Les fortifications du
Mur de l'Atlantique - et de Méditerranée -, comme celles des lignes Maginot et
Siegfried, bâties pour prévenir une invasion ennemie, n'auront été
d'aucune utilité : le Débarquement du 6 juin 1944 rendait
caduque le système de défense côtière comprenant 15000 ouvrages
bétonnés, ponctué de ports transformés en
forteresse. Mais ce Mur n'était pas seulement destiné à
contrer une opération militaire ; il s'avère être le premier
équipement militaire « moderne » gigantesque, déjà constitué
d'« armes invisibles » : les réseaux électroniques
de détection, devant assurer la protection de l'Ouest européen, ainsi que la propagande sur l'invulnérabilité de l'ouvrage et du nazisme.
Paul
VIRILIO
Bunker
Archéologie
Etude
sur l'espace militaire européen de la Seconde Guerre mondiale
1975
Extraits
Si
l'offensive peut être parfois le fait d'une minorité agressive, la
défensive n'est réelle que si elle met en mouvement les masses. Les
remparts, si impressionnants soient-ils, n'ont de valeur que s'ils
sont peuplés ou occupés en totalité et en permanence ; à plus
forte raison, une hyper-structure appliquée à la
défense d'un continent. C'est ici une faiblesse du IIIe Reich car,
comme l'écrivait Mao-Tsé-toung en 1942 :
« Si Hitler est
contraint de passer à la défense stratégique, le sort du fascisme
est réglé ; en effet, un état comme celui du IIIe Reich a, dès sa
naissance, fondé toute sa vie politique et militaire sur
l'offensive. Celle-ci enrayée, son existence prend fin. »
En
fait, la défense stratégique n'est possible qu'avec la
participation active et inconditionnelle des masses populaires, comme
le précise encore le leader chinois :
« Seul le peuple
peut réaliser de pareilles fortifications, seul il peut les
garnir. »
L'ennemi héréditaire de la puissance continentale allemande, à la fois redouté et respecté, c'était la puissance maritime anglo-saxonne.
Selon l'amiral Lemonnier qui fit relever en 1944 la liste et les plans des ouvrages et obstacles que les Allemands avaient établis sur nos côtes, le Mur de l'Atlantique comprenait 15000 ouvrages bétonnés dont 4000 importants et 9300 batteries d'artillerie ; chaque système de défense côtière, point d'appui ou batterie de marine s'adossant à un port important lui-même transformé en forteresse.
La
mobilisation de Fritz Todt n'est donc pas due uniquement aux
nécessités du bâtiment, de la construction d'une ligne de défense
de plusieurs milliers de kilomètres ; elle est également liée à
des nécessités psychologiques et politiques, à la participation
des populations occupées à l'effort de défense et de protection
face au danger du débarquement allié.
A
cette époque, en 43-44, on recommande à chacun de creuser une
tranchée dans son jardin, dans sa cour, pour mettre à l'abri sa
famille. On compose des photomontages de ruines prématurées comme
si Paris était déjà détruit ; on préfigure les ravages de la
guerre totale pour amener les populations occupées à redouter, plus
qu'à espérer, leur libération après l'effondrement de la grande
muraille. Comme le remarque l'historien Nobécourt :
« La forteresse
avait ainsi une valeur psychologique considérable, elle tendait à
unir l'occupant et l'occupé dans la crainte du déferlement, elle
donnait une unité, une identité à ce qui n'en possédait pas. »
On
oublie trop ce rôle sociopolitique de l'enceinte dans la
constitution du sentiment communal ou national.
Avec
la Forteresse Europe, l'échec était inévitable et la configuration
géographique du continent allait apporter une confirmation à
l'analyse de Mao. La guerre éclair, en permettant au Führer
d'acquérir rapidement la totalité des côtes de l'Europe de
l'Ouest, allait le contraindre à la mise en oeuvre d'une stratégie
défensive. Le Finistère continental était la défaite de
l'offensive nazie, et cela sans que les Alliés eussent à tirer un
seul coup de canon ni à débarquer un seul soldat, implicitement,
par la seule logique interne de l'Etat nazi.
