Une Coupe du monde sous VAR

Finalement, l’arbitrage vidéo, c’est très bien quand on ne l’utilise pas ? À l’issue d’une Coupe du monde qui a servi de laboratoire improvisé, cette conclusion vient spontanément à l’esprit. La FIFA avait pris des risques considérables en précipitant son adoption pour une compétition aussi exposée. Elle semble avoir pris en compte ces risques en adoptant une stratégie de plus en plus prudente au cours du tournoi.

Plus soucieuse de promouvoir l’arbitrage vidéo que de l’évaluer sérieusement, la FIFA en présente un bilan exclusivement positif. Pour Gianni Infantino, le débat existe encore moins qu’avant la compétition : il brandit un « taux de décisions correctes » passé de 95% à 99,3% [1]. La satisfaction d’avoir rectifié une douzaine d’erreurs manifestes (c’était bien le moins qui en était attendu) ne devrait toutefois pas conduire à occulter les problèmes soulevés, ni les promesses non tenues.

« DISPARITION » DE LA VAR

Chronologiquement, les interventions de la « VAR » ont vite suscité diverses polémiques qui ont connu un pic à la fin de la phase de groupe. En revanche, dès le début de la phase à élimination directe, ce fut comme si la VAR avait disparu. Du moins jusqu’à la finale, où l’attribution d’un penalty à la France a montré qu’il suffisait d’une fois pour déchaîner à nouveau le débat.

Les chiffres de la FIFA indiquent un phénomène ambivalent. Lors des 48 matches du premier tour, ils recensent 335 « vérifications » (7 par match en moyenne), 17 ayant donné lieu à une « On Field Review », c’est-à-dire à une interruption officielle, signifiée par le désormais fameux geste de l’arbitre central. Des huitièmes de finale à la finale, soit 16 matches, il y a eu 120 vérifications (7,5 par match) et seulement trois OFR.

D’une phase à l’autre, on est passé d’une interruption tous les 2;8 matches à une interruption tous les 5,3 matches. Mais les « vérifications » sans OFR sont restées à un niveau élevé. La VAR s’est ainsi faite beaucoup plus discrète, de deux manières : en n’interrompant presque plus les rencontres et en privilégiant un vidéoarbitrage « invisible », ce qui a eu pour effet de limiter le nombre de polémiques [2].

L’ENGRENAGE DES CONTROVERSES

En peu de temps, on a vu que la tendance à vouloir tout examiner dans la surface conduisait à une inflation de penalties et à des imbroglios sur les mains. Les ralentis ont fait apparaître des mains (passée inaperçues dans le direct, et moins évidentes à vitesse réelle) et, surtout, on a eu l’impression d’une relecture de la règle : le caractère intentionnel du geste est de moins en moins considéré[3]. Au moins a-t-on compris que les images ne faisaient pas toujours surgir une vérité immanente sur laquelle tout le monde s’accorderait.

Alors que l’assistance vidéo devait n’intervenir qu’en cas d’« erreur manifeste » de l’arbitre, elle d’abord tendu à le faire sur un grand nombre de situations sensibles, tout en en laissant de nombreuses autres, pourtant semblables, de côté. Aussi les controverses se sont-elles logiquement concentrées sur les changements de décision contestables, d’une part, sur des non-interventions qui ont suscité incompréhension et sentiment d’injustice, d’autre part : pourquoi réviser certaines situations, et pas d’autres de même nature ?

La FIFA a probablement, quoique tardivement, compris le risque d’une perte de contrôle. Elle a opté pour une VAR moins présente, mais pas moins active – un mode furtif, en quelque sorte.

L’ARBITRE SOUS TUTELLE VIDÉO

Concrètement, cette approche a consisté à laisser la main à l’arbitre central sur la décision initiale, et aux arbitres vidéo sur la décision finale. Avec des échanges permanents par micros et oreillettes, le premier est en quelque sorte piloté par les seconds, qui :
– laissent le jeu se dérouler quand il a pris la bonne décision ;
– le corrigent instantanément, quand c’est possible, s’il s’est trompé ;
– en dernier recours interrompent le jeu avec appel officiel et déplacement de l’arbitre vers l’écran.

Ce « pilotage » permanent de l’arbitre de champ par les arbitres vidéo entre en contradiction avec le principe initial d’une « assistance » : non seulement l’initiative du recours aux images appartient majoritairement aux seconds, mais la décision finale semble aussi leur revenir (dans seulement trois cas d’OFR sur 20, le central a maintenu sa décision). Il en résulte par ailleurs une certaine opacité, puisque 95% des interventions des arbitres vidéo restent invisibles.

Le déplacement de l’arbitre de champ vers l’écran de contrôle en devient plus facultatif, dans la mesure où il confirme presque toujours la décision « suggérée » depuis le studio VAR de Moscou. Déjà, trois des 17 interruptions du premier tour n’avaient pas donné lieu à un déplacement de l’arbitre vers l’écran situé au bord du terrain. Ce revisionnage a d’ailleurs été souvent expédié comme une formalité.

DES DÉGÂTS LIMITÉS

Le bénéfice de cette approche est qu’elle réduit le nombre d’interruptions et donc l’impact sur la continuité du jeu, même si l’on a vu que celles-ci avaient souvent été beaucoup plus longues que souhaité, en particulier pour les penalties [4]. Son inconvénient est qu’elle conduit – en cas d’erreur du central ou de fort doute sur sa décision – à interrompre tardivement le jeu alors qu’il s’était poursuivi.

Pour l’heure, avec cette stratégie oblique, la FIFA retarde une évolution dont on a vu dans les championnats-tests qu’elle avait pris des allures de fatalité : l’augmentation du nombre de recours et l’extension du champ d’application, préconisées par les instances afin que rien n’échappe à la VAR et à sa logique de justice.

Cependant, si le protocole complet devient plus rare, il tend à porter sur les actions les plus sensibles et les plus difficiles à interpréter – précisément celles pour lesquelles la décision définitive va être immanquablement contestée. On l’a vu en finale, qui a connu un tournant crucial quand les arbitres ont trouvé dans les ralentis matière à penalty pour une main de Perisic. Limiter les interventions de la VAR n’empêche pas les polémiques majeures, et cela exacerbe les frustrations quand des situations suspectes ne sont pas examinées.

UN BILAN TRÈS PROVISOIRE

La FIFA peut se féliciter, non pas de la réussite totale qu’elle proclame, mais d’avoir été suffisamment prudente pour limiter les dommages. On a tout de même pu commencer à mettre en balance les bénéfices et les coûts, comprendre que la solution ne réglait pas tous les problèmes et qu’elle en créait de nouveaux.

Des décisions sont restées incomprises, la cohérence des recours et des non-recours a été mise en cause, avec une justice qui semble tomber du ciel. Les interruptions ont suscité de la confusion sur la pelouse et de la perplexité dans les tribunes. Les contestations sur le terrain et en dehors, les accusations de favoritisme ont persisté. L’élément le plus positif de cette expérimentation étant la limitation du nombre de recours sur le terrain, difficile de ne pas penser que moins on utilise la vidéo, mieux on se porte. Mais est-ce la logique de l’outil ?

Sous contrôle étroit, avec les meilleurs arbitres de champ et les meilleurs arbitres vidéo, le dispositif a évité un désaveu précoce en Russie. Dans les championnats où il va être adopté la saison prochaine, avec des conditions moins favorables, on peut craindre un bilan différent, et des problèmes au moins aussi aigus que ceux rencontrés en Italie ou en Allemagne. L’aventure de l’arbitrage vidéo se poursuit.


[1] Des chiffres maison, qui comptent comme justes des décisions contestées. On peut se référer à l’inventaire du site goal.com.
[2] D’autres facteurs ont pu contribuer à cette relative discrétion : les circonstances et la qualité de arbitres, les meilleurs officiant à ce stade de la compétition (ce qui rappelle qu’un très bon arbitrage rend la VAR à peu près inutile).
[3] Toute main tend à être sanctionnée, ce qui vaut des penalties pour des gestes accidentels. Faut-il renoncer à l’appréciation de l’intentionnalité, qui est sujette à interprétation et contestation, mais qui permet du discernement ?
[4] En finale, entre la main de Perisic et la décision de l’arbitre, il s’est écoulé 2 minutes et 10 secondes. La remise en jeu interviendra encore 3 minutes plus tard (après contestations, exécution du penalty et célébrations).

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« Double peine » : comment sanctionner les joueurs qui annulent des buts ?

Plutôt morne malgré un début tonitruant, le huitième de finale Croatie-Danemark s’est animé en fin de prolongation d’un épisode assez dramatique : Mathias Jörgensen fauchait Ante Rebic alors qu’il allait conclure dans le but vide.

L’arbitre Nestor Pitana sanctionnait logiquement la faute danoise d’un penalty, mais suscitait une polémique en n’infligeant à son auteur qu’un carton jaune alors qu’il avait annihilé une occasion de but. D’autant que dans la foulée, Luka Modric ratait le penalty : le « sacrifice » du défenseur devenait gagnant, avec un score et un effectif inchangé pour les scandinaves.

