Photo : © Hans van den Bogaard
« Qu’est-ce que le néolibéralisme ?
Un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur.»
Pierre Bourdieu
L’essence du néolibéralisme
1998
Amsterdam,
la belle capitale rebelle du royaume des Pays-Bas est devenue sage et
soumise.
L’on peut juger, sans paraître excessif, que l’héritage
de quatre décennies de glorieuses luttes urbaine et écologique, pour le droit au
logement et au squat – entre autres luttes -, ce précieux héritage
a été balayé en une dizaine d’années...
...faute de résistance, les quartiers centraux d’Amsterdam, là où la résistance est née, encerclant le vieux centre historique, sont à présent embourgeoisés ou en passe de l’être totalement, les plus pittoresques sont à la merci et sous la pression d’un tourisme de masse tout aussi destructeur que pouvaient l’être jadis les bulldozers (avec ses conséquences sur la mutation du commerce, la pression hôtelière sur le logement, maisons de ville transformées en Bed & Breakfast, programmes d’hôtel des investisseurs, exacerbé par les offres d’Airbnb, saturation des espaces publics et nuisances dues à la surconsommation des lieux, etc.), tandis que les plus grands squats de jadis, dont les anciennes friches portuaires squattées, là où soufflait le vent libertaire, ont été évacués pour faire place, souvent, à des équipements ludico-touristiques, ou touristico-artistiques, aux côtés de nouveaux sièges sociaux de multinationales, objets spectaculaires tentant de capturer l'attention mondiale, symbolisant la nouvelle IAMsterdam. C'est-à-dire l'embourgeoisement de la ville et la grande pénurie de logement abordable, la destruction littérale du parc de logements sociaux mis en vente, la spéculation forcenée et la hausse véritablement vertigineuse de l’immobilier, les privatisations à outrance des services publics, les programmes d'éviction des indésirables, marginaux, délinquants et squatters, entre autres abominations urbaines ; tout ceci ne suscite aucune réaction d’opposition telle qu’elle s’exprimait jadis : la police, sans doute elle aussi nostalgique, n’a plus aucune tête subversive sur laquelle abattre sa matraque ; la contestation n’est même pas muselée, elle n’existe plus, sauf parfois, en réaction contre une nouvelle loi par trop libérale (notamment celle concernant l’université), à l’occasion d’un mouvement des mouvements, tel Occupy, mais sans lendemain sérieux, lutte inorganisée et inorganique. Certes, la pratique du squat perdure, tant bien que mal après la loi de 2010 l’interdisant et la pénalisant, mais comme la contestation, elle tient plus de l’anecdote marginale individualiste que du grand discours libertaire collectif, occupe illégalement l’espace artistique plutôt que l’espace social.
...faute de résistance, les quartiers centraux d’Amsterdam, là où la résistance est née, encerclant le vieux centre historique, sont à présent embourgeoisés ou en passe de l’être totalement, les plus pittoresques sont à la merci et sous la pression d’un tourisme de masse tout aussi destructeur que pouvaient l’être jadis les bulldozers (avec ses conséquences sur la mutation du commerce, la pression hôtelière sur le logement, maisons de ville transformées en Bed & Breakfast, programmes d’hôtel des investisseurs, exacerbé par les offres d’Airbnb, saturation des espaces publics et nuisances dues à la surconsommation des lieux, etc.), tandis que les plus grands squats de jadis, dont les anciennes friches portuaires squattées, là où soufflait le vent libertaire, ont été évacués pour faire place, souvent, à des équipements ludico-touristiques, ou touristico-artistiques, aux côtés de nouveaux sièges sociaux de multinationales, objets spectaculaires tentant de capturer l'attention mondiale, symbolisant la nouvelle IAMsterdam. C'est-à-dire l'embourgeoisement de la ville et la grande pénurie de logement abordable, la destruction littérale du parc de logements sociaux mis en vente, la spéculation forcenée et la hausse véritablement vertigineuse de l’immobilier, les privatisations à outrance des services publics, les programmes d'éviction des indésirables, marginaux, délinquants et squatters, entre autres abominations urbaines ; tout ceci ne suscite aucune réaction d’opposition telle qu’elle s’exprimait jadis : la police, sans doute elle aussi nostalgique, n’a plus aucune tête subversive sur laquelle abattre sa matraque ; la contestation n’est même pas muselée, elle n’existe plus, sauf parfois, en réaction contre une nouvelle loi par trop libérale (notamment celle concernant l’université), à l’occasion d’un mouvement des mouvements, tel Occupy, mais sans lendemain sérieux, lutte inorganisée et inorganique. Certes, la pratique du squat perdure, tant bien que mal après la loi de 2010 l’interdisant et la pénalisant, mais comme la contestation, elle tient plus de l’anecdote marginale individualiste que du grand discours libertaire collectif, occupe illégalement l’espace artistique plutôt que l’espace social.
Si
cette contradiction éclaire le malaise d’une jeunesse amorphe, par
rapport aux décennies précédentes, et au-delà la démobilisation
de « l’intelligentsia de masse », elle laisse dans l’obscurité
le problème de savoir pourquoi la jeunesse révoltée formant des
mouvements protestataires et rebelles est progressivement rentrée
dans les rangs, alors que les contradictions fondamentales de la
société néerlandaise, dans les domaines urbain et architectural,
entre autres, s’aggravent. Ce fut d’ailleurs une question
récurrente dans les débats contradictoires des intellectuels
progressistes aux Pays-Bas : Pourquoi un tel spectaculaire et non
moins rapide revirement ?
L’explication
, affirmaient-ils est à trouver dans les relations dialectiques
entre le système économique et social, les valeurs culturelles et
les états de conscience de ceux et celles qui, historiquement,
s’emploient à dénoncer les inégalités et injustices sociales, à
défendre la tolérance, et à organiser au mieux la résistance. En
premier lieu, dénonçaient-ils presqu’en choeur, la révolution
néolibérale - néolibéralisme entendu dans ce texte comme un
programme politico-économique du capitalisme allié au
conservatisme. Mais si les conséquences sociale et économique du
néolibéralisme engendrent ou exacerbent inégalités et injustices,
il laisse libre court, s’épanouir même, la quasi totalité des
revendications qu’exprimait la critique culturelle des années
1970, avec pour les Pays-Bas tolérant, un temps d’avance pour ce
qui concerne la sexualité, l’écologie urbaine, les drogues
douces. Le néolibéralisme est autant liberticide que permissif, et
il se stimule et innove grâce aux résistances qui tentent de le
combattre, qui a pu éliminer ou affaiblir considérablement le
prolétariat et le mouvement ouvrier, puis la Nouvelle gauche, à qui
le néolibéralisme emprunte, adopte et adapte nombre de principes,
dont celui remarquable : « Il est interdit d’interdire », et
au-delà d’idéaux, dont l’écologie ; et ne se prive pas
d’enrôler dans ses rangs, les acteurs les plus radicaux des
contestations passées, devenus politiciens ou dirigeants de sociétés
prospères : IAMSTERDAM ne manquent pas de ce type de renégat-e-s
recyclé-e-s. Victimes – consentantes - de cette capacité mille
et une fois évoquée du capitalisme et du néolibéralisme à
tourner à leurs propres profits les mises en question et les
résistances dont ils font l’objet.
Mais
cette récupération incorporation ira aux Pays-Bas bien plus loin
lorsqu’en 2013, le roi des Pays-Bas annonce le futur programme
révolutionnaire du gouvernement qui décrète, rien de moins et
selon ces termes, la fin de l’État providence et la naissance de
la « société de participation »: grossièrement, un programme
d’hyper-ultra-austérité prévoyant la municipalisation et la
privatisation de certains services publics et une baisse des aides
sociales draconienne (de l’ordre de 20%) ; programme anti-social
exigeant des citoyens néerlandais des efforts d’une, pour se
prendre en charge par eux-mêmes (« À tous ceux qui le peuvent, il
est demandé de prendre ses responsabilités pour sa propre vie et
pour son entourage »), et deux, pour ré-investir – dans les deux
sens du terme – les structures publiques désormais privées en
partie de personnel et de subventions!
Bigre,
l’idéal anarcho-libertaire Provo-Kabouter, et le programme du
« gauchisme existentiel » (autogestion, décentralisation, etc.) se
réalisent-ils enfin ? Il s’agirait, plutôt, du modèle de la
droite dite libertaire. N’empêche, l’autogestion citoyenne hier
érigée pour s’opposer aux décisions des administrations
nationale et municipale se présente maintenant comme une alternative
enivrante pour alléger les finances sociales de l’État !
D’ailleurs parle-t-on ici de la « doedemocratie » (the
«
do-democracy ») ou bien de de « Do-it-yourself-care », «
le-social-fait-par-vous-même ». Une doedemocratie que les nouveaux
entrepreneurs sociaux conjuguent avec allégeance et allégresse aux
nouvelles disciplines, ou champs d’action de la pensée dominante
que sont la green City, la smart City et la creativ City, domaines
dans l’air du temps nés, aussi, lorsque la contestation se faisait
entendre et, mieux, imaginait des contre-propositions, hier encore
considérées comme huberluesques, aujourd'hui admises et intégrées
dans les consciences comme dans le marché.
Grisé
par ses sensationnelles victoires, porté par le silence accommodant
ou complice, selon, de l’intelligentsia critique, par
la passivité de la jeunesse et la robustesse de la répression, le
néolibéralisme aux Pays-Bas est sorti grand vainqueur, mais sur les
ruines de la Nouvelle gauche est né un nouvel assaillant, la droite
radicale, ouvertement islamophobe et anti-européenne,
anti-tolérante, donc, premier parti d’opposition (13,1% des
suffrages) au sortir des élections de mars 2017. Les raisons de ce
succès électoral (+ 5 sièges) sont multiples que nous connaissons
(perte de confiance envers les élites gouvernantes, crise économique
et politiques d’hyper-austérité européenne et nationale,
chômage, attentats terroristes, etc.).