La
victoire du Blitzkrieg amenait inévitablement l'Allemagne nazie à
envisager son avenir sur mer ou à s'engager à l'Ouest dans la
défense stratégique, enrayant du même coup le moteur de sa
politique militaire, préludant ainsi à la fin du système
concentrationnaire européen. On le voit, les refus constamment
répétés du dictateur de visiter le Mur de l'Atlantique sont
significatifs : les bunkers du littoral européen sont dès
l'origine des monuments funéraires du rêve allemand. La conquête
des plages françaises est, dès 1940, après la tentative avortée
de débarquement en Grande-Bretagne, le signe de la défaite du
régime nazi et le brusque détournement vers l'Est ;
l'opération « Barbarossa » n'est qu'une fuite précipitée
devant le caractère funeste du vide océanique,une façon de refuser
l'obstacle, l'inconnu, comme un cheval craintif.
Ce
qui paraît alors le plus significatif dans le mouvement défensif,
c'est, avec la disparition progressive des équipements de surface,
l'extraordinaire développement des organes d'alerte, l'arsenal
électronique de ce que déjà l'on appelle les « armes
invisibles ».
La
défensive, au cours de la seconde guerre mondiale, est passée du
retranchement au renseignement, par le prodigieux essor des systèmes
de détection et de télécommunication. En effet, si l'essentiel des
moyens de détection acoustique avait été créé lors du premier
conflit mondial avec le perfectionnement de la télémesure optique,
la radiophonie et le radar nous viennent de la guerre 39-45.
Station radar |
Station de radio guidage |
Station radar [1947] |
Aux
systèmes d'armes visibles, constitués par des obstacles situés sur
les rivages européens, s'ajoute l'enchevêtrement des réseaux
électroniques qui couvrent l'Ouest du continent. C'est le ligne
Kammhuber qui organise la chasse allemande avec des secteurs d'alerte
dont le centre opérationnel est à Arnheim et qui couvre l'Europe du
Skaggerak à la Méditerranée. Ce sont aussi les réseaux des radars
qui fouillent la Manche, la mer du Nord et l'Atlantique des puis les
îles de la Frise jusqu 'à l'embouchure de la Gironde ;
c'est encore la couverture hyperbolique de la Forteresse Europe par
le système « GEE » du Bonber Command qui permettra aux
escadres de « forteresses volantes » de parvenir à leurs
cibles, de nuit comme de jour et quelles que soient les conditions
météorologiques. C'est le système qui, au début de l'année 1941,
permettra de réaliser l'Opération « Millénaire »,
l'anéantissement de la ville de Cologne. C'est aussi la
sophistication de ce matériel qui transformera en 1942, les pilotes
en robots d'une guerre déjà électronique avec le système OBOE,
système permettant de poser les bombes sur un bâtiement plutôt
qu'un autre. C'est enfin en 1943, le système H 2 S qui donne la
première « image radar » indiquant la silhouette même
de l'objectif. C'est la fin de l'invisibilité des cibles pour ces
pilotes de guerre que les conditions de milieu protégeaient, en les
dissimulant, et à la fois gênaient, en masquant leurs objectifs.
Cet appareil facilitera l'opération « Gomorrhe », cet
ouragan de feu qui détruira Hambourg et préfigure, avant Dresde,
les effets du feu nucléaire sur Hiroshima. Mais en contrepartie, ce
sont aussi les perfectionnements de l'arme anti-aérienne. Avec la
chasse de nuit, l'artillerie verticale bénéficiera également de
cette ubiquité. La Forteresse Europe sera couverte jusqu'à la fin
du conflit par un réseau de radars panoramiques allemands dont
chacun éclaira un cercle de trois cent kilomètres, transmettant par
câbles l'image électronique du ciel aux grandes batteries de
défense contre l'aviation des agglomérations menacées.
L'artillerie non seulement n'est plus aveugle, mais elle voit à
l'avance. Cette visibilité intégrales qui perce tous les obstacles,
rend transparent l'espace de la guerre nouvelle, alors que le temps
est réduit par les systèmes de prévision et de prévoyance.
