1Le gommier est une embarcation de dimensions variables, de cinq à neuf mètres de long, pour une largeur totale, bordés et clins compris, d’un à deux mètres (photo 1). Elle permet la pratique de tous les types de pêche, celle d’espèces de fond côtières (à l’aide de nasses, de lignes à main, de palangres, de filets de fond), mais aussi d’espèces de surface côtières (avec des sennes et des filets maillants encerclants) et d’espèces pélagiques hauturières (pêche à la traîne).
2Carte 1. Situation générale : Sainte-Lucie et les Petites Antilles (Musée de la Marine)
3Photo 1. Vue générale d’un gommier
4Autrefois déplacé à l’aide de deux rames, zaviron1 (« avirons ») et de deux voiles, la gwan vwèl (« grande voile »), d’une surface de 9 à 12 m2 et la mizènn (« misaine »), mesurant 4 à 7 m2, le gommier est aujourd’hui propulsé par des moteurs hors-bord, d’une puissance qui va de huit à soixante-quinze chevaux selon les types de pêche pratiqués (la motorisation s’est développée à partir des années soixante). L’intérêt de son étude tient à deux raisons, principalement. D’une part, il s’agit de la plus ancienne embarcation de l’aire antillaise, comme en attestent les récits des voyageurs ou des missionnaires dans les îles françaises des Antilles (Anonyme 1776; Du Tertre 1667; Rochefort 1658; Labat 1742). Sa technique de construction est héritée des premières populations amérindiennes, les Caraïbes. D’autre part, en 1994, les gommiers étaient encore les bateaux les plus représentés à Sainte-Lucie; ils composaient presque les deux tiers de la flottille de pêche de l’île (61 %). Cette proportion a ensuite diminué : ils ne sont en effet quasiment plus construits depuis 1990, date à laquelle ont été prises des mesures de protection du gommier, arbre en voie de disparition et dont l’embarcation tire son nom. Le gouvernement en réglemente désormais très strictement la coupe. Ces mesures se trouvèrent appuyées à partir de 1995, à la demande du ministère de l’Agriculture et des Forêts (dont dépend le département des Pêches), puisque plus aucune banque ne proposa de prêts pour l’achat d’un gommier2. Le gouvernement vise ainsi de façon explicite le renouvellement de la flottille de pêche insulaire, en incitant les pêcheurs à remplacer progressivement les gommiers par des yoles dont les coques sont en plastique.
5Le gommier est une embarcation constituée d’une partie monoxyle, taillée dans le tronc de l’arbre du même nom (Dacryodes excelsa) et surmontée de bordages du même bois —ou de bois différents—, et parfois de clins qui permettent de l’élargir (figures 1 et 2).
6Les pêcheurs distinguent plusieurs qualités de bois de gommier. Par exemple, le gomiè blan, « gommier blanc » (Dacryodes protium) et le gomiè wouj, « gommier rouge » (Dacryodes bursera). Le gommier blanc est le plus léger, mais il est nécessaire de le laisser longtemps mûrir avant de le travailler. Son bois « s’ouvre » (s’expend) également plus facilement que celui du gommier rouge, mais c’est ce dernier qui est le plus couramment utilisé. Dans les années 1960 (d’après les dires d’un informateur), d’autres bois servaient à sa fabrication, notamment le poyé, « poirier » (Tabebuia pallida), l’acajou, « acajou » (Cedrella odorata), le maho blan, « mahaut blanc » (Hibiscus sp.)… L’acacia, plus connu sous l’appellation de fromager (Ceiba pentandra), pouvait également être employé; la construction d’un gommier dans ce dernier matériau relevait cependant d’un usage particulier, lié à certaines croyances magiques3. À Sainte-Lucie, quatre villages disposent encore de chantiers de construction de gommiers. Ce sont, par ordre d’importance décroissante, Praslin, Dennery, Anse l’Ivrogne et La Pointe-Choiseul. Les bateaux peuvent également y être réparés, bien que les réfections soient souvent effectuées par les pêcheurs eux-mêmes dans leurs villages d’attache. La durée de fabrication varie de quelques semaines à plusieurs mois, selon le type de bois, les dimensions de l’embarcation et le carnet de commande des constructeurs.
7La durée de vie maximale d’un gommier est de quinze à vingt ans. Le coût total de l’embarcation tient compte des rétributions du bûcheron, le cutter, qui coupe et évide l’arbre, et du charpentier, le builder, lequel se livre au véritable travail de construction.