CRUELLE MAIS JUSTE

Avant d’être partiellement supprimée il y a deux ans, la règle dite de la « double peine » (penalty + expulsion) était pourtant massivement critiquée pour sa sévérité excessive, au motif qu’elle punissait une équipe d’un but quasi assuré et d’une réduction à dix. Le terme est cependant impropre. Les deux sanctions ne punissent en effet pas deux fois la même faute, mais deux fautes en une : un geste illicite dans la surface (valant penalty) ; l’anéantissement d’une occasion de but (valant expulsion). Une règle cruelle, mais juste.

En la faisant évoluer, le Board a voulu introduire des nuances et distinguer les situations passibles d’un simple avertissement de celles valant une expulsion. Pour que le défenseur ne voie que du jaune quand il annihile une occasion de but, il faut qu’il ait cherché à disputer le ballon (avec une chance de l’atteindre). Dans tous les autres cas, ce doit être rouge, que ce soit pour antijeu (main intentionnelle, tirage de maillot, obstruction…) ou pour brutalité. L’intention était louable, mais en introduisant ce distingo, la FIFA a ouvert une nouvelle zone d’interprétation pour l’arbitre, donc de controverses sur sa décision.

DE LA DOUBLE PEINE À LA DEMI-PEINE

Alors qu’une majorité de commentateurs ont crié à l’erreur arbitrale, la décision de Nestor Pitana est conforme aux textes : Jörgensen cherche bien à tacler le ballon, et si son tacle y échoue et déséquilibre son adversaire, il ne le met pas en danger. Évidemment, cela se discute, et un autre arbitre aurait pu estimer que le tacle était trop désespéré, et avait pour seul objectif d’empêcher le but sans possibilité de jouer le ballon.

La faille de la nouvelle règle a été parfaitement illustrée par cet incident : avec un taux de réussite moyen de 70% à 80% selon les compétitions, un penalty ne répare pas forcément une occasion de but aussi énorme que celle de Rebic. L’acte un peu désespéré de Jörgensen a été très bien payé puisqu’en échappant à l’exclusion, lui et son équipe n’ont subi qu’une demi-peine, suscitant un sentiment d’injustice – que la séance de tirs au but finale n’a heureusement pas confirmé.

LA TENTATION DU BUT DE PÉNALITÉ

Une solution vient facilement à l’esprit pour mettre fin à l’impunité de ceux qui gagnent des « paris » de ce genre (dont le plus célèbre exemple est évidemment l’arrêt de Luis Suarez à la fin de Ghana-Uruguay 2010 – à une époque où la « double peine » était en vigueur) : il faudrait instaurer un « but de réparation » comme il existe un essai de pénalité au rugby. On reconnaît là beaucoup des attributs d’une fausse bonne idée : faut-il vraiment autoriser l’arbitre à marquer un but resté virtuel sur le terrain ?

Il n’y a jamais de règle idéale, et les réformer en invoquant le bon sens conduit souvent à ne pas anticiper les biais et les effets indésirables. Autant accepter les inévitables imperfections des règles, les injustices qu’elles tolèrent à la marge. Et se rendre compte que l’action enrayée de Rebic, le penalty raté par Modric et sa revanche lors des tirs au but font une très jolie histoire.

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Arbitrage vidéo : les tensions montent

En choisissant de mettre en œuvre l’assistance vidéo à l’arbitrage dans une compétition aussi importante que la Coupe du monde, la FIFA et son président Gianni Infantino s’exposaient à différents risques. Celui d’une focalisation importante sur les questions d’arbitrage et celui d’incidents et de polémiques, alors que beaucoup d’observateurs, y compris parmi les partisans de cette solution, estimaient cette adoption précipitée – la Premier League ayant par exemple reporté son application.

Théâtre de cette expérimentation menée sans filet, le Mondial russe a livré, en une douzaine de jours, quelques enseignements provisoires [1]. Après des débuts plutôt paisibles, tensions et critiques s’affichent en forte hausse.

DÉMARRAGE EN DOUCEUR

Le premier constat est qu’en nombre d’interventions par match, cette Coupe du monde reste très loin des moyennes observées par exemple en Serie A (5). Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette retenue : des réflexes pas encore ancrés dans les habitudes ; la qualité des arbitres sélectionnés pour le tournoi ; une volonté d’éviter un trop grand nombre d’interruptions ; un effet de dissuasion (les instances ont briefé les équipes en leur indiquant que 33 caméras allaient scruter leurs agissements).

Après 36 matches, le site goal.com a recensé dix décisions majeures correctes après intervention de la VAR (deux très discutables, deux erronées). Même si on ne peut pas savoir dans quels cas l’arbitre seul aurait lui aussi pris la bonne décision, ce bénéfice est suffisant pour les partisans de l’arbitrage vidéo : moins d’erreurs, plus de justice.

L’épidémie de penalties est une conséquence plus inattendue. 20 ont été accordés à la date du 25 juin, plus que lors de toute édition précédente. 11 ont été de l’initiative de l’arbitre central seul (sans vérification apparente), 2 ont été confirmés par la VAR, 7 accordés après initiative des arbitres vidéo. C’est l’effet d’une surveillance plus étroite des surfaces, mais on a aussi l’impression que désormais, toutes les mains, mêmes les plus involontaires, peuvent être sanctionnées – en contradiction avec la loi 12 [2].

DES DÉCISIONS (ENCORE) DISCUTÉES

La vidéo était censée n’intervenir qu’en cas d’erreur manifeste. Or, s’agissant des penalties accordés pour le tacle australien sur Antoine Griezmann ou plus encore pour la main du Danois Yussuf Poulsen contre l’Australie, les fautes en question sont très tangentes et la logique aurait voulu que la décision du central soit maintenue [3].

Dans des rencontres à plus fort enjeu, de telles décisions, sur des actions ambivalentes (pour lesquelles deux décisions opposées sont à peu près aussi légitimes l’une que l’autre – renvoyant chacun à sa subjectivité) vont immanquablement déchaîner de plus vives controverses. D’autres interventions ont été considérées comme des erreurs franches : le carton jaune (et non rouge) donné à Cristiano Ronaldo après son coup de coude lors de Portugal-Iran, le penalty accordé à l’Iran à la fin de cette rencontre.

La durée des interventions a été très variable. Certaines ont été rapides, quand il s’est agi pour l’arbitre de champ d’en quelque sorte cautionner une décision prise de fait par ses collègues en studio. Ces visionnages d’une vingtaine de secondes ont parfois été jugés trop hâtifs pour les verdicts contestés, et l’on a déjà compris que les actions les plus complexes à « lire » obligeaient à s’accorder un temps suffisant – notamment pour certains penalties, qui ont occasionné de longs interludes, approchant ou dépassant deux minutes pour la seule prise de décision.

QUI ARBITRE ?

En théorie, l’appel aux images est partagé entre l’arbitre central et les arbitres vidéo, et la décision finale appartient au premier. La compétition a cependant vu les seconds prendre la main sur les premiers et pratiquer un arbitrage vidéo « en continu ». Ces interventions restent invisibles quand elles consistent à indiquer au central de laisser le jeu se poursuivre, ce qui ne nuit pas à sa fluidité, mais elles deviennent problématiques quand elles indiquent tardivement à celui-ci d’interrompre l’action en cours.

Ce cas de figure s’est notamment produit avec les penalties accordés lors de France-Australie, Suède-Corée du Sud ou Danemark-Australie. « Couverts » par leurs collègues en cabine, les centraux semblent enclins à ne pas siffler. Le risque pris en laissant le jeu se dérouler devrait conduire prochainement à des imbroglios, lorsque des faits de jeu majeurs se dérouleront entre l’action jugée et l’arrêt du jeu (fautes susceptibles de cartons, but…).

Les déplacements des centraux vers l’écran en bord de touche ont souvent semblé de pure forme, et écourtés par ceux-ci – comme s’il s’agissait de leur laisser les apparences de l’autorité sur la décision. Personne ne sachant vraiment qui demande la vidéo, selon quels critères précis, les modalités de l’appel deviennent opaques et suscitent de l’incompréhension… surtout quand cet appel n’a pas lieu.

DES NON-INTERVENTIONS PROBLÉMATIQUES

L’arbitrage vidéo corrige des erreurs, mais il lui arrive d’en ajouter et, surtout, il d’en oublier. Les polémiques se sont en effet cristallisées sur les non-interventions de la VAR, un phénomène déjà observé dans les championnats où elle a été mise en œuvre. Dans une dizaine de cas, ces abstentions ont été reprochées, particulièrement quand, dans le même match, les images avaient été consultées pour des cas analogues.

