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historique

La politique (et les mille vies) de Daniel Guérin


Entretien avec Ian Birchall et David Berry, réalisé par Selim Nadi in Revue Contretemps, mai 2017. Voir la réaction d'Ahmed Henni, gendre de Daniel Guérin.

Selim Nadi : Comme Sebastian Budgen le note très justement dans sa préface à l’autobiographie de jeunesse de Guérin (1), ce dernier a quasiment couvert l’ensemble du paysage politique des luttes françaises – et mondiales – du XXe siècle ; qu’il s’agisse des organisations (syndicalistes-révolutionnaires, PCI, Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, etc…), des échanges avec de nombreuses figures de premier plan de la gauche radicale (Sartre, C.L.R. James, Korsch, Padmore…) ou encore de ses rapports avec de nombreux leaders des luttes de libération nationale (Messali Hadj, Frantz Fanon, Ben Bella…). Pourriez-vous revenir sur le caractère fédérateur de Guérin ?

Ian Birchall : Ce que je trouve le plus intéressant chez Guérin, c’est l’attention qu’il porte au dialogue. Il avait de fortes opinions sur beaucoup de questions, mais il était toujours prêt à dialoguer sans tomber dans les attaques qui sont si courantes dans certaines sections de la gauche. Il trouvait le temps d’échanger y compris avec de tout petits groupes, et même lorsqu’il critiquait sévèrement un opposant politique il notait aussi les aspects positifs de ce dernier. Je pense que c’est ce style politique qui participe de la contribution de Guérin à la gauche et c’est un aspect qui reste toujours pertinent dans nos débats contemporains.

David Berry : Je suis d’accord sur le fait que cette attitude constitue l’un des aspects les plus attrayants de Guérin, mais je pense que c’est plus qu’une question de style. Dès ses premières « notes de lectures » prises pendant le fameux voyage en Indochine, à la fin de 1929, il est clair que l’antidogmatisme était fondamental chez Guérin. Il critiquait les marxistes de son époque pour avoir créé un « Marx standardisé, avec une figure redoutable de prophète barbu », et les bolcheviques pour avoir transformé le marxisme en « une espèce de religion mystique avec Lénine pour pontife ». Il y voyait une « trahison » de Marx.

Ce n’est pas un hasard si le premier véritable engagement politique de Guérin s’est fait aux côtés de syndicalistes comme Pierre Monatte ou Christian Chambelland au sein de la campagne pour la réunification de la CGT : en effet, sa critique la plus passionnée du PC portait sur le rôle que ce dernier avait joué dans la division de la classe ouvrière, un crime impardonnable aux yeux de Guérin. Cette attitude transparaît jusque dans le langage qu’il utilise dans ses écrits.

Bien que, comme l’a indiqué Ian, il avait de fortes opinions et des idées bien arrêtées concernant ceux qui se trouvent du mauvais côté des barricades, ses arguments sur n’importe quel sujet s’accompagnaient toujours de réserves – « dans une certaine mesure » est sans doute l’une des expressions les plus récurrentes dans son œuvre. Les choses n’étaient pas noires ou blanches pour lui. Et bien qu’il y avait certaines « lignes rouges » à ne pas franchir, il préférait chercher ce qui unissait les gens plutôt que de focaliser sur ce qui pouvaient les diviser : « J’ai horreur des sectes, des cloisonnements, des gens que presque rien ne sépare mais qui, pourtant, se regardent en chiens de faïence » (Front populaire révolution manquée, 1970).

D’un point de vue plus personnel, Michel Lequenne relate dans son livre Le Catalogue (pour mémoires) que Guérin l’avait introduit, lui, un artisan autodidacte, auprès du célèbre écrivain américain Richard Wright : « Mais Guérin était ainsi : c’était lui qui décidait de la valeur des êtres, et il avait le souci de mettre en contact tous ceux qu’il estimait ».

S.N. : En quel sens la tentative de « synthèse » du marxisme et de l’anarchisme de Guérin vous semble-t-elle pertinente pour la gauche radicale française d’aujourd’hui ?

I.B. : En tant que marxiste, je ne pense pas qu’une « synthèse » du marxisme et de l’anarchisme soit possible, ni même souhaitable. Ce que je trouve extrêmement pertinent c’est que Guérin reconnaisse la valeur de certaines analyses et idées anarchistes. Cela appartient, je pense, à la tradition du léninisme précédant la montée du stalinisme. Rappelons-nous que L’État et la révolution de Lénine a été accusé par beaucoup de marxistes de faire trop de concessions à l’anarchisme. Dans ses premières années, l’Internationale Communiste a fait d’importants efforts pour attirer des syndicalistes et des anarchistes ; les travaux de Victor Serge et d’Alfred Rosmer sont extrêmement pertinents sur ce point. Aujourd’hui, de nouvelles variantes de l’anarchisme se sont développées dans le milieu « anti-capitaliste », le plus souvent parce que les jeunes militants sont dégoûtés par la corruption et la lâcheté du milieu parlementaire. Les marxistes devraient chercher à coopérer de manière constructive avec ces courants.

D.B. : Je pense que l’approche de Guérin était fondamentalement la bonne et qu’elle est absolument essentielle aujourd’hui. Ce que Guérin pensait et voulait mettre en avant était le fait que cela n’avait pas de sens de parler de « marxisme » et d’« anarchisme » au singulier, comme si ces deux concepts étaient clairement définis et délimités, et comme s’ils étaient fondamentalement différents – et immuables. Je ne pense pas que les idéologies politiques fonctionnent de cette manière et cela ne reflète certainement pas notre expérience des mouvements historiques. Ce type d’essentialisme (toujours trop répandu parmi les marxistes comme parmi les anarchistes) ignore le fait qu’il y a toujours eu de multiples marxismes et de multiples anarchismes, et qu’historiquement des chevauchements et des convergences ont existé entre certaines formes de marxisme et certaines formes d’anarchisme.