8Après avoir choisi son bûcheron et son charpentier, le pêcheur définit avec eux les caractéristiques souhaitées de son embarcation (largeur et longueur). La coupe du gommier est fonction du cycle lunaire, car elle ne s’effectue que durant la lune décroissante, période s’étalant de trois jours après la pleine lune jusqu’à trois jours avant la nouvelle lune4. Le bûcheron attend généralement la « lune noire » (cycle sans lune) pour se rendre sur les lieux de coupe. L’arbre est sélectionné dans la forêt primaire et sa coupe est négociée avec l’État, propriétaire de ces terres non cultivées. Le bûcheron se charge des formalités imposées par le département des Forêts5.
9Les outils du bûcheron comme ceux du charpentier étaient fort rudimentaires jusqu’au début des années 19806. Depuis, le bûcheron utilise une tronçonneuse, qui non seulement facilite le travail de coupe mais en maximise la découpe : les découpes du tronc, qui étaient auparavant perdues7, peuvent maintenant servir à la construction des bordés. Malgré un séjour de deux ans et demi à Sainte-Lucie8, je n’ai pu assister aux opérations de coupe et de descente du gommier; les différentes observations dont je rendrai ici compte m’ont été rapportées par un pêcheur9.
10Figure 1a. Les différentes parties du gommier (vue de face)
11Figure 1b. Les différentes parties du gommier (vue de profil)
12Après que l’arbre a été abattu, étêté, ébranché, découpé à la longueur souhaitée, et une fois son écorce ôtée (lapo, « la peau », « l’écorce », skin en anglais), le tronc est descendu. Si sa longueur est standard (autour de dix mètres), sa circonférence varie de trois à quatre mètres (diamètre de 80 cm à 1,25 m). Avant la descente, le chemin généralement escarpé par lequel il sera acheminé est repéré et défriché à l’aide de machettes par les participants du kudmin (« coup de main »; cf. infra). Deux trous qui permettent de fixer les cordes nécessaires à son acheminement sont percés dans le tronc, à chacune de ses extrémités : à l’aide de la corde attachée à l’avant du tronc, cette corde arrière, qui était enroulée deux fois autour d’un arbre, en est progressivement déroulée. Cela constitue une mesure de sécurité importante.
13Le bloc monoxyle et les différents ajouts de bois ayant été acheminés dans le village du charpentier, celui-ci peut commencer à travailler. Outre les outils précités, il emploie des gouges (guj), rabots (wabo) et des vrilles (méch). Le charpentier dispose le bloc monoxyle sur deux billots de bois et commence à évider le tronc —on parle alors de bwa fouyé en créole (« bois fouillé »)—, puis il façonne l’étrave de l’embarcation. De manière à contrôler l’évidemment du tronc, il perce plusieurs trous dans l’épaisseur de la coque, tant sur sa longueur (trois endroits différents sont choisis : la proue, le milieu et la poupe) que sur sa hauteur (à cinq endroits différents : au fond, au milieu 1, au milieu 2, au milieu 3 —mesures utilisées par les charpentiers qui découpent en parties égales la hauteur du tronc afin d’en vérifier l’épaisseur, de « milieu 1 », la plus proche du fond, à « milieu 3), la plus proche du sommet de la coque—, enfin au sommet). Le fond du bateau doit être plus épais que les côtés pour en assurer la solidité. Ainsi, le poids total de l’embarcation est contrôlé.
14Le gommier ne doit être ni trop léger —il ne serait pas assez robuste et sa coque risquerait de s’abîmer sous l’effet des halages successifs—, ni trop lourd —il serait alors difficile à manipuler, notamment lors des opérations de halage et de mise à l’eau. C’est pourquoi le charpentier, en réduisant au maximum l’épaisseur des côtés, va alléger l’embarcation. La coque a effectivement une épaisseur de plus en plus fine à mesure que l’on se rapproche de son livet : trois pouces au fond de l’embarcation, de deux pouces à un pouce un quart au milieu, et un pouce au livet. Les trous qui ont permis au charpentier sont laissés tels quels. Ils seront bouchés par le propriétaire de l’embarcation après son aménagement.