C’est ainsi que les fautes assez patentes sur Kjaer (Danemark-Pérou), Kane (à deux reprises lors d’Angleterre-Tunisie), Amrabat (Portugal-Maroc), Paulinho (Brésil-Costa Rica), Mitrovic (Serbie-Suisse), Berg (Allemagne-Suède) n’ont pas été sanctionnées. Dans une catégorie voisine, la poussette du buteur suisse Zuber sur le Brésilien Miranda n’a pas été revue. Dans les pays concernés, le sentiment d’injustice a été vif : à partir du moment où la VAR est disponible, il n’est pas compréhensible qu’elle laisse passer des erreurs et refuse d’examiner toutes les situations de même nature [4].

À mesure que les enjeux s’élèvent, la pression pour recourir aux images au moindre doute s’accentue, et l’on devrait assister à une augmentation du nombre d’interruptions. Rappelons qu’en Serie A et en Bundesliga, devant les problèmes posés par les omissions de la VAR, les instances ont préconisé d’y recourir plus systématiquement.

EN ZONE DANGEREUSE

Les situations se tendent en effet dès les derniers matches de groupe. On l’a constaté lors de Portugal-Iran et Espagne-Maroc, avec des situations chaotiques, des protestations sur le terrain, des interruptions longues et pour finir, des décisions extrêmement contestées. Qu’en sera-t-il dans les matches à élimination directe ?

Le mirage d’une diminution, voire d’une disparition des polémiques est en train de s’évanouir, et l’on découvre un nouveau type de polémiques, sur l’utilisation de la VAR et les décisions des arbitres vidéo – vers lesquels les critiques ne font que se déplacer. Les images ne font pas toujours surgir une vérité indiscutable. L’idée selon laquelle il allait mettre un terme au favoritisme (ou aux accusations de favoritisme) a ainsi du plomb dans l’aile, à entendre déjà des reproches de primes accordées aux grandes sélections.

Est-ce essentiellement un problème de « réglages » et d’habitudes à prendre ? C’est ignorer qu’on a dépassé la phase du test dans les championnats qui ont appliqué la solution durant toute une saison, et que les enseignements sont clairs : le nombre d’interventions augmente et le champ d’intervention s’élargit – c’est la logique même de l’outil et de l’intolérance aux erreurs qui l’a motivé. Les effets négatifs sur le jeu et sur les émotions croissent en proportion, les scandales ne semblent pas moins grands…

Il y a moins d’erreurs, mais peut-on s’arrêter à cette évidence attendue, sans évaluer le prix global à payer pour ce surcroît de justice ? Le moment de cette évaluation semble enfin venu, celui d’un véritable débat aussi.


Lire aussi : Manifeste contre l’arbitrage vidéo


[1] La FIFA a indiqué qu’elle livrerait des chiffres à la fin du premier tour, qu’il faudra prendre avec circonspection, tant elle a présenté un bilan exclusivement positif des expérimentations menées cette saison.
[2] Si cette répression n’a pas d’effet dissuasif à terme sur les défenseurs, on peut craindre que se pérennise un « football de pénalités ».
[3] L’ancien arbitre international Urs Meier a ainsi estimé que la main de Poulsen, étant non intentionnelle, n’aurait jamais dû être sanctionnée et que la VAR n’aurait même pas dû être appelée.
[4] La fédération brésilienne a adressé une lettre de protestation à la FIFA. Les sélectionneurs de l’Australie, du Maroc, de l’Iran ont exprimé un vif mécontentement.

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Deschamps, le « projet de jeu » et le sélectionneur-bashing

Didier Deschamps bénéficie d’une ligne de crédit avantageuse dans l’opinion, qu’il doit à son aura de champion du monde, à son palmarès d’entraîneur et à des résultats significatifs en équipe de France (quart de finaliste à la Coupe du monde 2014, finaliste à l’Euro 2016). Mais aucun sélectionneur ne peut prétendre échapper au sport national dans notre sport national, qui consiste en un dénigrement de principe du sélectionneur, quel qu’il soit.

Tout entraîneur de club y est soumis par ses propres supporters, mais pas à la même échelle que le patron d’une équipe nationale qui mobilise l’intérêt de la quasi-totalité des amateurs de football. Didier Deschamps fait face, pour sa part, à l’accusation d’absence de « plan de jeu » (ou « projet de jeu », ou « identité de jeu »), alors qu’il est en place depuis six saisons et que peu de progrès sont constatés dans l’expression de son équipe.

UN « PROJET » CONTRARIÉ

La notion de « projet de jeu », souvent invoquée mais rarement définie, a fait l’objet, il y a quelques mois, d’un vif débat à la suite d’un article dénonçant son caractère chimérique. N’allons pas jusque-là : on doit pouvoir s’accorder sur l’idée que le projet de jeu consiste en l’application de principes de jeu travaillés (pour être compris et maîtrisés) et adaptables (pour disposer de réponses à des adversaires et des situations différentes), dans lesquels on reconnaît une cohérence et une identité globales.

Sous cet angle, Didier Deschamps trouvera peu de défenseurs, le consensus étant assez large quant à l’absence de principes de jeu très lisibles. Cela n’empêche pas de s’interroger sur les conditions de son mandat, comme sur ses principes à lui.

L’option d’une ligne directrice fermement établie est ainsi plus facile à prendre pour les clubs que pour les sélections, dont les calendriers limitent drastiquement le temps des mises en place tactiques et du travail à long terme. Contrairement à l’Espagne ou l’Allemagne, la France ne peut pas compter sur une épine dorsale de joueurs issus des mêmes équipes, évoluant majoritairement dans leur propre championnat et installés durablement comme internationaux.

INCOHÉRENCE OU INSTABILITÉ ?

Or, au cours des six saisons de Didier Deschamps, le vivier des internationaux potentiels s’est au contraire continuellement métamorphosé. Notamment lors des plus récentes, avec l’émergence rapide de jeunes très prometteurs. Le turnover a été intense : la liste pour Russie 2018 ne comprend que six joueurs présents au Brésil en 2014, neuf seulement étaient dans les 23 de l’Euro, 13 découvrent une phase finale.

Les cartes ont également été rebattues par des déceptions (Martial, Coman, Kurzawa, Digne, Rabiot), des blessures longues (Fekir, Dembélé, Mendy, Varane) ou à répétition (Lemar) et diverses péripéties (bras de fer de Dembélé avec Dortmund, ennuis de Benzema). Et, tout récemment, par des blessures tardives (Koscielny, Payet) ou récurrentes (Sidibé) et des regains de forme ou de bonnes saisons (Tolisso, Fekir, Thauvin, Nzonzi).

En d’autres termes, Didier Deschamps n’a pas vraiment eu d’autre choix que de composer constamment avec cette instabilité de l’effectif. Il a cependant assuré une continuité notable depuis l’Euro 2016 en reconduisant deux schémas principaux (4-2-3-1 / 4-4-2 ou 4-3-3) et maintenu sa confiance à une ossature de joueurs – tout en procédant à des intégrations imposées par la qualité des jeunes.

Il lui est reproché d’avoir dernièrement essayé un 4-4-2 « losange», qui ne constituait pourtant qu’une variante de ses schémas les plus usités (et le problème est resté celui de l’animation). Les arguments contre un sélectionneur sont toujours réversibles : on lui reprochera aussi bien d’avoir fait des essais au lieu de roder son dispositif type que de s’en être passé alors que c’était l’occasion. De même, les absents ont toujours raison quand la formule ne marche pas bien, même s’il est matériellement impossible de prouver que telle autre formule aurait mieux fonctionné.

LA PART DE LA PHILOSOPHIE

Il faut surtout rappeler que tous les entraîneurs ne sont pas des entraîneurs « à projet de jeu », qui imposent une philosophie d’ensemble, quels que soient les joueurs à leur disposition. Si ce profil a la préférence des esthètes et des experts tacticiens, il n’a strictement rien d’obligatoire et ne présente pas le caractère d’une panacée : les théoriciens du jeu connaissent eux aussi des échecs, et sombrent parfois dans le dogmatisme, incapables de donner des réponses pertinentes à un instant donné [1].

D’autres, bien plus nombreux, se fondent davantage sur les autres volets de leur métier, comme le complexe management humain d’un groupe, et sont tactiquement des opportunistes qui vont adapter leurs plans à la situation. Cette option semble plus conforme à la vie des sélections et aux défis successifs des phases finales, et c’est évidemment à elle que Deschamps-le-pragmatique accorde sa préférence. Les reproches d’incohérence ne peuvent l’atteindre, il sait qu’il sera jugé sur les résultats et que tout sera rétrospectivement interprété en fonction de ceux-ci.

Le sélectionneur-bashing est en effet un rituel dont un principe de base est que toutes les critiques fonctionnent, les plus fondées comme les plus fantaisistes. Il serait tout de même utile de faire le tri. Ce dénigrement de principe s’appuie sur les probabilités : un échec en phase finale étant bien plus probable qu’une victoire, faire ce pari-là permet de proclamer avoir eu « raison », sans prendre trop de risques [2].