Je suis content que ce siècle semble plus enclin à remettre en question certaines traditions et à se confronter à ce sur quoi Guérin insistait, c’est-à-dire que le marxisme et l’anarchisme doivent être dépassés et que cela ne peut se faire que par la pratique :

« Le communisme libertaire n’est encore qu’une approximation et non un dogme ne varietur. Il ne peut, me semble-t-il, se définir sur le papier, dans l’absolu. Il ne saurait être une ratiocination du passé, mais bien plutôt un point de ralliement vers l’avenir. » (Voir Spadoni, Pelletier et Gottraux et Voutat in Contretemps no.6, février 2003).

S.N. : Pourriez-vous revenir sur la prise de distance de Guérin d’avec Trotsky et le mouvement trotskyste ? Bien qu’il y ait eu des divergences politiques entre Guérin et Trotsky au moment de la guerre d’Espagne – notamment sur le soutien à apporter, ou non, au POUM – il semble que les trotskystes américains aient également joué un rôle dans cette « rupture ».

I.B. : Il existait de réelles différences entre Guérin et Trotsky. Selon moi, Guérin n’était pas assez critique envers Pivert. Mais il faut également ajouter que la conception que se faisait Trotsky de la Quatrième Internationale était extrêmement étroite, en cela qu’il y percevait une unité monolithique. Une Quatrième Internationale qui n’incluait pas Victor Serge, Alfred et Marguerite Rosmer ainsi que Daniel Guérin, se coupait elle-même des meilleurs éléments de la gauche anti-stalinienne.

Il faut également noter que la prise de distances de Guérin envers Trotsky et le trotskysme a été un lent processus qui dura plusieurs années. Selon Jacques Kergoat, il fut « fugacement » membre de la Quatrième Internationale en Norvège, en 1940. Il travailla également étroitement avec les trotskystes français pendant l’occupation allemande. Il semble que ce soit son expérience du trotskysme aux États-Unis qui l’ait définitivement écarté du trotskysme. Guérin critiquait à la fois le SWP et le Workers Party. Je dois ajouter que, ayant lu récemment le livre de Joe Allen People Wasn’t Made To Burn (Haymarket, 2011), j’ai l’impression que Guérin a été trop sévère et n’a pas reconnu le bon travail anti-raciste effectué par le SWP.

D.B. : Il y a eu des doutes sur le fait de savoir si Guérin était réellement membre du POI, et non pas un simple « compagnon de route ». Selon Rodolphe Prager, membre important du POI, Guérin n’en était pas membre. Selon Yvan Craipeau et Michel Lequenne, il l’a été – de 1942 à 1944. Ian a cité Kergoat. Il était clairement très étroitement impliqué auprès de la résistance trotskyste en France. Il est également intéressant de noter qu’au printemps 1942, Guérin a été approché (ainsi que le communiste oppositionnel suisse Pavel Thalmann) par Marcel Hic du POI, qui lui a demandé de l’aider à réorganiser le secrétariat international de la Quatrième Internationale. Un programme d’étude clandestin, mis en place par le parti pour ses militants en 1943, comprenait un ensemble de textes de Marx, Engels, Lénine, Trotsky et … Guérin (Fascisme et grand capital).

Il est également clair, à la vue des papiers de Guérin, qu’il était étroitement impliqué dans le PCI (Parti communiste internationaliste, qui succéda au POI à partir de 1944), notamment en raison de la campagne en faveur de la décolonisation du Vietnam. Guérin écrivait sur les relations américano-soviétiques pour le journal du parti, La Vérité, en Octobre 1945, et ses archives contiennent une correspondance datant de 1945–46 avec de nombreux trotskystes très connus (David Rousset, Ernest Mandel, Pierre Lambert, Pierre Frank, Michel Raptis, Marcel Gibelin, Jacques Danos, Charles Bettelheim, Marguerite Bonnet…), tout comme des exemplaires du Bulletin du Secrétariat Européen de la IVe Internationale (qui n’était distribué qu’aux membres), ainsi que des rapports, des pamphlets et d’autres périodiques du mouvement trotskyste français d’avant 1953 (y compris des documents du 2ème congrès du PCI, Janvier 1946).

Michel Lequenne écrit à propos du rôle de Guérin dans la commission ouvrière du PCI à la Libération :

« La dernière fois que je le vis dans l’organisation, ce fut à une assemblée générale, en 1947 Ce fut certainement la scission qui eut lieu peu après qui l’éloigna du PCI ». Le manifeste du groupe de discussion du parti, le Cercle Lénine, fut signé, lors de sa republication, en 1947, par Guérin (aux côtés de J. Cassou, R. Cheramy, J. Danos, Y. Dechezelles, J. Duvignaud, C. Molinier, L.Schwarz et P. Geraume pseudonyme de Lequenne – La Vérité no. 327).

Néanmoins, l’engagement de Guérin dans le mouvement trotskyste continuait d’être tempéré par sa critique de ce qu’il percevait comme une tendance au dogmatisme ainsi que de son mode d’organisation. Un grand tour des États-Unis entrepris en 1946–49 semble avoir été structuré à certains égards par des visites à des sections ou des militants importants du Socialist Workers’ Party et du Workers’ Party dissident et, bien que toutes ses expériences avec les trotskystes américains n’aient pas été négatives (les rencontres avec son ami C.L.R. James par exemple, ou avec Joan London, la fille de Jack), beaucoup le furent, et ce voyage s’est avéré être un tournant dans le « trotskysme » de Guérin.

Dans une lettre de 1948 à Marceau Pivert (qui vivait alors à New-York), Guérin revenait sur son mécontentement face à une tendance trotskyste qui « répète mécaniquement de vieilles formules sans les repenser, et en reposant la tête sur l’oreiller des écrits (admirables certes) de Trotsky ». D’un autre côté, il ajoutait que « ce sénilisme, que, pour ma modeste part, je voudrais secouer, est infiniment moins erroné que l’incapacité des social-démocrates de gauche à rompre une ornière infiniment plus fétide ». Revenant 30 ans en arrière, il conclue : « Ce sont les trotskystes américains qui, malgré leur indéniable militantisme, m’ont fait cesser, pour toujours, de croire aux vertus des partis révolutionnaires de type autoritaire et léniniste ».

