B U R E A U   O F   P U B L I C   S E C R E T S


 

Confessions d’un
ennemi débonnaire de l’État

 

Partie 2

Comment je suis devenu situationniste
Le groupe “1044”
Le groupe “Contradiction”
Un nouveau commencement
Le groupe “Notice”
La dissolution d’une communauté

 


 

Comment je suis devenu situationniste

En lisant des textes anarchistes récents, Ron et moi, nous avons trouvé mentionnée à plusieurs reprises l’Internationale Situationniste (l’I.S.), petit groupe d’une certaine notoriété qui avait joué un rôle clé dans le déclanchement de la révolte de Mai 1968. Je me souvenais vaguement avoir vu quelques textes situationnistes l’année d’avant, mais à cette époque-là je les avais remis en rayon. Un bref coup d’oeil m’avait donné l’impression qu’il s’agissait d’une variante de plus des systèmes idéologiques européens (marxisme, surréalisme, existentialisme, etc.), lesquels semblaient vieux-jeu après les psychédéliques. En décembre 1969 nous sommes tombés encore une fois sur quelques brochures situationnistes dans une libraire locale, et cette fois, naturellement, nous les avons lues.

Nous fûmes immédiatement frappés de la grande différence par rapport au style simpliste et propagandiste de la plupart des écrits anarchistes. Le style situationniste semblait assez étrange et tortueux, mais il était très provocant, conçu à l’évidence plus pour saper les habitudes et les illusions des gens que pour les convertir à quelque “perspective libertaire” vague et passive. D’abord nous restâmes perplexes, mais en relisant et en discutant ces textes, nous commençâmes peu à peu à voir comment tout ça s’enchaînait. Les situationnistes semblaient être le chaînon manquant entre les différents aspects de la révolte. Visant une révolution sociale d’une radicalité que la plupart des gauchistes n’ont même pas imaginée, reprenant le flambeau là où les dadaïstes et les surréalistes l’avaient laissé, ils s’attaquaient en même temps aux absurdités de la culture moderne et à l’ennui de la vie quotidienne. Totalement iconoclastes, ils rejetaient toute idéologie — y compris le marxisme, l’anarchisme et même le “situationnisme” — et adoptaient ou adaptaient toute idée qu’ils trouvaient pertinente, quelle que soit sa provenance. Conformément à la tradition anarchiste, ils s’opposaient à l’État, mais ils avaient développé une analyse plus globale de la société moderne et une pratique de l’organisation plus rigoureusement antihiérarchique, et ils menaient une attaque plus cohérente contre les moyens que le système s’était donnés pour transformer les gens en suivistes et en spectateurs passifs. Leur nom venait de leur objectif premier, celui de créer des “situations” ouvertes et participatives, par opposition aux oeuvres d’art figées. Enfin, et ce n’est pas le moins important, ils rejetaient énergiquement “la politique de culpabilité”, qui prétend baser la révolution sur le sacrifice, l’auto-flagellation ou le culte des martyrs.

Deux mois plus tard, nous avons découvert quelques tracts de style situationniste écrits par un groupe local au nom fascinant, Conseil pour l’éruption du merveilleux (CEM). Nous leur avons écrit pour leur proposer un rendez-vous. Ils ont accepté, et le lendemain nous avons rencontré deux d’entre eux. Ils répondirent brièvement mais clairement à nos questions, se livrant à la critique acérée de la plupart de nos projets fumeux, dédaignant notre anarchisme comme une idéologie de plus qui nous empêchait de faire quoi que ce soit d’important. Prompts à exprimer leur mépris envers pratiquement tout ce qui passait pour radical, ils savaient de quoi ils parlaient, pensaient ce qu’ils disaient, et n’avaient pas l’air de plaisanter. Cependant il était évident que malgré leur sérieux, ils s’amusaient bien. Leur pratique subversive, qui consistait principalement en interventions critiques dans des situations diverses, semblait joindre le calcul soigneux à une exquise espièglerie. Nous ayant bien fait comprendre qu’ils n’avaient aucune intention de gaspiller leur temps en efforts supplémentaires pour nous convaincre, ils s’en sont allés.

Nous étions abasourdis, mais aussi stimulés. Même si nous n’étions pas sûrs d’être d’accord avec eux en tous points, leur autonomie était déjà un défi pratique. S’ils pouvaient distribuer des tracts exprimant leurs propres vues, pourquoi ne pourrions-nous pas faire de même?

Nous sommes revenus chez Ron, nous avons fumé un joint, puis nous avons écrit chacun un tract. Le mien était un collage de slogans anarchistes et situationnistes suivis d’une liste de livres recommandés; le sien était une satire contre la façon dont la révolution était transformée en banal spectacle. Nous en avons ronéoté 1500 exemplaires de chaque et les avons distribués dans Telegraph Avenue près de l’Université. Même si cette action était assez abstraite, le seul fait de créer quelque chose et de le publier représentait pour nous une avancée passionnante.

Au cours des deux mois suivants nous avons réalisé plusieurs autres tracts expérimentaux. J’en ai écrit un sur le thème que les gens ne doivent jamais abandonner leur pouvoir à des chefs, que j’ai distribué à l’occasion de la projection du film Viva Zapata, et j’ai composé un comic sur la nature irréfléchie et ritualiste des combats de rue à Berkeley. Ron a écrit un compte-rendu d’Utopie et socialisme de Buber, ainsi que la critique d’une intervention inepte effectuée par quelques-unes de nos connaissances anarchistes dans un cours à l’université. Toutes ces actions étaient assez rudimentaires, mais à travers les réactions diverses qu’elles provoquaient, nous apprenions peu à peu à intervenir publiquement. Il y avait une progression vers toujours plus de tranchant.

Ce faisant, nous essayions de trouver un compromis viable entre notre milieu contre-culturel très relax et l’extrémisme rigoureux des situationnistes (au moins tel que nous le comprenions assez confusément). Nous avions des discussions avec plusieurs de nos amis dans le but de les inciter à quelque expérimentation radicale, mais bien que certains fussent vaguement intrigués par notre “nouveau trip”, pratiquement aucun d’entre eux n’a réagi par une quelconque initiative. Même si elles n’ont probablement rien apporté de plus, ces confrontations nous ont au moins permis de nous éclaircir les idées. Nous nous étions engagés si loin dans nos nouvelles aventures qu’il ne nous intéressait guère de continuer les mêmes relations dans les anciennes conditions.

Quant aux anarchistes que nous fréquentions, de même qu’ils n’avaient envers nous aucune exigence, ils n’entendaient en accepter aucune de notre part. Quand nous leur avons fait quelques critiques modérées (bien plus modérées que celles que le CEM nous avait faites) ils ont réagi par la défensive. Et nous commencions à nous rendre compte que malgré quelques aspects pertinents, l’anarchisme fonctionnait à la manière d’une idéologie comme toutes les autres, avec sa propre galerie de héros et d’idées fétichisées. Après plusieurs mois de discussions individuelles et collectives, le groupe s’est montré incapable de mener à bien un seul des projets de réimpression, encore moins celui d’ouvrir une librairie. Nous avons conclu que si nous voulions faire quelque chose, il fallait que nous agissions nous-mêmes; et que les interventions autonomes avaient plus de chances de toucher la corde sensible des gens que la diffusion de quelques exemplaires supplémentaires des classiques anarchistes.

Nous ne voyions que rarement le CEM, mais nous étions parfois informé de certaines de leurs interventions plaisamment scandaleuses. Ils ont théorisé leur emploi de la tactique situationniste du détournement, pimenté d’une pointe d’influence surréaliste et d’un zeste de William Burroughs, dans la brochure Sur le maniement du scalpel subversif. Entre autres choses ils ont caricaturé le rôle spectaculaire des militants sacrificiels avec un tract montrant la crucifixion des Chicago Eight. Ils sont allés de porte en porte dans une banlieue aseptisée, habillés en complet, pour distribuer un tract exhortant les habitants à tout lâcher pour chercher la vraie vie. Ils ont interrompu une apparition locale de Godard avec des tomates pourries et des tracts bilingues. Ils ont distribué des paquets de trading cards représentant des personnages stéréotypés (ménagère, mendiant, marchand “hip”, etc.) et des “grands moments dans le vide” (coincés dans un embouteillage, faisant les courses au supermarché, regardant la télé).

Nous avons rencontré aussi deux émissaires d’un groupe du Massachusetts également influencé par les situationnistes, le Conseil pour l’existence consciente (CCE). Le CCE était moins amusant et moins surréaliste que le CEM, mais tout aussi intense, intransigeant et iconoclaste. Leur exemple redoublait le défi que nous avait lancé le CEM de mettre en question tout notre passé, et de renverser toutes nos idoles.

Un des rares héros qui me restait était Gary Snyder. Je voulais bien admettre que la plupart des leaders du mouvement et de la contre-culture étaient des manipulateurs hiérarchiques ou des confusionnistes spectaculaires, mais Snyder me semblait encore presque entièrement admirable. Et de toute façon, je partageais l’idée répandue, mais fallacieuse, selon laquelle, pour avoir le droit de critiquer quelqu’un, je devrais être meilleur que lui; et je n’imaginais guère que je pourrais me comparer à Snyder.

