Finalement, l’arbitrage vidéo, c’est très bien quand on ne l’utilise pas ? À l’issue d’une Coupe du monde qui a servi de laboratoire improvisé, cette conclusion vient spontanément à l’esprit. La FIFA avait pris des risques considérables en précipitant son adoption pour une compétition aussi exposée. Elle semble avoir pris en compte ces risques en adoptant une stratégie de plus en plus prudente au cours du tournoi.
Plus soucieuse de promouvoir l’arbitrage vidéo que de l’évaluer sérieusement, la FIFA en présente un bilan exclusivement positif. Pour Gianni Infantino, le débat existe encore moins qu’avant la compétition : il brandit un « taux de décisions correctes » passé de 95% à 99,3% [1]. La satisfaction d’avoir rectifié une douzaine d’erreurs manifestes (c’était bien le moins qui en était attendu) ne devrait toutefois pas conduire à occulter les problèmes soulevés, ni les promesses non tenues.
« DISPARITION » DE LA VAR
Chronologiquement, les interventions de la « VAR » ont vite suscité diverses polémiques qui ont connu un pic à la fin de la phase de groupe. En revanche, dès le début de la phase à élimination directe, ce fut comme si la VAR avait disparu. Du moins jusqu’à la finale, où l’attribution d’un penalty à la France a montré qu’il suffisait d’une fois pour déchaîner à nouveau le débat.
Les chiffres de la FIFA indiquent un phénomène ambivalent. Lors des 48 matches du premier tour, ils recensent 335 « vérifications » (7 par match en moyenne), 17 ayant donné lieu à une « On Field Review », c’est-à-dire à une interruption officielle, signifiée par le désormais fameux geste de l’arbitre central. Des huitièmes de finale à la finale, soit 16 matches, il y a eu 120 vérifications (7,5 par match) et seulement trois OFR.
D’une phase à l’autre, on est passé d’une interruption tous les 2;8 matches à une interruption tous les 5,3 matches. Mais les « vérifications » sans OFR sont restées à un niveau élevé. La VAR s’est ainsi faite beaucoup plus discrète, de deux manières : en n’interrompant presque plus les rencontres et en privilégiant un vidéoarbitrage « invisible », ce qui a eu pour effet de limiter le nombre de polémiques [2].
L’ENGRENAGE DES CONTROVERSES
En peu de temps, on a vu que la tendance à vouloir tout examiner dans la surface conduisait à une inflation de penalties et à des imbroglios sur les mains. Les ralentis ont fait apparaître des mains (passée inaperçues dans le direct, et moins évidentes à vitesse réelle) et, surtout, on a eu l’impression d’une relecture de la règle : le caractère intentionnel du geste est de moins en moins considéré[3]. Au moins a-t-on compris que les images ne faisaient pas toujours surgir une vérité immanente sur laquelle tout le monde s’accorderait.
Alors que l’assistance vidéo devait n’intervenir qu’en cas d’« erreur manifeste » de l’arbitre, elle d’abord tendu à le faire sur un grand nombre de situations sensibles, tout en en laissant de nombreuses autres, pourtant semblables, de côté. Aussi les controverses se sont-elles logiquement concentrées sur les changements de décision contestables, d’une part, sur des non-interventions qui ont suscité incompréhension et sentiment d’injustice, d’autre part : pourquoi réviser certaines situations, et pas d’autres de même nature ?
La FIFA a probablement, quoique tardivement, compris le risque d’une perte de contrôle. Elle a opté pour une VAR moins présente, mais pas moins active – un mode furtif, en quelque sorte.
L’ARBITRE SOUS TUTELLE VIDÉO
Concrètement, cette approche a consisté à laisser la main à l’arbitre central sur la décision initiale, et aux arbitres vidéo sur la décision finale. Avec des échanges permanents par micros et oreillettes, le premier est en quelque sorte piloté par les seconds, qui :
– laissent le jeu se dérouler quand il a pris la bonne décision ;
– le corrigent instantanément, quand c’est possible, s’il s’est trompé ;
– en dernier recours interrompent le jeu avec appel officiel et déplacement de l’arbitre vers l’écran.