Cependant, avant même d’aller aux États-Unis, il avait déjà décrit son analyse de classe du jacobinisme (La Lutte de classes sous la Première République, publié pour la première fois en 1946) comme une première tentative de « synthèse du marxisme-léninisme et de l’anarchisme », d’autres écrits sur le besoin de « dé-jacobiniser la Révolution » ont été publiés dans les années 1950 et 60. Ainsi, ses expériences américaines, à une époque où il était dans les faits un émissaire du secrétariat international de la Quatrième Internationale, renforcèrent les réserves qu’il émettait déjà sur le léninisme.

La relation de Guérin au trotskysme est restée étroite tout en étant critique toute sa vie. Trotsky est resté une référence centrale pour lui, et il a maintenu des relations cordiales avec le mouvement trotskyste. En 1970 par exemple, à l’époque où il commençait à parler de « marxisme libertaire » ou de « communisme libertaire », il a publié une collection d’écrits de Trotsky sur la Seconde Guerre mondiale. En 1972, une enquête du ministre de l’Intérieur, Marcellin, sur le financement des organisations trotskystes françaises comptait Guérin sur la liste des possibles généreux bienfaiteurs. De plus, en 1977, Guérin a accepté de devenir membre du comité éditorial des nouvellement parus Cahiers Léon Trotsky (dont l’historien Michel Dreyfus fut le premier rédacteur en chef).

Guérin a également entretenu des amitiés étroites avec des trotskystes de premier ordre, comme Lequenne et Raptis, et ce jusqu’à sa mort. Cette capacité à garder des relations de camaraderie avec divers secteurs du mouvement révolutionnaire – un mouvement habituellement caractérisé (peut-être particulièrement en France) par un degré plus ou moins fort de sectarisme – était, selon moi, inhabituel et admirable. Avoir des représentants de toutes les tendances du trotskysme français à ses funérailles – aux côtés d’anarchistes, de syndicalistes et de bien d’autres, ainsi que de militants plus ou moins jeunes (comme l’a rapporté un informateur de la police) – était un sacré exploit.

S.N. : Plus tard, Guérin échangera beaucoup avec Sartre. Ce dernier refusera notamment la publication de l’article de Guérin intitulé « Quand le fascisme nous devançait » (1954) dans Les Temps Modernes. Dans une lettre du 28 Mars 1956 à Emmanuel Mormiche, militant anarcho-syndicaliste, Guérin écrit que ce refus ne l’empêchera pas de continuer à collaborer avec Sartre, estimant que leurs désaccords sont beaucoup moins importants que les idées qu’ils ont en commun. Pourtant, dans un entretien avec Jean Le Bitoux (1948–2010), figure du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, Guérin affirme le contraire (« Je n’ai jamais été d’accord avec Sartre sur le plan politique (2) »). Pourriez-vous revenir sur les rapports intellectuels entre Guérin et Sartre ? Ce dernier étant le plus souvent réduit au rôle de compagnon de route du PCF, occultant par-là ses rapports complexes avec l’extrême gauche française (3).

I.B. : Il y avait évidemment de grandes différences entre Sartre et Guérin ; ils venaient de traditions intellectuelles vraiment différentes. Sartre ne fut jamais un militant comme le fut Guérin. Néanmoins, ils avaient tous les deux des rapports étroits avec Colette Audry. (Audry publia un article dans le numéro des Temps modernes duquel le texte de Guérin fut refusé assez similaire, dans son analyse du Front Populaire, à celui de Guérin ; il est donc difficile de comprendre pourquoi le texte de Guérin fut refusé). Dans Question de Méthode, Sartre critiquait Guérin sur la base d’un argument assez secondaire. Je suspecte Sartre de ne pas avoir lu l’ensemble du livre – il était trop occupé à écrire pour lire assidûment.

Cependant, bien qu’il y avait de réelles différences, sur des questions fondamentales ils se retrouvaient généralement du même côté – les deux signèrent le Manifeste des 121 en 1960 et en 1968 Sartre et Guérin signèrent l’une des premières déclarations de soutien aux militants étudiants.

Il faut également noter que – malgré l’article rejeté – Guérin était un contributeur régulier aux Temps modernes et que c’est sans doute l’un des rares endroits où ses articles pouvaient être publiés puisqu’ils étaient trop critiques vis-à-vis des États-Unis pour la presse pro-américaine de la guerre froide, mais trop positifs quant à la classe ouvrière américaine pour les journaux pro-communistes. Son magnifique texte « Pitié pour le Maghreb », qui anticipait la tragédie de la guerre d’Algérie apparut également dans Les Temps modernes.

D.B. : Je souhaiterais simplement ajouter une ou deux choses aux commentaires de Ian – l’une sur l’aspect positif, l’autre sur le négatif. Premièrement, il est vrai qu’ils ont tous deux signés de nombreux appels et manifestes sur beaucoup de questions, et Sartre ajouta également son nom à l’appel pour que le gouvernement américain laisse Guérin revenir aux États-Unis (1950) – dont il était banni – afin de rendre visite à sa femme et à son enfant (qui vivaient là-bas à l’époque, avec la belle-mère de Guérin). Secondo, comme l’écrivit Guérin plus tard dans un article cinglant, publié dans Combat (« Sartre et la chute de l’idole », 5 Avril 1956), sur la conversion tardive de Sartre au marxisme anti-staliniste après le discours de Krushchev en 1956 :

« Ici encore quelques-uns d’entre nous sont obligés de serrer les lèvres pour ne pas laisser échapper ce qu’ils ont sur le cœur. Ils pourraient évoquer le drame d’une génération de marxistes antistaliniens, dont la vie entière a été brisée par l’effroyable tabou du despote aujourd’hui renversé, qui se sont trouvés pratiquement seuls, un bâillon sur la bouche, laminés entre une bourgeoisie qui les rejetait et une orthodoxie «communiste» qui les abreuvait d’injures, s’efforçant non sans peine de résoudre cette contradiction redoutable: dénoncer le stalinisme sans échouer dans le camp des ennemis de la Révolution d’Octobre ».