Un beau jour, j’ai appris qu’il allait venir à Berkeley pour lire sa poésie. Auparavant, ç’aurait été un grand moment pour moi. Mais maintenant j’étais partagé. Est-ce que je pensais toujours qu’un tel événement était une bonne chose? Ou était-il “spectaculaire”, contribuait-il à entretenir la passivité des gens, leur suffisance, leur culte des vedettes? Après quelques réflexions, j’ai décidé que la façon la plus convenable de régler cette question serait de rédiger un tract à distribuer lors de l’événement — ce qui provoquerait en même temps les autres personnes concernées. Le délai était également un bon défi: la lecture aurait lieu dans trois jours.

Au départ, j’ai commencé par des critiques assez modérées. Mais plus je considérais la situation, plus je la mettais radicalement en question. Jusque là, j’avais accepté Snyder comme un tout, comme une sorte de marché-global spectaculaire: sa vie et ses écrits “m’inspiraient”, mais seulement d’une manière vague et générale. Maintenant, je me rendais compte que s’il disait quelque chose que je pensais utile, il fallait le mettre en pratique. Et que s’il disait quelque chose que je pensais erronée, il fallait le montrer. Il s’agissait de retourner quelques-unes de ses remarques les plus valables contre d’autres aspects de sa pratique qui étaient insuffisants.

Chaque petit pas ouvrait la voie pour les suivants. J’ai eu du mal à “ruiner” ma précieuse photo de Snyder et de ses amis en la découpant et la collant sur le tract, mais une fois que je l’eus “détournée” en y ajoutant des bulles, mon fétichisme a disparu. Maintenant elle n’était qu’une image qui ne m’intéressait que parce que je pourrais l’utiliser à saper le fétichisme d’autrui. Je riais de moi en m’apercevant de mes propres résistances psychologiques, tout comme je riais en imaginant la perplexité dans laquelle tel ou tel aspect du tract allait plonger ses lecteurs. Peu importait que j’aboutisse à quelque chose qui semblait bizarre ou maladroit. Je créais mon propre genre, et la seule règle était d’aller jusqu’au bout de la situation et de l’exposer de la manière la plus provocatrice qui soit.

J’ai achevé le tract juste avant la lecture publique, et j’en ai fait imprimer une centaine d’exemplaires. En approchant de la salle, les serrant nerveusement dans mes bras, j’hésitais. Ce projet n’était-il pas trop extrême? Comment osais-je attaquer Snyder de cette façon? Lui-même était plus ou moins anarchiste; il n’essayait pas de recruter qui que ce soit; il ne demandait même pas d’argent. Est-ce que je n’en faisais pas trop? J’ai décidé de m’asseoir un moment dans l’assistance pour me rendre compte de l’ambiance.

Il y avait plusieurs centaines de personnes. Snyder a commencé par dire qu’avant de passer à la poésie, il voulait prononcer “quelques mots sur la révolution”. Il a fait quelques remarques un peu vagues, mais pas mauvaises. Quand il a fini, les spectateurs ont applaudi.

C’était assez pour me décider. Rien n’aurait pu rendre plus évidente la nature fondamentalement spectaculaire de l’événement. Les applaudissements étaient la preuve éclatante que les propos de Snyder n’étaient pas faits pour être mis en pratique, mais serviraient seulement de détails croustillants pour une excitation passive (j’imaginais les spectateurs rentrant après la lecture pour dire à leurs amis: “Il n’a pas seulement lu beaucoup de beaux poèmes, il a même dit des choses formidables sur la révolution!”). J’étais outré par la situation. Les aspects les plus insultants de mon tract n’étaient que trop justes. Je les ai sortis, les ai jetés dans la foule et me suis enfui. Je n’avais plus aucun intérêt pour ce que Snyder pouvait encore dire, et je ne voulais pas que le tranchant de mon acte soit dilué par un débat avec les spectateurs au sujet de l’alternative que j’aurais éventuellement à leur proposer. C’était leur problème.

On demande parfois si les situationnistes “font” effectivement quelque chose ou bien s’ils ne font “seulement qu’écrire”. Jusque là, j’avais estimé que je ne savais que faire, mais qu’en attendant il pourrait être utile d’écrire le tract pour clarifier les choses. Ce n’est que par la suite que je me suis rendu compte que j’avais bien fait quelque chose. Si une critique réussit à inciter ne serait-ce que quelques personnes à bien réfléchir, à dissiper un certain nombre d’illusions, à reconsidérer certaines de leurs pratiques, ou, mieux encore, à entreprendre eux-mêmes des nouvelles expériences, c’est déjà tout à fait valable et très concret. Combien d’ “actions” obtiennent seulement le même résultat? J’ai compris enfin que l’insistance sur le fait que l’on doit être “constructif” n’était qu’une mystification qui interdisait aux gens de faire face aux conditions de leur propre vie; et qu’une critique (contrairement à une condamnation morale pharisienne) n’implique pas forcément le sentiment de sa propre supériorité. S’il nous fallait être meilleurs que les autres avant de les critiquer, les “meilleurs” n’auraient jamais été critiqués (et les hiérarques tendent à poser les problèmes d’une manière qui renforce leur position dominante). Peu importait le talent de Snyder, sa sagesse ou ses bonnes intentions. Si le but de la poésie est de “changer la vie”, il y avait plus de poésie dans mon acte que dans n’importe quel poème qu’il aurait pu lire ce soir-là.

Je reconnais volontiers qu’en l’occurrence cette intervention était vaine et n’eut probablement aucun effet notable sur personne, si ce n’est sur moi-même. Bien que le tract fût assez clair en attaquant la consommation passive de la culture, la perspective sociale sur laquelle cette attaque était basée n’était que vaguement esquissée (l’ “Ode sur l’absence de la véritable poésie” que j’ai publiée quelques mois plus tard était plus explicite à cet égard, mais elle était aussi plus pédante).

Mon action était également un fiasco en tant qu’intervention. J’avais cherché en vain un endroit comme un balcon d’où je pourrais lancer les tracts sur l’auditoire, pour créer une situation de “masse critique” où tout le monde serait suffisamment intrigué pour qu’ils se mettent tous à lire en même temps. J’aurais pu obtenir le même résultat de manière un peu moins dramatique en allant sans façons partout dans l’assistance. Aujourd’hui je trouverais tout naturel de faire cela, mais à l’époque j’étais novice à ce jeu et je n’eus pas le courage de le faire. Du fait de ma distribution plus timide, une fraction seulement de l’assistance eut le tract entre les mains, et comme j’en fus informé plus tard par des amis qui étaient présents ce soir-là, la lecture a continué après une pause de quelques secondes, le reste des spectateurs présumant probablement qu’il ne s’agissait que d’un tract ordinaire sur le Pouvoir Noir ou la guerre du Vietnam.

Mais quel que soit l’effet de mon action sur l’assistance, elle fut très éclairante pour moi. En m’enfuyant de la salle je me sentais redevenu enfant, aussi ému qu’un écolier en train de jouer un tour. Ma véritable compréhension de la perspective situationniste date de ce moment-là. J’avais déjà appris beaucoup de choses à la lecture des textes situationnistes, de l’exemple du CEM (qui après avoir critiqué vivement mes précédentes confusions, a eu la sagesse de me laisser tout seul pour mon prochain pas en avant), et de mes propres expérimentations pendant les mois précédents. Mais d’avoir sapé ma propre passivité et mon culte de la vedette eut l’effet le plus libérateur qui soit. D’avoir choisi la cible qui était pour moi la plus difficile a fait de cette expérience le tournant le plus important de ma vie.

Les membres du CEM avaient bien conscience de mon admiration pour Snyder. Quand je leur ai montré le tract un peu plus tard, l’un d’entre eux a dit: “Ah! Je vois que tu t’es subverti toi-même, autant que les autres!” Nous avons tous souri.

 

Le groupe 1044

Le CEM s’est dissout en juin 1970. Le groupe était traversé de plusieurs tendances, certains de ses membres n’étaient pas aussi autonomes ou engagés que les autres, et de toute façon, leurs contradictions idéologiques l’auraient très certainement fait exploser un jour ou l’autre. Après la dissolution, deux des anciens membres, Isaac Cronin et Dan Hammer, sont allés à Paris et à New York pour y rencontrer des membres de l’I.S.

En attendant, avec Ron, nous avons fondé notre propre groupe, dénommé rétrospectivement “1044”, du numéro de notre boîte postale. Ron a emménagé chez moi en juillet, et pendant quelques mois nous avons vécu collectivement, suivant l’idée erronée que nous nous étions faite à partir de l’exemple du CEM et du CCE, que c’était de rigueur dans toute organisation situationniste. En fait, bien que l’I.S. fût très rigoureuse en ce qui concernait la démocratie interne du groupe et qu’elle prît grand soin d’éviter toute hiérarchie, l’adhésion n’impliquait ni le collectivisme économique, ni le sacrifice de sa vie privée, ni celui de son indépendance personnelle. Nous nous sommes vite rendu compte que notre méprise puriste n’était pas très viable, même si l’expérience de vivre et de travailler ensemble plus étroitement que d’habitude avait été intéressante à certains égards.