Pour clarifier et dédramatiser les débats, peut-être faudrait-il admettre qu’il s’agit moins d’une question de compétence que de philosophie, afin que chacun défende – en l’assumant – sa vision personnelle du jeu plutôt que de faire de ce parti pris le socle d’un procès en incompétence.


[1] On note d’ailleurs qu’en ce début de Coupe du monde, les grandes sélections peinent pour la plupart à exprimer une identité de jeu et à affirmer leur supériorité.
[2] Même si l’équipe de France 98 avait infligé un désaveu cinglant à ceux qui, victimes d’un syndrome d’omniscience, avaient pris leur ressenti pour des vérités révélées.

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1998 à zéro

Demain, on en aura peut-être marre. Aujourd’hui, difficile de ne pas s’abandonner aux frissons, de retenir la petite larme : l’anniversaire de la Coupe du monde 1998 bat son plein, célébré par une série de numéros spéciaux et de documentaires comme autant de remakes de la matrice Les Yeux dans les Bleus, ravivant les souvenirs et les émotions. Et l’on peut de nouveau interroger ce moment où l’histoire du pays et celle de son football sont entrées en fusion, pour le meilleur puis pour le pire.

image extraite de « 1998, les secrets d’une victoire » (TF1)

MIROIR AUX ALOUETTES

Vingt ans, c’est probablement le bon âge. La commémoration avait été beaucoup plus feutrée il y a dix ans, l’événement était trop proche. Les joueurs de 98 avaient eu le temps, en poursuivant leur carrière ou leur vie publique, d’altérer leur image de héros idéaux. Les échecs de 2002 et 2004 étaient passés par là, l’épopée-revival de 2006 était encore fraîche. L’Euro 2008 allait marquer des failles générationnelles et le coup d’envoi des innombrables psychodrames nationaux dont l’équipe de France serait désormais le théâtre.

Surtout, le mythe de la France black-blanc-beur avait volé en éclats. L’équipe de Zidane, Thuram et Barthez, symbole d’un pays multiculturel qui se reconnaissait, se représentait et s’aimait en elle, était devenue le réceptacle de ses fractures. Dès l’automne 2001, les sifflets de la Marseillaise et l’envahissement du terrain par une centaine de jeunes lors de France-Algérie, au Stade de France, avait ravi ceux que cette image ulcérait. Les « racailles » étaient autour du terrain, on n’allait pas tarder à les dénoncer au sein même de l’équipe nationale.

La promesse d’une France inclusive fit ainsi long feu auprès des « minorités », dont l’appartenance à la collectivité nationale fut mise en doute, voire refusée. Tandis que l’obsession identitaire s’emparait du débat public, le miroir complaisant que lui avait tendu la France de 98 s’avérait un miroir aux alouettes. Toute communauté a besoin de symboles pour s’incarner, mais ils se désintègrent s’ils sont démentis dans la réalité.

DERNIER MOMENT RÉPUBLICAIN

Il faut admettre que la période se prêtait aux illusions. L’économie connaissait la croissance, la « gauche plurielle » était au pouvoir et instaurait les 35 heures, les conflictualités politiques semblaient s’amoindrir, même la mondialisation paraissait pouvoir être heureuse. La récupération politique du football était encore bon enfant, ne présageant pas tout à fait l’instrumentalisation à venir. Spontané et inattendu, Juillet 98 fut en quelque sorte le dernier grand moment républicain du pays.

Côté football, ce fut le premier Mondial de l’après-Bosman, celui d’un sport en cours de transformation en industrie mondiale, et l’on n’en voyait que les avantages : en s’exilant dans de grands clubs, les internationaux français s’étaient aguerris, avaient acquis la culture de la victoire qui avait si souvent fait défaut. Juillet consacrait aussi un modèle de formation à la française qui allait faire école – mais qui allait aussi oublier de se remettre en cause.

Pour les passionnés de football, ce fut sans doute une épiphanie sportive, surtout pour ceux qui avaient connu les immenses déceptions des années 80. Ce fut aussi un moment de dépossession : notre passion ne nous appartenait plus exclusivement. Si notre sport préféré y gagna un public très élargi et acquit une reconnaissance en tant que culture populaire par les médias généralistes, les institutions ou les milieux intellectuels, il devenait aussi le jouet d’intérêts extérieurs peu soucieux de le préserver.

REVENIR DES ILLUSIONS

Une formidable occasion fut également ratée : celle d’enraciner la culture du football dans un pays qui en a toujours manqué. La victoire du 12 juillet est en partie née des doutes qui l’avaient précédée. La campagne menée par le quotidien L’Équipe contre Aimé Jacquet avait été une formidable démonstration d’incompétence, le plus grand succès de l’histoire du sport français prenant la forme d’une défaite cuisante pour sa principale institution médiatique.

Loin d’engager une remise en cause et un effort de qualité, l’après-98 a consacré le supportariat superficiel, les talk-shows débilitants, les experts charlatanesques, les consultants aigris, le journalisme commercial, les célébrités opportunistes. Mais peut-être ce Mondial a-t-il aussi préparé le terrain au large et bénéfique renouvellement des médias spécialisés qui a pris sa source sur Internet…

Nous ne sommes probablement pas revenus de toutes les illusions de cet été si particulier, mais au moins n’en sommes-nous plus dupes. C’est probablement la raison pour laquelle on peut se replonger dans ce moment en retrouvant sa beauté originelle. La Coupe du monde 1998 peut enfin redevenir ce qu’elle aurait dû rester : une aventure sportive exceptionnelle, une très belle histoire à raconter.

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Quatrième remplacement : l’abus de tactique nuit-il au football ?

Annoncée par la FIFA en même temps que l’adoption de l’arbitrage assisté de la vidéo pour la Coupe du monde 2018, la possibilité d’effectuer un quatrième remplacement durant les prolongations a été accueillie dans une remarquable indifférence.

La motivation la plus apparente de cette évolution est la préservation du spectacle au cours des prolongations. Ces dernières n’ont jamais fait l’unanimité car si elles réservent quelques inoubliables drames, elles sombrent souvent dans l’ennui et la crispation avec des équipes exténuées et craignant de se découvrir [1]. Bientôt, près de la moitié des joueurs de champ n’auront pas quatre-vingt-dix minutes dans les jambes au coup d’envoi de la prolongation.

Cette mesure s’inscrit aussi dans un processus ancien, qui mérite pourtant d’être interrogé, tant il a changé la fonction des remplacements et tant il témoigne d’évolutions majeures.

DU MÉDICAL AU TACTIQUE

À l’origine, le remplacement pallie une absurdité : la blessure définitive d’un joueur condamnait son équipe à jouer en infériorité numérique. Impossible de ne pas convoquer le souvenir de Robert Jonquet, victime d’une fracture tibia-péroné lors de la demi-finale de la Coupe du monde 1958 contre le Brésil, qu’il avait poursuivie en clopinant sur le côté gauche, grevant les chances françaises.

Si la possibilité est en réalité apparue dès les années 30, elle fut longtemps réservée à certaines compétitions et appliquée de manière aléatoire, le nombre de remplacements faisant l’objet d’un accord préalable entre les entraîneurs. Même après sa généralisation théorique en 1958 (un changement, en cas de blessure en première mi-temps), tous les championnats ne l’appliquèrent pas immédiatement, et il fallut attendre la saison 1967/68 pour qu’elle s’impose, avec un élément majeur : la blessure n’est plus une condition, l’entraîneur procède à sa guise.

Le remplacement, encore unique, remplissait principalement une nouvelle fonction : « apporter du sang frais ». Avec le deuxième remplacement en 1976, le coach pouvait modifier plus sensiblement l’équilibre de son équipe. Mais c’est en 1995, avec une troisième substitution, que s’impose définitivement le « coaching » : on quitte la simple gestion des blessures ou de la fraîcheur au profit d’une grande latitude de management tactique en cours de rencontre.

L’EMPIRE DE L’ENTRAÎNEUR

On a déjà pu évoquer une évolution majeure : l’intelligence s’est progressivement transférée du terrain vers le banc. Essentiellement parce que les savoirs tactiques se sont répandus et sophistiqués, laissant moins de part au management psychologique des hommes, et surtout délestant les joueurs d’une grande partie de leurs responsabilités – comme celle de comprendre eux-mêmes le jeu et ce qu’il appelle de réponses.

Auparavant, l’entraîneur alignait son onze de départ comme on jette les dés. Il pouvait encore donner de la voix et lancer des consignes, mais le sort du match restait principalement dans les pieds des joueurs. Aujourd’hui, le travail mené en amont (de plus en plus considérable) semble devoir se poursuivre durant la rencontre, faisant du technicien une sorte de maestro qui continue à orchestrer les déplacements de ses joueurs et l’animation de son équipe.