S.N. : La magistrale étude de Guérin, en deux volumes, La lutte des classes sous la Première République (1946) apparaissait, à juste titre, à plusieurs figures importantes de la gauche radicale de la seconde moitié du XXe siècle, comme une œuvre historique majeure. Dans sa Critique de la raison dialectique, Sartre écrit (dans une note de bas de page) qu’« avec toutes ses erreurs le livre de Guérin demeure un des seuls apports enrichissants des marxistes contemporains aux études historiques (4) ». De la même manière, dans une lettre rédigée alors qu’elle étudiait au Swarthmore College, sa fille Anne lui écrit que l’un de ses professeurs d’histoire – responsable d’un séminaire sur l’Europe entre 1760 et 1870 – lui a dit « combien il était heureux de connaître la fille de Daniel Guérin, dont il a lu tous les livres ». De plus, cet ouvrage de Guérin figurait au rang des lectures de ce séminaire. Même si comme le précise Anne Guérin « ce professeur n’étant pas marxiste, il n’est pas d’accord avec tes conclusions (5) ». Cet ouvrage fut également célébré par l’auteur des Jacobins noirs, C.L.R. James, un aspect qui ressort notamment de plusieurs échanges de lettres du marxiste trinidadien avec Guérin. Comment expliquer qu’aujourd’hui ce livre n’apparaisse que si peu dans les bibliographies d’historiens ou de militants concernant la Révolution française ? À l’époque, Guérin a également été attaqué par les historiens du PCF (6). Pensez-vous que l’influence trotskyste de Guérin – il s’était notamment fortement inspiré du concept de révolution permanente – ait à voir avec cette relégation aux oubliettes ?

I.B. : Le livre de Guérin est une contribution importante, ce qui fut d’ailleurs reconnu par Georges Lefebvre. Je pense qu’il y a un certain nombre de raisons pour lesquels Guérin fut négligé. L’une d’elles est simplement le snobisme – Guérin n’était pas un universitaire professionnel ; lui et Maurice Dommanget, un autre historien important de la tradition révolutionnaire française, sont très largement ignorés par les universitaires professionnels.

De plus, il remit en question le mythe de la Révolution Française comme l’origine de la « République » et de la laïcité. Pour Clemenceau, la Révolution Française était un « bloc » ; pour Jaurès, le socialisme découlait directement de la Révolution Française. Guérin montra que la Révolution n’était pas un bloc mais que celle-ci fut profondément divisée en termes de classes. Et lorsque l’école de François Furet commença à attaquer l’interprétation marxiste de la Révolution, elle se focalisa sur les travaux de Mathiez, Lefebvre et Soboul. La gauche avait tendance à défendre ces historiens, plutôt que de voir le travail de Guérin comme une base pouvant servir à faire un bilan supérieur et plus défendable de la Révolution.

Hélas, même les historiens ayant utilisés le travail de Guérin ne l’ont pas défendu. Ainsi, Les babouvistes de Jean-Marc Schiappa (Saint-Quentin, 2003) offre une description fascinante et très bien documentée de la classe ouvrière émergente dans la France révolutionnaire. Schiappa cite Guérin uniquement pour pointer ses erreurs. Mais la description de Schiappa d’« une classe ouvrière en gestation » n’est qu’une variante de la métaphore de Guérin d’une classe ouvrière embryonnaire.

D.B. : Cela est certainement vrai, mais la réinterprétation que fait Guérin ne fut pas uniquement influencé par Trotsky (et par Kautsky, comme l’a montré Jean-Numa Ducange). Eric Hobsbawn note que le livre de Guérin représente « une curieuse combinaison d’idées libertaires et trotskystes – non sans un soupçon de Rosa Luxemburg » (Echoes of the Marseillaise, 1990).

Guérin était, en effet, fortement influencé par Kropotkine – grâce, ironiquement, à un commentaire de Trotsky dans La révolution défigurée remarquant qu’il n’y avait pas d’histoire marxiste digne de ce nom de la Révolution Française et que les révolutionnaires doivent lire le livre de Kropotkine La Grande Révolution, 1789 – 1793 (Paris : Stock, 1909) pour sa compréhension du rôle révolutionnaire des masses populaires. Ainsi, la signification politique de l’étude de Guérin ne fut pas simplement de saper le stalinisme (Staline étant comparé à Robespierre) ou de rejeter la collaboration de classe implicite dans le Front Populaire. Comme le notait C.L.R. James : « Un tel livre n’avait encore jamais été écrit et n’aurait pu l’être à aucune autre époque que la nôtre. Il est imprégné de l’expérience et de l’étude du plus grand événement de notre temps: l’éclosion puis la dégénérescence de la Révolution russe, et animé par un souci implicite: comment les masses révolutionnaires peuvent-elles éviter l’écueil redoutable de la bureaucratie, de la résurgence d’un nouveau pouvoir d’Etat oppressif et établir la démocratie directe? » (Perspectives socialistes (Revue bimensuelle de l’Union de la Gauche Socialiste, n°4, 15 Février 1958).

Pour Guérin et d’autres, comme James, il s’agissait d’une critique des conceptions léninistes quant au leadership et à l’organisation. Dans « La Révolution déjacobinisée » (dans Jeunesse du socialisme libertaire, 1959), Guérin utilisa une critique immanente du marxisme pour arguer que le socialisme « authentique » découle spontanément de la lutte de la classe ouvrière (contra Blanqui ou Lénine) et que celui-ci était fondamentalement libertaire : les conceptions autoritaires de l’organisation du parti et de la stratégie révolutionnaire trouvent leur origine dans des modes de pensée bourgeois, voire aristocratique, selon Guérin.