Encore
faut-il y ajouter et l’accumulation de lois urbano-architecturales
significatives, et un laisser-faire ravageur ayant créé, organisé
sciemment la ghettoïsation des populations immigrées les moins
aisées, là où l’islamisme radical s’est développé (dit-on),
et la relégation spatiale des populations autochtones en difficulté,
pauvre ou précaire, dans des zones suburbaines, là où se
concentrent les votes favorables au Partij voor de Vrijheid (parti
pour la liberté), le front national néerlandais. Et la « société
de participation » qui s’exprime au mieux dans les quartiers
gentrifiés où logent les classes moyennes, est davantage évoquée
pour les quartiers plus populaires, en voie d'embourgeoisement comme
un programme chargé de canaliser et de détourner le mécontentement
des habitants, une «offre de consolation » ou de compensation ;
les politiques urbaines construites dans une perspective
« bottom-up », d’ « empowerment », dans laquelle la société
urbaine, et notamment ses composantes sociales ou ethniques les plus
désavantagées constituent l’élément moteur, sont pour ces
quartiers, un leurre, une mascarade qui camouflent - ou tentent de le
faire - une politique néolibérale agressive dans ses ambitions
spatiales anti-sociales. Une cité participative au sein de laquelle
les autorités locales décentralisées devenues des investisseurs
sociaux imposent aux clients des services para-étatiques et à leurs
créateurs de nouvelles règles dignes du crowdfunding.
En
nous référant au terme du sociologue Neil Smith de « Revenchard
City » pour caractériser l'urbanisme néolibéral, nous pouvons,
dans le cas néerlandais, l'élargir à la société entière et
évoquer une « Revenchard Society » où le commerce des biens et la
marchandisation des personnes détrônent ce qui faisait jadis sa
renommée : la tolérance et un certain sens commun du consensus ; où
plutôt, fabriquent une tolérance inversée : à Amsterdam, à
présent, une partie de l’opinion publique, des intellectuels,
tolèrent de nouvelles formes de pauvreté urbaine, symptôme de la
croissante indifférence, de l’insensibilité des néerlandais, par
rapport à jadis, envers ceux qui vivent aux marges de la société,
pauvres, précaires, immigrés et migrants, tout autant que les
marginaux, squatters y compris.
Amsterdam
Manifestation Pegida (Patriotic Europeans Against the Islamization of the Occident)
© Guido van Nispen
2016
Amsterdam
Manifestation Pegida (Patriotic Europeans Against the Islamization of the Occident)
© Guido van Nispen
2016
Et pourtant, ces derniers en
particulier, ont sauvé, le mot est juste, Amsterdam d'un désastre
urbain, architectural et écologique qui aurait fait de la capitale
une sorte de Manhattan européenne, sillonnée de rocades. Les
années 1960 sont celles aux Pays-Bas, comme partout dans le reste du
monde, de l‘émergence de la contestation emmenée par la jeunesse,
prenant naissance juste après la rébellion feutrée des nozems, les
blousons noirs néerlandais, une rébellion impertinente importée
directement des USA, sans grande conséquence notable politique. Se
posent les questions de savoir si ce nouveau grondement populaire a
été inspiré par l’esprit contestataire initié par les beatniks
puis les hippies des Etats-Unis - qui d’ailleurs envahirent la
capitale mondiale de la tolérance ? était-ce là une nouvelle
importation de nouvelles manières d’être, de penser et surtout
d’agir ? Sont-ils les propagateurs du vent libertaire aux Pays-Bas
? Rien n’est moins sûr, car si la contre-culture artistique et
critique néerlandaises ne précèdent pas celles des Etats-Unis,
elles émergent, sur certains points particuliers, en simultanée ;
et un des mouvements néerlandais ira même jusqu’à influencer le
Flower power de San Francisco.
Les
Pays-Bas en révolte partagent avec les USA, plus que tout autre, une
même contestation s’exprimant en particulier dans les domaines de
l’urbanisme, de l‘architecture et de l’écologie ; c’est à
Amsterdam que s’ouvre à partir de 1964 un long cycle ininterrompu
de luttes urbaines, pour le droit au logement, et au squat, qui,
autre caractéristique propre au pays, s’achèvera à l’orée de
l’année 2000 ; c’est là que se distingue les « alternatifs »
néerlandais : ces luttes menées par des collectifs à tonalité
anarchisante prennent successivement la relève, le flambeau
lorsqu’un s’épuise ou disparaît de la scène publique, et
l’héritage, les expériences en matière d’organisation de la
résistance, de la mobilisation militante passeront ainsi de
génération en génération. La
contestation de la jeunesse néerlandaise a été le fer de lance du
pays, mais son existence même, sa longévité somme toute
exceptionnelle, n’ont été rendu possible que par la pression de
la population et de l’opinion publique, à laquelle se greffe
également l’intelligentsia, s’opposant aux opérations de
destruction-rénovation concernant, en fait, la quasi totalité des
vieux quartiers hérités du 19e siècle, encerclant le centre-ville
historique. Programme pharaonique des planificateurs technocrates,
soutenu et animé par la haute finance, qui explique différentes
formes de militance, et ce, dans le contexte d’une fabuleuse
pénurie de logements, produit d’une toute aussi extraordinaire
spéculation sévissant depuis des décennies.
Ces
caractéristiques se retrouvent tout pareil en Italie, où les luttes
urbaines et pour le droit au logement ont été au coeur de la
contestation, mais à la différence des Pays-Bas, elles
s’intégraient, se superposaient aux grandes luttes d’usine, ce
qui n’est pas le cas néerlandais, pays davantage tourné vers les
activités commerciale, bancaire et les services ; d’autre part, si
la révolte italienne a donné naissance aux organisations
révolutionnaires armées marxistes, la rébellion néerlandaise
s’arrêtera aux marches du pacifisme, certes agressif, comme celle
à ce titre, de la jeunesse britannique, autre grand pays du squat.
Mais le pacifisme de la rébellion néerlandaise introduira,
inventera pourrait-on dire, en Europe, l’écologie urbaine : c’est
bien à Amsterdam, où la résistance des uns et des autres contre
les projets autoroutiers éventrant les vieux quartiers centraux,
tracés destructeurs ignorant même ses monuments historiques, contre
l’omniprésence de la voiture, contre la pollution, qu’est née
l’écologie appliquée à la ville, mouvement proto-écologique
dit-on, à l’oeuvre, depuis peu, aux Etats-Unis. Le mouvement
écologique néerlandais se distingue par sa précocité, mais aussi,
surtout, par sa capacité à inventer, et à contre-proposer des
alternatives, qui aujourd’hui sont et appliquées et, mieux,
exigées par les gouvernements européens, et du presque monde
entier, dont notamment, vélo et automobiles électriques en libre
service, tri des déchets, végétalisation des espaces, etc., des
plans programmes des mouvements anarchistes Provos et Kabouters ; en
somme, ce qui était considéré hier par les autorités
néerlandaises comme des idées farfelues, huberluesques, est devenu
de nos jours la norme ; il en va de même pour les squats,
aujourd’hui soit institutionnalisés, soit repris dans sa forme
commercialisée par les agences anti-krak.
En
définitive, ces différentes formes de contestation, portées par
l’opinion publique, après une dizaine d’années de lutte
(1964-1975) ont permis de sauver de la destruction, en partie, les
vieux quartiers du 19e siècle d’Amsterdam, et au-delà d’enterrer
la vision moderniste, celle de la tabula rasa, des planificateurs
néerlandais comme des pays capitalistes de l’Europe ; ainsi au
modèle futuriste, l’esprit contestataire, contre-culturel,
préfère, paradoxalement, une vision passéiste et conservatrice. De
l’idéal de la rénovation lourde (on rase et on reconstruit – en
mieux) la résistance exige des programmes de réhabilitation (on
préserve et on répare l’existant). Toutefois, ce conservatisme,
s’il opère dans les consciences comme une sorte de nostalgie en
réaction contre la modernité, se détache des idéaux politiques
des conservateurs, en cela qu’il protège l’existant, le bâti
ancien, et les existences, les habitants déportés hors des
quartiers centraux vers la périphérie, déportation admise voire
animée par les politiciens conservateurs, et au contraire,
argumentaire des résistances progressistes et alternatives.
Là
encore, l’intelligentsia néerlandaise invente, comme elle avait su
si bien innover avec le plan d’Amsterdam de 1935 ; car si ce type
de programmation urbano-architecturale (préservation de l’ancien,
de la population et des activités) a été élaboré, théorisé par
les architectes italiens et expérimenté en premier lieu à Bologne,
municipalité communiste, l’architecte Aldo van Eyck, l’un des
fossoyeurs des CIAM, y introduira une certaine dose de modernité, en
critiquant l’approche italienne d’une architecture pastichant
l’existant. En parallèle, l’artiste néerlandais Constant
Nieuwenhuys – proche de Aldo van Eyck - imagina, avec dans un
premier temps Guy Debord, l’urbanisme unitaire et ses dérives,
puis cette formidable utopie urbaine et architecturale qu’est New
Babylon. L’intelligentsia néerlandaise offrait ainsi à la pensée
architecturale deux grandes innovations, qui, et en particulier pour
Aldo van Eyck, s’attachait à prendre en compte les remarques, les
souhaits des habitants en résistance contre les autorités, dans une
approche participative, approche née dans sa forme moderne,
également, en Italie dès après la fin de la seconde guerre
mondiale.
A
ce triptyque – jeunesse contestatrice, intelligentsia rebelle et
imaginative, résistance populaire – s’y ajoutent les acteurs
politiques et leurs technocrates planificateurs, porteurs, plus que
les premiers d’ailleurs, de la modernité post-industrielle de
l’ère tertiaire ; rappelons et soulignons ici, que les quartiers
anciens si pittoresques d’Amsterdam étaient au sortir de la guerre
en partie, composés de vieilles bâtisses branlantes et
inconfortables, et pour celles les plus dégradées étaient de
véritables taudis verticaux où s’entassait le petit peuple.