15Le bloc monoxyle évidé, le charpentier place des pierres dans le fond de la coque qui, par leur poids, impriment une courbure (tonti) à l’endroit qui brisera les vagues. Plus le tronc est droit et plus il faudra de pierres pour modeler cette courbure. À l’inverse, si le tronc a déjà une courbure naturelle, celle-ci sera laissée en l’état —ou accentuée. La coque est ensuite emplie d’eau douce pour la laisser tremper (soak an anglais); elle reste ainsi au soleil pendant une à six semaines, en fonction tant de la qualité du bois que de la disponibilité des charpentiers (photos 2 et 3). À mesure que l’eau imbibe la coque, trois traverses sont clouées dans la largeur du tronc, à l’intérieur de la coque. La taille de ces traverses est progressivement augmentée jusqu’à atteindre la largeur souhaitée, soit, pour un gommier standard, environ quatre-vingt-dix centimètres de large. Puis la coque est vidée de son eau et mise à l’abri du soleil. Sous l’effet d’un fumé (« fumage »), elle est ensuite séchée; cette opération a pour but de resserrer et de rendre plus solide la fibre du bois, assouplie et dilatée par le trempage. Pour ce faire, de petits feux sont allumés à partir d’étoupe et de coques de noix de coco, de chaque côté et sur toute la longueur de la coque. Ils sont ensuite éteints de manière à ce que seules subsistent des braises. Une fois le fumé achevé, les traverses sont enlevées.
16Les membrures centrales, koub (« courbes ») et latérales, alonge (« allonges »), sont alors façonnées. Les membrures latérales sont en général taillées dans du poyé (Tabebuia pallida), les courbes dans du maho (Hibiscus sp.). Des morceaux de fil de fer, martelés à l’intérieur de la coque aux points de fixation, servent de gabarits pour façonner les membrures latérales et les courbes. Selon les dimensions du gommier mais aussi en fonction de la puissance du futur moteur10, le nombre de membrures latérales et de courbes varie (entre quatre et six koub, dix et seize alonge).
17En fin de construction, les bordés et les clins, les membrures et les courbes ainsi que le wakaba —le tableau arrière du bateau— sont polis avant d’être cloués à l’intérieur de la coque. La figure de proue, létenbot, également nommé né (« nez »), est taillée dans un morceau de poyé. Elle est encastrée dans une mortaise creusée à l’avant du monoxyle. Létenbot, d’une épaisseur de deux pouces et demi, est ajusté sur un méplat réservé à cet effet et situé sur l’extrémité postérieure du monoxyle; deux trous, percés sur toute l’épaisseur du tableau arrière, serviront à accrocher le moteur. Les clins sont alors fixés sur toute la longueur externe de la coque, et dans ces clins sont ensuite cloués les bordés supérieurs du bateau, les bodaj (« bordages »). Ce n’est qu’après que les alonge ont été fixées que le travail du charpentier est terminé.
18Photos 2 et 3. Les opérations de trempage
19Mais certains travaux d’aménagement sont encore indispensables après livraison de l’embarcation à son propriétaire qui commence par fixer les tot (« bancs ») du bateau. Pour ce faire, il cloue des morceaux de bois de chaque côté de la coque et au-dessus de chacune des koub qui supporteront les cinq ou six bancs du gommier. La première tot, située à l’arrière du bateau, est celle où sera assis le capitaine; la dernière, nommée to bo mizènn (« banc à côté de la mizaine »), est percée en son milieu de manière à ce que vienne s’y loger le mât mizènn, encore utilisé en cas de défaillance de moteur11. Sur toute la longueur extérieure des bordés supérieurs, le propriétaire cloue également deux listo. Ces bandes de bois, d’un pouce par trois, protègent et renforcent la partie supérieure de l’embarcation. De même, deux lisses, bandes de bois d’un pouce par trois, sont fixées (au niveau et sur les alonge) sur toute la longueur. Elles permettent de fixer le matériel de pêche (notamment des lignes de traîne) et facilitent la prise du gommier lors des opérations de halage. L’embarcation est également équipée de trois à quatre tolé qui sont cloués sur les plats-bords. Il s’agit de morceaux de bois chivi (« chevilles »). Lorsque les embarcations étaient déplacées à la rame et la voile, les tolé servaient à maintenir les rames qui venaient se loger entre les deux chevilles. Aujourd’hui, ces tolé sont utilisés pour bloquer les bâtons d’extension des lignes de traîne.