La
nouvelle défense devient non plus seulement l'anticipation des actes
de l'adversaire, mais la prédiction. La vitesse des nouvelles armes
est telle qu'il faut bientôt qu'une calculatrice prépare le tir et
corrige sans cesse les éléments de réglage afin que les
projectiles-obus et le projectile avion se rejoignent ; on
appelle cet appareil le « Predictor ». Cette automation
de la poursuite amènera, après la guerre, l'extraordinaire
développement de l'informatique et ces fameux « calculateurs
stratégiques » qui bouleverseront la politique de la guerre.
L'ère
des robots commence effectivement, et pas seulement avec le petit
char-guidé « Goliath » ou avec la bombe volante V1 que
l'on avait surnommé « météore-dynamite », mais surtout
avec la mécanisation du renseignement, avec l'automation de la
riposte.
Le
système d'alerte sur le territoire allemand joue un rôle
considérable dans la psychologie militaire. Dès que les escadres de
bombardiers franchissaient les côtes, on les signale aux populations
par une pré-alerte et, au fur et à mesure de leurs changements de
cap, on alerte les cités visées. L'espace et le temps se
compriment, le danger est vécu simultanément par des millions
d'auditeurs. Ce qui protège alors, semble-t-il, c'est l'information,
la radio ; c'est d'avoir le temps, faute d'avoir l'espace..., le
temps de la réaction. La surprise est devenue une véritable
crainte, toutes les surprises sont finalement inquiétantes et
fatales ; il faut abolir l'effet de surprise pour se protéger
efficacement, donnant ainsi raison à l'auteur de Mein Kampf quand
il décrétait : « L'idée de protection hante et remplit
la vie... »
Propagande nazie |
La
transparence, l'ubiquité, la connaissance totale et instantanée,
voilà ce qu'il faut pour survivre. Une interpénétration commence
ici entre adversaires : l'idéal consiste pour l'un à remplacer
l'autre, l'ennemi, à donner soi-même des ordres à ceux qui vous
combattent ; c'est à la fois l'infiltration, la manipulation de
la propagande, le Ministère de la Peur et les bataillons
Brandenburg, ou les commandos Skorzeny qui passent à l'adversaire
pour les tromper. L'espionnage devient un phénomène de masse, les
nécessités de la guerre absolue exigent que chacun contrôle
l'autre et le trompe, c'est le début d'une superposition sociale qui
fait suite à celle du milieu, à celle du territoire. Tenter de tout
savoir, tout de suite, vous identifie à l'autre, surtout lorsque le
mouvement de ce savoir exige non plus seulement une connaissance, une
science des actions de l'adversaire, mais une pré-science de ces
projets. L'exigence de se placer, au stade du projet, partout et dans
toutes les dimensions du combat, réalise une réversion des rôles.
Il ne faut pas chercher plus loin les raisons des graves difficultés
des services de renseignement classiques et de leurs crises au cours
de la Seconde Guerre mondiale, ces agents que l'on croit plus même
lorsqu’ils apportent d'exceptionnelles informations...
Les
professionnels de l'espionnage sont littéralement doublés, d'une
part par la prolifération des systèmes d'information, et de l'autre
par le développement considérable de la délation dans les masses,
les amateurs. Les agents spéciaux n'ont plus le monopole du
dévoilement, de la trahison ; c'est le perfectionnement des
organes technologiques de perception et de détection qui les
remplacent un peu partout dans de nombreuses missions. C'est aussi la
guerre «psychologique » qui, concurremment à la guerre
« électronique », transforme des centaines de milliers
de civils en dénonciateurs potentiels de suspects de toutes sortes :
parachutistes, juifs, prisonniers évadés... le renseignement et le
contrôle social deviennent l'essentiel de l'esprit de défense :
la radio vous informe sur tout, tout de suite ; elles vous
protège des surprises désagréables mais, en retour, vous alertez
téléphoniquement les autorités de toute anomalie survenant dans
votre voisinage immédiat. C'est l'une des formes du combat civil
pour le citoyen de l'Etat totalitaire, pour l'habitant de la
Citadelle Europe.
