souligne dans son prologue l’importance de proposer une version imprimée d’un ouvrage jusque-là uniquement disponible dans des manuscrits (à l’instar de l’Art de rhétorique de Matthijs de Castelein cité plus haut)[8]. Le privilège obtenu pour cet ouvrage en 1556 signale également ceux obtenus pour les trois ouvrages de Plutarque cités plus haut, ainsi qu’un autre pour la publication d’une traduction néerlandaise de pièces de Térence – ouvrage qui n’a cependant jamais été retrouvé.

Les deux éditions du Tvoyage 1557 et 1563 (BU Gand)

En 1559, il imprima un ouvrage de Robert du Triez, les Chantz funebres sur la mort et trespas de feu excellent prince et illustre seigneur messire Maximilien d’Egmont (USTC 13530). La production de ce livre, fruit d’un auteur lillois, peut être lue comme un indice de la réputation croissante de van den Keere en tant qu’imprimeur de livres en français dans cet espace régional, ou bien comme le témoin de ses échanges avec d’autres auteurs francophones qu’il pouvait convaincre de lui confier leurs textes à imprimer.

La lexicographie intéressait au plus haut point van den Keere, puisqu’il proposa encore une édition du Naembouck de Joos Lambrecht (1562, USTC 78221), un dictionnaire flamand-français, et qu’il composa lui-même un Dictionaire flamen-francois. Or il est intéressant de constater qu’au lieu de se charger lui-même de son impression, il le fit publier en 1563 chez un autre imprimeur gantois, Jean de Salenson (USTC 91016) – Dictionnaire qui fut réédité, probablement en 1582 et après la mort de van den Keere, de nouveau chez Salenson (USTC 80790). Le colophon indique pourtant que le privilège pour imprimer et vendre l’ouvrage fut bien donné à van den Keere, et on peut donc envisager une association entre les deux imprimeurs gantois pour des raisons pratiques et financières.

C’est la même logique qui dut présider aux deux éditions successives d’une pièce de théâtre composée par Hendrik van den Keere sous le nom d’Henri du Tour. La Comédie de Paix et Guerre fut publiée par Jean de Salenson en 1557 (USTC 13053) mais là encore, la permission fut bien donnée à « Henry van den Keere (imprimeur juré de la monnoye du roy nostre sire) de pouvoir tant imprimer que vendre et distribuer par tout ou bon luy semblera la presente Comedie de Paix et de Guerre » (9 août et 14 octobre 1557). L’année suivante, c’est de l’atelier de van den Keere que sortit une deuxième édition de la pièce, cette fois intitulée Moralité de Paix et Guerre, datée de 1558, et pourvue de la mention du même privilège (USTC 51705).

Les deux éditions de la moralité ou comédie d’Henry du Tour (1557, BU Gand et 1558, BnF)

La seule différence notable entre les deux livres, sur le plan du texte, est que l’édition de van den Keere est augmentée d’une épître « De l’imprimeur » à Jean-François Roffier, secrétaire du duc de Savoie. Il avait apparemment des liens avec l’auteur, puisque ce dernier lui dédia la pièce avec ces mots : « car dès l’heure premiere Mon seigneur, qu’il vous pleust venir chez nous pour veoir nostre Imprimerie et visiter quant et quand les livres de mon estude, je me suis persuadé que V. S. nous monstra je ne sçay tel quel petit signe d’amour et amitié » (Aiiv, p. 4). Peut-on envisager qu’en se plaçant sous un tel patronage, van den Keere souhaitait diffuser son édition auprès d’un cercle noble plus large et plus international, en parallèle à un public plus local et bourgeois ou marchand, auquel pouvait s’adresser l’édition de Salenson ?

Ce tour d’horizon de la production d’Hendrik van den Keere, à la fois comme imprimeur, libraire et auteur, n’épuise pas les pistes d’interprétation à tirer de ce que lui-même décrit de son activité dans les préfaces des ouvrages qu’il produisit à ces divers titres. Dans ces textes, ainsi que dans sa petite production poétique, il livre sa vision du métier d’éditeur de textes littéraires, en contact avec des auteurs, voire des commanditaires. L’analyse de ses imprimés et des privilèges, comme celle de la production d’autres imprimeurs-libraires également lettrés, à l’instar de Joos Lambrecht, livre également des indices supplémentaires pour comprendre les stratégies de publication d’un groupe professionnel bien localisé. Dans le cas de ces imprimeurs-libraires gantois, devait s’ajouter, à l’inévitable obligation d’équilibre financier, et ce dans l’ombre du plus grand centre de production de livres qu’était Anvers, le souhait de participer à la culture du savoir des rhétoriciens qui fleurissait à cette époque dans cette région, et qui orienta une partie de leur production imprimée[9].