S.N. : En 1925, Guérin fut envoyé travailler chez Hachette, non loin de la Gare du Nord. C’est notamment là qu’il « rencontra » la classe ouvrière, rencontre qui fut dans un premier temps surtout sexuelle, mais qui se doubla assez rapidement d’une perspective politique. Quel rôle jouèrent les relations homosexuelles de Guérin avec des ouvriers dans son attrait pour le socialisme ?

I.B. : Guérin écrit quelque part (je ne retrouve plus la citation exacte) qu’il apprit plus sur la classe ouvrière au lit avec de jeunes prolétaires que dans n’importe quel ouvrage de théorie marxiste. C’était de la provocation et je pense qu’il nous faut être quelque peu sceptiques. Bien que ses expériences homosexuelles étaient sans aucun doute importantes, celles-ci se sont combinées avec ses lectures sérieuses et extensives ainsi qu’avec son activité dans le mouvement ouvrier. Il serait faux d’y voir un facteur premier ou autonome.

D.B. : « C’est par ce contact que je découvris les conditions de vie, la manière de vivre, l’état d’esprit de la classe ouvrière. C’est là, dans le lit avec eux que je découvris la classe ouvrière, bien plus qu’à travers des écrits marxistes » (Entretien ré-utilisé par Laurent Muhleisen et Patrice Spadoni dans Daniel Guérin, 1904–1988 : Combats dans le siècle). Mais je suis assez d’accord avec Ian sur le fait qu’il arrivait à Guérin d’exagérer le rôle qu’ont joué ses relations sexuelles avec des ouvriers dans sa prise de conscience ou sa compréhension de la classe. Dans Homosexualité et Révolution par exemple, il écrit :

« je me trouvais être à la fois homosexuel et révolutionnaire, sans d’ailleurs pouvoir distinguer nettement quelle pouvait être la part de l’intellect (lectures, réflexions) et celle du sensible (attraction physique vers la classe ouvrière, révolte, rejet de mon ancien milieu bourgeois) » (Le Vent du ch’min, 1983, p. 11.).

Il avait beaucoup lu, il avait été influencé par Résurrection de Tolstoï, il s’identifiait déjà avec « l’extrême gauche marxiste » en tant qu’étudiant, etc. D’un autre côté, il est sans nul doute vrai, étant donné la nature extrêmement dissimulée de sa vie de grand bourgeois d’avant 1925, que sa compréhension théorique aura été profondément affectée par sa rencontre plus intime avec des ouvriers et la réalité de leur vie quotidienne :

« C’est ainsi que je commençais à comprendre de plus en plus leur mode de vie et à avoir un sentiment profond de solidarité humaine face à l’exploitation et à la pauvreté. Il ne s’agissait pas d’une, deux ou trois expériences, comme chaque jeune bourgeois a pu en avoir avec une jeune fille ; j’en avais 15, 20, 30 » (« Interview à la revue Homo 2000, 1979 », reproduit dans Homosexualité et Révolution, p. 64.).

S.N. : Pourriez-vous revenir sur la manière dont Guérin lie l’homosexualité – et plus largement la sexualité – à une question de classe ? Notamment sur son rapport au Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, dont il critiquait l’aspect strictement sexuel.

I.B. : Je ne peux répondre à cette question en détails, mais il est clair que pour Guérin, la question de classe était centrale à toute analyse des sociétés humaines. L’expérience d’un homosexuel de la classe ouvrière était radicalement différente de celle d’un membre de la haute bourgeoisie. Et, tout comme toute compréhension du racisme requiert une analyse de l’impérialisme, toute compréhension marxiste de la sexualité requiert une analyse de la famille.

D.B. : Comme le fait remarquer Thomas Bouchet, « c’est avec Daniel Guérin que l’articulation entre convictions socialistes et pratiques sensuelles est la plus nette » (Les Fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours, 2014, p. 191.). Et il est clair que Guérin plaçait son analyse de l’injustice que constitue l’homophobie dans le contexte de la société de classes, arguant que ce n’est qu’à travers la création d’une société communiste-libertaire que la sexualité pourrait être réellement libre. Néanmoins, bien qu’il y ait, selon lui, un lien inhérent ou inévitable entre la conscience de l’hétéronormativité oppressive et une critique des inégalités de classes, ce n’était pas vrai pour beaucoup d’autres – d’où sa critique du mouvement de libération gay de son époque, qu’il considérait comme apolitique et consumériste.

S.N. : En quel sens les réflexions de Guérin sur l’homosexualité vous semblent-elles avoir encore quelque pertinence aujourd’hui ?

I.B. : Il y a peut-être peu de sujets sur lesquels les attitudes aient autant évolué, en l’espace d’une vie, que sur la question de l’homosexualité. Lorsque Guérin a publié son article sur Kinsey dans France Observateur, en 1956, il a reçu un certain nombre de lettres hostiles, décrivant l’homosexualité comme une maladie, un phénomène pervers et contre-nature. Et ceci dans l’un des journaux les plus « libéraux » et « progressistes » de la gauche française.

Bien que l’homophobie existe toujours, les choses sont très différentes aujourd’hui. Je pense ainsi que l’intérêt majeur de l’œuvre de Guérin aujourd’hui est de nous rappeler que, si les idées ont évolué, c’est parce que des gens étaient prêts à faire preuve de courage, à aller à contre-courant de l’orthodoxie et à prendre le risque d’être insultés ou agressées, afin de contribuer à la contestation des idées dominantes de la société.

