B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
(...) Mais il ny a pas seulement les obstacles personnels, il y a aussi
ceux qui tiennent aux conditions du moment présent de cette époque;
conditions qui inévitablement déterminent notre activité, se traduisant pour nous en
découragement, en hésitations, en perplexité. Dune manière très injustifiée,
mais malheureusement indéniable, nous ne sommes jusquà présent quune très
petite minorité à avoir sur les bras presque toute la responsabilité, non
pas vraiment du projet situationniste lui-même pour lequel bien des gens se sentent
aujourdhui plus ou moins confusément concernés, mais de sa politique
théorique, negligée partout ailleurs que chez nous, ou envisagée selon le point de
vue des idéologies révolutionnaires classiques.
(...) En règle générale, la plupart [des révolutionnaires] comprennent encore trop mal ce qui doit et vaut dêtre fait, et comment le faire. La plupart du temps, nous serions plus disposés et immédiatement capables de faire ceci, mais cest plutôt cela qui va nous demander plus deffort abstrait qui va nous paraître plus urgent et plus stratégique à accomplir. Par exemple, tu as pu te hisser à lavant-garde de la lutte mondiale pour la théorie-pratique, mais cest dans une zone du monde où les premières banalités et surtout une façon heureuse de sen servir sont encore presque inconnues. Tu te trouves ainsi placé devant cette contradiction que, pour te faire comprendre et faire avancer ton projet, il te revient pour une grande part de continuer à faire passer vers lextérieur dabord les banalités de base jusquà un seuil irréversible (quil faut déterminer selon la taille et les habitudes propres aux E.U.) avant de navoir plus à parler quau meilleur niveau où tu peux le faire et, alors seulement, beaucoup plus selon tes désirs propres. Une des difficultés pour cette tâche est que tu ne peux pas ty prendre comme si tu étais encore dans lEurope de 1960-67 (comme le font à divers titres POINT-BLANK et DIVERSION), mais que tu ne peux pas faire non plus comme si tu parlais simplement dans lEurope de 1974. Tu as à accomplir un énorme travail de propagande classique en plus de tes tâches plus actuelles; mais pour faire tout ceci, il est impensable de le faire de deux manières différentes (par ex. un langage rudimentaire pour les masses et un plus raffiné pour les révolutionnaires plus avancés), il te faut donc trouver le style dexpression et daction qui concilie efficacement ces deux pôles de ta pratique.
(...) Il manque aujourdhui au moins une trentaine de livres essentiels, cest à dire une trentaine de thèmes fondamentaux qui jusquà présent nont été développés nulle part. Et il y a au moins autant dhypothèses qui mériteraient dêtre explorées sérieusement. Pour ne noter que celles-là, il y a une dizaine de perspectives et projets tout à fait judicieux qui sont consignés dans le Débat dOrientation de lI.S., et qui nont pas encore trouvé de suite. (Si personne ne fait rien dici là, je mamuserai un jour à les énumérer publiquement.) Toutes ces pages qui restent blanches pour la théorie, cest le scandale de l activité des révolutionnaires auquel je fais allusion dans la Misère de la Théorie. (...)
Jusquà maintenant, jai pu principalement développer pour moi-même et un peu publiquement une sorte de théorie de la théorie. (...) Dans cette théorie de la théorie rien nest formellement, et moins encore définitivement, établi; je ny vois quune sorte de plateforme, permettant daffronter lincertitude de notre entreprise et de limiter le plus habilement possible la part darbitraire quil y a dans chacun de nos choix. (...)
(Nous pourrons ultérieurement sur la base préalable de ces développements nous appliquer plus résolument à ce que lon nomme une stratégie dagitations; mais il faut voir que, si une politique dagitation serait impossible ou dérisoire si nous voulions lorganiser à partir du point où nous nous trouvons présentement, une présence publique même minime de notre activité actuelle constitue déjà en elle-même une agitation.)
Comme souvent on le perd de vue, la critique de la vie quotidienne nest pas seulement la critique de ce que lorganisation actuelle met positivement, ou trace en négatif, dans la vie quotidienne des individus ; elle est aussi la critique de tout le reste qui assure le fonctionnement de cette société, et à quoi la vie quotidienne des individus ne pourra commencer à accéder à moins dune révolution. On oublie par exemple que, si la pensée de Marx est bien une critique de la vie quotidienne, pour tenir une telle affirmation il est complètement indifférent de savoir quelle était la richesse ou la pauvreté relatives de la vie de lindividu Marx. La question de sa richesse se résout suffisamment dans le fait davoir pu faire ce quil a fait. La pensée de Marx est déjà une critique de la vie quotidienne par ce seul fait davoir parlé de la société de classes dune manière anti-idéologique, en tranchant avec les méthodes et les représentations par lesquels cette société se présente. Je dois dire que je me trouve en opposition théorique et pratique complète avec tout ce courant situationnisant que ne représente comme critique révolutionnaire que ce qui peut apporter un enrichissement immédiat de sa vie quotidienne, et qui évidemment en partant de ce point de vue nenrichit jamais rien. (...)