Notre mystification sur l’organisation cohérente était liée à une conception assez apocalyptique de la pratique cohérente. Notre petit texte “Dans ce théâtre...”, avec son évocation de la “triade unitaire”, participation, communication et réalisation (voir le chapitre 23 du Traité de savoir-vivre de Vaneigem) reflète assez bien notre état d’esprit de l’époque. Nous savions que les séparations dans notre vie ne pourraient être surmontées définitivement que par une révolution, mais nous croyions possible de faire une avancée importante en attaquant ces séparations d’une manière unifiée. Mon interruption de la conférence de Snyder avait été une telle révélation que j’avais tendance, plus que Ron, à donner trop d’importance à de telles expériences, les considérant comme indispensables. J’imaginais que si seulement d’autres gens pouvaient faire un saut qualitatif semblable, ils découvriraient eux aussi ce nouveau monde de possibilités du “renversement de perspective”. Dans mon empressement à les y inciter, je me montrai souvent trop pédagogique, une mauvaise habitude qui subsiste encore aujourd’hui. Je crois toujours que les gens doivent prendre des initiatives autonomes s’ils veulent échapper à leur conditionnement, mais il ne sert pratiquement jamais à rien de prêcher et de les presser. Comme je l’ai dit ci-dessus, un des mérites du CEM fut que ses membres ne nous ont pas guidés en prodiguant des conseils détaillés, mais qu’ils nous ont fait simplement quelques critiques incisives et nous ont ensuite laissés nous débrouiller. Après plusieurs vains efforts pour réveiller nos amis, nous avons appris à faire de même.

À notre première rencontre avec les délégués du CEM, ils avaient apporté un magnétophone pour enregistrer notre conversation. C’était, d’une part, pour que les autres membres de leur groupe puissent l’écouter plus tard, mais aussi parce qu’ils trouvaient utile de passer constamment en revue leur propre pratique. Ron et moi nous fîmes la même chose lors de certaines de nos discussions avec des amis, relevant, en les écoutant par la suite, les moments où nous avions trop parlé, où nous étions devenus pédants, où nous avions insuffisamment répondu, etc. L’idée générale était de devenir plus conscients de tout ce que nous faisions, de prendre conscience des habitudes indésirables et de rompre avec celles-ci en modifiant les formes de comportement dictées par l’habitude. Parmi d’autres méthodes que nous avons employées dans ce but, il y avait la “conversation en cercle” — au moins trois personnes s’assoient dans un cercle et chaque personne parle à son tour seulement —, la discussion de questions par écrit — pour nous forcer à mieux organiser nos idées —, et le détournement des bandes dessinées — en ajoutant de nouvelles bulles pour composer une nouvelle histoire sur un thème donné ou en y copiant des passages choisis au hasard de textes situationnistes ou d’autres écrits. Lors de notre principale expérience de ce genre, nous avons réservé toute une journée pour un programme arbitraire mais détaillé d’activités diverses: de brèves périodes successives de lecture, de correspondance, de brainstorming, de dessin, de cuisine, de repas, d’écriture automatique, de danse, de ménage, de traduction, de comédie, de composition de tracts, de détournement de bandes dessinées, de jardinage, de méditation, d’exercice physique, de repos, de discussion, d’improvisation; puis nous avons occupé la semaine suivante en écrivant un compte-rendu de dix pages sur cette expérience, que nous avons fait imprimer à une douzaine d’exemplaires pour quelques amis.

De peur que cela n’ajoute aux malentendus déjà nombreux sur “ce que font les situationnistes”, il convient de souligner que cet épisode est resté unique, et que les autres activités qui sont mentionnées ici n’étaient pas forcément typiques du milieu situ(1) en général. Bien que les groupes influencés par l’I.S. eussent tendance à expérimenter, dans la vie quotidienne comme dans l’agitation politique, les types d’expérimentation ont varié considérablement. Certains de nos projets reflétaient notre formation dans le milieu de la contre-culture, qui nous distinguait de nos homologues européens. Naturellement nous nous rendions bien compte des limites de telles expériences. Mais la libération, ne serait-ce que d’un petit espace pendant un court laps de temps, incite à en désirer plus. On apprend à jouer avec des différents possibles au lieu de toujours présumer que le statu quo est inévitable, et on développe un sens plus concret des obstacles sociaux et psychologiques qui les entravent. L’avantage de ces expérimentations, c’est que dans ce cadre limité on peut essayer n’importe quoi sans aucun risque, sauf le risque salutaire de se déconcerter soi-même. Les mêmes principes sont applicables dans l’activité publique, bien que cela exige évidemment davantage de prudence.

Nos aventures publiques ont comporté plusieurs tentatives de détournement, tactique situationniste qui consiste à utiliser des fragments culturels pour de nouveaux emplois subversifs. Une de mes créations était une bulle de bande dessinée imprimée sur du papier autocollant, conçue pour être collée sur des affiches publicitaires de façon à ce que le modèle féminin d’une beauté stéréotypée fasse une critique de la fonction manipulatrice de son image: “Bonjour, les hommes! Je suis l’image d’une femme qui n’existe pas. Mais mon corps correspond à un stéréotype que vous avez été conditionnés à désirer. Comme il est peu probable que votre femme ou votre petite amie me ressemble, vous êtes naturellement frustrés. Les gens qui m’ont mis là vous tiennent précisément par où ils veulent vous tenir: par les couilles. Quand votre virilité est mise en question, vous êtes une pâte molle entre leurs mains...” Si je puis me permettre de le dire moi-même, je pense que cette façon de retourner la manipulation spectaculaire contre elle-même est plus éclairante que les habituelles plaintes réactionnelles telles que “cette pub exploite les femmes” — comme si de telles pubs ne manipulaient ni n’exploitaient pas également les hommes. J’ai profité aussi de la participation libre à une lecture de poèmes ouverte à tous pour y lire une longue critique des limites de la poésie purement littéraire, Ode sur l’absence de la véritable poésie ici cet après-midi, à la grande perplexité et au grand mécontentement des autres poètes présents, à qui la règle du jeu imposait d’écouter mon “poème” poliment et sans m’interrompre.

À la même époque, Ron avait écrit une brochure analysant une émeute récente des Chicanos de Los Angeles, et en guise de plaisanterie, l’avait signée “Herbert Marcuse”. Le procédé a attiré de nombreux lecteurs, d’abord parce que les gens ont supposé que Marcuse en était vraiment l’auteur, puis, quand Marcuse s’est senti obligé de la désavouer publiquement, parce que des gens encore plus nombreux se sont perdus en conjectures sur le véritable auteur d’un canular si étrange. Pour ajouter à la plaisanterie, nous avons écrit une série de lettres pseudonymes à des journaux locaux qui donnèrent encore plus de publicité à la brochure en la dénonçant. Cette tactique de publier des textes faussement attribués, que nous avions nommée plus tard “le contrefaçonisme”, fut employée sans précaution par la suite par d’autres groupes, produisant généralement plus de confusion que de clarté. Nous l’avons bientôt abandonnée, et à l’automne de cette année, je me suis livré, avec Isaac, à une critique de certains aspects de la brochure Sur le maniement du scalpel subversif qui donnait l’impression erronée que le détournement signifiait semer au hasard la confusion dans le spectacle.

Emboîtant le pas des situationnistes, nous avons aussi commencé à combler nos grandes lacunes en ce qui concerne la connaissance des tentatives radicales du passé, en explorant l’histoire des anciennes révoltes et en étudiant des personnages importants comme Hegel (difficile, mais même un minimum de familiarisation avec celui-ci nous permettait de développer une meilleure compréhension des processus dialectiques), Charles Fourier, dont l’utopie charmante mais quelque peu extravagante est basée sur l’encouragement de l’interaction de la variété des passions humaines, Wilhelm Reich (ses premières analyses socio-psychologiques, non pas ses théories “orgoniques” ultérieures); et certains des penseurs marxistes les plus radicaux, Rosa Luxembourg, Anton Pannekoek, Karl Korsch, le premier Lukács.

Et Marx lui-même. Comme la plupart des anarchistes, nous ne savions pratiquement rien de lui à l’exception de quelques platitudes sur son autoritarisme supposé. Quand nous avons découvert que bien des idées les plus pertinentes des situationnistes dérivaient de Marx, nous avons commencé à le relire plus attentivement. Nous nous sommes vite rendu compte que mettre Marx dans le même sac que le bolchevisme, ou pire encore que le stalinisme, trahissait une grande ignorance. Et que, bien qu’il y eut sans aucun doute des défauts importants dans sa perspective, ses analyses étaient si pénétrants qu’il était aussi ridicule d’essayer de développer une analyse sociale cohérente sans en tenir compte que d’essayer de développer une théorie biologique cohérente en ne tenant aucun compte de Darwin.(2)

Bien sûr, nous lisions tout ce que nous pouvions trouver de l’I.S. Malheureusement, la plupart des textes situationnistes n’étaient disponibles qu’en français. À part cinq ou six brochures et quelques tracts, il n’existait en anglais que quelques traductions approximatives et manuscrites faites par des gens qui, bien souvent, ne savaient guère plus de français que nous. Je me rappelle encore l’exaltation, mais aussi la frustration, que nous avons éprouvées, en tombant pour la première fois sur une copie du Traité de savoir-vivre de Vaneigem, que nous nous sommes efforcés de lire dans une pâle photocopie d’une photocopie d’une photocopie d’une mauvaise traduction. Quand je me suis rendu compte du nombre de textes qui me restaient inaccessibles, j’ai commencé à me remettre au français, dont je n’avais jamais eu qu’une connaissance scolaire et que j’avais oublié depuis longtemps. J’avais toujours imaginé qu’il serait formidable de devenir assez savant pour lire mes écrivains favoris en français dans le texte, mais ce but était trop vague pour me faire entamer les études nécessaires. Les situationnistes m’ont donné la motivation pour le faire. D’ailleurs presque tous les gens que je connaissais qui leur portaient un véritable intérêt ont appris tôt ou tard le minimum de français nécessaire pour comprendre, ne fût-ce que péniblement, l’essentiel des textes les plus importants. Dans nos rencontres postérieures avec des camarades d’autres pays, le français était notre lingua franca autant que l’anglais.

