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Compte rendus

Courtil Jean-Christophe, Sapientia contemptrix doloris : Le corps souffrant dans l’œuvre philosophique de Sénèque

Bruxelles, Latomus, 2015
Caroline Husquin
p. 97-99
Référence(s) :

Courtil Jean-Christophe, Sapientia contemptrix doloris : Le corps souffrant dans l’œuvre philosophique de Sénèque, Bruxelles, Latomus, 2015, 620 p.

Texte intégral

1« Mais rapidement ces parties s’engourdissent et, par la douleur même, perdent la sensation de la douleur, soit parce que le souffle vital, détourné de son cours naturel, et altéré, perd sa puissance par laquelle il nous anime et nous avertit, soit parce que l’humeur corrompue, comme elle n’a plus de débouché, reflue sur elle-même et frappe d’insensibilité les régions où elle a afflué en abondance » (Sénèque, Ep., 78,8).

2Le motif du corps souffrant et du dolor est particulièrement présent dans l’œuvre de Sénèque. S’il ne donne pas de véritable définition de la douleur, Sénèque en dresse une brève étiologie qui est la juxtaposition d’idées empruntées à la fois aux théories pneumatique et humorale : soit la douleur nait du fait que le souffle vital, altéré, avertit nos sens par le biais de la sensation douloureuse dont il est à l’origine, soit une humeur corrompue crée cette impression dans la partie dans laquelle elle a afflué (p. 273). Le but de l’ouvrage de J.-C. Courtil est d’explorer un pan, jusqu’ici peu étudié, de l’œuvre sénéquienne : il s’agit de considérer de manière systématique le thème de la souffrance physique sous tous ses aspects (p. 14). Ainsi envisage-t-il la question du dolor chez Sénèque en la replaçant tant dans son contexte politique et littéraire qu’à un niveau plus conceptuel relevant aussi bien de la philosophie que de la médecine. Le livre est composé de trois parties correspondant à chacune de ces thématiques, elles-mêmes subdivisées en plusieurs chapitres. Face à l’ampleur de la production littéraire sénéquienne, et pour donner de la cohérence à son propos, l’auteur a dû exclure de son corpus les récits de fiction pour se concentrer sur les écrits strictement philosophiques que sont les Dialogues, le Des bienfaits, les Lettres à Lucilius et les Questions naturelles.

3Une première partie, intitulée « Le motif du corps souffrant dans l’œuvre philosophique de Sénèque : les raisons d’une omniprésence », se propose, au travers de cinq chapitres distincts, de montrer que le thème du corps souffrant est particulièrement présent au sein du propos de Sénèque et d’en expliquer les raisons. La douleur est, pour les Anciens, une réalité familière qu’ils côtoient au quotidien pour des maux plus ou moins bénins, mais où la sensation de souffrance peut être décuplée, par rapport à ce que nous connaissons, en raison de l’absence d’analgésiques systématiquement efficaces. Cependant, ce critère ne peut justifier à lui seul une présence aussi récurrente. Le premier chapitre est consacré à la définition et à l’établissement d’une typologie de la douleur. Les contextes historique, politique (chapitre III) et culturel (chapitre II) du Ier siècle de notre ère sont aussi à prendre en considération. La torture est choisie par Sénèque comme le motif emblématique de la douleur physique, car elle est l’épreuve par excellence de l’endurance du sage. L’auteur expose également les conditions de la familiarité de la société impériale d’époque néronienne, désormais habituée au spectacle de la violence physique, avec la douleur. Une brutalité d’abord tournée vers les esclaves, seuls êtres sur lesquels il est, en théorie, possible de porter la main, mais qui se manifeste aussi de plus en plus à l’égard des citoyens et même de ressortissants de l’élite. Sénèque aborde ainsi les supplices endurés par des sénateurs ou des chevaliers sous le règne de Caligula (De la colère, III, 18, 3) en violation des lois qui protègent le citoyen romain des punitions corporelles. Au tableau historique du climat de violence physique, le chapitre IV ajoute les modalités de la mise en œuvre littéraire de la description de celui-ci, où le corps souffrant tient une place toute particulière. L’auteur y étudie les procédés d’écriture et les figures de style employés par Sénèque afin de rendre compte à son lecteur de ce contexte. À cela, il faut encore adjoindre l’expérience personnelle du philosophe qui a pu passer dans la littérature ancienne et moderne pour un hypocondriaque tant les questions de maladies et de santé sont présentes dans son œuvre (chapitre V). Au terme de cette section, le décor est planté, il convient alors d’alimenter la réflexion au plan conceptuel, ce qui fait l’objet des développements suivants.