Katell Lavéant
Université d’Utrecht

[1] Sur cette désambiguïsation et sur la courte mais brillante carrière de typographe d’Hendrik van den Keere fils, voir H. D. L. Vervliet, Sixteenth-Century Printing Types of the Low Countries, Menno Hertzberger & Co, Amsterdam, 1968, pp.30-32. Sur van den Keere père, la notice la plus détaillée reste celle contenue dans Ferdinand vanderhaegen (vander Haegen), Bibliographie gantoise, 1e partie, XVe-XVIe siècles, Gand, Eug. Vanderhaegen, 1858, pp. 158-175.
[2] W. Waterschoot, “Marot ou Ronsard? New French Poetics Among Dutch Rhetoricians in the Second Half of the 16th Century”, J. Koopmans e.a. (éd.), Rhetoric – Rhétoriqueurs – Rederijkers, Amsterdam, Royal Netherlands Academy of Arts and Sciences, 1995, pp. 141-156 http://www.dbnl.org/tekst/wate013maro01_01/wate013maro01_01_0001.php
[3] Anne-Laure Van Bruaene, “Printing Plays: The Publication of the Ghent Plays of 1539 and the Reaction of the Authorities”, Dutch Crossing-journal of Low Countries Studies 24,2 (2000), pp. 265–284.
[4] Waterschoot, “Marot or Ronsard?”, p. 146.
[5] Il s’agit de trois exemplaires uniques conservés à la bibliothèque universitaire de Gand, reliés ensemble à une époque indéterminée (reliure moderne) et provenant de la bibliothèque de Ferdinand vander Haeghen, bibliographe belge du XIXe siècle connu pour avoir dirigé les monumentales Bibliotheca Belgica et Bibliographie gantoise (voir la note 1).
[6] Voir Andrew Pettegree, The Invention of News: How the World Came to Know About Itself, New Haven, Yale University Press, 2014.
[7] Cité notamment en néerlandais dans USTC 409118 [Biiiv-Biv]. Auguste Voisin en cite également une version française : « Receu avons l’humble supplication et resqueste de notre bien amé Henri Vanden Keere, libraire et imprimeur juré, demourant en nostre ville de Gand, contenant comme luy avyant à gros fraiz et dépens recouvert et achetté les formes, figures et patrons de plusieurs espèces d’or et d’argent de divers coings : ensemble aultres ustensiles et instrumens dont feu maistre Joos Lambert (en son vivant imprimeur) souloit servir les généraulx de nostre monnaye de par-deçà, à imprimer les ordonnances, permissions, modérations et évaluations, sur le faict des monnoyes, quand ilz occuroyent, etc. » (Auguste Voisin, Josse Lambert, imprimeur, graveur, poète et grammairien gantois du XVIe siècle, Gand, L. Hebbelynck, 1842 (2e édition), p. 46).
[8] Point souligné par Alisa van de Haar dans sa thèse The Golden Mean of Languages. Forging Dutch and French in the Early Modern Low Countries (1540-1620) (Université de Groningue, soumise à soutenance le 26 avril 2018), p. 214. Je la remercie de m’avoir permis de consulter son travail inédit et des références bibliographiques qu’elle m’a fournies pour cette enquête sur van den Keere.
[9] Sur cette culture littéraire, voir le numéro spécial de la revue Renaissance Studies 32,1 (2018) : The Knowledge Culture of the Netherlandish Rhetoricians.

Quand Gallica vient au secours de la bibliographie matérielle : le cas Brancas

La « collection Brancas » est un ensemble de 88 volumes de musique imprimée ou manuscrite, conservée pour l’essentiel au Département de la musique de la Bibliothèque nationale de France, et célèbre pour la qualité et l’intérêt des manuscrits de musique dramatique qu’elle contient – il s’y trouve plusieurs partitions d’œuvres ou de reprises données à l’Académie royale de musique dont c’est la seule source.

Une des particularités de cette collection est que presque tous les manuscrits ont été recouverts d’une page de titre au nom de Christophe Ballard ou de Jean-Baptiste Christophe Ballard, comme si ceux-ci avaient été copiés (ou au moins vendus) dans cet atelier, la plus importante officine de typographie musicale du royaume. On sait, par les catalogues imprimés de leurs fonds, que ceux-ci vendaient des partitions copiées des opéras qui n’avaient pas été imprimés ni gravés. Toutefois, les cinq bois différents qui ornent les pages de titre des manuscrits Brancas n’appartiennent pas au matériel des Ballard et quelques incongruités dans les adresses laissent supposer que ces pages de titre n’ont pas été imprimées dans cet atelier. Voici un exemple d’une telle page de titre :

Paris BnF (Mus.) : VM2-271. Cliché F. Escande.

Et voici les cinq bois qui servent à ornementer les pages de titre des manuscrits de la collection Brancas :

Comment les identifier ? Nous ne les avons pas retrouvés dans les bases d’ornements typographiques (Moriane, Maguelone, Fleuron). Il ne nous restait qu’à les rechercher systématiquement. Le moyen qui nous a semblé le plus naturel était d’examiner tous les livres parisiens imprimés entre 1715 et 1745, numérisés par la BnF sur Gallica, soit environ 10.000 références, à visualiser en mode mosaïque pour repérer rapidement les bois.

Quelques semaines et quelques doses de collyre plus tard, le premier résultat de cette recherche a été que certains bois apparaissent dans une multitude de variantes. Le motif du bois CL3, par exemple, est très souvent utilisé chez les imprimeurs parisiens entre 1710 et 1765, comme il apparaît dans la collection ci-dessous, et avec de nombreuses variantes (nappes trouées, nappes croisillonnées, nappe avec fleur de lys, ombre à gauche ou à droite, etc.).

Le second résultat, c’est que les bois cherchés n’ont pas été trouvés sur les éditions parisiennes… Il a donc fallu étendre la recherche aux éditions de Rouen, Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Avignon, Reims… au demeurant assez peu nombreuses sur Gallica. Et c’est là qu’est apparue la Consolation à Messieurs du Séminaire de S. Sulpice, une édition avignonnaise de 1722 qui portait au titre le bois CL2, imprimée par Charles Giroud, un imprimeur avignonnais assez connu, actif de 1709 à 1746.

Giroud – Consolation (1722) http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5709994n

Il ne restait qu’à tirer le fil. Un examen de toutes les éditions de Charles Giroud conservées à Paris a permis de retrouver quatre bois des pages de titre Brancas dans une dizaine de ses éditions parues entre 1714 et 1744, certaines, telles les Heures notées à l’usage des confrairies des Pénitens… (1743) en contenant jusqu’à trois différents, dont le bois CL3 au titre.

Heures notées (1743) Bibliothèque François-Lang, Royaumont

Le bois NTI, qui porte la légende Nosce te ipsum, n’a toutefois pas été retrouvé dans les éditions de Giroud. Il s’agit en fait d’une copie faite vers 1568 d’un emblème gravé sur bois provenant d’une édition lyonnaise de 1559 : Le Marquetis de pièces diverses assemblées par messire Antoine du Saix (Lyon : Jean d’Ogerolles, 1559, 8°. USTC n° 11363, sur Gallica). Cette copie a servi comme marque typographique à l’imprimeur lyonnais Benoît Rigaud. Elle a été utilisée par Giroud sur les manuscrits in-folio seulement, parce qu’elle ressemble à la grande marque typographique des Ballard.