*
* *
La
nécessité de contrôler un ensemble territorial sans cesse plus
vaste, de le parcourir en tous sens (et dans les trois dimensions
désormais) en rencontrant un minimum d'obstacles, a constamment
justifié l'accroissement de la vitesse de pénétration des moyens
de transport et de communication (le télégraphe Cappe à
Austerlitz) comme des projectiles de l'arsenal : tout d'abord à
l'époque de la cavalerie, par l'aménagement géométrique du plus
court chemin – celui des infrastructures – puis, avec l'invention
des énergies de synthèse, par l'accélération croissante des
vitesses de l'ensemble des véhicules.
Ce
passage d'une époque où la construction des infrastructures était
l'essentiel à ce que nous vivons – et où l'accent est mis
exclusivement sur le développement des performances du véhicule et
du projectile – est loin d'être perçu à sa juste valeur ;
il revêt en effet un intérêt considérable pour l'étude du statut
social contemporain. A côté de la guerre « prolongée »
du paysannat, il y a désormais la guerre « rétrécie »
du technicien, du scientifique.
Les
premières guerres modernes sont celles de l'Empire napoléonien.
Pour la première fois dans l'histoire contemporaine, des masses et
des moyens énormes sont mis en oeuvre ; toute la nation se
porte au combat, et cela sur toute l'étendue du vieux continent.
Pourtant, cette grande armée triomphante qui va bouleverser la
politique des Etats européens de façon irréversible subit un grave
échec en Espagne. Cet échec est d'ailleurs prémonitoire : la
masse et la puissance totalitaires sont impuissantes devant
l'ancienne méthode, celle du combat paysan. Tout au long de
l'histoire qui va suivre, et malgré l'accroissement exponentiel des
possibilités de destructions des armées modernes on assistera, à
périodes constantes, à la répétition de ce premier échec dont le
conflit vietnamien est l'exemple récent.
La
guerre prolongée ne perd jamais ses droits ; toute la tactique
chinoise se développe autour de ce prolongement du temps de guerre
opposé au rétrécissement extrême de celui de l'appareil
occidental. Cette dualité, ce duel conceptuel, organise le nouvelle
pensée stratégique des armées technologiques avancées ;
l'analyse de la subversion, le respect non dissimulé de
l'intelligentsia militaire d'Occident pour les théoriciens (de Sun
Tse à Mao, en passant par Giap) de ce mode de combat, nous indiquent
que l'on ne peut réellement comprendre l'évolution récente de
l'institution militaire sans références à d'autres types de
philosophie de l'action armée.
Il
s'agit là d'une réplique de l'institution militaire urbaine à la
pensée militaire du paysannat : « la civilisation de
l'armée dans la paix totale est une réponse à la guerre populaire
prolongée », elle tend à englober, dans sa pseudo-éternité,
la longue durée de la guerre partisane. Nous sommes en présence
d'un double mouvement de pensées militaires concurrentes : dans
l'appareil militaro-industriel d'Occident, le temps de guerre tend à
disparaître. Les nécessités de la mise en oeuvre de moyens
technologiques, toujours plus sophistiqués, exigent une longue durée
de l'innovation et de la production. Comme le déclarait récemment
un ancien chef d'état major de l'armée de l'Air : « Ces
types d'armements nouveaux nous entraînent dans une logique
contraignante : la lutte technologique, sans fin, en temps de
paix. »
Quant
à l'appareil militaro-rural d'Orient, il tend à accroître la durée
du temps de guerre en mobilisant les masses sur des objectifs de
survie active ou passive, directe ou indirecte, catastrophes
naturelles, accidents et conflits restreints assimilés à un même
combat, la lutte des classes s'étendant finalement à toutes les
dimensions de la vie quotidienne.
Ce
recouvrement des deux pensées stratégiques du monde contemporain ne
se limite pas à la géographie, c'est-à-dire à une opposition plus
ou moins déclarée de l'Occident et de l'Orient ; il se
retrouve surtout dans l'opposition plus fondamentale du rural à
l'urbain, de ceux qui sont territorialisés à ceux qui tendent sans
cesse à se dissiper dans la conquête de la totalité des
éléments, dans la pure spatialité : la mer, le ciel, l'espace
vide.
Forteresses du dérisoire | photographe Gautrand |1977 |
Paul VIRILIO
Bunker Archéologie
Etude sur l'espace militaire européen de la Seconde Guerre mondiale
1975
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Andrea
SANTANGELO
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