20L’aménagement intérieur du bateau se termine lorsque son étrave a été renforcée et protégée sur toute sa longueur à l’aide d’un morceau d’acier nommé tylane. Les travaux de calfatage, réalisés avec du fil de coton ou de l’étoupe de noix de coco goudronnée et de peinture, sont effectués après les rituels de protection magique, sur lesquels nous reviendrons12.
21La construction d’un gommier mobilise plusieurs personnes. Entre pêcheurs, propriétaires terriens, bûcherons, charpentiers, etc., existent des liens sociaux très forts. Ces relations réfractent les rapports d’interconnaissance et d’interdépendance des agents qui visent un objectif commun.
22Compte tenu des lieux où s’effectuait la coupe du gommier, l’opération de descente du tronc mobilisait un nombre important d’intervenants : cela exigeait la mise en œuvre d’un kudmin (« coup de main »).
23Le kudmin est un système d’entraide fondé sur l’échange de journées de travail, que l’on retrouve dans tout l’arc caraïbe et qui, selon André Laplante (1972), ne constitue pas un aspect secondaire de l’organisation sociale et économique. Au contraire, au sein des communautés antillaises, ce système joue un rôle primordial, non seulement dans la vie économique, mais dans de multiples secteurs de la vie sociale; c’est un facteur-clé d’intégration sociale. Le statut de ceux qui participent à ces groupes de travail s’y manifeste, comme les rapports de parenté et certaines croyances cosmologiques. Les kudmin sont par ailleurs une des rares occasions d’activités et de réjouissances collectives propres à un système économique peu monétarisé et sans échanges marchands importants13. Le travail en groupe est toujours « échangé » de façon symétrique différée, en fonction de la réciprocité des services rendus.
24Le kudmin s’effectuait toujours sous la direction d’un « maître » (la personne qui le demande), lequel se devait de nourrir et désaltérer copieusement les participants : de généreuses rations de rhum étaient distribuées à intervalles réguliers. Les femmes, en marge du « coup de main », avaient la charge de préparer les repas; leur participation, notamment pour la descente du gommier, s’arrêtait là.
25Dans le cas des pêcheurs, le kudmin intervenait dans les opérations de descente du tronc depuis son lieu de coupe, ce qui mobilisait une vingtaine de personnes, dont le futur propriétaire de l’embarcation et certains de ses amis. Les opérations de défrichage, du passage et de descente du bois, qui pouvaient durer un ou deux jours, étaient égayées par des chants spécifiques au type de kudmin14. Ce kudmin appartient au type « convoi réglé »; ses caractéristiques sont les suivantes :
Contrat
|
Individuel entre un organisateur et un certain nombre d’individus
|
Unité d’échange de travail
|
La journée
|
Durée moyenne des groupes
|
1 ou 2 jours
|
Nombre et sexe des participants par convoi
|
9 à 37. Hommes ou femmes, selon le type de convoi (sauf convoi de cannes et d’ensemencement)
|
Heures de travail
|
8 à 18
|
Normes alimentaires
|
1 ou 2 repas, et rhum
|
Travaux
|
Toutes opérations, sauf montage de four à charbon, construction de cases, fabrication de sirop de canne et de farine de manioc
|
26Caractéristiques du « convoi réglé », selon Laplante (1972 : 40)
27Le kudmin en tant que système d’entraide, déborde par ailleurs largement le groupe des pêcheurs puisque, historiquement (jusqu’à la monétarisation plus ou moins « généralisée » des services, i.e. jusque dans les années quatre-vingt environ), il s’appliquait à la majorité des travaux collectifs ou individuels, dans le domaine agricole, pour préparer les terres, déboiser, sarcler et défricher un terrain, ou dans le domaine domestique, pour construire des maisons ou pour préparer les terres, déboiser, sarcler et défricher un terrain, ou dans le domaine domestique, pour construire des maisons ou pour préparer du charbon de bois…
28On notera le mode de rétribution des échanges qu’a contractés le pêcheur lors de la construction de son embarcation, hormis le kudmin en tant que tel. Il prend surtout la forme d’un troc en nature, à savoir en poisson15. Cela concerne les échanges contractés avec le bûcheron, avec les agriculteurs et les petits propriétaires sur les terres desquels sont prélevés bois et bambous. La rétribution du charpentier fait cependant exception. La spécificité technique de son travail et sa durée impliquent une rétribution mixte : en monnaie et en nature. La construction des embarcations, des nasses, mais aussi des maisons, crée la cohésion intra- et inter-groupes, ce qui souligne l’importance de l’échelle locale de proximité.