Pour un peu, on y verrait presque une des causes de la disparition des meneurs de jeu… Il faut, plus raisonnablement, y voir le symptôme d’une autre évolution globale : la réduction progressive des aléas. Si celui de la blessure n’était pas justifiable, on peut regretter que d’autres facteurs jouent beaucoup moins. Un joueur en perdition va être remplacé, une équipe qui perd pied peut être corrigée, ses passages à vide prévenus. Augmenter les possibilités qu’a l’entraîneur d’intervenir dans le match, c’est augmenter encore son influence sur celui-ci [2].

PRIME AUX GROSSES ÉQUIPES

En toile de fond, il faut considérer que ce travail tactique, de plus en plus déterminant, ne peut pas être mené avec les mêmes moyens par toutes les équipes. Les clubs les plus riches se sont accaparés les « top entraîneurs » ou s’arrachent les talents émergents. Ils peuvent aussi financer des staffs techniques extrêmement étoffés et les doter d’outils matériels et technologiques de pointe. [3] Le fameux « coaching réussi » n’est pas qu’inspiration.

Les remplacements accordent également une prime aux effectifs les plus relevés et les plus fournis. En introduire un quatrième revient à augmenter cette prime, et à favoriser les clubs qui concentrent les meilleurs internationaux du monde entier. Le changement peut paraître marginal, mais il porte sur le temps de jeu particulièrement décisif de la prolongation [4]. Et, alors que l’UEFA s’alarme de la concentration des richesses et affiche des velléités de régulation, elle a annoncé sans ciller l’application de cette mesure la saison prochaine dans ses compétitions.

Enfin, l’inflation des remplacements s’inscrit dans un rapprochement lui aussi progressif avec les sports collectifs « à rotation d’effectif » durant le temps de jeu, comme le handball, le basket, le hockey ou le football américain. Un joueur pourra-t-il bientôt sortir puis revenir, un entraîneur pourra-t-il changer d’un coup son secteur offensif ? En mars 2017, l’International Football Association Board (IFAB) a autorisé les exclusions temporaires [5] et les « changements roulants » dans le football amateur.

GADGÉTISATION DES RÈGLES ?

Ces modifications, adoptées ou seulement envisagées, vont ainsi dans la direction d’une temporalité bouleversée pour le football, à laquelle l’assistance vidéo à l’arbitrage va également contribuer : cette dernière renonce à préserver la continuité du jeu et conduit implicitement à un passage au temps de jeu effectif. En juin dernier, dans son rapport d’étude « Play Fair ! », l’IFAB proposait, entre autres, un temps effectif de deux fois trente minutes…

Les mesures évoquées ici ne sont qu’une partie d’un ensemble de changements que le Board, pris d’une soudaine frénésie réformatrice, a mis sur la table depuis quelques mois. On peut en craindre une sorte de gadgétisation du football, soumis à des idées saugrenues (Marco Van Basten, un des rapporteurs de « Play Fair ! », a sérieusement envisagé une suppression du hors-jeu).

On peut surtout redouter qu’au nom d’une recherche de « spectacle », et en raison d’un regrettable manque de réflexion, on en oublie que la beauté centenaire du football procède d’un fragile équilibre de ses règles, jusqu’à présent amendées avec intelligence et prudence.


[1] On leur a un temps préféré le but en or (1996-2003) et on propose même aujourd’hui d’exécuter les tirs aux buts avant la prolongation.
[2] Le modèle opposé consisterait – pour laisser les joueurs livrés à eux-mêmes et laisser vivre le jeu – à revenir à deux remplacements, à renvoyer les entraîneurs en tribune pour libérer les « zones techniques » où ils donnent souvent un spectacle lamentable en harcelant les arbitres.
[3] Les « tactiques du pauvre », si elles sont intelligentes, peuvent mettre ponctuellement en échec des formations supérieures (ce fut le cas à l’Euro 2016). Mais l’accumulation de moyens dans ce domaine, comme dans les autres, contribue à un rapport de forces très favorable aux équipes de l’élite.
[4] Autre effet pervers : une occasion supplémentaire, pour l’équipe qui tient un résultat favorable, de casser le rythme lors de minutes cruciales.
[5] Exclusions temporaires de dix minutes (pour une durée de match de quatre-vingt-dix minutes).

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« Joueurs à protéger » : les bons, les brutes et le règlement

Y a-t-il une espèce de footballeur à protéger plus que d’autres ? La question n’est pas nouvelle, mais la présence de Neymar Jr dans le championnat de France devait immanquablement amener à la poser de nouveau. Au début du championnat, on s’interrogea d’abord sur l’abord sur l’effet de ses provocations, qui ne sont pas toujours strictement balle au pied : il y entre une volonté de chambrer et de mystifier son adversaire – dans la regrettable terminologie actuelle, cela se traduit par « humilier » [1].

Au-delà desdites provocations de Neymar, son jeu, sa supériorité technique appellent le recours à des moyens qui peuvent relever du vice ou de la brutalité. Soit parce que ce sont littéralement les seuls qui restent à des adversaires surclassés, soit parce qu’il s’agit d’une stratégie d’intimidation. Le propre des génies de la caste à laquelle il souhaite appartenir est justement de parvenir à être plus forts que les méthodes de rétorsion que leurs dons provoquent.

TRAITEMENTS DE FAVEUR

Tous les génies n’ont cependant pas échappé aux châtiments les moins justifiés. L’exemple le plus célèbre est celui de Diego Maradona, victime d’un tacle d’Andoni Goikoetxea en septembre 1983 (fracture de la cheville pour l’un, carton jaune pour l’autre). On commença à cette époque à parler de la nécessité de « protéger les artistes » qui, il est vrai, étaient alors soumis à très rude épreuve. Il fallut attendre les années 90 pour que les règles changent enfin en faveur d’une plus grande sévérité envers les brutalités – sévérité qui alla en s’accentuant jusqu’à aujourd’hui.

Les blessures très graves dues à des agressions sont devenues rares. Pour autant, le problème demeure : les défenses ont abaissé leur niveau de violence, mais elles disposent encore d’un arsenal de dissuasion. « Empêcher un joueur de prendre de la vitesse » conduit rapidement à multiplier les fautes préventives, dont seule l’accumulation peut justifier un avertissement – or le harcèlement consiste aussi à faire commettre des fautes à plusieurs joueurs pour limiter les risques.

Aussi Neymar et son club ont-ils pu se plaindre du traitement réservé à la star au cours de certains matches où il fut la cible, non pas de « contrats » à l’ancienne, mais d’une répétition délibérée de coups. Le joueur n’a pas toujours caché son exaspération, suscitant quelques inquiétudes quant à l’accueil ingrat que la Ligue 1 lui infligerait (Neymar étant à Paris l’archétype du « joueur à statut », voire un capital à préserver pour la Ligue 1). C’est probablement tomber dans le panneau du joueur – dont c’est l’intérêt, et même le jeu, de provoquer des fautes : s’il ne passe pas, il obtient des coups francs voire des sanctions contre ses adversaires.

DES DÉFENSEURS PLUS BRUTAUX EN L1 ?

Cela n’a pas empêché le débat de se développer. D’autant que d’autres clubs ont à leur tour présenté leur « joueur à protéger », comme le Stade rennais avec Ismaïla Sarr, trois fois blessé en cours de rencontre cette saison, ou l’Olympique de Marseille avec Florian Thauvin [2]. Jean-Michel Aulas s’est aussi placé sur ce créneau, en témoignant du martyre de Nabil Fekir (10 fautes subies contre Angers, record de France depuis dix ans) au travers d’une photo ensanglantée de sa cheville qui put faire croire à une amputation imminente.

Neymar (5,1 fautes subies par match), Fekir (3,9) et Sarr (3,5) sont en tout cas sur le podium des joueurs les plus « agressés » en France. Des chiffres élevés si on les compare à ceux des joueurs en tête de ce classement dans les grands championnats : Munir El-Haddadi (Alavès) 3,7 en Liga, Amine Harit (Schalke) 3,5 en Bundesliga, Alejandro Gomez (Atalanta) 3,3 en Serie A et Richarlison (Watford) 2,9 en Premier League. Lionel Messi, un joueur a priori très exposé lui aussi, ne subit « que » 2,4 fautes par match [3].

Les facteurs peuvent être multiples, mais ces données vont apparemment dans le sens des plaignants : les défenseurs de Ligue 1 seraient plus enclins à arrêter illicitement les joueurs les plus dribleurs et les plus rapides, les empêchant de s’exprimer pleinement… Toutefois, concernant Neymar, celui-ci subissait déjà un ratio de fautes par match élevé en Liga espagnole (4,2 la saison dernière), et c’est aussi le cas en Ligue des champions (4 cette saison). Ces « faveurs » ne semblent en tout cas pas affecter ses performances sous le maillot parisien [4].