Ainsi, replacées dans ce contexte, les décisions de tabula rasa
urbaine ont été relativement bien acceptées par l’ensemble des
formations politiques, y compris le parti communiste néerlandais qui
reprenait la position soviétique de bâtir de nouveaux quartiers
modernes et monumentaux pour le peuple. Mais au fur et à mesure
qu’enflaient la résistance et la contestation, ponctuées de
violences policières inadmissibles pour l’opinion publique,
s’opéra de drôles de scissions au sein des partis : quelques
conservateurs et communistes s’affichaient publiquement contre le
projet moderniste, communistes qui dénonçaient le scandale de la
pénurie de logements, des socialistes s’intéressaient aux propos
proto-écolo portés par les anarchistes déclarés, et s’indignaient
des déportations des habitants et de la violence policière,
anarchistes qui d’ailleurs présentèrent des listes aux élections
municipales, etc. Tout ceci entretenant des débats endiablés
répercutés par les médias. Cette cacophonie s’estompa au milieu
des années 1970, sur fond de crise économique, lorsque finalement
les programmes les plus controversés du plan d’urbanisme du grand
Amsterdam seront abandonnés, et que furent privilégié des
programmes de réhabilitation plutôt que de rénovation lourde.
La
bataille urbaine avait été gagné, lui succéda la guérilla
architecturale concernant les squats qui fut elle-aussi victorieuse,
car l’on estime que des milliers de squatters illégaux ont pu à
Amsterdam, régulariser leur situation illégale, et pour d'autres
entretenu pendant quatre décennies un vent libertaire soufflé par
les dizaines de lieux contre-culturel et alternatif, mêlant, souvent
à différents degrés, activités artistique, politique, festive et
sociale. L’écrivain et historien néerlandais Geert Mak évoquait
pas moins « la guerre civile de vingt ans » d’Amsterdam portée
par une multitude de mouvements underground nés au début des années
1960 ; dans les années 1980, la presse évoquait également « une
guerre civile urbaine » pour caractériser l’ampleur de la
résistance, la vigueur et la détermination des collectifs de
squatters, et souligner le nombre important d’affrontements. Et
Amsterdam pendant quelques décennies a bien été la Mecque de la
contre-culture en Europe, pour sa permissivité et sa tolérance
pour, justement, le phénomène squat, autant que pour les drogues
douces en partie légalisées, les clubs homosexuels du Red District
et, ne l’oublions pas, pour l’étrange amour qu'elle porte pour
le vélo.
Le
modèle
Amsterdam
Aux
Pays-bas, l’urbanisation d’une large portion de son territoire a
été confrontée à des conditions naturelles ingrates, un
territoire peu propice pour y bâtir, menacé par la mer, les
inondations des fleuves, et la contrainte du sol humide et instable
qui constitue le soubassement des villes_; ces difficultés imposent
encore aujourd’hui de lourdes servitudes techniques et financières,
et expliquent le rôle prépondérant de la puissance publique dans
le domaine de la construction, qui a fixé avec une grande avance sur
les autres pays européens, les règles de discipline que constituent
les textes d'urbanisme.
Dès
la fin du 19e siècle, la pratique du bail emphytéotique décrétée
par Amsterdam lui offre des avantages considérables, car la
collectivité est propriétaire et gestionnaire des sols, faisant
valoir ses priorités spatiales et programmatiques. Ceux publiés à
partir de 1901, imposaient l'élaboration de plans directeurs et de
plans de détail, et le permis de construire, et donnaient aux
communes le moyen de les appliquer par des mesures d'expropriation.
Ainsi, Amsterdam se dota d’un capital de vastes réserves foncières
pour le développement futur de la ville. En outre, l’acte
fondateur de la politique du logement aux Pays-Bas, le Housing Act
(Woningwet) de 1901, affirme une politique favorable au logement
social, et l’importance des corporations de logements (woning
corporaties) à but non lucratif ou non, qui peuvent recevoir de
substantielles subventions pour financer la construction d’un
ensemble d’habitations pour leurs membres.
Ces
contraintes, finalement, ne donnèrent qu’un rôle mineur au
capitalisme hollandais qui ne fut pas un acteur primordial, mais un
partenaire : c’est l’État qui contrôle directement le destin
des grandes villes, les municipalités exproprient, se chargent de la
viabilisation – coûteuse – des terrains, puis le sol assaini
trouve acquéreur auprès des financiers, qui se contentent de la
rente qui résulte du seul produit de la construction. Bien entendu,
grande finance et municipalité pouvaient s’unir pour projeter des
nouveaux quartiers ayant principale vocation de leur assurer des
rentes confortables, et, si les nouveaux quartiers sont l’oeuvre
des autorités qui appellent le monde de la finance à y participer,
il n’en sera pas de même pour les quartiers historique et ancien
d’Amsterdam : c’est ici, dans le labyrinthe urbain dense que la
spéculation se manifesta avec toute sa force, mécanique mise en
œuvre autant par de grands groupes financiers que par le petit
propriétaire.
Amsterdam
socialiste
La
gouvernance du parti Social-démocrate, entre 1918 et 1925, face à
une crise du logement exceptionnelle décide en 1918 de l’Emergency
Housing Act, «_la loi sur le besoin de logement_» (Woningnood)
permettant aux municipalités d’intervenir dans le secteur de la
construction subventionnée :
= en
accordant des crédits pour la construction de logements sociaux, et
d’équipements publics_;
= en
limitant la rente foncière_;
= par
l’acquisition à Amsterdam de terrains et l’annexion des communes
limitrophes_;
=
par le contrôle les loyers ; certaines municipalités socialistes
lancent des programmes d’habitat social visant à faire du logement
un droit social, avec des loyers politiques, « le juste loyer » qui
équivaut à un sixième du salaire.
= par
le lancement de grandes opérations de construction de nouveaux
quartiers, inspirées, dans un premier temps, par les idées de
cités-jardins, financées par l’Amsterdam Housing Service
(Woningdienst), sous la direction de Arie Keppler_: Tuindorp
Oostzaan, Tuindorp Nieuwendam sont construits rapidement ; d’une
manière générale, les habitants bénéficiaires de ce type
d’opérations sont issus de l’élite de la classe ouvrière
solvable, et des administrations ;
= en
expérimentant de nouvelles techniques de construction_; Betondorp
-_le village de béton – situé dans le nouveau quartier Tuindorp
Watergraafsmeer, réalisé à partir de 1922, présente la
particularité d’utiliser pour la construction des maisons et des
équipements publics, le béton, prototypes constructif et politique
qui visaient à briser le monopole des fabricants de briques et à
abaisser de manière drastique les coûts de construction_;
= dans
ce cadre, les architectes et techniciens de l’avant-garde jouent un
rôle primordial, en relation avec les mêmes mouvements de l’Europe.
= le
gouvernement adopte de nouvelles mesures en 1921, obligeant chaque
municipalité à se doter d’un institut pour la construction
populaire.
Cette
politique volontariste prendra fin avec le nouveau gouvernement
conservateur qui succède aux socialistes, et s’orientera à son
opposé après la crise de 1929. Les contributions de l’État pour
la construction populaire seront réduites et la politique des loyers
« justes », suspendue. Cependant, la période qui s’étendra
jusqu’à la guerre offrira des conditions pour que s’exprime la
recherche expérimentale en matière d’urbanisme et
d’industrialisation.
Camps
Cela
étant, se posa le problème crucial des anciens habitants des
bidonvilles, considérés comme inaptes à habiter les nouvelles
demeures ouvrières : l’expérience démontrait que ce type de
familles n’entretenait pas leur foyer, oubliait de payer le loyer,
posait des problèmes de voisinage, etc. : la plupart d’entre elles
connaîtront l’expulsion pure et simple. Pour prévenir d'autres
incidents, un nouveau système administratif fut mis en place, avec
des règles plus strictes pour accorder l’accès au logement
public. Les demandeurs faisaient l’objet d’un rapport
administratif établi par des surintendants qui inspectaient leurs
demeures ou masures, vérifiaient les bonnes mœurs de leur ménage
et s’informaient auprès des employeurs, des propriétaires, de la
police, du voisinage. Entre 1926 et 1938, 56.692 de ces rapports ont
été établis : 1292 familles ont été déclarées asociales et
"inadmissibles" au logement social. Les élites socialistes
trouvèrent alors cette solution de construire spécialement pour
cette catégorie « inadmissible » des camps de de re-socialisation,
dont deux étaient prévus à Amsterdam : Zeeburgerdorp ouvert en
1926 et Asterdorp en 1927, construits dans des zones isolées de la
ville, dans le but explicite d’isoler les habitants du reste de la
population. Entre autres abominations sociales stigmatisantes, par
exemple, les enfants à l’école devaient porter un brassard rouge
indiquant leur origine sociale ! Ce programme socialiste prit fin peu
après la seconde guerre mondiale.
Idéologie
anti-urbaine
En
Hollande, l’idéologie anti-urbaine va croiser dans l’entre deux
guerre, les hypothèses formulées par les théoriciens de
l’architecture moderne, exprimées aux congrès des CIAM, et
naîtront des expériences urbaines tout à fait originales,
différentes de celles des siedlungen de la République de Weimar.
Sous la gouvernance socialiste, des grands débats agitaient
l’intelligentsia, partagée entre les partisans du modèle de la
Garden city britannique décentralisée (decentralized Garden city
model), c’est-à-dire éloignée des grands centres urbains, et
ceux prônant la «_centralisation_» (centralized city model), leur
implantation dans les faubourgs mêmes des grandes villes. En 1924,
se déroula l’International Urbanism Congress, avec pour invité
d’honneur, le père de la Garden city anglaise, Ebenezer Howard_;
s’y dérouleront des débats entre partisans centralisateur et
décentralisateur, et d’autres modèles originaux, dont la « Finger
City » théorisée par le town-planner belge Raphäel Verwilghen,
et celui proche du landscape architect américain Henri Vincent
Hubbard, qui plaidait pour une interpénétration de la cité et de
la nature.