29Au sens créole du terme, la « jalousie » est une forme de sentiment et de relation qui se rapproche de l’envie et qui, en outre, renvoie à l’idée qu’une action est menée par une personne « jalouse » pour s’approprier, moyennant des pratiques magiques, l’objet (au sens large) de cette jalousie.
30La superficie réduite de l’île, une démographie élevée16, une économie de subsistance —pour l’essentiel— et l’interdépendance obligée des individus exacerbent de nombreux conflits. On les interprète toujours dans les termes de la jalousie, omniprésente17, qui fonde les pratiques codifiées de sorcellerie. L’empreinte de la jalousie est exprimée par le recours constant aux locutions telles que « Your best friend is your worst ennemy » (« ton meilleur ami est ton pire ennemi ») ou « Vié nèg jalou » (« Les “nègres” sont “jaloux” »)…
31Les pêcheurs classent la nature, terrestre ou maritime, dans l’ordre du bénéfique, bien qu’elle leur paraisse soumise à l’influence maléfique d’autrui. Selon eux, seule une attaque de sorcellerie est responsable d’une mauvaise pêche18; les pratiques défensives sont donc nombreuses. La jalousie rayonne dans toutes les sphères sociales où s’inscrit l’individu, qu’il soit ou non pêcheur; elle prend sa « source » à terre, mais s’applique en mer.
32L’espace maritime est pour les pêcheurs un champ de représentations décisif. S’il ne porte pas les marques habituelles de la « domestication » terrestre, il n’est pas pour autant perçu comme une étendue « sauvage » et indéterminée. Les savoirs et les modes d’appropriation dont il fait l’objet attestent qu’il est intimement ordonné et maîtrisé et ce, notamment, par le biais des toponymes.
33L’analyse des noms donnés aux lieux de pêche dévoile que cet espace est perçu comme une extension de l’espace terrestre. Les ressources halieutiques se composent essentiellement d’espèces sédentaires; ainsi, les toponymes maritimes dérivent de dénominations terrestres, d’où une sorte d’homologie entre la terre et la mer.
34C’est particulièrement vrai du toponyme Bo da kaye, qui littéralement se traduit par « à côté des maisons » : l’appellation kaye désigne à la fois, à terre, la « maison » et les « rochers » qui affleurent, en tant qu’ils constituent les lieux d’habitat privilégiés (« maisons ») de certaines espèces démersales; c’est aussi le cas de savann —« savane »—, étendue herbeuse, en rapport avec la qualité des fonds. Il en va de même des zones côtières plus éloignées : Sèk (« sec ») et Canal étant dévolus aux pêches saisonnières hauturières et, depuis la motorisation des embarcations, à la pêche des espèces démersales profondes.
35La socialisation de la mer exploitable se fait donc sur un mode analogue à celle des terres, d’une part; d’autre part et en conséquence, les représentations relevant du « système-jalousie » —et les protections attenantes— sont similaires. C’est pourquoi j’avancerai la notion de Terroir (signalé par une initiale capitale) : quadrillage toponymique marin dédoublant le « terroir » terrestre.
36Le Terroir révèle une homologie entre la maison et l’embarcation qui devient la « maison sur mer » du pêcheur et sera objet, dans le cadre du « système-jalousie », des mêmes pratiques de protection que la maison terrestre. L’embarcation est donc une extension sur mer de l’habitation, et il reste à examiner le lien spécifique qui la relie à l’espace terrestre, via la maison du pêcheur, puisque ce lien ancre l’embarcation dans le jeu du référent social et culturel.
37Ce lien d’homologie s’appuie d’abord sur un isomorphisme relatif au bois et à la décoration. Il se situe sur le plan des matériaux de construction presque identiques et sur celui de la similitude des motifs peints. Le même rapport apparaît sous l’angle des modes de sociabilité engendrés par la construction. Si l’on se penche sur les types et les techniques de protection dont elles font l’une et l’autre l’objet, on le retrouve aussi.
38La maison comme l’embarcation doivent être protégées19 pour prévenir d’éventuelles attaques en sorcellerie qui peuvent avoir différents impacts, par exemple celui d’empêcher la capture du poisson.
