Quelles sont les qualités d’une bonne loi ? Penser l’écriture de la loi dans l’Europe moderne (16e-18e s.)

Boulimie législative

Ne sommes-nous pas victime d’un trop plein de lois ? Ne doit-on pas admettre que nous ignorons largement les lois promulguées dans l’État où nous vivons ?  À cet égard, le cas français est symptomatique d’une critique loin d’être nouvelle dans le champ de la littérature juridique. Comme le résume Guy Carcassonne, le moindre sujet d’un 20 heures peut aujourd’hui faire l’objet d’une loi. Et le juriste François Ost de s’interroger : comment aimer ces lois au champ d’application guère déterminé, à la syntaxe approximative, au vocabulaire déficient, à l’effectivité relative et à la légitimité douteuse ? On légifèrerait trop et, par extension, mal. Le trop-plein de lois suggère des lois peu préparées, mal rédigées et donc mal appliquées car elles seraient source d’interprétations multiples et d’incompréhension partagée.

Parlement européen, Strasbourg

L’Union européenne elle-même s’est dotée, en 2016, d’un accord interinstitutionnel entre le Parlement, la Commission et le Conseil au nom évocateur : « Mieux légiférer ». L’Union légifère mal et souhaite corriger le tir en proposant une série de comportements à poser tout au long du processus d’élaboration du droit positif européen. Bien. Notons toutefois que cet accord s’appuie sur d’autres, antérieurs de parfois presque vingt ans à celui de 2016 comme l’accord de 1998 relatif à la qualité rédactionnelle de la législation communautaire.

Les critiques adressées à l’activité boulimique de parlements constituent un véritable « lieu commun de la littérature juridique » (F. Ost) portent en elles deux pôles distincts mais complémentaires. D’une part, il s’agit d’une critique adressée au droit en vigueur – sans doute le pôle le plus visible -, et, d’autre part, la mise en valeur d’une loi idéalisée.  Ces deux pôles critiques ne vont pas l’un sans l’autre puisque la raison même d’une critique du droit en vigueur s’explique par l’idéalisation de la loi, véritable « clef de voûte de notre système juridique et politique » (V. Marinese). 

Comme a pu le souligner Jacques Krynen, il est propre aux hommes et aux femmes politiques actuels de fustiger les pathologies de la loi pour les opposer à la supposée qualité des actes législatifs anciens. Parmi les autorités invoquées, on retrouve presque immanquablement le Français Montesquieu et l’Anglais Bentham. Pour autant, doit-on considérer que la situation au 18e siècle et durant les siècles antérieurs était forcément meilleure ? Montesquieu, Bentham & cie. n’ont-ils pas, eux aussi, voulu souligner les pathologies des lois dont ils avaient connaissance. Comme je vais tâcher de le montrer, ils sont nombreux à penser que les lois de leur temps sont mauvaises et mériteraient un meilleur traitement.

Quels critères ?

Soutenir que les lois sont mauvaises est une chose, mais il en est une autre de définir les critères à partir desquels il convient de réfléchir à la qualité des lois. À la lecture de la littérature – abondante – produite à ce sujet, on peut clairement mettre en lumière les aspects suivants :concision, quantité mesurée, qualité rédactionnelle et stabilité adaptable.

Qu’est-ce que tout cela signifie-t-il et quels sont les penseurs ou praticiens de l’époque moderne qui peuvent nous aider dans notre compréhension ?

Prenons la question de la quantité des lois et celle de leur concision. Ces deux éléments vont bien ensemble. Bien avant que Guy Carcassonne ne parle d’une « boulimie législative », l’Anglais Francis Bacon (1561-1626) déposait au Parlement britannique un projet visant à réduire le nombre des lois devenue inapplicables. Nous sommes en 1593. Trente ans auparavant, le chancelier français, Michel de L’Hospital (1507-1573) n’y allait pas par quatre chemins :

Aucuns disent qu’il y a trop de loix et n’est besoin d’en faire davantage, ains qu’il en faut oster et retrancher beaucoup (…).

 Discours pour la majorité de Charles IX, 17/08/1563

Il est d’ailleurs intéressant de souligner que tant L’Hospital que Bacon sont davantage des praticiens du droit que des penseurs en chambre. Leur fonction de chancelier au service de leur souverain respectif les autorise à réfléchir à la production législative sous l’angle de la raison pratique (comment faut-il concrètement procéder pour que les lois soient comprises et appliquées ?) tout en préservant l’autorité du souverain qui sait ce qu’il convient de prendre comme décisions pour son royaume.