En
1925, l’architecte Cornelis Van Eesteren et Theo van Lohuizen sont
chargés par la municipalité d’Amsterdam du plan régulateur de la
ville - _Algemeen Uitbreidingsplan -, plan adopté en 1935. Son
caractère expérimental et parfaitement novateur adopte un nouveau
modèle d’urbanisation, préfigurant et anticipant le développement
urbain de la ville à chaque étape de la croissance de la
population_: le programme prospectif répartit les nouvelles
populations dans des quartiers standards de 10.000 habitants, saturés
d’espaces verts, de services et d’équipements publics.
L’originalité du plan programme est d’introduire une nouvelle
conception moderne de la ville rompant avec les modèles de la
cité-jardin banlieusarde de France, et des villes satellites
anglaises ou allemandes_: le plan affirme une continuité de la
structure urbaine et l’introduction – massive - du végétal dans
le milieu urbain dense (et non l’inverse, d’implantation de
l’urbain en campagne). Le plan prévoit la création d’un Bois
sur un ancien polder asséché situé au Sud-Ouest de la ville_; un
bois de 400 hectares alternant des grandes parties boisées, des
plans d’eau de toute sorte faisant office de baignades, bordés de
vastes surfaces engazonnées, des espaces botanique et
ornithologique.
Le
plan et ses instruments revêtent une importance historique
considérable en raison de plusieurs facteurs : les sols destinés à
l’expansion sont la propriété de la commune, grâce à une
politique d’expropriation avisée, entreprise depuis longtemps. Le
contrôle et la maîtrise des sols à urbaniser, écartent plusieurs
difficultés, dont ceux notamment de la spéculation et du déphasage
temporel entre les études et les réalisations effectives. En outre,
le modèle anglais de la Garden city décentralisée fut écarté en
raison notamment du coût des travaux pour sa réalisation, et celles
concernant les infrastructures de transport la reliant aux grands
centres urbains.
L’on
reconnaît que le plan de 1935 d’Amsterdam incarne au mieux les
principes de l’urbanisme de la Charte d’Athènes. Ce plan
cohérent d’urbanisation moderne aux accents écologiques fut
approuvé mais partiellement mis en œuvre_: la crise aidant, et les
actions des politiciens conservateurs opposés au programme, dont
celle de diminuer les budgets initiaux, puis la guerre seront autant
d’obstacles à sa réalisation entière et concrète. Le plan
régulateur de la ville de 1935 sera mis en œuvre après la guerre
et ses grandes lignes seront adoptées et adaptées pour ce qui
concerne le plan routier de l’agglomération jusque dans les années
1960.
La
déconcentration concentrée
La
volonté des concepteurs, appuie celle des politiques, d’un
contrôle plus large à l’échelle de la région, la Randstad, qui
suppose une planification coordonnée entre les trois grands centres
urbains du pays : Rotterdam, Amsterdam, Utrecht et La Haye. En 1938
une commission (la commissie Frederiks) proposa un système
hiérarchique de plans à trois échelles d’intervention lié à la
fois au développement urbain et à l’habitat : municipal,
provincial et national, coordonnant au mieux des pratiques déjà
anciennes dans le système de planification territoriale néerlandais.
Ce n’est qu’après la guerre qu’on différencia planification
et habitat, et qu’est plus sérieusement évoquée la randstad,
définitivement opérationnelle dans les années 1990. Dans la grande
tradition néerlandaise de l’idéologie anti-urbaine, la conception
spatiale de cette entité territoriale donnait un rôle prépondérant
au grand paysage, qu’il s’agissait de préserver et de protéger.
Une culture paysagère déjà ancienne, immortalisée par les
peintures de Jacob Ruysdael, Jan van Goyen et celles de l'école de
La Haye. En conséquence, fut réservé au coeur du Randstad, une
vaste zone verte, bordée par ces grandes villes, un système urbain
inversé par rapport, par exemple, au Grand Londres, entouré de sa
ceinture verte.
Un
système de coeur vert peu compatible, de fait, avec
l’industrialisation et le principe général des planificateurs de
dédensifier Amsterdam, et d’offrir à ses habitants la possibilité
de se loger dans son hinterland. Cette migration interne, l'exode
massif des habitants de la ville à la campagne, est sans aucun doute
la transformation la plus radicale de la société néerlandaise de
l’après guerre. Cet exode n’était certes pas nouveau, la
périurbanisation est une autre étape dans le processus dynamique de
concentration et de déconcentration urbaines de la population qui a
eu lieu depuis le début de la révolution industrielle dans les pays
occidentaux. Aux Pays-Bas, la périurbanisation massive des années
1960 est le résultat d'un long processus de déplacement des
populations aisées, déjà amorcé vers 1900, dans les années 1930
pour les classes bourgeoises, puis des classes moyennes après la
guerre.
En
1953 survint une catastrophe naturelle particulièrement meurtrière,
la région de Rotterdam, en partie détruite par les bombardements
nazis, est inondée par une tempête, submergée par les eaux de la
mer du Nord, faisant près de 2000 victimes, des dégâts
considérables, et causant une peine et un traumatisme tout aussi
considérable au sein de la population. Le gouvernement lance alors
le plan Delta, un programme pharaonique de travaux publics destiné à
prévenir ce type de catastrophe, mais aussi un programme de mise en
valeur des terres, de modernisation de l’agriculture, de
l’accessibilité routière, et de protection d’aires naturelles,
etc. En ce sens, le Plan Delta peut être considéré comme la
version néerlandaise du programme américain de la Tennessee Valley
Authority lancé avant la seconde guerre mondiale.
Un
rapport concernant l'aménagement du territoire, daté de 1966,
pointait les contradictions de la planification territoriale, cette
sorte de compromis entre la dispersion périurbaine et la nécessité
économique de la mise en commun et de la concentration (équipements
publics et privés, emplois, etc.). Mais pour les planificateurs
cette « déconcentration concentrée » pouvait être réalisée par
la croissance contrôlée des zones résidentielles situées au-delà
de l’aire d'influence des zones urbaines denses, par un réseau
routier et un réseau de transports en commun efficaces, et un
environnement attrayant. Dans ce cadre la planification instaurait
une nouvelle unité géographique, la région urbaine, constituée
par un ou plusieurs grands centres, et des noyaux urbains.
L'intention de L’État était de construire massivement dans les
zones où la demande était la plus grande, et dans les zones où la
croissance urbaine était le plus souhaitable. Ces nouvelles aires
urbaines étaient séparées par des zones vertes, des zones tampons
constituées de terres agricoles et de parcs pittoresques prévus
pour les loisirs_: ce principe d’urbanisation a été la clé de
voûte de l’aménagement du territoire. La « déconcentration
concentrée » imaginée par les planificateurs néerlandais est en
somme basée sur l’idéologie anti-urbaine, caressée par les
politiciens et les planificateurs depuis l’entre deux guerre.
La
Reconstruction
Ainsi,
les Pays-Bas disposaient d’une proportion très élevée de
logements locatifs, un parc social public et privé remarquable par
rapport aux pays européens capitalistes, où la part de l’accession
apparaît relativement faible. Depuis le Housing Act (Woningwet) de
1901, ce pays s’est toujours distingué par une forte intervention
publique :
= après
la Seconde Guerre mondiale, l’Etat favorise une offre locative
sociale pour enrayer la pénurie de logements et accueillir un
éventail large de la population_;
= à
partir des années 1970, l’enjeu est plutôt de stimuler l’offre
dite «_abordable_», à la fois en location et en accession, par un
système de subventions publiques, et de soutenir la demande, y
compris pour les ménages à faibles revenus, au moyen des
allocations logement_;
= depuis
la fin des années 1970, la politique du gouvernement est
principalement axée sur la promotion de la propriété privée et la
réduction tendancielle des fonds publics attribués aux bailleurs
sociaux ;
= jusqu’à
la liquidation du parc social (vente) à partir de 1993.
Pays-Bas,
Mecque du logement social, certes, mais ce pays a été confronté
avant puis après la seconde guerre mondiale à une extraordinaire
pénurie de logement, inquiétante car les projections démographiques
à long terme établissaient une forte augmentation de la
population. Jusqu'en 1955, la lutte pour résorber la pénurie de
logements a été une des premières priorités de l’Etat, qui
posait le problème d’un financement conséquent. L’État résolut
cette difficile équation par une politique volontariste consistant
à, grossièrement, construire massivement au moindre coût, à
privilégier la quantité au détriment de la qualité ; dans un état
d’esprit confortant l’idéologie anti-urbaine qui prévalait déjà
au sein des élites depuis l’avant guerre. A Amsterdam, un
important programme de construction de nouveaux quartiers est lancé,
basé sur le Plan de 1935. A partir de 1951, les travaux débutent
pour la réalisation de quatre quartiers jardins (Slotermeer,
Geuzenveld, Slotervaart et Osdorp) reprenant les concepts de
quartiers résidentiels spacieux où prédominent les espaces verts
ouverts. Mais en 1956, un rapport de la Commission du logement de la
Société néerlandaise pour l'industrie et du commerce, intitulé
Production de l’habitat et prospérité, pointait les trop
nombreuses défaillances de ce qui avait été construit
jusqu’alors : mauvaise isolation contre le bruit et le climat,
mauvaise qualité des matériaux et des équipements intérieurs
(salles de bains, cuisines), etc. Selon ce rapport, l’ouvrier
néerlandais vivait moins bien que le travailleur de la Ruhr, de
Milan, Stockholm, Göteborg ou Copenhague. Ce n’est véritablement
qu’à partir des années 1960, que les autorités décident
d’imposer des normes de qualité plus rigoureuses pour les
logements sociaux et subventionnés, dans le cadre d’une
industrialisation de la production édilitaire.