 

Le groupe “Contradiction

Pendant l’été 1970, Ron et moi avons rencontré Michael Lucas, qui s’était installé dans la Bay Area, mécontent du groupe Anarchos de Murray Bookchin de New York auquel il avait participé pendant quelque temps. En octobre, Sydney Lewis, un des émissaires du CCE que nous avions rencontré au printemps, est arrivé en ville, ayant quitté le groupe à cause de ses désillusions quant à certaines des plus extravagantes de leurs rigidités idéologiques. Un peu plus tard Dan et Isaac sont revenus de Paris et de New York. En échangeant des conclusions sur nos expériences respectives, nous avons constaté une importante convergence de vues.

Nous avons développé deux projets collectifs: un groupe consacré à l’étude de La Société du Spectacle de Guy Debord (l’autre principal livre situationniste), qui venait d’être traduit par Black and Red, et une critique de la contre-culture et du mouvement radical américains. Le groupe d’étude n’a pas duré longtemps — nous avons vite découvert que, pour comprendre les thèses de Debord, il valait mieux les mettre en pratique (dans les graffitis, dans les tracts et dans les prémisses de notre critique du mouvement) que de les discuter seulement dans l’abstrait. Les premiers stades de la critique du mouvement confirmèrent un accord toujours plus étroit entre nous six, tout en permettant d’éliminer trois ou quatre autres personnes qui avaient participé au groupe d’étude, mais sans jamais prendre la moindre initiative. En décembre Dan, Isaac, Michael, Ron et moi, avons fondé le groupe Contradiction. En plus de notre critique du mouvement, nous prévoyions l’édition d’une revue dans le genre de l’I.S. ainsi que diverses autres activités critiques.

Sydney aurait certainement été le sixième membre du nouveau groupe s’il n’était retourné dans l’Est juste avant sa formation. Mais une fois qu’il a quitté la ville il a évolué vers des perspectives assez différentes, et nous avons fini par rompre avec lui. Au même moment, nous avions découvert un nouveau camarade à Berkeley. En flânant un jour sur le campus, j’ai entendu par hasard une conversation entre deux personnes, dont une faisait une critique intelligente du gauchisme bureaucratique. Après les avoir écoutées pendant un moment, je suis intervenu pour dire à ce dernier qu’il avait absolument raison, mais qu’il perdait son temps parce que son interlocuteur était évidemment incapable de comprendre ses arguments. Il m’a regardé d’un air étonné. En réfléchissant un moment, il s’est rendu compte que j’avais raison. Il a pris congé de l’autre, et nous nous sommes éloignés pour parler. D’abord je l’ai laissé faire la plupart des frais de la conversation, me bornant à faire des signes de tête affirmatifs et à lui poser quelques questions. Bien qu’il n’ait jamais lu une ligne des situationnistes, il était parvenu par lui-même à presque toutes leurs positions. Puis, j’ai sorti des brochures de mon sac et lui ai lu quelques passages où se trouvaient précisément les idées qu’il avait voulu exprimer. Il en est resté baba! Il commença à collaborer avec nous sur la critique du mouvement et finit par devenir le sixième membre de Contradiction. Cette rencontre avec John Adams m’a toujours semblé une confirmation frappante de la prétention des situationnistes à exprimer simplement les réalités qui étaient déjà là, plutôt qu’à propager une idéologie.

La première publication de Contradiction fut mon affiche Comics bureaucratiques, qui était inspirée par la révolte récente en Pologne. Maintenant que l’écroulement du stalinisme a été admis par tout le monde, il faut rappeler que les gens considéraient autrefois sa permanence comme allant de soi, et que la Nouvelle Gauche ignorait presque totalement les questions soulevées par une telle révolte. Alors que quelques groupes gauchistes ont essayé de faire une distinction entre régimes “révisionnistes” de l’Europe de l’Est et “révolutionnaires” du Tiers-Monde, la plupart des journaux alternatifs n’ont pas même mentionné le soulèvement, ne sachant pas comment faire coller un tel événement avec leur fantaisies guevaristes. Et le détournement des divers héros du mouvement dans l’affiche, qui peut paraître anodin aux lecteurs d’aujourd’hui, fut véritablement traumatisant à l’époque pour leurs admirateurs, comme certains d’entre eux me l’ont avoué plus tard.

Pendant que nous expérimentions des méthodes inspirées par l’I.S., l’I.S. elle-même traversait des crises qui aboutiraient finalement à sa dissolution.

En mars 1971 je suis allé à New York pour rencontrer Jon Horelick et Tony Verlaan, les derniers membres de la section américaine de l’I.S., et j’ai appris qu’ils s’étaient séparés récemment des Européens. Ils m’ont donné un gros tas de correspondances et de documents internes, la plupart en français, que je m’efforçai de lire en essayant de comprendre de quoi il s’agissait, généralement en vain. Puis j’ai pris l’avion pour Paris.

Les premières personnes que je suis allé voir furent Roger Grégoire et Linda Lanphear, anciens membres de Black and Red. Nous avions lu avec intérêt les publications de ce groupe (surtout l’excellent bouquin de Grégoire et Perlman sur leurs activités en Mai 1968), qui alliaient quelques traits situationnistes à une orientation anarcho-marxiste plus traditionnelle. Mais notre intérêt avait diminué quand le groupe a commencé à s’installer dans l’éclectisme ultra-gauchiste. Une lettre ouverte récente par laquelle Roger et Linda l’avaient critiqué (“Aux lecteurs de Black and Red”) montrait que, tout comme nous, ils évoluaient vers une pratique plus rigoureuse, à la manière des situationnistes. Nous nous entendions bien, et j’ai finalement logé chez eux pendant presque tout mon séjour.

Je n’ai pas réussi à voir les derniers membres de l’I.S., mais j’ai rencontré plusieurs autres situationnistes parisiens, dont Vaneigem et deux autres ex-membres de l’I.S. Dans nos discussions se mêlaient des échanges de renseignements et d’idées vraiment intéressantes, aux espoirs et aux illusions exagérées qui surgissaient dans l’ivresse de l’après Mai 68.

Le seul fait d’être à Paris était quelque chose de passionnant. J’absorbais les sons, les visions et les odeurs, errant pendant des heures à travers le labyrinthe des ruelles aux pavés ronds, parmi des petites boutiques obscures et des bâtiments vieux de plusieurs siècles; prenant un verre à la terrasse des cafés, regardant tous les passants, saisissant au passage des bribes de la langue étrange que je commençais à peine à comprendre; faisant les courses dans les petits marchés qu’on trouvait à l’époque dans presque tous les coins. Et je passais des heures en conversations animées en savourant les délicieux repas français composés de plusieurs plats, accompagnés de liqueurs et de vins excellents.

Après six semaines à Paris (et de brefs voyages à Londres et à Amsterdam), je suis retourné à New York, où je suis demeuré pendant quinze jours chez Tony Verlaan. Jon Horelick et lui venaient de rompre, et Jon a effectivement disparu pendant deux ans, jusqu’à ce qu’il sorte sa revue Diversion. En attendant, Tony et Arnaud Chastel avaient formé le groupe Create Situations, et ils étaient en train de traduire quelques anciens articles de l’I.S. Je les aidai un peu dans ce travail, puis je revins à Berkeley.

Pendant les mois suivants, nous avons eu beaucoup de visites: Tony et Arnaud (après quinze jours d’interaction tumultueuse, nous avons rompu avec eux); Point-Blank, un groupe de jeunes de Santa Cruz, petite ville universitaire au sud de San Francisco, avec lequel nous avons également rompu après avoir collaboré pendant quelque temps; Roger et Linda; un ou deux camarades anglais; et un jeune couple espagnol, Javier et Tita. Tita et moi nous nous sommes très bien entendus dès notre première rencontre, bien que notre communication verbale se soit d’abord bornée au sabir français. Quand Javier est retourné en Europe quelques semaines plus tard, elle est restée avec moi.

En même temps, nous continuions à travailler à la critique du mouvement et à d’autres articles pour notre revue. Malheureusement, aucun de ces travaux ne devait aboutir, à part quelques tracts d’intérêt secondaire. Il y avait beaucoup de bonnes idées dans nos brouillons, mais bien des insuffisances aussi, et nous nous sommes montrés incapables d’achever nos projets. La raison était d’une part que nous voulions trop en faire, et d’autre part que nous avions mal organisé le travail. Il y avait beaucoup d’efforts redondants. Une personne pourrait consacrer beaucoup de travail sur un sujet pour apprendre ensuite que son brouillon devrait être réorganisé radicalement en fonction de changements introduits dans d’autres articles; mais à la prochaine réunion elle trouverait peut-être que des modifications supplémentaires apportées à ces autres articles exigeaient d’autres changements... Les réunions devenaient de plus en plus ennuyeuses.

Rétrospectivement, je pense que nous aurions sans doute mieux fait de déléguer une ou deux personnes pour rédiger le texte final sur le mouvement, qui auraient pu exploiter les contributions individuelles sans s’obliger à respecter les textes originaux dans le moindre détail. Il aurait été aussi intéressant de publier de brèves versions préliminaires de certains des chapitres, produites et signées par les différents auteurs de ces textes, à la fois pour affiner nos thèses en prenant en compte les réactions et les critiques, et pour développer plus d’autonomie individuelle.