Les chanceliers français et anglais ne sont toutefois pas les seuls à prendre la plume pour combattre la multiplicité des lois. Dans son Discours de la méthode, René Descartes (1596-1650) y va aussi de son commentaire en alléguant ce qui suit :

La multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices (…) Un État est bien mieux réglé lorsque, n’en ayant que fort peu, elles y sont étroitement observées.

L’une des charges les plus violentes concernant le nombre pléthorique des lois que j’ai pu rencontrer est celle proférée par Jean-Jacques Rousseau dans le paragraphe consacré aux lois au sein du recueil Fragments politiques. Dans un style tranchant, Rousseau indique ceci :

Si l’on me demandait quel est le plus vicieux de tous les peuples, je répondrais sans hésiter que c’est celui qui a le plus de lois ».

Fragments politiques, § des lois

L’auteur du Contrat social reprend presque terme à terme la formule de Tacite dans Les Annales (II, 27, 3) où il écrivait : Corruptissima republica plurimae leges. Un trop-plein de loi implique une trop-plein de mémoire chez les sujets qui sont alors incapables de connaître toutes les lois de leur pays : « (…) tout homme qui ne sait pas par cœur les lois des on pays est un mauvais citoyen (…) ». Une chance que J.-J. Rousseau n’a pas connu la production législative communautaire européenne…   

Un autre auteur du 18e siècle a parfaitement synthétisé cette impression de boulimie législative en Europe. Il s’agit de l’Italien Gaetano Filangieri. Auteur d’une impressionnante œuvre consacré à la Science de la législation, Filangieri n’hésite pas à attaquer la quantité des lois promulguées à son époque :

A peine un désordre se fait-il sentir dans une nation qu’aussitôt on voit paroître une nouvelle loi. Elle n’a pour objet qu’un seul cas particulier, qui, avec deux ou trois mots de plus ou de moins, auroit pu être compris dans une loi antérieure : mais il semble que, par une destinée fatale, la marche de la Législation doive ressembler à celle d’un homme qui court toujours devant lui, sans regarder un seul instant derrière.

Sciences de la législation, t. 1, traduction d’après la version italienne de 1784, Paris, 1799
Portrait de Gaetano Filangieri, Paolo Caronni, 1789-1842

Si elles ne peuvent pas être trop nombreuses, les lois doivent également être bien écrites. Ainsi, Francis Bacon propose dans son ouvrage De la justice universelle de réfléchir à un nouveau Digeste des lois anglaises qui soient certaines. Une loi, selon Bacon, devient incertaine lorsqu’elle n’est pas écrite ou lorsqu’elle l’est avec ambiguïté et obscurité.Une section entière de De la justice universelle est ainsi consacrée au problème de la qualité rédactionnelle des lois. Trois facteurs principaux expliquent la mauvaise rédaction des lois :une trop grande prolixité (on emploie trop de mots), une trop grand brièveté(on n’emploie pas assez de mots) et la contradiction entre le préambule du texte et son dispositif.

Pour Bacon, ce n’est pas parce que la brièveté « donne aux lois un ton plus impératif et plus majestueux » qu’il faut cultiver un certain laconisme des formules. Il conseille ainsi le roi James Ier :

Faites des choix d’expression générales, mais bien déterminées, qui, sans spécifier minutieusement tous les cas qu’elles comprennent, excluent néanmoins clairement tous ceux qu’elles ne comprennent pas.

De la justice universelle, aphorisme 67

Mais s’il s’agit de lois d’ordre politique et administratif « pour l’intelligence desquels personnes n’a recours à un jurisconsulte (…) il faut les développer davantage, afin de les mettre à la portée du vulgaire ». Cette volonté est encore résumée par le Conseil d’État français par cette punchline inscrite dans le rapport public de 1991 : « Quand le législateur bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille discrète » !

À la fin du 18e siècle, Jeremy Bentham ira plus loin. Étant bien conscient que la langage est indispensable à la vie en société – le gouvernement des hommes consiste ainsi en une politique de la langue – il convient de réfléchir à, d’une part, inscrire les lois dans le temps, et d’autre part, à le faire par un langage tout aussi durable. Bentham souhaite ainsi inscrire la rédaction du droit par une « fixation des idées et des mots dans des propositions légales stabilisées » (Trimaille G., Jeremy Bentham et la langue des juristes, dans L’écriture des juristes, XVIe-XVIIIe siècle, (dir.) L. Giavarini, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 165).

S’il est donc primordial de calibrer la quantité des lois et de réfléchir à leur esthétique rédactionnel, il faut encore s’interroger sur la pertinence de pouvoir les modifier ou non selon le temps.