En
1962, les chiffres et statistiques précises du mémorandum de
l'Institut économique de l'industrie et de la construction,
établissaient que la pénurie de logements était beaucoup plus
grande que celle officiellement admise. L’on décida la
construction de nouveaux quartiers dans d’autres zones de la ville,
conçus sur le modèle jugé plus économique de l’architecture
des grands ensembles d’habitat collectif. Au plan de 1935, l’on
désigna de nouvelles zones d'expansion urbaine à Amsterdam-Noord
avec la construction du tunnel de l'IJ en 1968, et à Amsterdam-Zuid
et Zuidoost, où le quartier Bijlmermeer a été construit.
Bijlmermeer,
ville modèle
La
question des immeubles de grande hauteur aura été largement
débattue jusqu’au milieu des années 1960, et ce, jusqu’au
sommet de l’État, qui depuis la fin de la guerre, interrogeait
experts de la chose, architectes et urbanistes reconnus du monde
entier, sur les qualités et les inconvénients de l’architecture
massive ; en 1961, le très sérieux et volumineux rapport de la
Commissie Hoogbouw/Laagbouw (Commission de grande hauteur / faible
hauteur) synthétisait les expériences étrangères, et les idées
des architectes et des urbanistes de renommée internationale. En
conclusion, ce rapport opposait la nature collective et le
renforcement communautaire qu’instauraient l’architecture des
immeubles de grande hauteur avec le caractère d'autosatisfaction et
d’autonomie de la maison individuelle ; et les experts exprimaient
l’idée que l’architecture massive, le cadre de vie qu’elle
impliquait, n’étaient pas approprié pour tous les types de la
population, que ce type d’urbanisme devait être réservé pour une
catégorie limitée de familles culturellement développées, et
celles ayant des niveaux de revenus élevés.
Sur
la base de ce rapport, l’État, séduit par les avantages
économiques de l’architecture industrialisée, qu’encourageaient
également les industriels de ces secteurs (de la construction et des
équipements), lança ainsi, à partir de 1962-63, les premières
grandes opérations de grands ensembles sociaux, et de nouvelles
villes satellites, politique symbolisée à Amsterdam par la
construction de Bijlmermeer, modèle d’une nouvelle ville moderne,
imaginée par l’architecte Siegfried Nassuth qui dirigeait l’équipe
de conception du Service d’urbanisme de la Ville d’Amsterdam.
Humaniste, son inspiration lui vint des cités communistes élaborés
en Union Soviétique, où les installations collectives devaient
alléger les tâches des travailleurs, stimuler la vie communautaire
et émanciper les masses. Pour le quartier de Bijlmer, Nassuth avait
imaginé un lieu célébrant l’égalité des chances et offrant
d’amples possibilités de développement personnel à ses
habitants. La programmation de Bijlmermeer comporte plusieurs phases
successives d’opérations de construction de quartiers résidentiels
s’étalant dans le temps.
La
planification technocratique aboutit ici, tout naturellement, à une
véritable catastrophe urbaine pour ce qui concerne la première et
gigantesque tranche de l’opération titanesque : le
plan en nid d’abeille imaginé par l’architecte prévoit 85%
d’immeubles de grande hauteur et 15% de maisons, pour un total de
50.000 logements, et 80% d’espaces verts au sol, où 40.000 arbres
seront plantés : il s’agit bien d’un modèle de cité jardin
verticale. Le système de circulation de cette ville modèle
répondait aux exigences de la stricte séparation des circulations,
et en particulier, celle pour l’automobile était circonscrite à
des voies suspendues depuis les rocades menant à des vastes silos
parkings reliés par des passerelles couvertes aux unités
d’habitations, qui à l’intérieur devenaient des rues bordées
de petits équipements et de commerces. Ainsi, les vastes surfaces
vertes profitaient, en grande partie, quasi exclusivement aux
piétons, isolés des dangers et inconvénients de l’automobile. De
la même manière, le tracé du métro devenait aérien à l’approche
de la station desservant le quartier, conception qui fait référence
au plan libre de Le Corbusier ; de belles intentions, mais qui à
l’usage se révélèrent catastrophiques, comme d’ailleurs
d’autres éléments de conception des immeubles, mais plus grave,
et c’est sans doute un des éléments primordiaux de cette
contre-performance urbaine architecturale, les auteurs de ce
programme sous-estimèrent largement les coûts de réalisations, et
ceux concernant son bon entretien et sa bonne gestion.
Amsterdam
Bijlmermeer | 1975
Amsterdam | Bijlmermeer
1972
© Rois Arsath
Amsterdam | Bijlmermeer
novembre 1973
© Anefo
La ligne de métro en construction est aérienne afin de préserver le "plan libre" du sol.
Bijlmermeer,
à l’origine, est une opération dédiée aux classes moyennes
d'Amsterdam qui jusqu’à présent désiraient s’installer dans la
proche verte périphérie tout en étant à proximité immédiate de
la ville, la première opération devait les contenter,
selon les scénarios et prévisions optimistes des techniciens de la
planification urbaine : les loyers des logements y étaient en
moyenne plus élevés que dans les quartiers centraux populaires. En
1968, la première famille habitante inaugure son nouvel appartement.
En 1969, une première enquête, montre elle, que 55% des nouveaux
habitants sont là parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix :
comme en France, l’on préfère sa propre maison agrémentée d’un
jardin d’agrément ou potager, mais cela étant, de nombreux
nouveaux habitants espèrent bien profiter des avantages de cet
ensemble moderniste et viennent s’y installer, dont des volontaires
pionniers comportant militants communistes, artistes et intellectuels
et une communauté gay : pas vraiment le profil que souhaitaient les
différents bailleurs, mais les problèmes s’accumulèrent très
tôt. Dont celui de la hausse des loyers pour équilibrer un budget
sous-estimé, et surtout, leur passage d’un régime social
bénéficiant de subventions, à un régime privé. De même, un
loyer était exigé pour l’utilisation des parkings, et quant aux
espaces et salles destinées à la communauté, les résidents
devaient pour en profiter, les louer. L’entretien des 80%
d’espaces verts, s’amenuisa au fil du temps, et ces vastes
espaces devinrent des sortes de terrains vagues balayés par les
vents. Les classes moyennes boudèrent cette monstruosité
urbano-architecturale, mal desservie par les transports publics (le
métro prévu pour desservir l’ensemble arriva des années plus
tard après la fin de sa construction), le peu d’équipements
publics, comme celle de l’offre commerciale, quasiment inexistante,
contraignaient, entre autres, ses résidents à utiliser
l’automobile, à une époque où les infrastructures routières de
l’agglomération étaient nettement insuffisantes ou en travaux,
générant des embouteillages monstres. Enfin, les classes moyennes
d’Amsterdam préféreront l’offre des milliers de maisons
d'habitation construites dans les villes nouvelles à Purmerend et
Almere, achevant ainsi l’attractivité de Bijlmermeer. Y arrivent
les premiers habitants originaires du Surinam et des Antilles, qui de
leur côté expriment d’autres revendications, à une époque où
le Black Panthers Party aux USA est à son apogée…
Commence
alors le calvaire Bijlmer, l’on s’interroge sur le taux de
vacance exceptionnel, qui perturbe les prévisions économiques
technocratiques, mais les opérations de construction se poursuivent
à bon rythme, et sur le même modèle défaillant.
Amsterdam
Centre
Les
grandes opérations urbaines d’Amsterdam concernaient, en premier
lieu, sa périphérie, et jusqu’au milieu des années 1960, le
centre ville avait été préservé, ou plutôt délaissé par les
autorités, outre quelques opérations d’envergure. C’est ici,
faute de mieux, que s’acharna la spéculation : d’une manière
générale, les propriétaires préféraient laisser se dégrader
leurs biens immobiliers, dans l’attente d’une expropriation
avantageuse : pourquoi, en effet, faire des dépenses pour le bon
entretien d’une maison de ville, alors qu’elle devait à terme
être démolie ? Car les technocrates avaient décidé des grandes
lignes de sa restructuration dès les années 1950, plan programme
rendu public au début des années 1960 : le centre historique
folklorique était entièrement conservé, mais sa ceinture du 19e
siècle devait, à long terme, être en grande partie rénovée. Les
plus grandes opérations concernaient :
1.
La construction de rocades dans la ville, et périphérique
comprenant des échangeurs de type autoroutier.
2.
La création de complexe tertiaire dans les quartiers de la ceintrure
du 19e siècle accompagnés d'immeubles de bureaux, de commerces et
équipements et d'hôtels. Ces plans impliquaient un changement dans
l'affectation des sols, prévoyant d’importantes démolitions.
3.
La construction de lignes de métro desservant chaque quartier. A
Amsterdam, les planificateurs ont paradoxalement considéré le métro
comme un moyen d'obtenir plus d'espace en surface pour la circulation
automobile. Il est à noter que la nature du sol impliquait pour la
construction des lignes de métro souterrains, la démolition des
constructions en surface_; et des fondations coûteuses pour les
nouveaux – et rares - bâtiments situés au-dessus d’une ligne.
4.
La densité urbaine, dans certains secteurs de la ville du 19e siècle
qui était importante devait être abaissée. La ville compacte
existante, le tissu urbain dense devait faire place à la ville
aérée, moins dense. Ce sera un des points les plus controversés de
cet ambitieux projet, alors que la crise du logement était encore à
son apogée.
5.
La planification urbaine s’appuya en grande partie sur la
collaboration, le partenariat ou la coopération des grands groupes
bancaires, des promoteurs immobiliers, et d’autres grands acteurs
du privé, compris dans le petit cercle restreint du « Amsterdamsche
Kring_» (Cercle d’Amsterdam), où siégeaient, notamment les
promoteurs immobiliers Van der Meijden, Caransa, l'entreprise de
construction Van der Meijden, l’industriel Philips, etc., qui, dans
certains cas, imposent leurs décisions, notamment le secteur
bancaire (Banque Nationale, AMRO Bank et la banque ABN) qui exigeait
la construction de secteurs tertiaires et commerciaux.