DROIT À LA DÉFENSE

Est-ce à dire que les arbitres ne « protégeraient » pas assez les joueurs les plus brillants, voire qu’il faudrait dresser la liste officieuse de ceux-ci ? Poser cette question revient à penser qu’il y aurait une manière spécifique d’arbitrer certains joueurs du fait de leur profil ou de leur statut. Une telle conception est évidemment contradictoire avec la nécessité d’impartialité et d’homogénéité des décisions arbitrales : ne leur reprocherait-on pas de surprotéger certains joueurs, que l’on accusera aussi de chercher les fautes et de tomber au moindre contact ?

Ce n’est pas tel joueur qu’il faut protéger, c’est le jeu. Ni les arbitres ni les défenseurs n’ont vocation à ménager des boulevards aux joueurs les plus talentueux : il faut bien qu’il y ait de la difficulté pour que ce talent ait une valeur. Simplement, les outils dont dispose l’arbitre ne lui permettent pas toujours de lutter efficacement contre les stratégies de harcèlement ciblé. Sa mission, à peu près impossible à remplir parfaitement, consiste à ménager à la fois les conditions d’expression du talent offensif et celles du « droit à la défense » – qui est un art, lui aussi.

Dès lors, il revient au joueur de régler une partie du problème. Neymar n’a pas découvert ces traitements en France. À Barcelone, il leur était peut-être moins exposé dans la mesure où les adversaires devaient aussi s’occuper d’autres joueurs exceptionnels. Mais en venant à Paris, il s’agissait pour lui d’obtenir un statut plus exclusif, qui implique de plus grandes responsabilités. Parmi celles-ci, celle de surmonter l’adversité. « Ils me mettent des coups et moi je joue au foot. Ils provoquent, mais moi je sais aussi provoquer à ma façon, avec le ballon », convient-il lui-même…


[1] On se souvient que le Brésilien avait été virilement rappelé à l’ordre par Corentin Jean, victime d’une « lambretta », au prix d’un avertissement pour le Toulousain. Contre Rennes, il a fait mine de relever le défenseur Hamari Traoré… avant de retirer sa main. Un geste particulièrement puéril, dont certains s’amuseront comme celui d’un enfant terrible dont le génie pardonne tout, et que d’autres déploreront comme l’expression d’un sale gosse en manque de calottes.
[2] Rudi Garcia, entraîneur de l’OM : « [Thauvin] se fait massacrer ou matraquer. Il serait temps de le protéger un peu. Si l’on veut continuer à voir du spectacle, il vaut mieux que les artistes soient sur le terrain plutôt qu’à l’infirmerie ». Olivier Létang, président du Stade rennais : « Le traitement infligé à Sarr est inacceptable. Il faut protéger les joueurs créatifs, et pas seulement Neymar ».
[3] Source : whoscored.com.
[4] La « note » du joueur sur le site de statistiques whoscored.com, qui agrège plusieurs indices, est cette saison la meilleure de sa carrière. Il compte 19 buts et 12 passes décisives en L1 après 26 journées.

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Arbitrage vidéo : la VAR est dans le fruit

Longtemps, l’arbitrage vidéo, présenté comme une incontestable et absolue nécessité, n’a pas eu à subir l’épreuve de la réalité. Avec sa mise en œuvre rapide en Europe [1], et à quelques mois seulement de sa probable adoption lors de la Coupe du monde, l’heure est venue de prendre conscience des conséquences de la VAR (acronyme anglais de video assistant referee, auquel on préférera celui d’AAV pour arbitrage assisté par la vidéo).

Dans leur majorité, ces conséquences étaient parfaitement prévisibles, mais faute, préalablement, de réflexion sérieuse et de réel débat contradictoire, elles n’ont quasiment pas été exposées. Aussi leur « découverte » est-elle un peu brutale. D’autres apparaissent, que les opposants n’avaient pas forcément anticipées. Et l’on perçoit mieux à quel football nous amène ce bouleversement – car c’en est bien un.

L’ÉMOTION SOUS CONDITION

On avait eu, l’an passé lors de France-Espagne, un avant-goût très précoce des effets dévastateurs de la VAR sur les émotions immédiates du but, les émotions les plus fortes que procure le football. L’attente de la validation du but, depuis une régie à l’extérieur du stade, définit clairement une nouvelle donne, à laquelle nous sommes sommés de nous « habituer » – aussi déprimante soit cette perspective.

« Cela enlève les émotions du foot, à nous et aux tifosi. Après un but, on ne s’embrasse plus, on regarde l’arbitre. Cela m’enlève l’adrénaline et le goût du foot », résume Filippo Inzaghi. Sami Khedira va dans le même sens : « Le foot c’est l’émotion, l’erreur fait partie du jeu. (…) Les joueurs ne savent plus s’ils doivent célébrer leurs buts ou non. On perd beaucoup de passion et d’émotion, qui sont le sel du football ».

L’empressement de certains acteurs de la télévision à défendre le nouveau « suspense » créé par l’attente d’une décision arbitrale masque mal leur intérêt à exploiter ce nouvel élément du spectacle. Le réarbitrage systématique, à coups de ralentis et d’examen de chaque décision potentiellement contestable, a depuis longtemps imposé un arbitrage vidéo virtuel – qui occupe une part exorbitante des contenus proposés. Mais ce n’est plus du football, c’est de la télévision.

LE JEU À L’ARRÊT

Un autre constat obligé est celui que les interruptions n’ont rien d’anodin, qu’elles ne peuvent pas être l’affaire de quelques secondes seulement et qu’elles cassent inévitablement le rythme, altèrent le spectacle. « J’ai l’impression de jouer au water-polo. On ne peut pas s’arrêter toutes les trois minutes » (Gianluigi Buffon). « Nous-mêmes, joueurs, nous nous demandons en interne comment gérer ces situations. On reste là, sans rien faire, ça tue le jeu » (Sami Khedira).

L’équilibre, la beauté, l’intérêt sportif du football résident pourtant dans son rythme, dans la nécessité que le ballon soit toujours vivant, que les équipes se poussent à la rupture. Au cours du quart de siècle précédent, des modifications intelligentes des règles ont efficacement rétabli ou préservé la fluidité et la continuité du jeu [2]. L’AAV est censée incarner le futur, mais elle va à contresens de l’histoire…

La solution ? Aller plus vite, assure-t-on. Un meilleur rodage des arbitres permettra peut-être de gagner quelques secondes, mais cette injonction est totalement contradictoire avec la nécessité d’examiner attentivement les situations les plus difficiles à interpréter, afin de ne pas prendre une mauvaise décision [3].

UNE LOGIQUE D’EXPANSION

L’incapacité à circonscrire les interventions de l’AAV ne concerne pas seulement leur durée, mais aussi leur nombre. D’un côté, on entend qu’il faut le limiter, de l’autre les controverses se multiplient à propos des non-recours. L’utilisation des images crée mécaniquement une frustration insupportable pour les situations non traitées, frustration inscrite dans la quête de « justice » et dans l’intolérance envers les erreurs.

Tout incite – à commencer par leur constante mise en examen – arbitres et assistants à prendre de moins en moins de responsabilités et à se couvrir avec la vidéo. Lukas Brud, secrétaire de l’International Board de la FIFA, l’admet : « Comme aucun arbitre ne veut commettre une erreur, ils préfèrent consulter l’assistant vidéo plutôt une fois de plus qu’une fois de moins ».

La Gazzetta dello Sport, effectuant un bilan de demi-saison, préconise ainsi d’étendre le champ d’application : examiner toutes les contacts de la main, passer de la notion d’erreur manifeste à celle d’erreur tout court. Nicola Rizzoli, le patron de l’arbitrage italien, vient d’adopter la première de ces mesures. En Bundesliga, alors que les observateurs déplorent un excès d’interventions, la Fédération a préconisé… qu’elles soient plus fréquentes. Illustration de cet engrenage : un but égalisateur a été annulé à la toute fin de Leverkusen-Cologne pour une main commise plus de trente secondes auparavant, à l’initiative de l’arbitre vidéo.

VERS LE TEMPS DE JEU EFFECTIF

Il ne peut pas y avoir d’AAV à minima, surtout dans le football où son périmètre est beaucoup plus difficile à circonscrire que dans d’autres sports. Pour Massimiliano Allegri, on l’utilise « dans des cas où les décisions sont subjectives. Ce n’est pas bon pour le football (…) il va falloir parler de fautes intentionnelles, de jeu effectif. Et ça va devenir comme le base-ball aux États-Unis, on reste dix heures au stade, on mange des cacahuètes, il y a une action tous les quarts d’heure… »

Cette fuite en avant mène en effet tout droit à une issue tragique : le passage au temps effectif, suite logique de l’évolution que certains préconisent déjà (c’est le cas de la Gazzetta, qui suggère deux mi-temps de trente minutes, « pour alléger la pression sur les arbitres vidéo »). Avec ses interruptions supplémentaires, l’AAV pousse vers le décompte du temps de jeu effectif, qui institutionnalisera les coupures.

Le football poursuivrait ainsi son « américanisation », c’est-à-dire sa transformation en sport à séquences fractionnées. Au rythme plus haché s’ajouterait un allongement des rencontres, qui dureront bien au-delà de l’actuel temps réglementaire. Une mutation profonde, prise avec une immense désinvolture par ceux qui l’envisagent déjà.