L’identification de ces bois comme étant ceux de Giroud a été décisive pour la connaissance du fonds Brancas. La suite de l’étude a montré que Charles Giroud était aussi l’imprimeur de la ville de Beaucaire et de l’Académie de musique d’Avignon, qu’un certain Louis-André de Brancas (1684-1748), gouverneur de Beaucaire, avait été un des fondateurs de cette académie, qu’il possédait une belle collection de musique, que le fer de reliure qui orne la collection Brancas pouvait lui être attribué, qu’il avait lui-même copié les tables des airs qui se trouvent à la fin de plusieurs manuscrits, qu’il avait plusieurs fois voyagé à Paris, etc.

En somme, cette collection qu’on croyait parisienne et constituée par le maréchal Louis de Brancas (1672-1750), s’est révélée avignonnaise et constituée par un de ses proches resté en Provence, pour un usage privé et académique. Les manuscrits qu’elle contient, pour la plupart copiés dans l’atelier de l’Académie royale de musique, ont été acheminés à Avignon avant d’y être recouverts d’un titre imprimé et reliés à son fer, pour leur donner un aspect similaire aux imprimés. Après la mort d’André-Louis de Brancas, la collection a été ramenée à Paris et achetée par la duchesse de Villeroy, avant d’être confisquée à la Révolution et d’être intégrée, pour sa plus grande part, aux collections nationales.1

Laurent Guillo

  1. Ces éléments méthodologiques et bibliographiques sont extraits d’une étude à paraître chez Brepols : Françoise Escande, Laurent Guillo et Clément Stagnol, De Louis-André de Brancas à la duchesse de Villeroy : itinéraire d’une collection musicale entre Avignon et Paris. Elle a été effectuée dans le cadre d’un séminaire organisé par la BnF et l’IReMus consacré aux collections musicales anciennes du Département de la Musique de la BnF, sous la direction de Laurence Decobert et Denis Herlin. []

Les faux pas du Balet comique de la Royne imprimé en 1582

J’avais entrepris ces derniers temps de cataloguer plusieurs magnifiques recueils de ballets et de mascarades du 17e siècle, que nous conservons à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris.

A tout seigneur tout honneur, la première pièce en était l’opus fondateur du livret d’opéra français, le Balet comique de la Royne, faict aux nopces de monsieur le Duc de Joyeuse et madamoyselle de Vaudemont sa sœur1 publié par le violoniste Balthazar de Beaujoyeulx en 1582 chez Adrian le Roy, Robert Ballard et Mamert Patisson, avec privilège du roi: l’occasion de se pencher d’un peu près sur les caractéristiques matérielles d’une publication célèbre.

Ce grand ballet-opéra exécuté « depuis dix heures du soir à trois heures et demy après minuit » le dimanche quinze octobre 1581 à deux pas du Louvre, grande salle de l’hôtel de Bourbon, fut conçu dans la hâte pour une des fêtes du grand mariage princier. La conception et la mise en place furent dues à un groupe de poètes, courtisans, musiciens et artistes de la cour, dont Beaujoyeulx détaille loyalement les noms dans la préface.

La publication du ballet suivit quelques mois après, et comprenait des illustrations gravées sur cuivre. Elles figuraient les costumes et les machines conçus par Jacques Patin, peintre ordinaire du roi. Les gravures lui sont attribuées depuis Robert-Dumesnil au moins en 1844, et constituent apparemment sa seule œuvre gravée connue. C’est un peu curieusement à lui, et non à Beaujoyeulx cité au titre, ni à aucun des libraires cités à l’adresse, que fut conféré le 13 février suivant un privilège pour « mettre en lumière et faire imprimer par tel imprimeur que bon luy semblera un livre intitulé Balet comique etc., avec défenses très-expresses à tous libraires, imprimeurs ou tailleurs d’histoires de  n’imprimer, faire imprimer, tailler aucunes figures dudit livre, pendant et durant le temps de neuf ans ».

Un examen détaillé des deux exemplaires de la Bibliothèque historique s’est imposé, en raison de deux différences importantes :

  • l’un était avec illustrations, l’autre sans
  • celui illustré était aussi plus complet d’un feuillet comprenant un texte intitulé “Autre allégorie de Circé”

J’ai pu les confronter à pas moins de trois exemplaires visibles en ligne:

et vérifier, grâce aux informations récoltées auprès d’obligeants collègues français qui détenaient un autre exemplaire, qu’il y avait un état de référence de l’ouvrage, et en quoi il consistait2.

Il correspond, sauf un détail, à la description de Brunet : “8 ff. prél., 75 f. chiffrés et un autre pour l’errata”.

Contenu Foliotation Signature
Page de titre et verso blanc [1] [a tildé 1]
“Au roy de France et de Polongne” [2-4r] a tildé 2-4 r
“Henrico IIII regi Francorum et Polonorum Christianissimo”, vers latins signés A. Pogoeaesus [4v] a tildé 4v
3 épîtres en vers français à Beaujoyeulx signées Billard, Auguste Coste, Volusian [5-7r] e 1-e3 r
Au lecteur [7v-8] e 3v-e4 r
[1e ill., armes et monogramme A[nne]-H[enri]-M[arguerite]] [8v] e4 v
Balet comique de la royne 1-73 A-S4 T1
[Allégories de Circé] 74-75 T2-T3
Extrait de privilège, délivré à Jacques Patin, “peintre ordinaire du Roy et de la Royne son espouse” [76] T4

A noter que la notation des signatures est assez irrégulière, et pas seulement là où un f.  avec illustration intervient.