39Les protections de type conjuratoire visent à déjouer les attaques sorcières20. Elles ne sont nullement exclusives les unes des autres puisque, en pratique, il y a souvent juxtaposition de plusieurs protections.
40Compte tenu des données existantes (écrites ou collectées par entretien), toutes les protections conjuratoires sont issues des pratiques s’appliquant aux maisons. C’est le cas de la plombade, protection élaborée à partir de différents ingrédients utilisés seuls ou en association comme du safétida (gomme tirée du Ferula assafœtida, famille des Apiaceae), des médailles de saints, du mercure, des « parchemins vierges » sur lesquels sont inscrites des prières… Les fondations des maisons sont systématiquement « plombées », soit aux quatre points cardinaux, soit en leur exact centre : ces choix sont équivalents puisque censés « cristalliser » l’énergie du lieu.
41De même, la plupart des plantes utilisées en frottement sont situées dans l’enclos de la maison afin de la protéger, « parfumages » et fumigations étant mobilisés de façon ponctuelle pour expulser les sorts qui affecteraient les maisons.
42La protection des embarcations qui fréquentent le Terroir résulte surtout de deux types de procédés. En premier lieu, il existe une protection dite définitive, une plombade, qui est directement placée à l’intérieur de la coque, dès l’achèvement de la construction. Pour ce faire, on perce trois trous dans la coque (au centre, à l’avant et à l’arrière), qui sont calfatés; l’embarcation est ensuite toujours peinte.
43La plombade peut être effectuée par le propriétaire du bateau (s’il « sait s’aider », comme on me l’a dit) ou par une personne extérieure spécialement habilitée en matière de protection et qui sera rétribuée, soit en argent, si les deux intéressés décident d’arrêter là leur relation, soit le plus souvent en poisson. Dans ce cas, pendant une période définie à l’avance, la personne qui aura protégé le bateau pourra, au débarquement de la pêche, prélever un poisson à sa convenance. Cette personne est souvent extérieure au village car la plombade doit rester un « secret » pour les autres pêcheurs villageois. La plombade étend la protection du gommier à terre, où il est halé après chaque retour de pêche, car la tombée de la nuit, plus que la nuit elle-même, constitue un moment particulièrement propice à l’attaque en sorcellerie. Les ingrédients précités, qui entrent dans la composition de la plombade, varient cependant selon le savoir de celui qui la pratique. Une autre forme de protection « définitive » se pratique à l’aide de croix chrétiennes21. Une à deux croix, façonnées à partir de zo nwé, « os noir » (Blechus brownei) ou d’acacia, « fromager » (Ceiba pentadra)22, sont placées à l’avant et/ou à l’arrière du gommier. Notons que si l’article de Richard Price (1966) signale l’utilisation de croix façonnées à partir des bois susmentionnés, je n’ai trouvé que des croix peintes, toujours de couleur blanche, et placées de la même façon (photo 4).
44Photo 4. Protection du gommier : la croix
45Il existe également une protection dite temporaire de l’embarcation, par fumigations, par « parfumages » et/ou par frottements, qu’effectue toujours un propriétaire —ou un capitaine s’ils sont différents. Les fumigations consistent à purifier le gommier en y brûlant des encens. Parfumages et frottements se font respectivement à partir d’essences et de plantes dont on enduit les embarcations et que l’on frotte sur certaines parties de celles-ci.
46La protection « temporaire » recouvre d’autres pratiques qui sont généralement effectuées avant toute sortie en mer : le signe de croix, la prière récitée et le dépôt dans l’embarcation d’une pincée de sable prélevée à côté de l’endroit où l’embarcation est restée durant la nuit. Exécutées seules ou en association, ces pratiques sont toujours le fait du capitaine; symboliquement, elles appellent le retour du gommier à son lieu de départ, la terre.
47Outre le bateau et la maison, les engins de pêche calés ainsi que le corps du pêcheur font l’objet de protections particulières. Les mêmes ingrédients sont utilisés dans le cadre des techniques de protection « temporaire » des engins de pêche et du pêcheur.