DE NOUVELLES POLÉMIQUES

On a pu constater qu’une chose au moins ne changeait pas : l’arbitre conserve sa fonction de bouc émissaire. S’il y a encore des problèmes, c’est qu’il est mauvais et qu’il est en tort. Sur le terrain, il appelle trop ou pas assez souvent la vidéo ; devant son écran, il prend trop ou pas assez de temps, et il juge mal. Car on a vu, en Italie, en Allemagne et plus récemment en Angleterre et en France, que certaines décisions vidéo étaient contestées et suscitaient des incompréhensions et des polémiques redoublées, car prises à froid et à partir des images que tout le monde voit [4].

L’arbitrage assisté par la vidéo reste un arbitrage, il implique d’interpréter et de trancher, et il sera toujours soumis à discussion. Mais l’erreur (ou ce qui est considéré comme tel) de l’arbitre vidéo est plus « scandaleuse » que celle de l’arbitre de champ. « Malgré la vidéo il y a encore trop de décisions erronées », déplore par exemple l’attaquant du Bayern Sandro Wagner. « C’est formidable ! On va faire des émissions uniquement sur la VAR », se désole Ciro Ferrara.

Le mythe de l’impartialité des décisions prises avec les images a lui aussi été durement éprouvé par l’expérimentation concrète. En Allemagne, le responsable de l’arbitrage vidéo a été congédié car suspecté de favoritisme envers son club préféré, Schalke 04… [5].

UNE UTILITÉ MOINS CERTAINE QUE LES CONSÉQUENCES

Pour les plus convaincus des partisans de la vidéo, ces différents prix à payer ne pèsent pas devant le constat que des erreurs sont évitées. Combien ? Sur 218 matches de Serie A et de Coupe d’Italie, il y a eu 1.078 interventions de l’AAV, soit une moyenne de 5 par match.

60 décisions (5,6%) des arbitres de terrain ont été inversées par l’arbitre vidéo, une tous les 3,5 matches. Parmi ces changements de décision, 11 ont été reconnus par la direction de l’arbitrage italien… comme des erreurs. 49 corrections justes, ce peut être vu comme significatif en valeur absolue, mais cela indique que seulement 4,5% des interventions de la VAR ont été utiles. Les instances italiennes en ont pourtant fait un triomphe.

Les améliorations possibles ne suffiront pas à surmonter les problèmes structurels de cette « solution » : les contradictions soulevées (plus ou moins d’AAV ?) ; les dilemmes de son application (quels protocoles adopter quand tous sont insatisfaisants ou facteurs d’imbroglios et présentent des effets indésirables ?) ; les conséquences sur la nature même du jeu et sur les façons de le vivre.

Il est cependant à craindre que tout cela ne suffise pas à arrêter un mouvement extrêmement puissant, qui suscite une forte adhésion de principe, et une évolution placée sous le signe du fatalisme. Les partisans de la VAR l’ont trop ardemment appelée et présentée comme une évidence qui n’aurait que des bénéfices pour se désavouer aisément. Mais aujourd’hui, il devient difficile d’ignorer ce que signifie vraiment l’arbitrage assisté par la vidéo. Fût-ce trop tard, le débat peut-il enfin commencer ?


[1] Serie A et Bundesliga, championnats néerlandais et portugais, coupes anglaises et espagnoles, Coupe de la Ligue française.
[2] Après une Coupe du monde 1990 marquée par les violences et l’antijeu : avertissements systématiques pour les gestes d’antijeu ; « interdiction » de la passe en retrait au gardien ; règle des six secondes pour dégager ; obligation pour les joueurs ayant appelé les soigneurs de quitter le terrain ; décompte encadré du temps additionnel en fonction du nombre de remplacements…
[3] Ce qui soulève un problème de formation spécifique à l’AAV, tous les arbitres, dont l’expérience est celle du terrain, n’étant pas forcément à l’aise avec le délicat exercice – très différent – de l’interprétation des images.
[4] Lors de Nice-Monaco en Coupe de la Ligue, on a interrompu le match durant 75 secondes pour prendre une décision confirmant celle de l’arbitre… alors que les images la mettent quand même en doute.
[5] La question se posera aussi du choix des images, qui peut être déterminant, effectué par un opérateur du prestataire retenu. Autre problème émergent : la disparité des décisions arbitrales pour des situations analogues. Le désir souvent exprimé d’une « harmonisation » tend à ignorer les éléments de contexte qui portent l’arbitre à ajuster ses sanctions, et il lui dénie le droit d’avoir son propre style. La standardisation souhaitée conduirait à des décisions inadéquates et elles aussi critiquées.

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Unes de L’Équipe en 2017 : du football et des hommes

La une de L’Équipe a quelque chose d’institutionnel, dont certaines éditions sont restées dans la mémoire collective. Elle offre une reconnaissance aux sportifs qui y accèdent et, à ce titre, elle fait l’objet de polémiques récurrentes sur les priorités éditoriales qu’elle définit – en particulier sur la sous-représentation de disciplines « mineures » et du sport féminin.

Le passage au format tabloïd, en septembre 2015, a réduit le nombre de sujets mis en avant. Il a aussi eu tendance à renforcer le caractère « accrocheur » (d’aucuns disent racoleur) des unes. Il faut toutefois pondérer ces critiques par le fait que la une est une vitrine et a une fonction proprement commerciale qui ne préjuge pas forcément de l’équilibre des contenus dans les pages de rédactionnel.

Il reste que les choix traduisent une hiérarchie de l’information sportive, dont on a voulu se faire une idée sur les 364 éditions nationales de l’année 2017.

N. B. : n’ont été considérés que les sujets majeurs, occupant l’essentiel de la page, en excluant les titres secondaires généralement placés au-dessus ou au-dessous du logo du journal. Pour les unes « partagées » (plutôt rares: 13 au total), on a compté chaque discipline une fois. Les unes « régionales » n’ont pas été prises en compte ; il est probable qu’elles rééquilibrent un peu la répartition des disciplines et des clubs de football.

LE FOOTBALL AU QUOTIDIEN

L’hégémonie du football ne surprendra personne – son ampleur peut-être. Bien que 2017 n’ait pas été une année de phase finale d’Euro ou de Coupe du monde, il a figuré à la place d’honneur 287 jours sur 362, soit huit fois sur dix.

 

La plus longue série est de 40 unes consécutives, du 25 mars au 4 mai (deux partagées avec le tennis). On enregistre aussi 34 unes consécutives du 21 septembre au 24 octobre (dont une partagée avec le rugby).

Le rugby (28), le tennis (18) et le cyclisme (16, dont 14 pendant le Tour de France) sont les trois autres disciplines à plus de dix apparitions.

De 5 à 6 occurrences, le handball, le sport automobile et le ski devancent assez nettement le judo (2), le basket, la voile et la natation (1). La catégorie « omnisport » a correspondu exclusivement à l’actualité de la candidature de Paris aux JO 2024.

LE PSG UN JOUR SUR TROIS

Favorisé par un mercato spectaculaire, le PSG a trusté 111 unes et en a partagé deux, soit un total de 41% des unes football, et une présence un jour sur trois au global.

L’AS Monaco championne de France n’est que sur la troisième marche du podium (41) derrière l’OM (52). Et encore l’ASM a-t-elle dû partager la une à 12 reprises, contre une seule à l’OM: le statut médiatique du club marseillais semble lui valoir une actualité propre.

Le beau parcours de Nice ne lui a pas assuré plus de 8 apparitions (3 partagées), le Gym étant nettement devancé par l’OL (23). L’équipe de France, avec son calendrier plus sporadique, a obtenu 27 unes, toutes exclusives.

Derrière Lille, boosté par l’arrivée et le départ de Bielsa (5), une poignée d’équipes ont dû à leurs déboires ou à leurs performances (en coupe ou contre le PSG) une apparition unique: Saint-Étienne, Montpellier, Angers, Strasbourg et Bordeaux.

LE SPORT FÉMININ EN MARGE

Le sport féminin a eu quatre fois seulement les honneurs exclusifs de la une, pour les performances en football de l’OL (2), en ski de Tessa Worley (1) et en handball de l’équipe de France (1).

La catégorie « mixte » a désigné 4 fois sur 5 la candidature Paris 2024, la cinquième correspondant à la présence en décembre de Tessa Worley, élue sportive de l’année, au côté de Teddy Riner. On note qu’il a aussi fallu être française(s) pour monter en une.

Ce caractère minoritaire a régulièrement été compensé par une présence dans les titres secondaires, mais il reste que le sport féminin ne se voit pas reconnaître, par le quotidien sportif, une capacité à « faire l’événement » – ou à faire vendre.