L’exemplaire Orléans de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris

L’exemplaire dit Orléans, coté 8 RES 154 (1), ouvre un recueil de 7 volumes reliés en maroquin rouge de ballets et mascarades des années 1582 à 1681, au pedigree prestigieux :

  • bibliothèque des ducs d’Orléans.  Une note manuscrite sur une des pages de garde affirme qu’il s’agit précisément de la duchesse épouse du Régent (1677-1749). Mais je me demande si le recueil ne pourrait venir de la bibliothèque d’Anne-Marie d’Orléans, la Grande Mademoiselle (1627-1693), amatrice de ballets de cour et dont les dates s’accordent mieux avec la constitution du recueil. La reliure est très proche de celle décrite par Quentin-Bauchart, sans les armes ;3
  • collection Martineau de Solleyne: le recueil fut un des fleurons de la vente ;4
  • collection du Messin Gustave Chartener.5

Seule différence par rapport à l’état complet: le premier cahier signé « a » est réduit au feuillet de titre [a1], derrière lequel le verso du feuillet a4 a été découpé et collé.

 

Balet comique de la royne, 1582 (Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 8-RES-154 (1)).

L’exemplaire 8 res 346 de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris

L’exemplaire 8 res 346, isolé, et malheureusement sans provenance, simplement relié de veau brun sans décor, semble d’une condition bien inférieure : il est dépourvu des illustrations, et le texte de fin est incomplet : il y manque l’ « Autre allégorie de la Circé, selon l’opinion du sieur Gordon », qu’on trouve normalement au verso du f. 74 et sur le recto et le haut du verso du f. 75. L’extrait de privilège est donc placé à la suite des deux premières allégories de Circé, interprétées selon l’humaniste Natale Conti, et selon La Chesnaye, l’aumônier librettiste, en fin du f. 74 verso (non signé) ; enfin dans le texte du privilège, Patin est seulement qualifié de “peintre de la Royne”, alors qu’il portait depuis 1573 le titre de peintre ordinaire du roi6 . Sur l’exemplaire Inha de référence, le privilège modifié porte bien le titre complet “peintre ordinaire du Roy et de la Royne son espouse”.

Balet comique de la royne, 1582 (Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 8-RES-346).
Balet comique de la royne, 1582, exemplaire dépourvu d’illustrations (Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 8-RES-346).

 

Balet comique de la royne, 1582, exemplaire avec texte écourté, et le privilège avec texte dans son premier état (Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 8-RES-346).

A comparer avec l’exemplaire Orléans portant l’Autre allégorie de Circé selon le sieur Gordon, et le privilège (2e état) déplacé sur un autre feuillet (Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 8-RES-154)

Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 8-RES-154

Autre exemplaire sans illustration repéré, le RES VM7-683 (1) de la BnF (Musique)

Grâce à François-Pierre Goy, j’ai appris que le RES VM7-683 (1) (BnF-Musique) était également dépourvu des illustrations, et s’arrêtait aussi avant la fin, même plus tôt au f.  72 : il lui manque donc les deux dernières médailles (Apollon, et le livre) et le texte des Allégories de Circé7 .

Les allégories de Circé à la fin du Balet comique

Première différence notable entre les deux exemplaires du Balet comique que possède la Bibliothèque historique : le 8-RES-346 ne possède pas l’ « Autre allégorie de Circé, selon l’opinion du sieur Gordon, Escoçois, gentilhomme de la chambre du roy » (f. 74v-75v), qui clôt l’ouvrage8 .

Avec ces allégories, interprétations cosmologiques, philosophiques ou morales du mythe, Beaujoyeulx voulait clore le livre du spectacle sur un registre plus sérieux. Il résuma d’abord l’interprétation du mythe d’un humaniste reconnu, Natale Conti, dont la mythographie publiée en 1567 à Venise avait rencontré un grand succès, puis celle de Nicolas Filleul de la Chesnaye, professeur au collège d’Harcourt et aumônier de Henri III qui avait participé à l’écriture du ballet, exemple d’ecclésiastique se piquant d’exégèse mythologique. John Gordon avait-il quelque titre à l’érudition et à la science pour se lancer dans cette longue interprétation ? C’est possible, car Jacques Ier le nomma plus tard professeur de théologie à Oxford, vraisemblablement en raison de titres universitaires qu’il aurait pu acquérir en France. Il faudrait imaginer en tout cas que Gordon, qui avait dû assister au spectacle, s’était manifesté au cours de l’élaboration de l’ouvrage pour présenter sa version de l’allégorie de Circé, qu’il convainquit Beaujoyeulx d’adopter. L’ajout tardif aurait obligé les imprimeurs qui avaient déjà imprimé quelques exemplaires à ajouter un feuillet (le 75) et à refaire l’extrait de privilège (où Patin retrouve son titre de peintre du roi) sur un feuillet à part.

L’insertion des images dans le Balet comique : un travail peu soigné

Deuxième différence: un exemplaire illustré, un autre non. Je n’ai pu trouver d’explication au fait qu’on ait pu laisser circuler cet exemplaire incomplet, tout comme celui de la BnF-Musique. Je n’ai pas trouvé non plus d’autre cas d’ouvrage incomplet où  l’absence d’illustrations était si criante.

L’entreprise de présenter sur une même page texte imprimé et illustration gravée sur cuivre n’était certes pas facile, mais l’examen montre que pour le Balet comique, l’insertion des images a été exécutée de façon maladroite ou très négligente. Le passage sur deux presses successives nécessitait un calage soigné, dont aucun indice matériel ne subsiste. On ne décèle aucune trace de petits trous, par exemple, sur les pages, qui auraient servi de repères.