D.B. : Ian a incontestablement raison, bien que le Brexit, Trump et la consolidation de l’extrême droite à travers toute l’Europe (y compris les résultats probablement élevés de Marine Le Pen au cours des prochaines élections, bien sûr) soient des phénomènes effrayants et n’augurent rien de bon quant aux attitudes progressives vis à vis de la sexualité.

S.N. : En 1947–48, Guérin fit un séjour aux États-Unis, d’où il tira plusieurs études sur le mouvement ouvrier états-unien ainsi que sur la question du racisme outre-Atlantique. Il a écrit notamment que « la classe ouvrière américaine constitue, malgré toutes les tares de sa direction, malgré ses préjugés, malgré sa myopie politique, un pouvoir formidable. Pouvoir qui, lorsqu’il consent à se manifester dans des conflits sociaux, prend tout de suite des dimensions gigantesques (7) ». Quelle place cette réflexion sur les États-Unis occupe-t-elle dans la pensée politique de Guérin ?

I.B. : Je pense que le travail de Guérin sur les États-Unis est extrêmement important. Cela remonte aux premières années de la guerre froide, alors qu’il était extrêmement simple de percevoir la lutte des classes comme ayant mutée en lutte inter-États. Il y avait un courant anti-américaniste dans la société française (et britannique), et les partis communistes s’en accommodaient très bien. (Ainsi, lorsque des mouvements culturels radicaux, comme le rock n’roll, ont émergé aux États-Unis, les stalinistes les ont rejeté comme étant automatiquement réactionnaires). Ainsi, pour Guérin, montrer que les États-Unis étaient profondément divisés en classes (et en races) était très important.

D.B. : Je pense qu’il est juste de dire que Guérin était fasciné par de nombreux aspects des États-Unis, et notamment par le pouvoir potentiel – et les contradictions – d’un mouvement ouvrier aussi énorme. Dans les « notes de lecture », que Guérin a rédigées durant son voyage au Vietnam à bord du Bangkok en 1929/30, il écrit qu’« une étude marxiste des États-Unis d’aujourd’hui s’impose ». (En effet, tenter d’expliquer pourquoi les États-Unis n’avaient pas produit de mouvements ouvriers et socialistes avec une conscience de classe, similaires à ceux d’Europe, semble avoir été un sujet de débat majeur parmi les théoriciens marxistes des années 1920 et 30). Et dans son autobiographie des années post-Seconde Guerre mondiale, Le Feu du sang, il décrit le temps qu’il a passé en Amérique (de décembre 1946 à février 1949) comme « la plus grande aventure de ma vie » (p. 141.). Mais ses tentatives de comprendre et d’expliquer les complexités de la société américaine ont été confrontées aux circonstances internationales : comme le premier volume de Où va le peuple américain ? a été publié en 1950, au plus haut de l’hystérie de la guerre froide, il fut largement condamné comme étant « anti-américain ». En fait, Guérin appartenait à ce petit groupe d’intellectuels de gauche qui étaient constamment opposés à la fois à Washington et à Moscou :

« Je serai amené, dans mon livre, à revendiquer hautement pour l’auteur le droit d’attaquer le Big Business, sans pour autant cesser d’être, depuis toujours, « un adversaire déclaré du régime stalinien et de la politique extérieure russe ». Je reprocherai, entre autres, au despote du Kremlin, d’emprunter aux grandes puissances capitalistes et fascistes leur comportement cynique et brutal d’oiseaux de proie, leurs pires moyens militaires, diplomatiques et policiers, sans aucun égard pour les droits des peuples dont il se fait détester. Je revendiquerai hautement le droit de critiquer le Plan Marshall sans être accusé pour autant de collusion avec le Kremlin et ses agents ou d’hostilité à l’égard du peuple américain. Mais cette déclaration d’intention, pourtant non équivoque, sera peine perdue. » (Le feu du sang, p.226).

S.N. : Le premier ouvrage de Guérin portant exclusivement sur la question noire aux États-Unis est Décolonisation du noir américain, publié en 1963 (même s’il avait déjà évoqué la question dans Où va le peuple américain, 1950). Dans ce livre, il revient sur son étude du mouvement ouvrier américain dans lequel il prônait une alliance entre ouvriers blancs et noirs. Selon Guérin, dans son étude de 1950, il avait sous-estimé l’attachement des prolétaires blancs au « préjugé racial » (8). C’est une réflexion que l’on retrouve également dans Front Populaire révolution manquée, livre dans lequel Guérin évoque « L’indifférence de la masse ouvrière française à l’égard de l’Indochine » (9). Guérin avait-il une pensée stratégique concernant la lutte contre racisme et le colonialisme, qu’il liait souvent à la lutte des prolétaires blancs européens ?

I.B. : La tradition originelle de l’Internationale Communiste (telle qu’exprimée dans le Congrès des Peuples d’Orient de 1920 à Bakou) était d’arguer que le prolétariat des nations industrialisées et celui du monde colonial opprimé avait un intérêt commun (à Bakou, Zinoviev soutenait que le Manifeste Communiste devrait être réécrit avec la formule suivante : « Prolétaires de tous les pays et peuples opprimés du monde entier, unissez-vous ! »). Je pense que Guérin acceptait cette analyse mais reconnaissait que rompre avec l’accumulation d’idéologies racistes et nationalistes prendrait bien plus longtemps que ce qu’il croyait. Je ne pense pas qu’il – ou que qui que ce soit d’autre – avait une solution stratégique pour résoudre ce problème.