En attendant, les diverses fractions du mouvement s’autodétruisaient, à cause des contradictions que nous avions analysées, et il y avait de moins en moins à attaquer, qui ne soit déjà discrédité. Au début de 1972, pratiquement la seule chose qui nous restait à faire était une autopsie plus lucide. Cela aurait quand même valu la peine, mais à ce moment-là nous en avions tellement marre du projet que nous n’eûmes pas l’enthousiasme nécessaire pour aller plus loin. Et nous avions déjà commencé à évoluer vers d’autres activités. Michael et moi nous donnions à fond dans la musique classique, et passions une grande partie de notre temps à écouter des disques ou à assister à des concerts. Dan et Isaac passaient beaucoup de temps à San Jose, une ville au sud de San Francisco, à travailler avec Jimmy Carr (ancien Panthère Noire et beau-frère de Dan) sur ses mémoires de prison.(3) Notre abandon de la critique du mouvement en avril 1972 a signé la fin effective de notre groupe, bien que nous ne l’eussions dissout explicitement qu’en septembre.

Un exode s’ensuivit. John et Michael ont quitté la région. Dan, Isaac et sa copine Jeanne sont partis en Europe, où Tita était retournée un peu auparavant. Je voyais Ron de temps en temps, mais presque personne d’autre. Mes relations avec plusieurs de mes anciens amis s’étaient refroidies depuis nos affrontements de 1970, et quelques-uns de ceux avec qui je gardais encore des relations intimes étaient retournés dans le Midwest, puisque la contre-culture tirait à sa fin. Les seuls jours heureux de toute cette année-là furent mes retrouvailles avec une ancienne copine venue de la Nouvelle-Angleterre pour une brève visite. Malheureusement il y avait trop d’obstacles pour que cette relation puisse durer. Isolé, déprimé et frustré par le coitus interruptus de Contradiction, je n’avais l’esprit pour rien d’autre que pour la lecture, la musique classique, et pour le poker, par lequel je tentais d’assurer ma survie.

Le cercle privé où j’avais l’habitude de jouer s’était dispersé, et j’avais porté mon dévolu sur les casinos d’Emeryville, petite ville avoisinante. C’était une affaire plus difficile: la concurrence était plus serrée, et il fallait en outre payer un loyer horaire à l’établissement. J’y bossai presque à plein-temps pendant plusieurs mois, et très vite, je ne pus plus me passer du jeu. Groupés autour d’une table de feutre vert, isolés du monde extérieur, les joueurs deviennent blasé. La perspective de retourner à un quelconque boulot monotone devient vite insupportable quand on se rappelle la nuit où on s’en est sorti avec des gains de plusieurs centaines de dollars après seulement quelques heures de jeu; et on a tendance à oublier ses pertes ou à les attribuer à une malchance passagère. J’avais espéré qu’avec l’expérience je deviendrai progressivement plus habile et gagnerai assez pour passer à des enjeux plus gros. Mais mes comptes montraient que mes gains nets se stabilisaient autour de 75 cents de l’heure. Finalement, en novembre j’ai renoncé.

 

Un nouveau commencement

C’était un pas dans la bonne voie, mais je ne savais pas très bien quoi faire par la suite. Inspiré par la lecture de Montaigne, j’ai essayé d’écrire des essais auto-exploratoires. Cela n’aurait peut-être pas été une mauvaise idée dans d’autres circonstances (cette autobiographie a comporté beaucoup d’auto-exploration de ce genre), mais à l’époque il n’en est rien résulté parce que pratiquement n’importe quel sujet sur lequel je commençais à écrire m’amenait tôt ou tard à faire des rapprochements avec l’expérience de Contradiction, et cela me déprimait tellement que le courage me manquait pour y faire face. Mais la conscience d’éluder la question me mettait également mal à l’aise.

Dan, Isaac, Jeanne et Tita sont revenus d’Europe en décembre. Comme je l’ai raconté dans mon Étude de cas, leur retour a contribué à me ranimer. J’ai recommencé à expérimenter, j’ai réexaminé l’ensemble de mes relations, ce qui a conduit à un certain nombre de ruptures douloureuses, et après avoir refoulé toute l’expérience de Contradiction pendant plusieurs mois, je me suis finalement décidé à l’exposer dans une brochure. Comme avec mon tract sur Snyder, c’était le moyen de faire d’une pierre deux coups: je voulais arriver à comprendre pour moi-même ce qui s’était mal passé, et en même temps obliger d’autres gens à affronter ces questions, ceux qui étaient directement concernés aussi bien que ceux qui pourraient se trouver impliqués dans des expériences semblables à l’avenir.

Je ferai plus tard quelques remarques sur la pratique situationniste de la rupture. Pour l’instant je me bornerai à mentionner que je regrette la première lettre citée dans l’Étude de cas, qui était écrite à C—, la copine de Ron. Les défauts pour lesquels je l’ai critiquée n’étaient en fait pas plus graves que le genre de menus mensonges ou de légères hypocrisies dont presque tout le monde se rend coupable. Il aurait probablement suffi de prendre poliment mes distances avec elle, comme on le fait généralement dans de tels cas, et comme je le ferais sûrement aujourd’hui. Et cela aurait été bien moins dur pour toutes les personnes concernées. Mais à ce moment-là, j’ai cru qu’il fallait recourir à des mesures énergiques pour sortir de l’ornière dans laquelle j’étais tombé.

Ce fut bien le résultat de cette lettre, pour le meilleur et pour le pire. D’une part, elle m’a ouvert la voie pour un renouvellement personnel que j’ai décrit dans l’Étude de cas; d’autre part, elle n’a pas seulement mis fin à ma relation avec C—, mais également avec Ron, et finalement avec John et Michael. Cela m’a profondément attristé, mais j’en avais pris le risque sciemment. Ironie du sort, j’ai rencontré C— par hasard quelques années plus tard et nous avons renoué, à un niveau superficiel mais amical; tandis que l’éloignement d’avec Ron a duré vingt ans, et n’a pris fin que récemment quand, après avoir reconsidéré l’incident en écrivant cette autobiographie, il m’est enfin venu à l’esprit de lui écrire une lettre d’excuses.

(Nous avons perdu contact avec Michael Lucas — qui aux dernières nouvelles vivait en Allemagne — et avec John Adams. Est-ce que quelqu’un sait où ils se trouvent?)

La deuxième lettre critique citée dans l’Étude de cas (qui me semble plus justifiée dans la mesure où il ne s’agissait pas d’une lettre de rupture, mais seulement d’un défi solennel) était adressée à un ami de Dan, Isaac et Jeanne, mettant ainsi en péril quelques-unes de mes autres relations proches. Mais après quelques hésitations, ils se sont vite rangés de mon côté. La parution des Remarques sur le groupe Contradiction, ajoutée aux changements surprenants que je réalisais dans ma vie, commençait à leur inspirer des aventures semblables, ce qui nous rendait plus intimes que jamais.

Pendant les deux ou trois mois suivants il y eut chez nous une flambée d’auto-analyses, d’exercices néo-reichiens, de retranscriptions de rêves, de remises en cause de notre passé, et d’autres tentatives de remises en cause des caractères enracinés et des relations pétrifiées. Tout cela fut sans doute salutaire. Mais je finis par penser au bout de quelque temps que la manière dont nous nous étions plongés dans l’introspection et dans la psychanalyse était excessive. Je leur ai donc écrit une lettre qui soulignait le contexte social de nos expériences et la nécessité de dépasser continuellement notre situation si l’on ne voulait pas tomber dans une nouvelle ornière.

À ma plus grande joie, ils ont répondu à mon défi en faisant passer le dialogue à un autre niveau. Trois jours plus tard ils sont arrivés chez moi avec le brouillon d’une grande affiche:


NOUS EN AVONS ASSEZ DE JOUIR SEULS

Esprits vraiment voluptueux,
      (...) Nous sommes trois personnes qui vous ressemblent à bien des égards. (...) Nous avions des perspectives communes à propos de la vie quotidienne, concernant ce que nous voulions ou ne voulions pas de la société comme elle est organisée actuellement. Nous travaillions aussi peu que possible, (...) lisions tous les meilleurs livres (Le Capital, Le Faucon maltais, etc.), écoutions la meilleure musique, mangions dans les meilleurs restaurants bon marché; nous nous enivrions, nous faisions des excursions à pied, allions à la plage ou à Paris. (...)
      Nous étions des antispectateurs du spectacle de décomposition. Nous lisions les journaux tout comme vous, c’est-à-dire “d’une façon critique”, ce qui revient à dire que le cynisme chic qui nous semblait ajouter du piquant à notre vie contribuait en fait à nous vider l’esprit. Nous faisions bien des remarques astucieuses sur les manques et les excès du monde bourgeois, mais malgré le fait qu’on nous reprochait d’être trop audacieux, nous étions en fait trop timides. (...)
      Nous avons reçu des salutaires coups de pied au derrière par Reich, mode d’emploi de Jean-Pierre Voyer et par l’emploi que notre ami Ken Knabb a fait de Voyer dans ses Remarques sur le groupe Contradiction et son échec. L’oeuvre de Voyer était la première qui depuis Debord mettait concrètement en lumière notre aliénation. Nous nous sommes rendu compte que nous étions dans une grande mesure complices du spectacle régnant, et que le caractère est la forme de cette complicité. Nous avons commencé à mettre en oeuvre le projet stratégiquement crucial de la dissolution du caractère — après des tentatives qui psychologisaient trop l’attaque contre le caractère (Isaac et Jeanne), ou qui se défendaient contre cette attaque en critiquant la psychologie (Dan) — comprenant dans cette attaque les traits de nous-mêmes que nous avions jusque là acceptés comme faisant parties intégrantes, inévitables et permanentes de nos personnalités, traits que nous, dans notre timidité, avions crus “trop personnels” pour les soumettre à la critique sauf quand ils devenaient trop évidemment excessifs. Une fois entamé ce projet négatif, la positivité était libérée des chaînes de la répression. (...)
      Notre attaque contre cette pourriture a rendu les contraintes extérieures — surtout notre incapacité de vous rencontrer — d’autant plus insupportables. L’enrichissement des relations entre nous a mis en évidence la pauvreté de nos relations avec le reste de la ville. (...)
      Nous escomptons que cette adresse nous aidera à casser quelques-uns des obstacles qui nous empêchent de vous rencontrer. (...) Mais que vous vous en rendiez compte ou non, nous allons vers vous.
      Pour les jours sans entraves et les nuits sans cuirasse,

—Dan Hammer, Jeanne Smith, Isaac Cronin.