Ce « pilotage » permanent de l’arbitre de champ par les arbitres vidéo entre en contradiction avec le principe initial d’une « assistance » : non seulement l’initiative du recours aux images appartient majoritairement aux seconds, mais la décision finale semble aussi leur revenir (dans seulement trois cas d’OFR sur 20, le central a maintenu sa décision). Il en résulte par ailleurs une certaine opacité, puisque 95% des interventions des arbitres vidéo restent invisibles.
Le déplacement de l’arbitre de champ vers l’écran de contrôle en devient plus facultatif, dans la mesure où il confirme presque toujours la décision « suggérée » depuis le studio VAR de Moscou. Déjà, trois des 17 interruptions du premier tour n’avaient pas donné lieu à un déplacement de l’arbitre vers l’écran situé au bord du terrain. Ce revisionnage a d’ailleurs été souvent expédié comme une formalité.
DES DÉGÂTS LIMITÉS
Le bénéfice de cette approche est qu’elle réduit le nombre d’interruptions et donc l’impact sur la continuité du jeu, même si l’on a vu que celles-ci avaient souvent été beaucoup plus longues que souhaité, en particulier pour les penalties [4]. Son inconvénient est qu’elle conduit – en cas d’erreur du central ou de fort doute sur sa décision – à interrompre tardivement le jeu alors qu’il s’était poursuivi.
Pour l’heure, avec cette stratégie oblique, la FIFA retarde une évolution dont on a vu dans les championnats-tests qu’elle avait pris des allures de fatalité : l’augmentation du nombre de recours et l’extension du champ d’application, préconisées par les instances afin que rien n’échappe à la VAR et à sa logique de justice.
Cependant, si le protocole complet devient plus rare, il tend à porter sur les actions les plus sensibles et les plus difficiles à interpréter – précisément celles pour lesquelles la décision définitive va être immanquablement contestée. On l’a vu en finale, qui a connu un tournant crucial quand les arbitres ont trouvé dans les ralentis matière à penalty pour une main de Perisic. Limiter les interventions de la VAR n’empêche pas les polémiques majeures, et cela exacerbe les frustrations quand des situations suspectes ne sont pas examinées.
UN BILAN TRÈS PROVISOIRE
La FIFA peut se féliciter, non pas de la réussite totale qu’elle proclame, mais d’avoir été suffisamment prudente pour limiter les dommages. On a tout de même pu commencer à mettre en balance les bénéfices et les coûts, comprendre que la solution ne réglait pas tous les problèmes et qu’elle en créait de nouveaux.
Des décisions sont restées incomprises, la cohérence des recours et des non-recours a été mise en cause, avec une justice qui semble tomber du ciel. Les interruptions ont suscité de la confusion sur la pelouse et de la perplexité dans les tribunes. Les contestations sur le terrain et en dehors, les accusations de favoritisme ont persisté. L’élément le plus positif de cette expérimentation étant la limitation du nombre de recours sur le terrain, difficile de ne pas penser que moins on utilise la vidéo, mieux on se porte. Mais est-ce la logique de l’outil ?
Sous contrôle étroit, avec les meilleurs arbitres de champ et les meilleurs arbitres vidéo, le dispositif a évité un désaveu précoce en Russie. Dans les championnats où il va être adopté la saison prochaine, avec des conditions moins favorables, on peut craindre un bilan différent, et des problèmes au moins aussi aigus que ceux rencontrés en Italie ou en Allemagne. L’aventure de l’arbitrage vidéo se poursuit.
[1] Des chiffres maison, qui comptent comme justes des décisions contestées. On peut se référer à l’inventaire du site goal.com.
[2] D’autres facteurs ont pu contribuer à cette relative discrétion : les circonstances et la qualité de arbitres, les meilleurs officiant à ce stade de la compétition (ce qui rappelle qu’un très bon arbitrage rend la VAR à peu près inutile).
[3] Toute main tend à être sanctionnée, ce qui vaut des penalties pour des gestes accidentels. Faut-il renoncer à l’appréciation de l’intentionnalité, qui est sujette à interprétation et contestation, mais qui permet du discernement ?
[4] En finale, entre la main de Perisic et la décision de l’arbitre, il s’est écoulé 2 minutes et 10 secondes. La remise en jeu interviendra encore 3 minutes plus tard (après contestations, exécution du penalty et célébrations).