Y eut-il malentendu entre les imprimeurs et le graveur sur la taille des images ? En tout cas, on peut constater une disparité entre la taille de la page de texte imposée et celle des premières illustrations, trop grandes pour venir facilement s’insérer sous les légendes prévues. La solution imaginée, probablement un peu au dernier moment une fois l’ouvrage composé, fut de prendre des feuilles de papier plus grandes, et de caler le texte dans la partie supérieure de la page. Cela laisse la place aux grandes images de se placer, tant bien que mal, et parfois ric et rac, en utilisant les larges marges basse et extérieure. Sur l’exemplaire de la Bn en ligne, ces marges disproportionnées apparaissent clairement.

Feuillet 17: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86083002/f57.image

Sur l’exemplaire du Getty, c’est au point que certaines planches sont coupées, comme la Figure des tritons du f. 16v, où le triton de tête n’a pas de main.

En revanche, sur notre exemplaire Orléans, le relieur a rogné ces marges car les ballets imprimés suivants étaient plus petits (de la taille qu’aurait eue le Balet comique sans images), mais a dû replier le bas des pages illustrées pour les faire tenir dans le volume.

Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 8-RES-154 (1)

Balet comique de la royne, 1582, illustrations repliées pour accorder la publication au format des autres ballets du recueil (Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 8-RES-154 (1))9

La cohabitation de texte imprimé et de gravures sur cuivre à la fin du 16e siècle en France

J’ai tenté de trouver dans le livre français de la période d’autres exemples de ces cohabitations entre texte imprimé et gravure sur cuivre pour voir si cette maladresse était courante. Si je ne m’abuse, l’expérience a été rarement tentée. Il était tellement plus facile d’imprimer texte et images sur des feuilles séparées. C’est le parti adopté par Androuet du Cerceau pour toutes ses publications contenant du texte, depuis le Premier livre d’architecture en 1559 jusqu’au Troisième livre de 1582, où les planches regroupées succèdent aux notices les expliquant, ou du Theatrum instrumentorum et machinarum de Jacques Besson imprimé à Lyon en 1578 avec des gravures de René Boyvin, où les images comportent de longues légendes gravées et non pas imprimées10 .

Un exemple d’un autre livre de fête précédant de très peu le Balet comique et utilisant la gravure sur cuivre est l’Entrée de Henri III à Mantoue les 2 et 3 août 1574, publiée par Blaise de Vigenère chez Nicolas Chesneau à Paris en 1576. Elle comprend huit gravures de Jean Rabel11 . De façon un peu plus ambitieuse que chez Androuet, les gravures ont été imprimées au recto ou au verso du texte imprimé, sans aucun texte ni numérotation, quoiqu’elles comptent dans la pagination. La feuille devait bien passer sous deux presses successives, mais aucun calage subtil n’était à opérer. Même procédé dans l’Apocalypse figurée (Lyon, Jean de Tournes, 1561) avec les exceptionnelles planches de Jean Duvet12 , et dans le Théâtre françoys, premier atlas national, publié par Bouguereau à Tours en 1594.

À ma connaissance, les recueils d’emblèmes, genre à la mode alors et couplant le texte et l’image, utilisent prudemment la gravure sur bois: c’est le cas des recueils de Claude Paradin ou d’Alciat. J’en ai trouvé un cependant, moins connu, et précédant encore l’Entrée de Henri III de 1576, les Emblèmes chrétiens de Georgette de Montenay, publiés à Lyon chez Marcorelle en 1571 avec des gravures à l’eau-forte de Woeiriot. Ils  montrent une combinaison réussie de la gravure surmontant le texte sur 100 feuillets successifs : voyez par exemple dans le BnF-RES-Z-906 au f. 7 les loups emmitouflés soufflant sur leur feu. Les exemplaires auraient-il été réglés avant impression, comme on le voit sur celui-ci, pour  faciliter le calage13 ? On trouvait déjà une réglure sur l’Epitome gestorum LVIII. regum Franciae (Lyon, Arnoullet, 1546) qui marie pour la première fois en France les deux techniques en superposant médaille de roi et notice  biographique : l’exemplaire de Lyon est réglé au crayon rouge, avec cadre entourant l’image.

Les autres exemples repérés sont déjà nettement postérieurs au Balet comique, ce qui tend à montrer la rareté de ces ouvrages mêlant intimement texte imprimé et gravure sur cuivre :

l’Hippostologie du médecin Jean Héroard, imprimée justement chez Patisson en 1599, 17 ans plus tard, qui mêle gravure et texte de façon presque toujours heureuse : les espacements et la justification de l’un et de l’autre s’accordent à peu près, même si l’inclinaison de l’image est rarement parfaite. Voyez la page 23, et pour une page un peu ratée où la signature imprimée mord sur la planche, la page 14.

– on retrouve Blaise de  Vigenère avec ses Images de platte peinture, bien sûr, imprimées chez L’Angelier en 1615, avec les gravures de Léonard Gaultier, Thomas de Leu et les Isaac. Le calage y est assez réussi, voyez plutôt :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62260767/f46.image

  • ou encore Les œuvres de Pierre de Ronsard imprimées chez Buon en 1623, donc quarante ans plus tard. Le  calage est devenu soigné, même si encore une fois, la taille de l’image ne semble pas avoir été très réfléchie par rapport à celle de la page :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k10425953/f726.image

En résumé, Patin semble avoir été bien ambitieux de se lancer dans pareille entreprise, si c’était là son baptême de graveur,  et on ne peut trop s’étonner des défauts de mise en page du Balet comique.  Une certaine hâte contribue peut-être aussi à l’explication. L’Entrée de Henri III à Mantoue pour sa part était parue deux ans après l’événement.  Les trois libraires ont peut-être été échaudés par les difficultés rencontrées, car il faut attendre 1617, me semble-t-il, pour que Ballard retente l’aventure, dans le Discours au vray du ballet dansé par le Roy, le dimanche XXIXe jour de janvier. M. VIc. XVII, avec des gravures du décorateur Thomas Francini. Les pages d’illustrations y portent un titre courant imprimé. Et l’on constate avec amusement qu’à nouveau, la cohabitation a donné lieu à des surprises: dans notre exemplaire Orléans, la planche 10 est renversée !