Comme l’affiche en bandes dessinées annonçant ma traduction du texte de Voyer allait être imprimée en même temps que la leur, nous nous sommes décidés à diffuser ensemble les deux affiches. Pendant les jours suivants nous en avons placardé plusieurs centaines partout dans la Bay Area.

Quelque fraîche et audacieuse que fût leur affiche, les réactions ont révélé qu’elle manquait de clarté. Les dizaines de lettres qu’ils ont reçues montraient bien qu’elle avait touché une corde sensible, mais la plupart de leurs auteurs avaient l’impression qu’il ne s’agissait que de surmonter l’isolement individuel en rencontrant plus de gens, et n’avaient guère saisi le rapport sous-entendu avec la critique sociale.

Toutefois l’épisode nous a amenés à rencontrer bien plus de gens que d’habitude — non seulement ceux qui nous ont écrit, mais beaucoup d’autres dans la rue ou dans les cafés qui étaient intrigués par notre comportement espiègle et plein d’entrain et parce qu’à l’évidence nous nous amusions beaucoup. Ma nouvelle carte de visite, qui me présentait comme “investigateur spécial” du “Bureau des secrets publics”,(4) contribuait à ce mélange d’amusement et de mystère, surtout quand les gens en arrivaient à la question inévitable: “De quoi vous occupez-vous au juste?”


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En automne 1973, nous sommes tous allés en Europe, mais pas tous aux mêmes endroits en même temps. J’ai séjourné à Paris pendant trois mois, vivant encore chez Roger et Linda et passant la plupart de mon temps dans leur cercle d’amis, qui comprenait alors Jean-Pierre Voyer. J’avais été inspiré par le style audacieux et drôle du Voyer de la première époque (l’intitulé “Bureau of Public Secrets” était suggéré en partie par sa notion de publicité). Je trouvais qu’il avait beaucoup d’idées stimulantes, mais qu’il avait aussi tendance à s’emballer pour ses découvertes théoriques, les rabâchant au point qu’elles devenaient idéologiques. Je fus également déçu d’apprendre qu’il ne développait aucune des idées embryonnaires qui m’avaient le plus intéressé dans son texte sur Reich. Et je me suis rendu compte que si je voulais voir développer ces idées, je devrais le faire moi-même (ce que j’ai fait plus tard dans une certaine mesure dans Double-Réflexion et dans l’Étude de cas).

Pendant mes premières semaines à Paris bien des discussions animées tournèrent autour des idées de Voyer et de nos dernières aventures en Californie. J’en vins à penser que ce bavardage ne menait à rien et qu’il restait beaucoup de rigidités et de refoulements dans nos rapports, et j’ai écrit une lettre à Voyer et aux autres qui critiquait notre milieu en général ainsi que chacun des individus concernés. Cela a suscité une flambée de remises en question personnelles pendant quelques jours, mais n’a finalement rien changé. Dès lors nos relations se sont refroidies.

Mon impatience était due en partie à ma rencontre avec Daniel Denevert. Daniel avait découvert un exemplaire de Remarks on Contradiction dans une librairie à Paris et avait décidé de le traduire. Puis, il avait appris par hasard que j’étais à Paris, et il m’avait cherché. Il se trouvait qu’il était lui-même l’auteur d’une brochure que j’avais trouvée excellente (Pour l’intelligence de quelques aspects du moment). Il s’en est suivi une rencontre passionnante, et j’ai passé presque tout le reste de mon séjour avec lui et avec les autres membres du groupe qu’il venait de former avec sa femme Françoise Denevert (pseudonyme Jeanne Charles), Nadine Bloch et Joël Cornuault: le Centre de recherche sur la question sociale (CRQS).

 

Le groupe “Notice’’

Quand je suis revenu à Berkeley en décembre, je travaillais déjà sur Double-Réflexion. Dan et Isaac préparaient chacun des petits bulletins. Tita venait d’éditer une version espagnole de l’article de Voyer sur Reich et commençait à traduire les “Banalités de base” de Vaneigem. Robert Cooperstein (un ami que nous avions rencontré l’année précédente) travaillait à une brochure sur les enfants, illustrée de bandes dessinées. En mars 1974 nous avons reçu une justification inattendue de nos perspectives quand Chris Shutes et Gina Rosenberg ont publié Disinterest Compounded Daily, une critique détaillée de Point-Blank de l’intérieur (Chris en était un ex-membre et Gina y a collaboré pendant quelque temps) qui était inspirée en partie par nos publications récentes.

Pendant les mois suivants il y eut bien des collaborations entre nous et le CRQS. Une fois que j’eus achevé Double-Réflexion (que Joël a commencé immédiatement à traduire en français) je me suis associé avec Dan et Robert pour traduire la récente brochure de Daniel, Théorie de la misère, misère de la théorie, ainsi que deux autres textes du CRQS; Chris s’est inspiré du chapitre sur le “derrièrisme” dans Double-Réflexion pour écrire une brochure sur le sujet; Chris et Isaac ont écrit une critique de la revue de Jon Horelick, Diversion, puis ils ont commencé à écrire leur propre revue, Implications; Isaac et Gina ont traduit l’article de Debord sur la dérive; Isaac et Dan ont composé un tract sur une émeute de baseballers à Cleveland, qu’ils ont distribué pendant une partie de base-ball à Oakland...

Comme on pouvait s’y attendre, nous commencions à être considérés comme une organisation de facto. Les gens nous écrivaient en bloc, ou présumaient qu’une lettre de l’un d’entre nous représentait également l’opinion des autres. Nous avons pensé qu’il pourrait être intéressant d’essayer de mettre au point une déclaration collective pour voir justement jusqu’à quel point nous étions vraiment d’accord. Nous avons finalement sorti un texte à la manière de la Déclaration du CRQS, mais qui précisait que bien que nous partagions certaines perspectives, chacun de nous agissait en son propre nom. Ce “Notice” (Avis à propos de la société dominante et de ceux qui la contestent) fut publié en novembre 1974 avec une deuxième affiche qui présentait nos publications.

Même si nous affirmions le contraire dans le Notice, la publication des deux affiches a contribué paradoxalement à renforcer l’idée (chez nous aussi bien que chez les autres) que nous constituions une tendance unifiée, dont l’activité se traduisait par un ensemble de textes approuvés par tous. Nous avions bien un accord très large, mais ce fut probablement une erreur de souligner cet accord et de négliger la diversité de nos vues et de nos goûts. Nous étions plus soucieux de préserver la responsabilité individuelle que ne l’était Contradiction, mais Contradiction avait eu un projet commun d’une importance qui justifiait beaucoup plus la création d’une organisation formelle. Le fait de formuler une déclaration collective peut être un bon moyen pour mettre au point ses positions, mais il présente aussi des risques. Parler au nom d’une collectivité expose à être emporté par une rhétorique extravagante, beaucoup plus que si vous parlez seulement en votre propre nom. La prétendue arrogance du Notice n’était en fait qu’un effort délibéré pour défier autrui, et bien loin d’être “élitiste”, elle sapait évidemment toute tendance à nous accommoder de suivistes passifs. Il est vrai, néanmoins, que ce genre de style tend à devenir une habitude, et à favoriser une attitude pompeuse. Nous aurions probablement mieux fait d’être moins rigides, plus autonomes et plus modestes.

De toute façon, pendant les trois années suivantes nous sommes restés assez proches, autant socialement que politiquement. Nous travaillions même ensemble — Jeanne, Dan et moi à la revue Rolling Stone à San Francisco, la plupart des autres comme peintres en bâtiments.

Quand je travaillais à Rolling Stone (comme correcteur et compositeur) j’ai examiné la possibilité de réaliser quelques détournements, tel que la substitution d’une des pages par un texte qui aurait critiqué la revue et ses lecteurs, mais cela ne s’est pas avéré faisable sur le plan technique. De manière plus inoffensive, simplement pour amuser mes camarades de travail, une nuit pendant que j’attendais des textes à taper j’ai composé un pastiche de la table de matières de la revue, modelé sur les merveilleuses trading cards “grands moments dans le vide” de Dan...