LE SENS DES CHOIX

Les unes ne présument pas de l’intérêt qui est porté en pages intérieures aux disciplines « moyennes » ou « mineures » et au sport féminin, ni des efforts qui ont pu être consentis pour leur assurer une meilleure exposition [1]. Il est toutefois manifeste que cet effort ne porte pas sur le fronton du journal.

Les contraintes commerciales – réelles ou perçues – qui déterminent les choix de une ne laissent de fait pas la place à une politique de promotion volontariste des sports et des sportifs aujourd’hui peu médiatisés. Les unes de L’Équipe proposent une représentation (symbolique et quantitative) de l’actualité sportive qui donne la suprématie au football masculin.

On peut aussi estimer que de tels choix tendent à renforcer cette suprématie, et que le caractère hautement symbolique de la une permettrait de saluer certaines performances, contribuant ainsi à faire évoluer les perceptions et l’intérêt du lectorat. Les résultats positifs du quotidien, dans un secteur en grande difficulté, n’incitent probablement pas ses dirigeants à changer une Équipe qui gagne [2].

Ils ratent peut-être une chance de faire du développement à plus long terme, mais pour l’heure, l’hégémonie actuelle du ballon rond n’est pas un problème pour eux, au contraire. Reste, en définitive, ce paradoxe de la place exorbitante accordée au football dans un pays que l’on dit ne pas être de football.


[1] Une étude de l’association Les Dégommeuses sur plusieurs titres de la presse sportive, menée sur le mois de septembre, indiquait pour L’Équipe seulement 1,2% de pages consacrées au football féminin sur l’ensemble des pages consacrées au football. Il faudrait toutefois conduire une telle enquête sur une période plus longue, et mesurer les éventuelles évolutions depuis plusieurs années.
[2] Le vaisseau-amiral de la marque peut aussi arguer de la diversité des contenus proposés par ses différentes déclinations (magazine, télévision, site Internet, etc.).

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Polémiques sur l’arbitrage : la fabrique de l’imbécillité

Dimanche soir, à l’antenne de Canal+, on a donc entendu des consultants et des commentateurs accabler des arbitres qui avaient pourtant pris les bonnes décisions. Il aurait fallu connaître la règle du hors-jeu pour éviter de se fourvoyer aussi grossièrement. Mais cet aveu d’ignorance pèse peu devant les bénéfices à retirer de la lapidation des arbitres.

« L’homme du match c’est Franck Schneider, l’arbitre. C’est de lui et de ces décisions dont va évidemment débattre dans le débrief », annonça le commentateur Stéphane Guy au coup de sifflet final de ce Montpellier-Marseille. « Évidemment. » Au même moment, dans les couloirs du stade, des joueurs et des dirigeants se laissaient aller à des insultes ordurières contre des arbitres qui avaient bien fait leur travail.

PIERREMÉNESSISATION DES ESPRITS

Le lendemain, lors d’une autre émission de Canal+, Hervé Mathoux a estimé que le football devrait avoir honte d’être le seul sport « où les gens se comportent comme cela ». Son collègue Dominique Armand a poursuivi : « Il y a trop de gens qui ne connaissent pas les règles ». Le trouble vient évidemment du fait que tous deux figurent sur le plateau dominical du Canal Football Club, et qu’ils y côtoient des commentateurs et des consultants qui devraient se sentir particulièrement visés.

Si le dénigrement des arbitres est devenu un fonds de commerce, c’est sans conteste un bistro et Pierre Ménès en est le patron. Ayant fait de la déblatération sa profession, et de lui-même un contributeur direct à l’indigence de la culture football française, il réserve au corps arbitral une part majeure de ses opinions, aussi sommaires que des exécutions. Cette fois, il avait versé dans les attaques ad hominem dès la mi-temps. Une habitude.

Il y a pourtant de bons journalistes et consultants, sur Canal+ et ailleurs, mais un Dominique Armand doit par exemple consacrer une part considérable de son temps de parole à rectifier ou pondérer les propos de son voisin. Éric Carrière, justement un des meilleurs consultants de la chaîne, s’est aussi exprimé : « Les années passent, ces sujets reviennent tout le temps. On a des entraîneurs qui ont oublié qu’avant tout, ils sont des éducateurs ». Que dire, alors, des individus mis en position d’autorité qui s’adressent à des millions de téléspectateurs en se souciant de tout sauf de pédagogie ?

PARESSE INTELLECTUELLE

Les polémiques sur l’arbitrage font partie intégrante des expressions passionnelles sur le football, et il serait vain d’en imaginer la disparition – un rêve naïf que caressent beaucoup de partisans de l’arbitrage vidéo. Encore faudrait-il que ces polémiques soient maîtrisées par ceux qui les animent, ne deviennent pas endémiques et ne dégénèrent pas en discours haineux, désormais banalisés.

Car les polémiques arbitrales sont devenues, depuis longtemps, un contenu éditorial qui écrase les autres dans nombre d’émissions spécialisées, évitant à leurs protagonistes d’analyser tout ce qui fait un match – ce qui demanderait des efforts bien plus conséquents. Cette paresse intellectuelle s’accompagne d’un remarquable mépris pour les règles, vague corpus que chacun a recomposé à sa guise, sans craindre d’inculquer cette ignorance à son audience.

Ces controverses obsessionnelles ont aussi été transformées en élément du « spectacle » par la mise en scène télévisuelle des rencontres, qui organise le réexamen systématique de chaque décision peu ou prou importante à coups de ralentis (souvent au détriment du jeu qui se poursuit), inoculant aux commentateurs, puis aux téléspectateurs, un besoin maladif. Comble de l’absurde, même des actions qui n’ont abouti à rien doivent être passées sous ce scanner… Comble de l’indignité, le réalisateur lance un plan sur l’arbitre assistant avec son nom en incrustation.

ARBITRES ACCULÉS

Il faut toutefois souligner des progrès sensibles au cours des dernières années. Vivant autrefois en vase clos, les journalistes de télévision sont aujourd’hui exposés aux réactions instantanées des réseaux sociaux. Perceptible, l’exaspération devant l’incompétence ordinaire a incité certains à se documenter, et à arrêter de répéter les sempiternelles idées fausses sur les règles. Plus rares, les âneries de ce genre sont aussi devenues plus insupportables. Par exemple lorsqu’il s’avère que la notion de main intentionnelle, pourtant essentielle, n’a toujours pas été intégrée par certains.

On retrouve d’ailleurs cette vision binaire (y a main, y a péno) dans tous les cas où des situations ambivalentes impliquent que deux décisions opposées sont aussi légitimes l’une que l’autre. En pareil cas, l’arbitre est acculé : son choix (c’est-à-dire son indispensable interprétation, par nature discutable) sera automatiquement requalifié en « erreur ». Cela dit à quel point la lettre aussi bien que l’esprit des règles sont méprisés.

Sur beIN Sports mardi soir, les commentateurs de Bayern Munich-Paris SG ont encore démontré leur faculté à inventer des erreurs arbitrales et à ne pas en démordre malgré l’évidence [1]. Lors de Lille-Toulouse ce week-end, Canal+ a présenté un énième « révélateur » de hors-jeu avec une ligne mal placée… Ce sont ces médias qui organisent le procès des arbitres.

HAINE DU FOOTBALL

Quand dérapages et aveux d’incompétence deviennent trop patents, la parade est toute trouvée, sous la forme d’un lieu commun très puissant : « Les arbitres français sont nuls ». Ils sont manifestement moins nuls que les spécialistes qui les critiquent, pourtant les premiers à marteler cette affirmation impossible à démontrer, mais très largement répandue [2].

Améliorer l’arbitrage est une nécessité, mais ce n’est évidemment pas le but poursuivi par ces procès, dont les procureurs sont mal qualifiés pour aborder le problème et se contentent d’instaurer un climat détestable. Leur flemme va aussi s’exprimer dans une promotion irréfléchie de l’arbitrage vidéo – qu’ils pratiquent, de fait, à longueur de retransmissions. Qu’on en fasse des arbitres vidéo, pour rire un peu.

L’entreprise de démolition des arbitres est une entreprise d’abêtissement des publics. La haine de l’arbitre est aussi une haine du football : au lieu de raconter, d’analyser et de célébrer le jeu, il s’agit de produire un ressentiment permanent. Les commentateurs-consultants en sont toutefois moins responsables que leurs dirigeants, qui tolèrent les dérives et font rois des démagogues néfastes. Les points d’audience gagnés ne compensent pas les points de QI perdus, et à plus long terme, tout le monde y perd.


[1] Certains commentateurs sont capables d’asséner des avis définitifs sans attendre de revoir les images, puis de voir ce qui leur chante dans ces images.
[2] Certains sous-produit de cette assertion sont pourtant démentis, comme la conviction que les arbitres français sifflent plus que les autres. Autre tartufferie majeure : le « manque de psychologie » reproché à des arbitres qui se font hurler au visage par les joueurs et pourchasser dans les couloirs par les entraîneurs et les dirigeants, avant d’être exécutés sur les plateaux de télévision.

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