Ballet de la délivrance de Renaud, Paris, Ballard, 1617 (Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 8-RES-154(2))

Eh bien, dans l’exemplaire YF-1022 de la BnF, la planche 10 est dans le bon sens, mais non pas la planche 2 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1144349/f16.image ! Tout semble normal dans les 3 autres exemplaires consultables en ligne14 .

Jeanne Duportal affirmait que la gravure sur bois passait de mode à la fin du 16e siècle, aux dépens de la gravure sur cuivre, notamment en raison du changement de réglementation survenu en 1600: l’impression des gravures sur bois était désormais réservée aux dominotiers et ne pouvait plus être pratiquée sur les presses de l’imprimeur en lettres, ce qui lui ôtait son avantage décisif sur la gravure en cuivre. Mais les quelques observations précédentes – qui sont peut-être autant de portes déjà enfoncées ? – tendraient à montrer que la gravure sur cuivre ne parvenait que très rarement à remplacer la gravure sur bois dans le mélange intime qu’elle était parvenue à établir avec le texte. Dans la plupart des cas, texte et image se regardaient en chiens de faïence de part et d’autre du petit fond, ou même se tournaient le dos en début et en fin de livre. La tentative de Patin, Ballard, Le Roy et Patisson est méritoire, mais on est encore bien loin du raffinement et de la complexité déployés dans l’édition de Vitruve publiée par Coignard et Sébastien Leclerc un siècle après15 .

 

Juliette Jestaz

Conservatrice des Manuscrits et de la Réserve des imprimés (Bibliothèque historique de la Ville de Paris)

  1. Sœur de la reine, bien sûr ! La confusion surgit assez souvent à la lecture de ce titre. []
  2. Le Catalogue collectif de France m’avait permis de repérer 13 exemplaires en France, en dehors des 9 exemplaires de la Bn et de l’Arsenal. Je suis heureuse de pouvoir remercier à nouveau les collègues qui ont pris le temps d’examiner leur exemplaire et de me répondre : Hélène Jacquemard (Chantilly), Gérald Andres (Lyon), Béatrice Delestre (Institut de France), Laetitia Durand (Roanne), Florent Palluault (Poitiers), Julie Lochanski (Carpentras), Nadine Férey à l’œil vigilant (Arsenal, Paris), Muriel Hoareau (La Rochelle), Marie-Claire Waille (Besançon), Christophe Vellet (Mazarine, Paris), François-Pierre Goy (BnF, Musique et bibliothèque de l’Opéra), Philippe Ferrand (Aix-en-Provence), Mathilde Simeant (Dijon). La consultation de l’USTC m’aurait permis d’ajouter Angers et Nantes à cette liste ainsi que 10 exemplaires étrangers (USTC 935). Notons encore l’exemplaire LES 46 de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts, manquant à l’USTC. []
  3. Quentin-Bauchart, Les femmes bibliophiles de France, Paris, 1886, p. 256 []
  4. Vente Soleinne t. III, 15 octobre 1844, n°3242, avec liste détaillée de chacune des pièces rares []
  5. Vente Chartener, 4 mai 1885, n° 179, où le recueil fut acheté par la Bibliothèque historique. (Ses armes utilisent une tour à la Pompadour, qu’on retrouve au bas du dos.) []
  6. D’après la notice de Bibliothèque nationale, Inventaire du fonds français, XVIe siècle, t. II, p. 29 et le Fichier Laborde. []
  7. L’exemplaire de la Médiathèque de Roanne s’arrête aussi au même endroit, au f. 72, mais il comprend les illustrations. []
  8. On trouve trace d’un « Jean de Gordon, chevalier, seigneur d’Orangis », marié à « Antoinette de Marolles » , au départ John Gordon, laird de Glenluce en Ecosse (dans une insinuation au Châtelet d’un acte de donation mutuelle, 1583 (Arch. Nat., Y//125, fol. 203), et dans C.A. Gordon, A Concise history of the ancient and illustrious house of Gordon, Aberdeen, 1734, p. 299-301). Curieuse destinée, sans doute assez typique de ces gentilshommes d’alors, vivant entre plusieurs cours, servant plusieurs princes dans plusieurs pays : son fils aîné fut filleul de Richelieu, sa deuxième femme fut une fille du président Molé, il semble donc avoir été bien implanté à Paris, mais repartit en Angleterre avec Jacques Ier qui le fit en 1603 doyen de l’archidiaconé de Sarum (près de Salisbury) où il mourut en 1619. []
  9. En dehors d’explorations menées dans Gallica, je me suis appuyée sur le chapitre rédigé par M. Pastoureau, “L’illustration du livre: comprendre ou rêver?” de l’Histoire de l’édition française, tome Ier – Le livre conquérant, Paris, 1982. Dans le cadre restreint de cette présentation, je n’ai pas pris le temps d’éplucher le catalogue dressé par Robert Brun, ni le répertoire des Bibles imprimées du XVe au XVIIIe siècle conservées à Paris (Paris, 2003), ni la thèse de Vanessa Selbach, L’iconographie des Bibles illustrées au XVIIe siècle: l’illustration en taille-douce des Bibles catholiques parues à Paris et à Lyon : (1592-1700) (Paris, 1996), alors même que M. Pastoureau estimait que “aux XVIe et XVIIe siècles…, les cinq sixièmes des livres illustrés sont des livres religieux” (op. cit., p. 505). []
  10. L’un des titres d’Androuet, les Leçons de perspective positive, avait été publié en 1576 par Mamert Patisson, l’un des trois imprimeurs du Balet comique. On ne voit pas que celui-ci ait fait bénéficier l’entreprise de son expérience en matière d’impressions mixtes. []
  11. Blaise de Vigenère et Jean Rabel ill., La somptueuse et magnifique entrée du très-chrestien roy Henry III . de ce nom, roy de France & de Pologne,… en la cité de Mantoüe, avec les portraicts des choses les plus exquises, Paris, N. Chesneau, 1576 (BnF, RES-4-Lb34-68). []
  12. Cas un peu à part, car les planches existaient depuis plusieurs années déjà, et le texte est un prétexte à les publier (BM Lyon, Réserve 21911 consultable par une reproduction sur Gallica; les planches sont visibles sur Numelyo). []
  13. Hypothèse vraisemblablement fausse dans ce cas, puisque l’exemplaire mis en ligne par l’université de Glasgow n’est pas réglé. Idem pour l’exemplaire de Munich de l’édition faite par Froschauer en 1584. []
  14. Encore une fois, quel luxe ! BnF Rés Yf-1217 ; Inha 8 RES 613 ; Arsenal, RESERVE 4-BL-3763 []
  15. Consultable sur ARCHITECTURA (Centre d’études supérieures de la Renaissance), exemplaire de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts 1665 A 13 in-4°. Voir p. 68-69 par exemple où l’on voit une planche double bordée à gauche et à droite de bandes de texte imprimé, ou  p. 30-31 un encadrement vertical sur double page. []