48Une fois protégées, l’embarcation comme la maison sont peintes. Le fait de recourir à la peinture pour décorer et protéger l’embarcation assure une longévité accrue au matériau (le bois dans les deux cas) et facilite la reconnaissance, en mer, du gommier et son propriétaire. L’agencement des couleurs de la coque, qui diffère d’une embarcation à l’autre, constitue donc un élément d’identification; la gamme des couleurs est étendue et les possibilités sont nombreuses. Peindre son bateau vise aussi, et peut-être surtout, à marquer l’empreinte du propriétaire dans une continuité territoriale liant l’embarcation à l’espace terrestre via la maison du pêcheur, décorée des mêmes couleurs23. Le fait de peindre permet donc de singulariser et de territorialiser l’espace domestiqué tant sur mer que sur terre. Par territorialisation, j’entends l’appropriation symbolique qui s’effectue au travers des codes culturels dominants, tant à l’échelle individuelle qu’à celle du groupe. Il y a là un véritable marqueur identitaire.
49Parmi les coloris disponibles, les pêcheurs n’en emploient que quelques-uns pour la coque extérieure. Les plus courants sont le rouge, le jaune (tirant souvent sur l’orangé), le bleu « caraïbe » (« carribean blue », c’est-à-dire une couleur proche du turquoise) et le blanc; viennent ensuite le bleu et le vert. Les coques des bateaux sont toujours au moins bicolores; or, la répartition courante définissant des couleurs chaudes (rouge24 et jaune) et des couleurs froides (vert et bleu), on peut donc dire qu’elles sont soit peintes en deux couleurs chaudes (association fréquente de jaune et de rouge), soit peintes à partir d’une couleur chaude et d’une couleur froide. Il semble que les pêcheurs n’aient jamais recours à deux couleurs froides.
50Les notions de « froid » et de « chaud » aux Antilles sont associées au risque et s’expriment, pour la pêche, par l’emploi de la technique propitiatoire visant à appeler le poisson par le biais du manèv. Le manèv est une substance magique forte, constituées de divers ingrédients (essences, écorces, térébenthine…). Badigeonnée sur les embarcations, sur les engins de pêche calés, ainsi qu’en bains pour les pêcheurs, elle a pour objectif de les « chauffer » afin d’attirer le poisson rapidement ou de rétablir l’équilibre du corps.
51Dan et Myriam Boghen (1972) montrent que la représentation des maladies aux Antilles s’inscrit dans un système opposant chaud et froid25. Ces notions désignent certes des états thermiques du corps, mais se rapprochent aussi d’objets qui semblent n’avoir aucun rapport avec la température. Par exemple, des aliments —banane, laitue et ananas— et des actions —ouvrir son réfrigérateur— sont pensés froids et dangereux au sortir d’un état de corps « chaud », comme un réveil ou suite à un travail de repassage, de cuisine et après une nuit blanche.
52Le contexte d’utilisation du manèv présente néanmoins des dangers. Si un état trop froid est indésirable, un excès de chaleur engendre des risques beaucoup plus importants, comme, lors de la pêche, celui de rencontrer le djab lanmé (« diable de la mer »)26.
53La recherche d’un équilibre corporel harmonieux est à mettre en parallèle avec le choix des couleurs du gommier. Ce dernier constitue, non seulement une extension sur mer de l’univers domestique (la « maison sur mer »), mais traduit aussi une émanation de son propriétaire, lequel tire souvent, par exemple, son surnom du nom de son embarcation. Ainsi, les couleurs extérieures de la coque permettraient également de maintenir un état harmonieux du corps du pêcheur dans un environnement susceptible de modifier celui-ci.
54Outre la raison pratique qui différencie les embarcations les unes des autres, nommer le gommier participe d’un geste symbolique; la parole devenant acte vise à maîtriser, à apprivoiser et à s’approprier l’objet désigné. Le geste performatif de la dation du nom est le dernier signifiant territorial qui confère sa marque, son empreinte à un objet a priori neutre.
55Le nom du bateau évoque également des préoccupations et la place du pêcheur dans son groupe d’appartenance; il porte un message destiné à être lu et reconnu par les autres pêcheurs. À ce titre, le nom de l’embarcation relève des processus d’identification de l’embarcation et des pêcheurs en mer.