Schéma routier d'Amsterdam centre
1959, annoté du 24 Août 1965
Le rêve le plus fou des planificateurs : la tabula rasa, l'on comprend la résistance des habitants (détail) :
Nieuwmarkt
Les
quartiers du 19e siècle entourant le centre historique présentaient
cet inconvénient, pour les planificateurs, d’être parfaitement
inadaptés à l’automobile, le méandre des rues étroites, la
présence de canaux, la densité urbaine empêchaient et leur bonne
circulation et leur stationnement en surface ; d’autre part, comme
nous l’avons évoqué, ces quartiers se composaient de vieilles
bâtisses inconfortables, voire dégradées dans les quartiers les
plus anciens, les plus populaires. Les bombardements alliés, en
outre, même s’ils s’étaient concentrés sur le port et les
zones industrielles avaient cependant ici et là, touchés la ville
habitée ; la partie Jodenhoek, le quartier juif (des classes
populaires) devenu le ghetto juif (Judenviertel) sous l'occupation
nazie, quasiment vidé, fut pillé durant le dernier hiver de la
guerre : le froid d’une extrême rigueur, le blocus poussèrent les
habitants à y venir pour se fournir en bois de chauffage,
démolissant ainsi tout ce qui était susceptible de brûler,
planchers, portes, menuiseries, etc. Après la guerre, les autorités
s’employèrent à reconstruire en priorité ces infrastructures
industrielles et portuaires, et Jodenhoek en partie en ruines laissé
tel quel, outre les rues déblayées, pendant de nombreuses années
devint, en partie, le refuge des plus pauvres de la capitale, des
marginaux, etc., animé cependant par le marché aux puces. Y
aimaient se promener dans ce décor apocalyptique, Constant et Guy
Debord, accompagnés de l’artiste Armando, quartier hanté par la
déportation massive de ses résidents juifs (80.000 déportés, 25%
de survivants). La question de la mémoire, d’ailleurs, sera au
centre des propos, et l'on songea y bâtir un monument dédié à
l'holocauste (pour l'anecdote, la municipalité d'Amsterdam exigeait
des Juifs rescapés des camps de concentration le règlement de
loyers impayés pendant la Seconde guerre mondiale, même lorsque
leurs logements avaient été détruits ou occupés par les Nazis !).
La tabula rasa, dans ce contexte, était admise par les politiques
communistes et conservateurs.
Cela étant, des voix s'élevaient contre ces opérations, et en 1956, est créée la Amsterdamse Maatschappij tot stadsherstel nv, devenue la Stadsherstel Amsterdam, une organisation à but non lucratif, fondée par un cercle de personnalités aisées dont certaines du « Amsterdamsche Kring »), qui se donne pour objectif la restauration d'édifices du patrimoine historique menacés ou dégradés : les biens acquis puis réhabilités, qui dans le cas de maisons et d'immeubles de ville, sont ensuite loués à des particuliers, assurant ainsi des revenus réinvestis en partie dans la maintenance des édifices et l'acquisition d'autres. La société, également financée par des dons de généreux mécènes, et parfois des subventions de la ville, dispose aujourd'hui d'un parc de 600 édifices.
Plan programme du réseau métropolitain d'AMSTERDAM
1968
A cette époque, les techniques de construction des lignes de métro souterraines impliquaient la destruction en surface des édifices...
Parmi
les quartiers devant être à terme intégralement démoli et rebâti,
Nieuwmarket, à proximité de la gare centrale, et du port, quartier
par tradition, par essence populaire où s’établissaient, depuis
l’âge d’or d’Amsterdam, les immigrés, quartier composé de
vieilles maisons de ville mal entretenues, vétustes, véritables
taudis verticaux pour certaines, devant faire place à un Central
Business District (CBD), un quartier d’affaires qui manquait à la
ville, des surfaces commerciales, devant être desservi par des
lignes de métro, et pour adapter la ville ancienne à l’automobile,
une rocade faisant le lien avec la gare ferroviaire centrale, et les
nouveaux axes routiers et autoroutiers de l’agglomération
projetés. Un « couloir de transit » particulièrement destructeur,
bordé d’hôtels de classe internationale, d’immeubles de bureaux
de grande hauteur, ovni-s ou éléments architecturaux inconnus à
Amsterdam intra-muros.
C’est
ici, à Nieuwmarkt, que la plus grande résistance s’exprimera
dans les années 1970 contre cette tabula rasa programmée, un des
épicentres de la contestation où se concentreront les squats et
autres lieux alternatifs, qui entretiendront ce que l’on nommait
alors « la bataille de Nieuwmarkt ».
ACTE
I
[1944
| 1964]
NOZEM
Les
prémisses de la résistance apparaissent aux Pays-bas dès 1946,
lorsque les Pays-Bas entrent en guerre contre les indépendantistes
indonésiens : des milliers d’appelés refusèrent de se battre,
tandis que d’autres désertaient. Le 22 septembre 1946 une grande
manifestation se déroula à Amsterdam, et elle fut durement réprimée
par la police. Une personne fut tuée (Petrus Dobbelaar) et plusieurs
sévèrement blessées. Le 24 septembre une grève éclata à
Amsterdam, suivie par des dizaines de milliers de travailleurs qui
protestaient contre l’envoi de troupes en Indonésie. Sur les
trains qui emmenaient les soldats on peignit des slogans comme
«_Transport de viande Amsterdam-Batavia ». En raison des mesures
d’intimidation (opérations de police et condamnations à des
peines d’emprisonnement) contre les objecteurs de conscience, d’une
propagande nationale laissant entendre que le pays serait ruiné si
les fabuleuses richesses de l’Indonésie venaient à lui échapper,
le nombre des opposants à la guerre diminua rapidement.
L’indépendance de l’Indonésie fut déclarée à la toute fin de
1949, et c’est sans doute, le plus grand hold-up de l’histoire
néerlandaise – moderne – qui lui a permis d’obtenir une somme
colossale afin de rembourser les investissements néerlandais (3,5
milliards de Florins), une « dette coloniale » négociée par les
nationalistes indonésiens pour l’indépendance.
Sans
doute tout ceci a-t-il faciliter la naissance des Nozems, que l’on
peut qualifier de blousons noirs, ou de Teddy Boys aimant
particulièrement le Rock et les cyclomoteurs Puch ou Zündapp, à
défaut de motos, avec pour idoles Marlon Brando, James Dean et Elvis
Presley ; de jeunes adultes rebelles, issus du monde ouvrier pour les
Dykers de Nieuwendijk, de la classe moyenne pour les Pleiners de
Leidseplein, qui refusent toute forme d’autorité politique et
religieuse, et n’hésitent pas à se confronter avec la police, ou
entre bandes rivales. Selon Mustapha Khayati dans un pamphlet resté
fameux, De la misère en milieu étudiant édité en 1966 :
« Au
niveau le plus sommaire, les "Blousons noirs", dans tous
les pays, expriment avec le plus de violence apparente le refus de
s'intégrer. Mais le caractère abstrait de leur refus ne leur laisse
aucune chance d'échapper aux contradictions d'un système dont ils
sont le produit négatif spontané. Les "Blousons noirs"
sont produits par tous les côtés de_l'ordre_actuel : l'urbanisme
des grands ensembles, la décomposition des valeurs, l'extension des
loisirs consommables de plus en plus ennuyeux, le contrôle
humaniste-policier de plus en plus étendu à toute la vie
quotidienne, la survivance économique de la cellule familiale privée
de toute signification. Ils méprisent le travail_mais_ils acceptent
les marchandises. Ils voudraient avoir tout ce que la publicité leur
montre, tout de suite et sans qu'ils puissent le payer. Cette
contradiction fondamentale domine toute leur existence, et c'est le
cadre qui emprisonne leur tentative d'affirmation pour la recherche
d'une véritable liberté dans l'emploi du temps, l'affirmation
individuelle et la constitution d'une sorte de communauté.
(Seulement, de telles micro-communautés recomposent, en marge de la
société développée, un primitivisme où la misère recrée
inéluctablement la hiérarchie de la bande. Cette hiérarchie, qui
ne peut s'affirmer que dans la lutte contre d'autres
bandes, isole chaque bande et, dans chaque bande, l'individu). Pour
sortir de cette contradiction, le "Blouson noir" devra
finalement travailler pour acheter des marchandises -et là tout un
secteur de la production est expressément fabriqué pour sa
récupération en tant que consommateurs (motos, guitares
électriques, vêtements, disques, etc.)- ou bien il doit s'attaquer
aux lois de la marchandise, soit de façon primaire en la volant,
soit d'une façon consciente en s'élevant à la critique
révolutionnaire du monde de la marchandise. La consommation adoucit
les moeurs de ces jeunes révoltés, et leur révolte retombe dans le
pire conformisme. Le monde des Blousons noirs n'a d'autre issue que
la prise de conscience révolutionnaire ou l'obéissance aveugle dans
les usines.»
KRAKER
Les
occupations illégales à Amsterdam avaient déjà une longue
histoire, notamment dans la période l’entre deux guerre, où les
habitants démunis, puis les chômeurs après la grande crise de
1929, faute de logements bon marché, sont contraints de squatter
pour échapper à la rue. Les occupations illégales reprennent dès
après la guerre, un phénomène essentiellement social, et
souterrain, c’est-à-dire n’ayant pas de répercussion dans la
vie publique du pays. L’on admet que les autorités d’Amsterdam
toléraient les occupations d’édifices publics inhabités ou
destinés à la démolition sous certaines conditions, dont celles
pour les illégaux de se faire discret et de déguerpir lorsque la
démolition était annoncée. Il semblerait que ce type d’occupation
tolérée concerna également des artistes, acceptant ces règles,
squattant de maisons en maisons, au gré des démolitions, mais la
chose demeure et mystérieuse et, sûrement, de faible ampleur.