Francis Bacon suggère bien de refondre entièrement la patrimoine législatif anglais, mais il conseille aussi « de ne pas détruire entièrement les anciens recueils et de ne pas les mettre en oubli, mais de les conserver au moins dans les bibliothèques, sauf, à ne pas en permettre l’usage au vulgaire et à toutes sortes de personnes indistinctement ». Conserver les anciennes lois, oui, mais surtout pour étudier les variations à travers les temps et pour tâcher de conserver une certaine cohérence dans le contenu de celles-ci.

Avant Bacon,Michel de L’Hospital avait proposé une approche plus tempérée en indiquant qu’il faut pouvoir s’adapter à toute nouvelle situation. Il faut pouvoir changer les lois « selon le temps, a l’exemple du gouverneur d’ung navire, lequel calle la voile et la tourne çà et là, selon que le vent est ». Le rôle du bon gouvernant est d’être attentif aux problèmes de son époque. Le chancelier français résume ainsi son propos : « Le vray office d’un roy et des gouverneurs est de regarder le temps, aigrir ou adoulcir les loix ».

Un idéal inatteignable

La loi telle qu’envisagée par les auteurs rencontrés ci-dessus – la liste n’est évidemment pas exhaustive– nous montre une loi idéalisée qui doit être connaissable et donc accessible à l’ensemble des sujets. Il n’en faut pas trop de sorte que chacun puisse les connaître, voire les mémoriser.

La loi n’est pas destinée à un régler le problème d’un individu en particulier mais doit s’envisager comme un instrument au service de la généralité. Si la loi doit donc être universelle, elle doit pouvoir aussi être en accord avec son époque.

Universalité ne signifie pas nécessairement immuabilité et réticence au changement. En sous-main, c’est la tâche du gouvernant (le souverain) qui est questionnée : il convient de rester attentif à l’évolution de la société afin d’adapter, si besoin, des lois parfois (très) anciennes.

Les critiques à l’encontre des lois et les suggestions pour les rendre meilleures se recoupent largement durant l’époque moderne. Le 18e siècle a toutefois la particularité d’être marqué par les sceaux de la pensée utilitariste (Bentham mais aussi Beccaria) et de la codification du droit que G. Filangieri propose de refondre également en raison de l’état informe de la législation un peu partout en Europe. Quoi qu’il en soit, les commentaires rencontrés rejoignent largement ceux que l’on peut encore lire sous la plume des juristes actuels. Signe, s’il en est, que l’idéal de la loi parfaite représente un horizon qui ne sera probablement jamais atteint.

Bibliographie indicative

CARCASSONNE Guy, Penser la loi, dans Pouvoirs, n°114, 2005, pp. 39-52.

Francis Bacon. De la justice universelle, traduction et notes de JB Vauzelles, introduction de A Kremer-Marietti, Paris, 2006.

L’écriture des juristes, XVIe-XVIIIe siècle, (dir.) L. Giavarini, Paris, Classiques Garnier, 2010. L’ouvrage contient une bibliographie générale sur la thématique traitée.

MARINESE V., L’idéal législatif du Conseil constitutionnel. Étude sur les qualités de la loi, Université Paris X-Nanterre, 2007, thèse de doctorat, accessible ici.

OST Fr., L’amour de la loi parfaite, dans L’amour des lois. La crise de la loi moderne dans les sociétés démocratiques, (dir.) Josiane Boulad-Ayoub, Bjarne Melkevik et Pierre Robert, Laval, 1996, p.53-77.

PAULIAT H., Que reste-t-il de la loi ? Ou ‘quand les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires’…, dans Le prince et la norme.Ce que légiférer veut dire, Hoareau-Dodinau, Métairie, Texier, Limoges, 2007,p. 247-263.

PETRIS L., La plume et la tribune : Michel de L’Hospital et ses discours (1559-1562), Genève, 2002.

Ce billet reprend les grandes lignes de ma communication au colloque « Langage et droit », vendredi 23 novembre 2018, Université Paris-Sud

Crédit photographique : image de couverture by Patrick Tomasso on Unsplash


2 réflexions sur « Quelles sont les qualités d’une bonne loi ? Penser l’écriture de la loi dans l’Europe moderne (16e-18e s.) »

  1. Chère carnetière, cher carnetier,
    Nous avons particulièrement apprécié votre billet. Pour que la communauté puisse plus aisément le découvrir, nous avons décidé de le mettre en Une d’Hypothèses (sur fr.hypotheses.org et hypotheses.org).
    Bien cordialement,
    L’équipe d’Hypothèses

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