Jenvisage aussi de faire une sorte de Remarks périodique, pour pouvoir régler en un seul endroit tous mes comptes. Ceci, pour éviter les mises au point éparses, emmerdantes à réaliser et moins efficaces parce que le plus souvent elles ne sont connues séparément que par les gens directement concernés, et non comme faisant partie de lensemble dune pratique et dune stratégie précise. (...)
À propos de la publication à Paris du Débat dOrientation :
Il est souhaitable que lhéritage de lI.S. et par cette médiation, lhéritage de lensemble de la théorie révolutionnaire et du vieux mouvement ouvrier appartienne toujours plus à lépoque entière ; il est souhaitable surtout quil y trouve plus rapidement plus dhéritiers compétents ; et nous savons rarement nous-mêmes où toucher ces héritiers. La publication du Débat a lavantage de mettre ces éventuels héritiers devant la vérité brute dune organisation, et non plus seulement devant linterprétation de cette vérité (quelle que soit la justesse de cette interprétation) aux formules soigneusement pesées, dune lecture qui, sans le témoignage concret du Débat, est inévitablement abstraite et extérieure (la Scission).
Avec le Débat, le lecteur se trouve cette fois concrètement en face des hésitations, des faiblesses, des questions laissées sans réponses ; et aussi, bien sûr, devant des qualités et des perspectives utilisables pour sa propre action. (...) En outre, cette publication contribue à faire se résorber le mythe de lI.S., ou ses séquelles, dans des questions pratiques concrètes. (...)
Une objection quon ne va pas manquer de nous faire (...), cest quen faisant ainsi, nous choisissons, précisément à cause des noms glorieux qui sont attachés à ces textes, den alimenter un usage encore plus débile. Nous ne pouvons évidemment pas nous masquer lusage imbécile qui va être fait ; mais en alimentant volontairement cet usage imbécile, nous créons aussi dialectiquement la possibilité dun usage meilleur, cest à dire que contre cet usage débile nous allons en obliger certains à imposer un usage meilleur de ces textes (...).
En compromettant cet aspect de la vérité de lI.S. dans la publicité, nous avons un peu plus compromis le public avec la vérité de lI.S.
Le choix du titre Ex-Internationale... qui a été adopté sur ma proposition, participe de ma tactique théorique développée dans Misère de la Théorie de considérer lI.S. et son action théorico-pratique au passé. Il est bon que perdant toute référence encourageante à lextérieur chaque révolutionnaire se sente seul devant sa tâche, cest à dire quil se sente seul à devoir en prendre les responsabilités, sans le confort même dune étiquette; ce qui est le premier pas vers lautonomie et vers la possibilité dassociations révolutionnaires sans militants. En faisant ainsi, je ne fais en somme que continuer à faire ce que Debord avait commencé en cassant lI.S.; si Debord était bien placé pour casser lI.S. à lintérieur contre tous ses membres abusifs, il est en revanche assez mal placé pour détruire le mythe de lI.S. à lextérieur, sans transférer aussitôt les inconvénients de ce mythe sur sa propre personne. Comme cela a déjà été noté par divers révolutionnaires, le mythe de lI.S. ne peut être définitivement cassé que de lextérieur.
En perdant lI.S. comme référence, cette époque révolutionnaire se trouve maintenant seule avec elle-même (conclusion des thèses sur lI.S. et son temps). (...)
Pour les contacts éventuels avec dautres révolutionnaires, afin de limiter les risques de mengager dans les faux dialogues et dassocier directement ma personne aux relations politiques spectaculaires; pour ne pas alimenter le délire des spectateurs de la chose révolutionnaire; pour éviter les pertes de temps; pour éviter de me faire à-la-chaîne des ennemis personnels, ou au moins pour ne pas avoir à les connaître, je réfuse désormais de rencontrer ou de correspondre avec qui ne sest pas lui-même déjà franchement compromis dans une activité. Pour moi, il ne sagit plus daller me rendre compte si les interlocuteurs sont sincères ou malhonnêtes, courageux ou lâches, intelligents ou non, assez libérés à notre goût, de savoir ce quils pensent deux, de moi, ou ce quils pensent tout court; mais de juger, avant même davoir à vérifier tout cela, jusquà quel point de lexpérience pratico-théorique ils ont su mener eux-mêmes leur propre vie, cest à dire jusquà quel point ils se sont compromis avec la révolution, comme en définitive moi-même jai pu le faire. (...)
DANIEL DENEVERT
Février 1974
Extraits dune lettre de Daniel Denevert à Ken Knabb, traduits dans la revue Public Secrets no 1 (Berkeley, 1976).
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[Traduction anglaise de ce texte]
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