De cuir et d’or : les reliures armoriées de la bibliothèque de Saint-Omer

Si les reliures armoriées ont depuis toujours attiré l’œil des bibliophiles, leur intérêt auprès des bibliothécaires a, semble-t-il, été moins évident. C’est d’ailleurs le cas de la plupart des caractéristiques d’exemplaires, rarement signalées dans les anciens catalogues d’imprimés (on doit noter l’exception des incunables – voir notamment l’Index Possessorum Incunabulorum de Paul Needham – et des manuscrits dont la description codicologique est généralement plus approfondie).

Portefeuille de velours rouge brodé de fils d’or, d’argent et de soie aux armes des archiducs et de la ville de Saint-Omer (St-Omer, BA, Archives, AB-XXXVII-7)

Mais le monde des bibliothèques patrimoniales se penche à nouveau de manière générale sur ces questions des marques de provenances, quelles qu’elles soient, et on voit de plus en plus les bibliothèques les signaler dans leur catalogue (Numélio à Lyon par exemple). Parallèlement, on voit l’émergence de répertoires à part entière, tel que celui du CERL (Consortium of European Research Libraries), qui propose une liste de liens et des informations par pays permettant de retrouver des marques de possession (ex-libris, armoiries, etc.) dans les livres anciens, et un thésaurus, qui permet par ailleurs de retrouver des provenances (recherche par noms de personnes) ; ou encore la base Reliures de la BnF.

Hilaire-Bernard de Requeleyne de Longepierre (1659-1721) : d’azur à une toison d’or suspendue à une nuée d’argent surmontée de deux étoiles d’or (St-Omer, BA, inv. 272)

Depuis quelques années maintenant, la Bibliothèque de l’Agglomération de Saint-Omer a entrepris le catalogage scientifique complet de ses fonds anciens. C’est un travail de longue haleine : plus de 16.600 volumes rien que pour les éditions modernes… mais qui a déjà largement montré son utilité.

Exposition présentée à la BAPSO du 16 sept. au 13 déc. 2017

C’est dans le cadre de cette vaste entreprise que nous avons entrepris le repérage systématique des reliures « aux armes » de notre collection. La moisson, si elle n’est pas énorme, reste somme toute honorable, avec un peu moins d’une centaine de blasons et de monogrammes repérés, et plus de 80% d’identification, en partie grâce à l’aide de la communauté scientifique et des collègues de Bibliopat. C’est le résultat de ces quatre années de repérage et de recherche héraldique qui est présenté au public à partir des Journées européennes du patrimoine et jusqu’à la mi-décembre 2017.

Saint-Omer (ville de) : de gueules à la croix patriarcale d’argent.
(St-Omer, BA, inv_4456)

L’exposition s’ouvre sur les blasons de bibliophiles locaux : abbés, évêques et autres chanoines audomarois et des alentours, pour ensuite présenter une belle collection de livres de prix royaux et institutionnels, avant de laisser la place aux grands bibliophiles des XVIIe et XVIIIe siècles. De Thou, Molé, d’Aumont, Longepierre, ou Lamoignon, ils sont presque tous là ! Et on trouve même quelques raretés à faire pâlir d’envie Guigard ou le trio de l’OHR, telle cette reliure aux armes de François II, ou une autre ayant appartenu à la famille de Varade !

François, dauphin de France (1544-1560) : dauphin couronné (Saint-Omer, BA, inv. 38221)

En guise de conclusion, une dizaine de blasons à l’identification incertaine sont offerts aux spéculations des amateurs, et la visite se termine sur une série de monogrammes prestigieux de Charles de Valois à Louis XV ou encore Anne-Marie Christine de Bavière.

Anne-Marie Christine de Bavière (1660-1690) : monogramme AMCC entrelacés et couronnés (St-Omer, BA, inv. 448)

La mise en ligne du catalogue, accessible dès l’ouverture de l’exposition sur le site de la bibliothèque, se propose de faire œuvre utile auprès des bibliophiles et responsables de collections patrimoniales, qui s’arrachent parfois les cheveux en blasonnant les armes de leurs collectons pour tenter de les identifier, ou du moins espère apporter une pierre à l’édifice de la connaissance des bibliothèques anciennes.

De Théophraste à Cuvier: la botanique à travers l’histoire… et les livres à Saint-Omer

L’exposition de livres anciens à la Bibliothèque de l’Agglomération du Pays de Saint-Omer sur la botanique et les livres vient de se terminer. Retour sur l’exposition par le responsable des fonds anciens, Rémy Cordonnier.