56Que le nom de la personne en charge du gommier27 soit ou non connu, celui du bateau devient souvent son sobriquet, un nom gaté28 en créole (ou un « nickname » en anglais). Sobriquets, pseudonymes et noms de jeu ne sont cependant pas, à Sainte-Lucie, le propre du groupe de pêcheurs puisqu’ils s’appliquent à toutes les catégories sociales. Cela tient au détournement possible du nom29, garant de l’intégrité de l’individu et considéré comme son émanation substantielle, dans le cadre des représentations issues du « système-jalousie ». L’expression créole sainte-lucienne « I ka jwé asou nom-mwèn », qui se traduit littéralement par « il joue sur mon nom », signifie qu’un sort a été jeté sur une personne.
57Rares sont les pêcheurs désignés par leur nom de baptême. Ils possèdent ainsi tous un ou plusieurs surnoms, surtout en créole, attribués au cours de leur enfance et de leur vie tout entière, par lesquels ils se désignent et sont désignés. Souvent, le nom de baptême est inconnu ou oublié des autres, ce qui n’est d’ailleurs pas surprenant étant donné les utilisations magiques qui peuvent en être faites.
58Pour étroitement corrélés qu’ils soient au référent culturel, les noms des bateaux permettent de déceler plusieurs groupes nominatifs révélant les préoccupations particulières et répondant à des attentes individuelles de leurs auteurs. Les noms constituent, en ce sens, une « extension du moi » de leur propriétaire. On peut dégager quatre registres sémantiques récurrents.
59Parmi les plus nombreux, on trouve des références religieuses. C’est le cas des bateaux nommés « Guide us Lord », « Psaume 23 », « Leviticus »… L’invocation systématique de la protection des divers saints permet de saisir l’importance de la religion chrétienne, traduite localement et adaptée à une vision pratique.
60Un autre pôle thématique est d’ordre éthique. Il regroupe des maximes de conduite pratique, véritable condensé de la philosophie du pêcheur révélant sa vision du monde et son positionnement explicite par rapport au groupe social, telles que « Be honnest », « Respect life », « Daily bread », « Step by step », « Go easy », « I want »…
61Un troisième registre rend compte de thèmes poétiques, familiaux ou supports d’identifications diverses. Nommer permet d’affirmer la singularité de l’objet possédé; le pêcheur y projette des caractéristiques qui lui sont chères (pseudonymes, nom de ses enfants). Dans ce registre, on trouve « Early bird », « Morning star », « Melody », « Lady Michelle », « Hero », « Warrior »…
62Le nom de l’embarcation s’insère enfin dans un dialogue symbolique avec la communauté villageoise. Il constitue une réponse spécifique, un positionnement emblématique du pêcheur à l’égard des autres. Le nom manifeste alors, de manière souvent métaphorique, les rapports de force dans lesquels s’inscrit l’individu, les dénonçant en quelque sorte par effet de raillerie. Il traduit également souvent une réponse à un conflit larvé. De tous les noms de bateaux, c’est cette dernière catégorie qui est la plus représentée, avec des appellations telles que « Let them talk », « Revenge », « Take warning », « All is mine », Papa lang palé… En nommant leur embarcation, les pêcheurs se placent symboliquement sous la protection de l’effet persistant du signifié proféré.
63Les pêcheurs sainte-luciens sont inscrits dans un cadre sous-tendu par la représentation omniprésente du « système-jalousie »; cela se manifeste du point de vue des techniques de construction du gommier, des réseaux mobilisés ou du référent culturel présidant aux pratiques de protection et aux modalités d’appropriation des espaces fréquentés. Tous ces éléments révèlent une forte homogénéité du groupe, technique, sociale et symbolique.
64Les yoles à « coque plastique » remplacent progressivement les gommiers et, devenant motorisés, elles permettent la fréquentation d’un espace plus étendu qui n’est plus représenté (approprié) en termes de Terroir, mais de Territoire30. La grande nouveauté est un éclatement de l’échelle de proximité, s’illustrant entre autres par la césure qui s’est opérée entre les domaines domestique et professionnel, laquelle a eu pour conséquence un rétrécissement des réseaux d’interconnaissance et d’interdépendance des pêcheurs. Cela a eu un impact sur les représentations d’autrui et du milieu naturel, comme sur celles que les membres de ce groupe ont d’eux-mêmes.
65Ainsi, d’outil de subsistance, le bateau, par les changements qui l’affectent, par la diffusion d’une logique économique se fait unité de production véritable; d’où une dislocation de l’organisation sociale et une évolution des représentations avec, notamment, une érosion du « système-jalousie ».
66Les figures et les photos sont de l’auteur.