4La seconde partie « Souffrance physique et médecine » envisage l’intérêt de Sénèque pour les questions médicales (chapitre I). Une étude précise du lexique utilisé (chapitre II) et des théories médicales exposées (chapitre III) dans ces traités philosophiques amène J.-C. Courtil à remettre en cause le jugement de certains commentateurs selon lequel Sénèque n’aurait eu des connaissances sur les sciences naturelles qu’approximatives et superficielles. En réalité, les hypothèses formulées par J.-C. Courtil, à partir du dépouillement systématique du corpus, montrent de façon tout à fait convaincante que le précepteur de Néron jouissait d’une culture médicale des plus solides, qui s’appuyait probablement sur une lecture directe et attentive d’auteurs médicaux tels qu’Hippocrate ou Celse. À l’issue de cette deuxième section, l’auteur pose un constat : Sénèque se repose sur une quadruple approche dans sa connaissance du dolor physique. Celle-ci se décompose de la manière suivante : une expérience personnelle et directe, celle de ses propres maux ; une fréquentation également intime, mais indirecte par le biais des souffrances de son entourage ; une approche culturelle commune ; et une expérience plus technique, acquise par ses lectures médicales (p. 347).

5Enfin, dans une dernière partie « Le dolor physique au sein de la pensée philosophique de Sénèque », J.-C. Courtil arrive véritablement au cœur de sa démonstration puisqu’il y est question de la place de la douleur dans l’œuvre philosophique du Stoïcien. Après avoir examiné le statut de la douleur du corps (chapitre I), le propos s’attelle à expliquer un paradoxe apparent (chapitres II et III). Sénèque expose les principes de l’orthodoxie stoïcienne en considérant le dolor physique, et par extension l’intégrité corporelle, comme un indifférent moral, qui ne doit pas être un objet d’attention pour le sage, car la douleur n’entrave pas la pratique de la vertu. Mais, parallèlement à ces considérations, son œuvre fait une place particulièrement importante à la maladie, la torture, et à la notion de souffrance en général. L’analyse de J.-C. Courtil éclaire cette apparente contradiction : le philosophe aborde la question de la douleur physique selon deux perspectives différentes (p. 486). D’un point de vue théorique, le dolor est envisagé par l’énoncé de dogmes du stoïcisme auxquels le sage doit se conformer. Au plan des realia, Sénèque fournit également des préceptes pratiques accessibles et qui doivent permettre aux hommes de lutter efficacement quand la douleur se présente. Cette section est l’occasion d’entamer la discussion sur la position du philosophe sur certaines des armes disponibles pour combattre la douleur comme la pratique de l’ascèse, celle de la praemeditatio doloris, le rôle de l’imagination, l’importance des exempla, ou bien encore le suicide ou l’idée de pouvoir y recourir comme pensée consolatoire.

6La démarche de J.-C. Courtil est tout à fait originale car elle met en lumière un aspect peu étudié de l’œuvre du philosophe stoïcien. Le réexamen de certaines idées reçues en fait une contribution scientifique notable. En outre, cette thèse se révèle être un instrument de travail utile pour qui s’intéresse à l’histoire des sensations, du corps et de son intégrité dans l’Antiquité par la présence d’annexes fort commodes qui, sous la forme de listes (modes opératoires de la torture, lésions traumatologiques non liées à la torture, comparaison de la terminologie médicale utilisée chez Sénèque et de celle des auteurs médicaux contemporains Celse et Scribonius Largus, occurrences du terme dolor), rendent compte du dépouillement méticuleux opéré par l’auteur de l’œuvre philosophique sénéquienne. Le caractère pratique de l’ouvrage est encore renforcé par la présence de plusieurs index (nominum, rerum et des termes médicaux) et d’une bibliographie conséquente qui en font un nouvel outil appréciable pour l’historien, le philologue, ou le latiniste.

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Pour citer cet article

Référence papier

Caroline Husquin, « Courtil Jean-Christophe, Sapientia contemptrix doloris : Le corps souffrant dans l’œuvre philosophique de Sénèque », Histoire, médecine et santé, 10 | 2016, 97-99.

Référence électronique

Caroline Husquin, « Courtil Jean-Christophe, Sapientia contemptrix doloris : Le corps souffrant dans l’œuvre philosophique de Sénèque », Histoire, médecine et santé [En ligne], 10 | hiver 2016, mis en ligne le 18 juillet 2017, consulté le 25 septembre 2017. URL : http://hms.revues.org/1054

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Auteur

Caroline Husquin

Université de Bretagne-Sud, HALMA UMR 8164

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