[Nous n’avons pas reproduit ce pastiche, car il contient plusieurs blagues et jeux de mots qui sont difficiles à traduire et plusieurs références américaines qui seraient incompréhensibles au lecteur francophone. Le texte original se trouve ici.]

J’ai quitté ma place à Rolling Stones pendant l’été 1965, pour recommencer à travailler sur des notes que j’avais mises en attente l’année d’avant. Le premier numéro (et le seul) de ma revue Bureau of Public Secrets a été achevé en janvier 1976. Dès qu’il a été imprimé et posté, je suis allé à Paris.

À part deux brefs voyages à Londres et à Bordeaux, j’ai vécu chez les Denevert pendant trois mois. Dans l’ensemble nous faisions bon ménage. (Ici comme ailleurs dans ce texte, j’omets bien des rencontres, des collaborations et des bons moments, pour mieux me concentrer sur quelques tournants essentiels.) Mais malgré notre accord sur bien des points, une divergence est apparue de plus en plus clairement sur la question des ruptures. Pendant mon séjour ils ont rompu avec plusieurs personnes pour des raisons qui m’ont semblé assez abstruses. Cette divergence entraînait d’autant plus de difficultés quand de telles ruptures concernaient des gens avec qui j’avais des relations étroites. Joël Cornuault avait été exclu du CRQS quelques mois avant, et Nadine Bloch se trouvait dans une position assez inconfortable, entre lui et les Denevert. Le fait que je voyais fréquemment Nadine, alors que les Denevert ne la voyaient presque plus, a créé parfois des situations gênantes et délicates. À certains moments il pouvait sembler qu’un rapprochement était en cours; puis, une nouvelle rupture intervenait à cause de quelque chose d’insignifiant en apparence. Bien que j’eusse progressé au point de comprendre assez bien le français, certaines des nuances me dépassaient encore. Alors, par exemple, qu’une des parties m’expliquait que telle phrase dans une lettre de l’autre était sarcastique et ironique, l’autre le niait formellement...

 

La dissolution d’une communauté

Peu après mon retour à Berkeley, j’ai reçu une lettre de Daniel qui annonçait une “rupture en chaîne” avec Nadine; c’est-à-dire qu’il ne rompait pas seulement avec Nadine, mais également avec quiconque garderait la moindre relation avec elle. Je n’étais pas plus éclairé sur l’affaire (il a justifié cet ultimatum par le seul ton d’une de ses lettres récentes), mais après m’être tourmenté un certain temps en retournant la question dans tous les sens, j’ai fini par me fier au sentiment de respect que j’avais pour le discernement de Daniel. Une telle confiance aurait pu être justifiée s’il s’était agi d’une inconnue, mais en l’occurrence j’aurais dû rejeter cette exigence. Même si cela avait mis fin à ma relation avec Daniel, cela aurait pu poser pour nous tous la question des ruptures plus tôt, et d’une manière plus nette qu’elle ne l’a été par la suite. Après avoir capitulé de cette façon, il me devenait d’autant plus difficile de prendre une position claire sur les questions du même genre qui allaient se poser quelques mois plus tard.

Malgré le caractère affligeant de cette affaire, son impact sur moi a été réduit par le fait que, pour l’instant, il ne concernait que mes relations en France. À Berkeley, tout semblait aller assez bien. J’avais commencé à prendre des notes pour La réalisation et la suppression de la religion à Paris, et je me suis lancé dans ce projet à plein-temps dès mon retour. J’ai commencé aussi à apprendre l’espagnol et le japonais en cours du soir. Un correspondant en Espagne préparait une petite anthologie des textes du BPS et du CRQS et je voulais comprendre assez bien l’espagnol pour pouvoir contrôler ses traductions (il a finalement abandonné son projet). Je correspondais également avec Tommy Haruki, anarchiste japonais qui manifestait un vif intérêt pour les situationnistes, et j’envisageais d’aller au Japon. Outre le mobile politique, je m’intéressais toujours au zen et à la culture japonaise. Je faisais un peu de zazen chaque matin, et Robert, Tita et moi nous nous amusions beaucoup à un cours de karaté. Mes rapports avec eux et avec les autres amis qui avaient signé le Notice semblaient toujours assez bons.

Mais cela n’a pas duré longtemps. Quelques mois plus tard, une grave rupture allait intervenir entre nous. Ironiquement elle se produisit juste au moment où j’achevais la brochure sur la religion, qui était conçue en partie pour mettre en question les aspects du milieu situ qui engendraient ce délire.

En janvier 1977, Chris a écrit une lettre aux Denevert qui mettait en question les modalités de leurs ruptures avec Joël et Nadine. Ils ont répondu avec une lettre cinglante adressée en bloc à tous les signataires du Notice. Dans cette réponse, les Denevert ne critiquaient pas seulement plusieurs des affirmations de Chris, ils considéraient aussi que sa lettre était une manifestation flagrante des diverses incohérences dont nous avions tous fait preuve, ou que nous avions au moins tolérées depuis longtemps. Après plusieurs discussions sur ces questions, nous avons décidé de rompre avec Chris — pas tant à cause des propos désapprouvés par les Denevert (sur certains de ces propos nous étions au moins partiellement d’accord avec Chris) qu’à cause de l’examen auquel nous nous étions livrés à ce moment-là de quelques tendances rémanentes dans son activité pendant les dernières années.

Les Denevert ont conclu que nous l’utilisions comme bouc émissaire, et ils ont rompu avec nous en avril. Quelques semaines plus tard Gina a fini par se ranger à la même position, et elle a exigé que chacun de nous “(1) fasse une dénonciation totale et publique de la rupture avec Chris et de la lettre qui formalisait cette rupture; (2) (...) annonce son intention de faire un compte-rendu public en tant que moment de son retour à la pratique révolutionnaire, (...) une formalisation par écrit de la vérité pratique qu’il aura saisi dans sa lutte pour mettre au point sa propre perspective depuis la fin de l’époque du Notice; (3) cesse toute relation avec tout signataire du Notice qui n’aurait pas trouvé bon de satisfaire à ces deux exigences”. Au cours du mois suivant Chris, Isaac, Robert et Tita ont accepté ces trois exigences. Dan et moi nous les avons refusées.

Je crois maintenant que la rupture avec Chris était injustifiée, surtout compte tenu des circonstances dans lesquelles elle s’était produite. Les Denevert nous avaient mis au défi de clarifier notre activité individuelle et collective. Nous aurions dû d’abord faire face à ces questions jusqu’à ce que chacun de nous sache où il en était, au lieu de nous emballer en exagérant l’importance des défauts de Chris, qui rétrospectivement ne me semblent pas avoir été si graves. Mais à l’époque je ne croyais pas que la rupture était si injustifiée qu’elle exige une “dénonciation totale”; et de toute façon je n’avais aucune intention d’ “annoncer” un compte-rendu public de l’affaire avant d’avoir quelque chose de précis à en dire.

Il s’est avéré qu’aucun de ceux qui se sont ralliés à la position de Gina n’ont jamais rempli sa deuxième exigence, à l’exception d’Isaac. Et son texte maussade (“The American Situationists: 1972-77”) comprenait tant de distorsions et de contradictions qu’il a fini par déplaire à Isaac lui-même et qu’il en a cessé la diffusion, bien qu’il ne se soit jamais donné la peine de le renier publiquement.

J’ai commencé une critique du texte d’Isaac, qui, entre autres choses, projetait sur moi des prétentions et des illusions auxquelles je m’étais en fait opposé avec véhémence chaque fois qu’elles s’étaient manifestées (le plus souvent chez Isaac ou Chris); mais j’ai conclu finalement que c’était une distorsion si grossière de la réalité qu’il faudrait un texte tout aussi long pour que la question soit suffisamment traitée. Je ne voyais aucun intérêt à me laisser entraîner dans un si lugubre projet, sachant que je n’aurais rien pu faire d’autre que de réfuter ses déformations ou de réitérer des propos que j’avais déjà tenus par ailleurs.

Daniel a diffusé une analyse plus sérieuse et plus cohérente de sa position sur l’affaire (“Sur les fondements d’un divorce”). Il y avait quelques aspects de son compte-rendu que j’aurais pu contester, mais son propos principal était simplement que Françoise et lui avaient une position plus rigoureuse que nous sur les relations et les ruptures, ce qui était tout à fait vrai. Sans vouloir minimiser l’importance de nos autres différends, je crois que certains d’entre eux ne reflétaient que notre éloignement géographique. Ainsi mes vaines tentatives pour faire circuler les films de Debord aux États-Unis, où la théorie situationniste était encore presque inconnue et où ils auraient pu avoir un impact salutaire, étaient vues par Daniel comme allant à l’encontre de ses propres efforts pour critiquer le développement d’une orthodoxie “debordiste” en France (critique exprimée notamment dans son texte de décembre 1976, Suggestions relatives au légitime éloge de l’I.S.). Mais les conditions qui prévalaient en France étaient bien différentes.

Pourquoi n’ai-je pas réagi à ce gâchis en le livrant à la publicité, comme je l’avais fait dans Remarques sur le groupe Contradiction? Ma frustration après l’écroulement de Contradiction était due au fait que tant d’efforts prometteurs n’avaient jamais eu d’aboutissement. Mais dans le cas présent nous avions déjà communiqué l’essentiel de ce que nous avions à dire dans de nombreuses publications. Et bien que j’eusse plusieurs choses à rajouter sur les raisons de l’échec de Contradiction, je n’étais parvenu à aucune conclusion claire sur les causes de la débâcle du groupe “Notice”. La seule chose que j’ai tirée de cette misérable affaire était une détermination personnelle de ne plus jamais céder à la pression en matière de rupture.