D.B. : L’engagement de Guérin dans le mouvement anticolonialiste est bien connu. Celui-ci débuta en 1930, lorsqu’à son retour du Vietnam il fit le vœu de vouer sa vie à « la lutte pour l’abolition du scandale social et colonial » (Autobiographie de jeunesse, p. 270). C’est également ce qui l’a amené à se rapprocher du « marxisme libertaire » de la Fédération Communiste Libertaire de Georges Fontenis, dans les années 1950, avec sa politique de « soutien critique » aux mouvements nationalistes en Algérie et ailleurs. En ce qui concerne le racisme en France ou aux États-Unis, la pensée de Guérin sur la stratégie à adopter – c’est-à-dire la seule stratégie ayant quelques chances de succès – apparaît clairement, par exemple, dans son introduction à l’édition française (traduite par sa fille Anne) de l’autobiographie de Malcolm X (Grasset, 1966/1993) ou dans le discours qu’il fit au meeting public « Six heures pour le Vietnam » au Palais de la Mutualité en 1967 (publié dans « Le Pouvoir noir peut-il révolutionner les États-Unis », Présence africaine, no. 66, 1968).

Dans l’introduction à l’autobiographie de Malcolm X, Guérin met l’accent sur la distance prise par Malcolm X d’avec le séparatisme racial :

« Il dénonce la rapacité du système capitaliste dont le racisme est le fruit. Il passe du simple rejet de la société américaine blanche corrompue, qui était la position négative, passive des Muslims Muslim Brotherhood, à l’organisation des moyens de la changer, qui est une position positive, active. Dans cette optique, il admet la collaboration avec les Blancs, non pas certes avec les Blancs libéraux et non-violents, mais avec les Blancs radicaux, qui contestent l’ordre établi, avec les Blancs activistes du type du héros abolitionniste du XIXe siècle, tombé, les armes à la main, aux côtés de ses compagnons de lutte Noirs: John Brown » (pp. 13 – 14).

Guérin note également qu’à la fin de sa vie, Malcolm X identifiait la lutte des Africains-Américains avec celle des peuples des anciennes colonies du monde entier. Dans son discours de 1967 « Le Pouvoir noir peut-il révolutionner les États-Unis ? », Guérin reconnaissait que « le prolétaire blanc, avant d’être un prolétaire, demeure un Blanc. Il défend désespérément ce qu’il croit être ses privilège de Blanc ». Ajoutant : « Cependant le Pouvoir noir connaît bien l’histoire américaine, où le pauvre Blanc a toujours fait figure de girouette impulsive, aux retournements imprévus. Dans sa mentalité voisinent la conscience de classe et le racisme. Au moins trois fois en un siècle, il a fait alliance avec le Noir contre leurs exploiteurs communs : après la guerre de Sécession, pendant la vague de fond populiste des années 1890, enfin au cours des occupations d’usines des années 1930 ».

Toujours optimiste, Guérin pointait le fait que Malcolm X « avait cessé de rejeter en bloc les non-Noirs », et qu’« il avait fraternisé avec des étudiants blancs, avec des révolutionnaires blancs ». « Aujourd’hui » poursuivit-il, « le Pouvoir noir admet qu’une coalition des exploités des deux couleurs est le principal moyen de révolutionner la société américaine ». Il renvoyait à la vague de militantisme dans le mouvement syndical de la fin des années 1960, particulièrement dans l’industrie automobile, comme représentant un signe d’espoir. Mais il désignait également le risque d’une réaction blanche : « Plus le Pouvoir noir se définira en terme de révolution, de guérilla et de lutte armée, plus il s’exposera au risque de déclencher une riposte des fanatiques du racisme, soutenus par le grand capital américain qui se sent menacé ». Et il concluait – prophétiquement pourrait-on dire, au vu des événements récents – « l’éventualité d’un néo-fascisme ne peut pas être exclue ».

S.N. : Dans Décolonisation du noir américain, Guérin critique fortement l’étude de l’économiste suédois Myrdal (An American Dilemma: The Negro Problem and Modern Democracy, 1944). Il y écrit notamment que jusqu’ici, le « préjugé racial » a fait l’objet de nombreuses descriptions mais que « la cause profonde de cette oppression, son mécanisme essentiel n’ont pas été mis complètement en lumière (10) ». En quel sens peut-on dire que Guérin a tenté de développer une théorie matérialiste du racisme (s’appuyant notamment sur les travaux de W.E.B. Du Bois et d’Eric Williams) ? Quelle est, selon Guérin, l’imbrication existant entre racisme et capitalisme ?

D.B. : Guérin critiquait l’étude sociologique de Myrdal pour sa superficialité, et notamment pour son incapacité à adopter une analyse historique du phénomène du racisme. Guérin était certainement un admirateur de Du Bois, et de son livre Black Reconstruction in America, précisément pour son approche historique matérialiste. Comme Guérin l’écrit : « le préjugé racial est une attitude délibérément fabriquée par les exploiteurs pour justifier l’exploitation de la main-d’œuvre servile. Le point de départ n’est plus le préjugé racial. Le point de départ, c’est l’exploitation économique. Le préjugé suit. » (Où va le peuple américain ? Vol. 2, Paris : René Julliard, 1951, p. 132.)

I.B. : Je n’ai hélas pas les connaissances suffisantes à propos des écrits sur ce sujet pour donner une réponse satisfaisante, outre le fait de rappeler que la connexion fondamentale entre le capitalisme et le racisme est l’impérialisme.

S.N. : De quelle manière cette réflexion sur le racisme aux États-Unis a-t-elle nourrie la réflexion de Guérin sur le racisme et le colonialisme français ?

D.B. : Cela n’a-t-il pas été l’inverse ? Chez Guérin, l’antiracisme est fondateur, me semble-t-il, dès ses jeunes années. Cela est, sans aucun doute, lié à son éducation libérale, humaniste, cosmopolite ainsi qu’à la conscience d’avoir un arbre généalogique multiculturel, sans oublier de mentionner les convictions dreyfusardes de ses parents. Son Autobiographie de jeunesse, relate un certain nombre d’épisodes parlants : témoignage Léon Blum se faisant conspuer à la Chambre des députés (durant un débat sur l’occupation de la Ruhr) au son de « Juif ! Juif ! » ; sa visite à Mayence, à l’âge de 17 ans, pour améliorer son allemand, découvrant qu’il s’entendait très bien avec les « Boches » qu’on lui avait pourtant appris à haïr ; sa découverte des réalités horribles du colonialisme français au Levant, en Afrique du Nord et au Vietnam, et sa distanciation du sionisme à la suite d’un voyage à Jérusalem et à Tel Aviv. Guérin était donc conscient des maux de divers types de racisme et de leur rapport avec le colonialisme et l’impérialisme, bien avant de devenir politiquement actif dans les années 1930. S’en suivit, bien évidemment, une analyse marxiste du fascisme dans Fascisme et grand capital (1936) et d’autres textes. Tout cela datait d’avant son voyage à travers les États-Unis en 1947-48.