L’idée de cette exposition intitulée « De Théophraste à Cuvier: la botanique à travers l’histoire… et les livres » m’est venue il y a déjà deux-trois ans, lorsque j’ai réalisé que la Bibliothèque d’Agglomération du pays de Saint-Omer conserve dans ses fonds trois éditions rares de pharmacopées encyclopédiques : un Jardin de Santé, dans l’édition de Prüss de 1497, L’Arbolayre de Pierre le Caron (vers 1498), et Le Grand Herbier en François de G. Nyverd pour Jean Petit et Michel le Noir (vers 1520). J’avais eu l’occasion de me pencher sur le cas de ces volumes lorsque je préparais une communication sur la circulation des bois dans les encyclopédies médicales de la fin du Moyen Âge pour le colloque de Caen de 2011 : « Autour du Jardin de Santé ».

Le grant herbier en francois Contenant les qualitez vertues et proprietez des Herbes Arbres Gommes et Semences. Extraict de plusieurs traictez de medecine. Comme de Auicenne de Rasis de Constantin de Jsaac & de Plataire Selon le commun vsage, Paris, Guillaume Nyverd pour Jean Petit et Michel le Noir, s.d. [v. 1520] (Saint-Omer, BA, inv. 1627 ex. Inc. 70)
C’est lorsque, quelques mois plus tard, je découvre coup sur coup le De stirpium differentiis de Bock (Strasbourg, Rhiel, 1552), l’Herbarum vivae eicones de Brunfels (Strasbourg, Schott, 1532) puis les Commentaires de l’hystoire des plantes (Paris, Gazeau, 1549) et le De historia stirpium (Lyon, Arnoullet, 1548) de Fuchs, que la décision de valoriser ces splendides volumes est prise et deux axes sont choisis pour la scénographie.

D’une part, la botanique en tant que science indépendante est quasiment absente de l’époque médiévale et du début de l’époque moderne, période pendant laquelle les ouvrages qui traitent des plantes sont essentiellement des ouvrages médicaux : des pharmacopées. Le parcours est donc conçu pour mettre en avant l’interrelation entre ces deux sciences sœurs que sont la botanique et la pharmacie, jusqu’au XVIe siècle au moins. Une sélection de pharmacopées galéniques permet la transition avec l’époque moderne et rend hommage aux travaux de Nicolas Lémery à travers plusieurs éditions de ses compilations. Puis vient ensuite une série de vitrine dédiée à l’évolution de la classification des plantes avec notamment la collection complète des œuvres de Linné.

Nicolas Lemery, Dictionnaire universel des drogues simples, Paris, Louis-Charles D’Houry, 1769 (Saint-Omer, BA, inv. 16959)

D’autre part, l’historien d’art que je suis n’a pu s’empêcher de proposer une réflexion sur le rôle des illustrations dans les pharmacopées et les traités de botanique au fil des âges. L’exposition est donc placée sous le signe de la mandragore, les volumes sont ouverts au chapitre dédié à cette plante emblématique, afin de permettre au visiteur de constater les variations et les permanences dans sa représentation. Cela permet d’évoquer le rôle non pas illustratif mais structurant de l’image dans les pharmacopées encyclopédiques de la fin du Moyen Âge, quand les images ne servent pas à reconnaitre la plante dans la nature mais bien à repérer rapidement le chapitre qui lui est consacré dans un volume de plus en plus imposant.

Après une rapide évocation de la théorie des signatures, on aborde la question de la controverse des illustrations réalistes à la Renaissance, avec le cas emblématique de l’herbier de Brunfels, dont les vivae eicones ad naturae imitationem ont été intégrées contre son avis par son éditeur Johann Schott, qui souhaitait ainsi augmenter la valeur de son volume.

Otto Brunfels, Herbarum vivae eicones ad naturæ imitationem, Strasbourg, Johann Schott, 1532 (Saint-Omer, BA, inv. 1380)

C’est aussi l’occasion d’évoquer l’histoire des Libri Picturati, considérés comme une des plus importantes collections botaniques de la Renaissance, actuellement conservés à la Bibliothèque Jagellon de Cracovie, mais qui furent commandés à l’origine par Charles de Saint-Omer, seigneur de Moerkerke entre 1553 et 1673.

La vitrine consacrée aux développements de la taxinomie au XVIIIe siècle permet aussi de rappeler que la controverse des illustrations ne s’est pas arrêtée à la Renaissance, mais a perduré notamment à travers l’opposition entre le clan des « Linéens », austères et rigoureusement scientifiques, et celui des « Buffoniens », dont le lyrisme teinté de religion affectionnait les belles illustrations. Ces derniers sont notamment représentés par les 28 premières livraisons des Plantes grasses de Redouté et par ses Roses, fameuses entre toutes.

Pierre-Joseph Redouté & Claude Antoine Thory, Les Roses, Paris, Firmin Didot, 1821 (Saint-Omer, BA, inv. 16476)

Cette enquête sur les collections audomaroises relatives aux plantes a aussi permis de redécouvrir deux figures locales de cette science : le Baron Georges Dumont de Courcet (1746-1824), capitaine de cavalerie qui aimait à herboriser lors de ses garnisons. Il s’est constitué un splendide jardin botanique dans la région du boulonnais, et se distingua par ses Mémoires sur l’agriculture du Boulonnais et son Botaniste cultivateur (1802) exposé avec le plan de ses jardins.

L’autre botaniste audomarois, Louis-Auguste Deschamp de Pas (1765-1842), s’est illustré pour sa part en s’embarquant avec D’Entrecasteaux à la recherche de La Pérouse, ce qui le mène à Batavia où il sera chargé par le gouverneur de l’île d’en rédiger l’histoire naturelle. A son retour, les anglais arraisonnent son bateau et confisquent ses notes et ses collections, désormais conservées au British Museum. De retour dans sa ville natale, il reprend sa collecte de plantes locales, moins exotiques que la flore indonésienne, mais dont il a rassemblé 114 volumes actuellement conservés au Musée de Saint-Omer, et dont un des volumes est visible à la Bibliothèque pour l’occasion.

Le livret de l’exposition est accessible en ligne: