Allemagne : l’annulation d’une exposition consacrée à un collectionneur juif soulève la question des œuvres d’art confisquées par les nazis

Par Sibylle Fuchs
29 décembre 2017

Une exposition consacrée à la vie et à la carrière de l’historien d’art et propriétaire de galerie Max Stern (1904-1987), dont l’inauguration devait avoir lieu le 1ᵉʳ février 2018, a été annulée par les autorités municipales de Düsseldorf. Le régime nazi avait contraint Max Stern à quitter l’Allemagne, et fait pression pour que sa collection soit mise aux enchères, et peu de monde a pu la voir depuis cette époque.

Max Stern en 1925

L’exposition prévue avait été préparée pendant plusieurs années et elle devait également être présentée au Canada et en Israël. L’Université Concordia, tout comme la communauté juive de Montréal ainsi que la ville israélienne de Haifa ont participé à la préparation et au financement de celle-ci, Le but de l’exposition était de montrer qu’il était possible de traiter la question des œuvres d’art confisquées par les nazis par-delà les frontières, avec transparence et de façon responsable.

Toutefois, en novembre, la ville de Düsseldorf a brutalement annulé l’exposition sans apparemment avoir consulté ses partenaires canadiens et israéliens. Le maire Thomas Geisel (SPD – Parti Social Démocrate) a justifié cette décision en évoquant des « demandes actuelles d’information et de restitution de la part de musées allemands » en rapport avec Stern. Geisel n’a pas pris la peine d’expliquer si ces raisons suffisaient à elles seules pour annuler l’exposition au Stadtmuseum de Düsseldorf.

Un peu plus tard le service de presse de la ville a fait une déclaration tout à fait imprécise et évasive. Les détracteurs de cette annulation pensent que la ville voulait éviter une situation où des requêtes en restitution des œuvres d’art qui devaient être exposées pourraient être soulevées, certaines de ces œuvres faisant déjà l’objet de négociations de la part de potentiels requérants.

La gallerie de Stern à Düsseldorf

Max Stern possédait une galerie d’art qui était fréquentée par de riches clients sur la Königsallee à Düsseldorf. Le 13 septembre 1937, la Chambre des arts du Reich lui a enjoint par écrit de fermer sa galerie pour le 30 septembre. Une copie de cette lettre fut envoyée à la Gestapo. Stern « fut frappé de l’interdiction de distribuer, reproduire ou servir d’intermédiaire pour la vente de toute propriété culturelle après la date mentionnée. » Il reçut l’ordre de céder « les propriétés culturelles en sa possession à un marchand d’art ou à un commissaire-priseur qui était membre de la Chambre de la culture du Reich. »

Le 13 novembre 1937 après la vente aux enchères de 228 tableaux qui s’est tenue à la maison de ventes aux enchères Lempertz de Cologne, Stern est parvenu à prendre la fuite pour Paris. L’essentiel de la somme récoltée est allé à la « taxe sur les réfugiés » perçue par les nazis à un taux de 25 % de la totalité des actifs et à une taxe « Dego » (Deutsche Golddiskontbank), des honoraires exorbitants à régler à cette institution qui faisait partie de la Banque Centrale d’Allemagne pour les valeurs transférées à l’étranger. En 1936, la taxe s’élevait à 81 %, pour passer plus tard à 95 %.

Comme souvent, l’évaluation des tableaux pour la vente aux enchères a été fixée très bas. En outre, les marchands d’art se mettaient habituellement d’accord entre eux pour s’assurer d’acquérir les œuvres au prix le plus bas prix possible. Max Stern avait hérité de son père la plupart des peintures qui étaient dans sa galerie. Il ne s’agissait pas de tableaux modernes (dans le jargon des nazis de l’art « dégénéré ») mais plutôt de maîtres anciens, comme des tableaux de l’École de Düsseldorf et des tableaux de genre du XIXᵉ siècle. Cependant, Max Stern, avaient aussi tenu à acquérir des œuvres de peintre contemporains comme Otto Dix.

Dans son livre Die Bilder sind unter uns. Das Geschäft mit der NS-Raubkunst und der Fall Gurlitt (Les tableaux sont parmi nous. La question du pillage de l’art par les nazis et le cas Gullit), l’écrivain Stefan Koldehoff démontre, en s’appuyant sur des exemples précis, comment la collection d’art de Stern est parvenue dans les mains des hauts dignitaires nazis. D’autres tableaux sont apparus à plusieurs reprises dans le monde des arts pour être remis en vente. Certains d’entre eux ont été même de nouveau vendues aux enchères sans que soit mentionnée la vente forcée aux enchères de 1937.

Courrier de 1937 des autorités nazies

La collection privée de Stern fut entreposée à Cologne par l’agence de fret Josef Roggendorf. Elle y fut confisquée par la Gestapo avant le début de la guerre et confiée pour être vendue à une maison de vente aux enchères de Cologne. Par la suite les bénéfices de la vente aux enchères furent envoyés à l’administration centrale à Düsseldorf.

De Paris, une nouvelle fois, Stern s’enfuit pour Londres où il ouvrit à nouveau une galerie d’art. Toutefois, il fut emprisonné en 1940 sur l’Île de Man en tant que ressortissant d’un pays ennemi pour ensuite être interné. En 1943, tout comme de nombreux réfugiés juifs, il fut envoyé au Canada. En 1944, après sa libération, il put revenir au commerce de l’art. En 1947, il a réussi à récupérer certains de ses tableaux pour faire de sa galerie de Montréal un centre important pour l’art moderne. Apparemment, il était renommé pour encourager et pour soutenir financièrement des artistes canadiens inconnus. Stern a également soutenu le travail d’Emily Carr ainsi que celui du Groupe des Sept, des artistes canadiens de premier plan.

À sa mort, n’ayant pas d’enfant, Max Stern légua la plus grosse partie de ses biens à trois universités : les universités McGill et Concordia de Montréal et l’Université Hébraïque de Jérusalem. Une autre partie de cet héritage est revenue à la Galerie Nationale du Canada ainsi qu’au Musée Mc Cord d’histoire canadienne. Les héritiers de Stern ont contribué aux préparatifs de l’exposition de Düsseldorf.

Les enfants de l’artiste, Friedrich Wilhelm von Schadow, 1830

Les trois universités ont fondé le Projet de restitution d’art Max Stern un organisme qui a méthodiquement enquêté sur le sort de plus de 400 œuvres qui ont été mises en vente de force et volées pendant la période nazie. Certaines de ces œuvres ont été retrouvées, restaurées ou rendues à leurs propriétaires. Nombre de ces œuvres sont affichées sur le site web du projet.

Le point de départ de l’exposition prévue était un autoportrait de Friedrich Willem von Schadow (1789-1862). Ce peintre romantique a fondé l’École de Düsseldorf et il a dirigé l’Académie des Beaux Arts de cette ville. Le Satdtmuseum de Düsseldorf a rendu ce tableau aux héritiers de Stern, mais celui-ci est resté en prêt dans ce musée. À cette époque-là, la directrice du musée, Susanne Anna, a annoncé qu’elle faisait des recherches sur la carrière de Stern à Düsseldorf. C’est ainsi qu’a germé l’idée de cette exposition avortée.

De nombreux documents tels que des lettres privées et des inventaires des galeries avaient été réunis pour l’exposition. La Lenbachhaus de Munich, la Tate Gallery de Londres comme d’autres institutions avaient accepté de prêter certains tableaux. Au Canada, plus de 50 000 dollars ont été réunis pour financer le projet.

Un autre tableau de la collection Stern, La Famille Italienne (1837), de Wilhelm Krafft, est également prêté et exposé au musée municipal. Ce tableau a été rendu en juin 2016 par une maison d’enchères de Düsseldorf à la Fondation Max et Iris Stern en même temps qu’au trois universités choisies par Stern.

Un autre tableau, äldegalerie/Forschung/M_1977-1_Kinder.jpg" Les enfants de l’Artiste (1830), également de Schadow, qui était autrefois accrochée dans le bureau du maire de Düsseldorf et se trouve maintenant dans les réserves du Kunstpalast Museum est sujet à controverse. La ville est toujours en train de négocier face aux requêtes de la part des héritiers de Stern. Geisel, le maire de Düsseldorf s’est élevé contre le retour de l’œuvre à la famille de Stern. Il a indiqué avoir passé une journée entière avec des experts sur le tableau de Schadow et qu’il ne pensait pas que le tableau devait être rendu, sans plus d’explications.

Geisel a justifié l’annulation de l’exposition en donnant une explication très révélatrice. Selon lui,« il existait un réel danger » que l’exposition soit mal interprétée parce que « nous nous plaçons exclusivement du côté du Projet de restitution d’art Max Stern pour considérer que seul ce point de vue est fondé. Mais ce n’est pas le cas. »

Stern en 1951

On ne peut interpréter ces remarques que comme l’expression de la crainte du Maire SPD que l’exposition puisse déclencher de nouvelles demandes de restitution des tableaux de la collection Max Stern qui sont dans des collections privées ou publiques.