S.N. : Comment expliquer que, malgré le rôle central que Guérin a joué, tant au niveau politique qu’intellectuel, au XXe siècle, celui-ci n’occupe pas une place de premier plan dans la gauche radicale d’aujourd’hui ? De plus, il semble que Guérin soit « enfermé » dans une certaine figure de l’anarchiste, ce qui passe totalement sous silence la complexité de sa pensée politique ainsi que sa proximité avec d’autres courants de la gauche radicale.

I.B. : Lorsque la vague révolutionnaire, qui avait débuté en 1968, a commencé à se calmer autour de 1980, il y avait une génération entières d’intellectuels ayant eu une formation marxiste mais étant dépourvus de stratégie pour changer le monde. Ainsi, les intellectuels les plus importants pour eux n’étaient pas ceux, comme Guérin ou même comme Sartre, pour lesquels l’unité de la théorie et de la pratique était centrale, mais plutôt ceux chez qui, comme Althusser ou Walter Benjamin, il y avait une quasi complète coupure entre la théorie et la pratique. Ainsi, un renouveau d’intérêt pour Guérin de la part de militants de gauche serait le bienvenu.

D.B. : Je ne suis pas vraiment d’accord sur le fait qu’il soit « enfermé » en ce sens. Il est certainement vrai que Guérin a été négligé par les universitaires. Mais ce qui m’a fortement frappé au fil des années c’est que les gens – qu’il s’agisse d’universitaires ou de militants – tendent à être souvent familiers avec un aspect particulier de ses écrits ou de son militantisme mais semblent souvent ne pas mesurer l’étendue de sa contribution et de son engagement. Et pourtant, il existe clairement un intérêt comme le montrent les re-publications répétées de nombre de ses livres. On ne peut qu’espérer qu’il y ait plus de traductions vers d’autres langues. Selon moi, la gauche actuelle aurait à apprendre de Guérin, que ce soit en termes d’analyses ou de propositions, mais également de son attitude en tant que militant.


David Berry enseigne au département d’études françaises et européennes de l’université de Loughborough. Il a notamment publié A History of the French Anarchist Movement, 1917-1945 (AK Press, 2009) et prépare actuellement une biographie sur Daniel Guérin.

Ian Birchall est historien et traducteur. Il a notamment publié Sartre et l’extrême-gauche française (La Fabrique, 2011). Voir également ses nombreux articles sur Contretemps.

Selim Nadi est doctorant au Centre d’histoire de Sciences Po ainsi qu’à l’université de Bielefeld.



Notes :

1. Daniel Guérin, Autobiographie de jeunesse, La Fabrique, Paris, 2016.

2. Daniel Guérin, « Entretien de Daniel Guérin et Jean Le Bitoux », dans Daniel Guérin, Homosexualité et Révolution, Spartacus, Millau, 2013.

3. Sur ce point, voir Ian Birchall, Sartre et l’extrême gauche française. Cinquante ans de relations tumultueuses, La Fabrique, Paris, 2011.

4. Jean-Paul Sartre, « Questions de méthode » In : Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris, 1981, p. 34.

5. Lettre d’Anne Guérin à Daniel Guérin (non datée), Carton F delta 0721/77/2, BDIC, Nanterre.

6. Voir notamment Ian Birchall, Workers against the Monolith, Pluto Press, Londres, 1974, p. 228.

7. Daniel Guérin, Le mouvement ouvrier aux États-Unis, 1867 – 1967, éditions Maspero, Paris, 1968, p. 5.

8. « Le travailleur blanc est beaucoup plus lent que je ne l’imaginais à refuser le capitalisme américain et aussi à se défaire du préjugé racial. Tout l’esprit de mon étude, et même l’ordre dans lequel elle est présentée, se ressentait de cette optique fallacieuse. J’avais, certes, des excuses : d’abord, une confiance, excessive, dans le syndicalisme ouvrier comme mode supérieur d’émancipation sociale – un syndicalisme qui, aux États-Unis, avait passé par une brillante étape de régénération militante et dont, il y a quinze ans, la décadence n’était pas encore aussi prononcée qu’aujourd’hui ; ensuite, un attachement obstiné à l’internationalisme prolétarien qui voudrait pouvoir accorder la préférence à l’union fraternelle de tous les exploités, sans distinction de race, d’antécédents religieux ou de couleur . » Daniel Guérin, De l’Oncle Tom aux panthères noires, Les bons caractères, Pantin, 2012, p. 20.

9. « L’indifférence de la masse ouvrière française à l’égard de l’Indochine à feu et à sang me mettait dans un état d’exaspération. Laisserons-nous faire ? Ferons-nous notre devoir ? Serez-vous complices ? Êtes-vous sourds ? Ces petits Annamites qui meurent sur l’échafaud, si singuliers que puissent vous paraître leurs yeux bridés, l’ambre de leur peau, et leur visage énigmatique, ne voyez-vous pas qu’ils sont les ennemis de vos ennemis » Daniel Guérin, Front Populaire révolution manquée, Actes Sud, Paris, 1997, p. 59.

10. Daniel Guérin, Décolonisation du noir américain, Les Éditions de Minuit, Paris, 1963, p. 19.

Dernière mise à jour CVS: Vendredi 26 Octobre, 2007 [15:59:54 UTC]