Les
lois néerlandaises protégeaient particulièrement bien les
locataires du secteur privé, très contraignantes pour les
propriétaires qui préféraient, pour certains, ainsi ne pas louer
leurs biens immobiliers. L’occupation illégale était, dans ce
cadre, également grandement tolérée par les autorités, une loi
stipulait que les occupants illégaux devaient disposer d’un lit,
d’une chaise et d’une table pour éviter l’expulsion manu
militari, et en outre, les propriétaires pour entamer un recours en
justice devaient fournir l’identité du ou des squatters, ce qui,
bien sûr, avantageaient ces derniers qui refusaient de révéler,
cachaient leurs noms et prénoms_; les propriétaires avaient donc
peu de moyen légal à leur disposition pour, en fait, les déloger
rapidement. La situation était moins facile pour les squatters pour
les occupations illégales de bâtiments municipaux, car dans ce cas,
la police était en mesure de connaître leurs identités, mais,
d’une manière générale, la permissivité était grande_; sans
doute, cette tolérance politicienne exprimait les difficultés des
gouvernements pour loger son peuple, qui considéraient le squat
comme une forme de parc social de fait.
A
partir de 1964, exactement, le phénomène de l’occupation illégale
cesse d’être discret pour s’inviter dans la vie publique. La
pénurie de logement bon marché, et de même, les situations de
sur-peuplement, le nombre important de taudis, véritables
bidonvilles verticaux, et les décisions des autorités concernant
l’avenir urbain d’Amsterdam provoquèrent l’indignation de
plusieurs groupes d’acteurs :
1.
ceux concernés par une expropriation, souvent faisant partie des
classes ouvrières, et ceux désespérant de trouver un logement.
2.
les conservateurs qui s’opposaient à la disparition du patrimoine
urbain historique – y compris ses monuments - au profit d’un
froid modernisme.
3.
l’opposition politique s’acharnera sur le « scandale de la
pénurie de logements », dénonçant la pénurie, les conditions de
surpeuplement dans l’habitat ancien, et les hausses successives de
loyers, argumentaires repris par des comités de quartier, notamment
social. Les sections locales du Parti communiste s’engagent auprès
des habitants pour dénoncer une hausse des loyers, mais aussi pour
exiger le relogement des locataires concernés – et notamment des
retraités - par une expropriation dans le quartier qu’il souhaite,
et non imposé par les services de l’habitat, et un loyer égal.
4.
une autre résistance, issue des universités, composée de jeunes
professionnels arrivés sur le marché du travail tentant de se
libérer des pratiques traditionnelles, qui pour certains, ont
transgressé les règles et barrières établies pour donner à leur
travail une valeur sociale novatrice, que ce soient dans la prise en
charge juridique, médicale et psychiatrique ou concernant d'autres
professions de services, comme l'architecture, ou bien, le domaine
des Arts. Ainsi, cet esprit critique inventera des pratiques
professionnelles alternatives, pour venir en aide aux moins aisés, à
ceux aux prises avec des décisions autoritaires de l’administration.
Propria
Cures
En
novembre 1964, la revue des étudiants d’Amsterdam Propria Cures,
publiait un article concernant le quartier Kattenburg, destiné à la
démolition, et soulignait que de très nombreuses maisons de villes
inhabitées, vides, faisaient l’objet de détériorations, afin de
les rendre inhabitables, par des équipes de travailleurs municipaux,
mais l’article suggérait que des centaines d'étudiants pouvaient
venir y vivre, la démolition n’intervenant seulement après le
«_vidage_» complet des habitants du quartier, c’est-à-dire, dans
quelques années. Un appel au squat entendu par l’étudiant Ruud
Strietman – futur protagoniste du squat à Amsterdam - et un groupe
d’amis qui décident en janvier 1965 de s’établir dans une
maison de ville inhabitée située Generaal Vetterstraat à
Kattenburg. Le bloc entier est prévu à la démolition pour faire
place à un échangeur routier. Parce qu'ils ne sont certainement pas
les premiers occupants illégaux à Amsterdam, ils sont très surpris
de constater que des journalistes du grand quotidien De Telegraaf
viennent les interroger dès le lendemain et consacre un article
entier à l'occupation. Les premiers occupants illégaux seront très
vite rejoints par d’autres, qui à leur tour, feront venir d’autres
quotidiens, et des équipes de journalistes étrangers… Le squat
devient de cette manière un problème politique public, avec ses
partisans, ses détracteurs, et une opinion publique, qui d’une
manière générale, approuve ce type de désobéissance, tant la
crise du logement est grande, et depuis l’après guerre, sans fin.
ACTE
II
[1965
| 1974]
Résistances
PROVO
Robert Jasper Grootveld, grand inspirateur du mouvement Provo, apparaît sur la scène contre-culturelle d’Amsterdam, en 1961-1962, lorsqu’il lance avec quelques amis une campagne anti-tabac, en écrivant le mot « Kanker » (cancer) sur nombre d’affiches publicitaires de tabac. Les firmes ainsi accusées n’apprécièrent pas et Grootveld fut emprisonné une semaine ; puis une seconde pour avoir poursuivi sa campagne une fois libéré. Il s’amusait également à répandre du chloroforme dans les tabacs, l’odeur rappelant celle des hôpitaux. Puis à partir de juin 1964, il se produit lui-même dans des happenings ayant pour thème le « consommateur aliéné_», chaque samedi soir à minuit, place du Spui, où s’érige la statue du Lieverdje. Ce théâtre participationniste, ces happenings en plein air, où s’établissait un dialogue entre Grootveld et son public, durait environ une heure et se terminait souvent avec l’arrestation du «magicien » par la police qui intervenait. La place du Spui devint rapidement le lieu régulier de convergence et d’intersections des différents mouvements de la contre-culture, et de la subculture bohémienne, et c’est ici, selon la légende, que se rencontrent les fondateurs du mouvement Provo. En mai 1965 naît le mouvement Provo, qui s’empare de la place du Spui qui devint leur agora, le lieu central où leurs membres exprimèrent leur esprit contestataire. Leur Manifeste est explicite :
«
Aux Pays-Bas, le mouvement anarchiste “ Provo ” est né du
provotariat et il souhaite que le provotariat du monde entier
devienne conscient de son déclassement.
Que
veut l’anarchisme ? la collectivisation, la décentralisation, la
démilitarisation. Une société nouvelle, une fédération de
communes autonomes, dans laquelle la propriété privée sera abolie.
Chacun
y sera responsable de l’existence économique et sociale. Des
machines électroniques accompliront dans l’époque cybernétique
qui vient la tâche des administrations (éternel prétexte de
l’existence de nos politiciens).
Dans
une telle société technique, décentralisée en petites
communautés, la démocratie sera réellement possible.
L’ANARCHIE
VEUT LA REVOLUTION !
“Provo”
désespère de l’avènement de la Révolution et de l’Anarchie.
Cependant “Provo” puise son courage dans l’anarchisme :
l’anarchisme est pour lui la seule conception sociale admissible.
C’est son arme idéologique contre les forces autoritaires qui nous
oppriment.
Si
le provotariat manque (jusqu’à présent) de forces pour
LA
REVOLUTION, il reste :
LA
PROVOCATION
La
provocation, avec ses petits coups d’épingles, est devenue notre
seule arme, imposée par la force des choses.
C’est
notre dernière chance de frapper les autorités aux endroits
sensibles et vitaux.
Par
nos provocations, nous devons forcer les autorités à se démasquer.
Tous les uniformes, bottes, képis, sabres, matraques, autopompes,
chiens policiers, gaz lacrymogènes et tous les moyens que les
autorités tiennent encore en réserve, elles devront les employer
contre nous. Les autorités devront ainsi se
MANIFESTER
EN TANT QU’AUTORITES REELLES :
le
menton en avant, les sourcils froncés, la colère dans les yeux,
menaçant à droite, menaçant à gauche, commandant, interdisant,
condamnant. Elles se rendront de plus en plus impopulaires, ainsi la
conscience des gens mûrira pour l’anarchie.
ET
VIENDRA LA CRISE !
C’est
notre dernière chance : LA CRISE DES AUTORITES PROVOQUEES.
Telle
est la grande provocation à laquelle “Provo-Amsterdam” appelle
le provotariat international.
PROVOQUEZ,
FORMEZ DES GROUPES ANARCHISTES !
Attention,
provos, nous perdons un monde ! »
Le
« provotariat », est défini comme une « foule d’éléments
subversifs », où se retrouvent
«
beatniks, pleiners, nozems, teddyboys, rockers, blousons noirs,
hooligans, mengupi, étudiants, artistes, inadaptés, ban-the-bombers
.... Ceux qui ne veulent pas faire carrière et qui mènent une vie
irrégulière_: ceux qui viennent des jungles d'asphalte de Londres,
Paris, Amsterdam, New York, Moscou, Tokyo, Berlin, Milan, Varsovie et
qui se sentent mal adaptés à cette société ... Le Provotariat
est le dernier élément de rébellion dans nos pays ‘développés’.
Le prolétariat est l'esclave des politiciens. Il regarde la
télévision. Il a rejoint son ancien ennemi, la bourgeoisie, et
constitue maintenant avec les bourgeois une énorme masse grise. La
nouvelle opposition de classe dans nos pays est le Provotariat contre
cette masse. Mais le Provotariat n'est pas une classe - son
maquillage est trop hétérogène pour cela. »
Selon
Roel van Duyn, co-fondateur du mouvement, les provo :
« ont donné le coup d’envoi du mouvement underground. Les Diggers à San Francisco, It et Oz en Angleterre, mai 1968 même ont retenu leurs leçons et traduit leur message : frapper l’opinion par des idées rapides et brillantes qui résument les hargnes les plus profondes. Pour la première fois depuis la guerre, Provo soumettait l’autorité à la question du rire, interrogeait la démocratie pour en secouer les limites et jetait dans la rue les problèmes fondamentaux jusqu’ici réservés : urbanisme, consommation, pouvoir, contre-culture... »
« Au niveau idéologique nous faisions référence à l’Anarchie (dès le premier numéro de ‘’Provo’’ en juin 1965)… Cette anarchie nous la comprenions alors comme une sorte de démocratie à implanter dans la vie quotidienne. Tout devait être organisé sans aucun leadership. Il ne devait plus y avoir de donneurs d’ordre et des exécutants, mais au contraire une nouvelle société dans laquelle aurait pu se retrouver ces capacités créatives et ludiques…». Actuel, janvier 1972.