Koldehoff cite dans son livre l’exemple – très polémique – du Ramasseur de Pommes de Terrede Max Liebermann. Le tableau est accroché dans le musée privé de la compagnie alimentaire Pfanni, une division de Unilver dont le siège est à Munich, qui est spécialisée dans les produits à base de pomme de terre. Le directeur de Pfanni, Otto Eckart, a nettement exclu le retour du tableau en déclarent : « il viendra un jour où il faudra dire que les requêtes de ce genre devront toutes être écartées. »

Sur le plan international, de nombreuses voix se sont élevées après l’annulation de l’exposition de Düsseldorf. Clarence Epstein, le directeur du Projet de Restitution d’art Max Stern a décrit cette annulation comme un événement tragique. Il a déclaré : « Dans le passé, la ville de Düsseldorf avait effacé Max Stern de son histoire. Maintenant, cela recommence et ceci sans grande résistance de la part de ceux qui pourraient l’empêcher en Allemagne. »

Le directeur de la Fondation de la Communauté Juive de Montréal a déclaré : « C’est un euphémisme de dire que nous sommes déçus. Cette décision a également été critiquée par les directions des musées associés de Haifa et de Montréal.

Selon le Président du Congrès Juif Mondial, Ronald Lauder, également président du New York Museum of Modern Art, « la décision de Düsseldorf est un retour en arrière important principalement pour les victimes de la Shoah et pour leurs descendants. J’espère sincèrement que la ville de Düsseldorf ainsi que son maire Thomas Geisel vont revenir sur leur décision dans l’intérêt des victimes des vols nazis, de leurs descendants et de la communauté artistique internationale. »

Dans sa lettre au Maire de Düsseldorf, Lauder écrit : « L’argument que vous avancez donne l’impression que votre ville a quelque chose à cacher ». Beaucoup de membres du monde international des arts et des communautés juives attendaient cette exposition avec impatience. La raison officielle de l’annulation de cette exposition (dire que les victimes des vols par les nazis et leurs héritiers sont encore à la recherche de leurs biens) est absurde.

Lauder s’est référé à l’exposition Gurlitt qui s’est tenue au Bundeskunsthalle à Bonn (en février 2012, les autorités ont confisqué des centaines d’œuvres d’art dans l’appartement deCornelius Gurlitt, le fils de l’historien et marchand d’art, Hildebrand Gurlitt. On soupçonnait certaines de ces œuvres d’art d’avoir été volées par les nazis). Cette exposition a prouvé qu’il était tout à fait possible de monter une exposition alors que des victimes et que des héritiers étaient toujours à la recherche de leurs biens légitimes. Dans le cas de l’Exposition Max Stern de Düsseldorf, cela aurait permis de créer de « la transparence, et de mettre en lumière le vol des œuvres d’art par les nazis, et également de rechercher l’origine de ces œuvres. »

Le directeur de la communauté juive de Düsseldorf, Michael Szentei-Heise, s’est également élevé contre la décision de la municipalité. Il a déclaré : « Je soupçonne la présence dans l’exposition de Düsseldorf de certains tableaux volés, ce qui aurait provoqué une polémiqueque vous semblez vouloir éviter. »

Dans le cas de Cornelius Gurlitt, au début il y a eu plusieurs tentatives pour cacher les tableaux qui se trouvaient dans ses résidences de Munich et de Salzbourg. Le père de Gurlitt était le plus gros marchand d’art sous Hitler. Le bureau du procureur allemand et le gouvernement ont tout d’abord refusé d’afficher sur Internet une liste détaillée de la collection d’art, découverte par hasard par les douaniers.

On ne peut expliquer cette réaction par les simples craintes que les descendants des anciens propriétaires puissent réclamer la restitution de leurs tableaux. C’est plutôt que la politique allemande est dirigée par la crainte que l’on puisse mettre à jour les réseaux nazis qui ont perduré après 1945. Après la guerre, ces réseaux ont organisé la vente aux enchères des œuvres d’art confisquées et ceci dans le but de s’enrichir. Cornelius Gurlitt lui-même a utilisé les mêmes réseaux dans le but de financer sa propre retraite.

La question de la confiscation des œuvres d’art par les nazis a été passée sous silence pendant des dizaines d’années après 1945. Il a fallu attendre les années 1990 pour que de timides tentatives soient menées pour enquêter sur le sort des œuvres d’art volées par les nazis à leurs propriétaires juifs. Des institutions comme le Centre allemand pour les pertes de biens culturels (basé à Magdeburg) n’ont que très récemment commencé des recherches sur le sort des œuvres d’art perdues qui ont été entreposées en secret dans des réserves de musée ou des villas de riches propriétaires privés. De leur coté les musées allemands font preuve de beaucoup de mauvaise volonté pour participer à de telles recherches.

(Article paru en anglais le 13 décembre 2017)