J’aurais probablement mieux fait de publier quand même au moins une déclaration publique, au lieu de laisser l’affaire se prolonger par la circulation de rumeurs non réfutées. Mais avec le recul, toutes les personnes concernées ayant depuis longtemps abandonné leurs anciennes positions, je pense qu’il y aurait peu d’intérêt à revenir sur les détails de cette affaire.

Mais il y a sûrement là une bonne occasion pour faire quelques remarques sur la question controversée des ruptures du type situationniste.

D’abord, pour situer les choses dans leur contexte et les ramener à leurs justes proportions, il convient de rappeler que par la rupture, les situationnistes ne faisaient rien de plus que de choisir leurs propres fréquentations, en précisant, si nécessaire, les personnes auxquelles ils ne voulaient pas être associés. Une telle pratique n’a rien d’élitiste. Ceux qui veulent vraiment recruter des partisans dévoués font preuve de tact, et n’usent pas d’insultes. Les situationnistes se sont efforcés de provoquer les autres à agir de manière autonome. Si les “victimes” de leurs ruptures se sont montrées incapables de le faire, cela n’a fait que confirmer la justesse de la rupture.

Des projets de natures différentes requièrent des critères différents. Commençant par la critique du milieu culturel d’avant-garde dans lequel ils se trouvaient dans les années 50, puis évoluant vers une critique plus générale du système mondial, le projet des situationnistes était à la fois extrêmement ambitieux et étroitement lié à leur situation particulière. Il aurait été absurde pour eux d’accepter de collaborer avec ceux qui ne comprenaient pas la nature de ce projet, ou qui se raccrochaient à des pratiques qui étaient en contradiction avec celui-ci. Le boycott par l’I.S. de telle ou telle institution culturelle, par exemple, aurait évidemment perdu toute sa force si l’un quelconque des membres de l’I.S. avait continué à maintenir des relations avec cette institution. Un de leurs premiers articles a souligné le risque de perdre sa cohérence radicale dans l’ambiguïté du milieu culturel:

Pris dans ce cadre, les gens n’ont ni le besoin ni la possibilité objective d’aucune sorte de sanction. Ils se retrouvent toujours, au même point, poliment. (...) Le “terrorisme” de l’exclusion dans l’I.S. ne peut en rien se comparer aux mêmes pratiques dans des mouvements politiques, par des bureaucraties tenant un pouvoir. C’est au contraire l’extrême ambiguïté de la condition des artistes, à tout moment sollicités de s’intégrer dans la petite sphère du pouvoir social à eux réservée, qui impose une discipline. Cette discipline définit nettement une plate-forme incorruptible, dont l’abandon ne se rattrapera pas. Autrement, il y aurait rapidement osmose entre cette plate-forme et le milieu culturel dominant, par la multiplicité des sorties et des rentrées. [Internationale Situationniste nº 5, p. 3. Pour d’autres articles relatifs à des ruptures, voir I.S. nº 1, pp. 25-26; nº 10, pp. 68-70; nº 11, pp. 37-39.]

Il suffit de rappeler combien de mouvements politiques ou culturels radicaux ont perdu leur audace, et finalement même leur identité, en s’habituant à des petites compromissions, en s’aménageant des niches confortables dans le monde universitaire, en frayant avec les riches et les gens célèbres, en devenant dépendants des subventions gouvernementales ou de fondations, en se pliant aux goûts des spectateurs, en ménageant critiques et interviewers, et en s’accommodant du statu quo de bien d’autres manières. On peut affirmer sans grand risque de se tromper que si l’I.S. n’avait pas eu une politique rigoureuse de ruptures et d’exclusions, elle aurait fini par se transformer en un groupe d’avant-garde amorphe et inoffensif, comme tous ceux qui apparaissent et disparaissent chaque année, et qui ne sont mentionnés que dans les notes en bas de page des études d’histoire culturelle.

C’est une question pratique, pas éthique. Ce n’est pas seulement que la publication de la brochure De la misère en milieu étudiant aurait semblé hypocrite si les situationnistes avaient été des universitaires. S’ils avaient été des universitaires, ils n’auraient pas été capables de l’écrire. La lucidité des textes de l’I.S. était liée directement à l’intransigeance de leurs auteurs. On ne parvient pas à la véritable avant-garde sans avoir rompu ses liens avec les routines et les compromissions ambiantes.

Mais ce qui était opportun pour l’I.S. ne l’est pas forcément pour d’autres gens dans d’autres circonstances. Quand les situationnistes étaient isolés et presque inconnus, ils ont bien fait de veiller à ce que leur perspective unique ne soit pas compromise. Maintenant que cette perspective est partagée par des milliers de gens partout dans le monde et ne pourrait absolument pas être réprimée (bien qu’elle puisse toujours, bien sûr, être récupérée de diverses façons), il me semble que la vieille morgue trouve moins de justification. Un groupe radical pourrait bien décider de se séparer de certains individus ou de certaines institutions, mais il a moins de raison d’agir comme si tout dépendait de sa propre intransigeance, et encore moins de laisser entendre que ses niveaux d’exigences propres devraient être adoptés par tout le monde.

La pratique de la critique publique menée par les situationnistes, qui oblige les gens à prendre des positions nettes et qui tend ainsi à produire des polarisations radicales, a eu le mérite de favoriser l’autonomie. Mais, en partie, je crois, à cause de certains des facteurs que j’ai examinés dans ma brochure sur la religion, cette pratique a fini par développer sa propre dynamique autonome et irrationnelle. Des antagonismes personnels de plus en plus insignifiants en sont venus à être traités comme de graves différends politiques. Malgré le caractère justifié de certaines des ruptures, l’ensemble du milieu situ a fini par paraître assez ridicule à partir du moment où presque tout le monde s’était séparé de pratiquement tous les autres. Et bien des participants ont été tellement traumatisés qu’ils ont fini par refouler l’expérience dans son ensemble.

Je ne suis jamais allé jusque là. Je n’ai jamais renoncé à ma perspective radicale et, à quelques nuances près, fondamentalement situationniste; et je n’ai aucune intention de le faire. Mais j’ai été découragé par notre rupture de 1977. Pendant des années je la ruminais, essayant de comprendre ce qui était arrivé. Tant qu’elle pesait sur moi, il m’était difficile d’être aussi audacieux que je l’avais été auparavant à certains moments. Je continuais à prendre des notes sur des sujets divers, mais à l’exception de deux ou trois projets relativement circonscrits, je n’étais pas capable d’achever quoi que ce soit. En plus des difficultés objectives attenantes aux sujets eux-mêmes (le reflux accéléré de l’activité radicale vers la fin des années 70, notamment) il y avait inévitablement des ramifications qui ramenaient au vieux trauma.

Quand, suite à la rupture, je me suis trouvé tout d’un coup éloigné de plusieurs de mes meilleurs amis, et dans l’incertitude quant à ce que j’allais faire par la suite, j’ai pensé que c’était le bon moment pour aller au Japon. Pendant les trois mois d’été j’ai suivi un cours intensif de japonais à l’Université, et en septembre j’ai pris l’avion pour Tokyo.

 


[NOTES]

1.  Bien que le terme situationniste se soit appliqué d’abord aux seuls membres de l’I.S., il a été employé par la suite dans un sens plus large, pour désigner d’autres individus qui poursuivaient des activités plus ou moins similaires. Ici comme dans mes autres écrits, le contexte doit généralement faire comprendre dans quel sens j’emploie le terme. Le passé ne s’applique ordinairement qu’à l’I.S; le présent — comme dans une grande partie de “La société du situationnisme” et de “La réalisation et la suppression de la religion” — indique généralement le sens élargi.

2.  Il convient de mentionner un autre penseur que nous avons découvert indépendamment de l’I.S., et qui nous a beaucoup influencés: Josef Weber. Il était le principal animateur de Contemporary Issues, revue radicale peu connue mais d’une qualité remarquable qui fut publiée à Londres entre 1948 et 1970. Nous avons beaucoup appris sur l’histoire récente en lisant les articles très sensés et bien documentés des anciens numéros de CI, et nous avons trouvé bien des idées stimulantes dans les écrits pénétrants, quoique parfois assez excentriques, de Weber. [Cf. l’article sur Weber et CI dans Notes et comptes-rendus.]

3.  Après l’assassinat de Jimmy en 1972 (qui fut peut-être le produit d’une machination COINTELPRO), ils les ont achevées et fait publier sous le titre Bad. [Traduction française: Crève, Stock, 1978; réédité récemment par Ivréa.]

4. Le texte de cette carte de visite: “Démantèlement des spectacles. Mise en déroute des bureaucrates. Crime (du) capital [jeux de mots]. Bureau des Secrets Publics. ‘Faire danser les conditions pétrifiées en leur chantant leur propre mélodie.’ Ken Knabb, Investigateur spécial. P.O. Box 1044, Berkeley. (Ne nous appelez pas, faites-le vous-même.)” [Note des traducteurs]



Deuxième partie de la version française de Confessions of a Mild-Mannered Enemy of the State, texte de Ken Knabb paru en 1997. Traduit de l’américain par Ken Knabb et François Lonchampt. Reproduit dans Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions Sulliver).

[Partie 1]  [Partie 3]

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