En
juin 1965, seul existait le groupe Provo d’Amsterdam, composé d’un
noyau dur de membres fondateurs, autour duquel gravitaient quelques
dizaines de personnes, de sympathisants mobilisés pour telle ou
telle cause, ou actions ; il se composait de personnalités issues de
la contre-culture, aux idées politiques divergentes mais unies dans
leur désir de révolutionner non pas la société capitaliste, mais
les mœurs du pays, et ce, de manière pacifique. Une revue Provo
assure la diffusion de leurs idées, illustrée par le dessinateur
Willem qui fera plus tard carrière en France.
Un
an plus tard, des réseaux Provo étaient présents dans une
vingtaine de villes aux Pays-Bas et en Belgique, sollicités au fil
de leurs manifestations happenings par les médias, presse, radio et
télévision, nationaux et internationaux. Les leaders provos ne
refusent d’ailleurs pas les interviews et, le plus souvent, exigent
d’une part d’être rémunérés (1500 €uros pour une télévision
d’Espagne par exemple) et d’autre part dictent les conditions de
l’entretien. En 1966, une agence de voyage néerlandaise proposait
même aux touristes, une rencontre avec des provos, tel qu’il
était écrit sur leur dépliant : « Meet the Provos»…
Le
mouvement provo partagea des contacts avec des groupes des pays
scandinaves, en Belgique, Italie, Suisse, Allemagne fédérale, et en
Grande-Bretagne, mais aussi en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie ;
de même, des textes ont été traduits en russe. En Italie, le 4
novembre 1966 parut dans Il Giorno, un article sur une manifestation
de jeunes à Milan : «I capelloni si sono organizzati come i provos’
olandesi.» L’influence des provos est importante aussi dans
nombre de mouvements culturels underground (comme la revue Utopie en
France) et dans l’éclosion des groupes pacifiste anti-nucléaire
et écologiste de divers pays. La renommée des Provos atteint
également l’outre-atlantique, et un groupe de la mouvance hippy se
désigna en tant que branche américaine, des Provos américains
proches ou confondus avec les Diggers, désignés sous le label des
« tribalistes », occupés à créer des institutions parallèles.
Diggers et Provos auront été les groupes les plus constructifs de
la mouvance hippie, des partisans de la révolution culturelle en
imaginant des perspectives de société au-delà des actions
ponctuelles qu’étaient les manifestations, les sit-in : les
magasins populaires (sur le modèle des Black Panthers) où il était
possible de se procurer gratuitement des vivres et des vêtements,
etc. Une société post-compétitive composée de familles libres –
libérées – dans des - quartiers de_- villes libres. Loin d’être
une utopie, Diggers et Provos s’attacheront à créer des
communautés urbaines ou parfois rurales, qui offraient la
possibilité de vivre à contre-courant ; lieux ou le $ est banni,
remplacé par le don, des services aux personnes gratuits, où l’on
oppose à la sur-consommation, à la compétition entre individus, et
au travail abrutissant, la coopération, l’épanouissement
individuel et un mode vie acceptant volontairement une certaine dose
de pauvreté.
Mais
soulignons que les Provos n’étaient qu’un groupe alternatif
parmi d’autres, leurs revendications n’étaient pas toujours
nouvelles, reprises à d’autres mouvements (dont notamment le
féminisme dû à l’initiative de Mary Zeldenrust-Noordanus,
d’Irène van de Weeterings, l’éducation anti-autoritaire des
enfants faisant déjà débat, la guerre du Vietnam, la pollution, le
nucléaire), ce qui les distinguent des autres, est bien dans leur
manière de protester, de provoquer, de s’exprimer par des
happenings pacifiques ludiques et des actions manifestations
spectaculaires. L’originalité des Provos a été de s’associer à
d’autres causes, à toutes les causes en fait, dont notamment,
contre la guerre du Vietnam ; la première manifestation contre la
guerre du Vietnam se déroula le 23 décembre 1965, un sit-in face au
consulat américain à Amsterdam organisé par un groupe
d’anarchistes (Bastaards) qui convia tous les groupes alternatifs
du pays, puis à partir de 1966, est organisée à Amsterdam chaque
troisième dimanche du mois une manifestation silencieuse. Mais les
provos, au contraire d’autres mouvements, en particulier de
l’extreme-gauche, critiquent ici la violence américaine faite au
peuple vietnamien, sans pour autant soutenir le leader Ho-Chi-Minh,
et son idéologie marxiste. Peu à peu, ils investissent à peu près
toutes les luttes hors usines, s’y mêlent au premier plan, les
luttes urbaines, pour le droit au logement et au squat, la lutte
antipollution, la lutte anti-pesticide pour une agriculture bio (pour
une vie saine) qui forment ensemble un des premiers fronts
écologiques en Europe ; leurs programmes concernent également le
droit à l’avortement, à l’homosexualité, l’éducation
sexuelle, l’éducation des enfants ; des « cinémas blancs »
sont imaginés « sans sadisme commercial, sans culte de faux-héros
bidons, sans érotisme à la James Bond » ; ils se présentent ainsi
comme pacifiques, anti-colonialistes, anti-capitalistes,
anti-communistes, féministes, anti-racistes, anti-militaristes,
anti-nucléaire (militaire), etc. A contrario, ils ne refusaient pas
de s’afficher avec des politiciens conservateurs ; en 1966, par
exemple, les Provos se joignent à la manifestation contre la
construction d'un grand immeuble de bureaux pour la banque ABN dans
de Vijzelstraat, en centre ville, manifestation où figurent des
politiciens de haut rang, dont l'ancien maire d'Amsterdam AJ d'Ailly.
CONSTANT
Co-fondateur
du groupe culte COBRA, l’un des membres éminents de
l’International Situationniste, l’artiste néerlandais Constant
Nieuwenhuys, s’intéressa à l’urbanisme très tôt dans sa
carrière, en 1953, adhérant au Mouvement International pour un
Bauhaus Imaginiste (MIBI), il écrivait un texte intitulé « Pour
une architecture de situation » qui selon la légende donna le nom
des Situationnistes. Il rencontre Guy Debord, et ensemble théorisent
l’urbanisme unitaire et ses dérives, inspirés par l’ouvrage
Homo Ludens du sociologue néerlandais Johan Huizinga, publié en
1938 aux Pays-Bas (1950 en langue française). L’urbanisme, dans
cette première période de l’international situationniste occupe
une place centrale dans leurs débats, en 1958, la "déclaration
d'Amsterdam" proposait onze points, dont :
4.
Le programme minimum de 1'1.S. est l'expérience de décors complets,
qui devra s'étendre à un urbanisme unitaire. et la recherche de
nouveaux comportements en relation avec ces décors.
5.
L'urbanisme unitaire se définit dans l'activité complexe et
permanente qui, consciemment, recrée l'environnement de l'homme
selon les conceptions les plus évoluées dans tous les domaines.
6.
La solution des problèmes d'habitation, de circulation, de
récréation ne peut être envisagée qu'en rapport avec des
perspectives sociales, psychologiques et artistiques concourant à
une même hypothèse de synthèse, au niveau du style de vie.
7.
L'urbanisme unitaire, indépendamment de toute considération
esthétique, est le fruit d'une créativité collective d'un type
nouveau; et le développement de cet esprit de création est la
condition préalable d'un urbanisme unitaire.
8.
La création d'ambiances favorables à ce développement est la tache
immédiate
des créateurs d'aujourd'hui.
10.
La construction d'une situation est l'édification d'une
micro-ambiance transitoire et d'un jeu d'événements pour un moment
unique de la vie de quelques personnes. Elle est inséparable de la
construction d'une ambiance
générale,
relativement plus durable, dans l'urbanisme unitaire.
11.
Une situation construite est un moyen d'approche de l'urbanisme
unitaire, et l'urbanisme unitaire est la base indispensable du
développement de la construction des situations, comme jeu et comme
sérieux d'une société plus libre.
Lors
de la troisième conférence de l’internationale situationniste qui
s’est tenue à Munich en avril 1959, la première séance de
travail débuta par un rapport de Constant, il annonçait la
fondation en Hollande d’un bureau de recherches pour l’urbanisme
unitaire. Les activités de Constant sont rapportées dans la revue
de l’IS de 1959 :
« deux
manifestations avec conférences prononcées — selon l’usage
situationniste — par des magnétophones, et débats très animés :
l’une, en avril à l’Académie d’Architecture ; l’autre en
juin, au Stedelijk Museum. Elle avait adopté, en mars, une
résolution contre la restauration de la Bourse d’Amsterdam, exigée
par toute l’opinion artistique, en proposant au contraire ‘de
démolir la Bourse et d’aménager le terrain comme terrain de jeu
pour la population du quartier’ et en rappelant que si ‘la
conservation des antiquités, comme la peur des nouvelles
constructions est la preuve de l’impuissance actuelle… le centre
d’Amsterdam n’est pas un musée, mais l’habitat d’hommes
vivants’. En août, les situationnistes hollandais ont exposé dans
un numéro spécial de la revue Forum (n° 6), nos positions sur
l’unification des arts et leur intégration à la vie quotidienne.
Rejetant divers bavardages sur ce thème, la présentation de
Constant déclare d’emblée : ‘Il faut qu’une modification
totale de la structure sociale et de la créativité artistique
précède l’intégration’ ».
A
partir de l'urbanisme unitaire, Constant imagine New Babylon, un
projet de mégastructure aérienne qui héberge la nouvelle ville,
se développant à l’infini au-dessus des campagnes et des villes, au-dessus d’Amsterdam ou de La Haye, devenues des
espaces canoniques de la dérive, destinées à être des terrains de
jeux, de loisirs pour les New Babyloniens.
Constant
New Babylon
1971
Constant
New Babylon attaque Amsterdam et Rotterdam
1963
Mais en 1960, Constant démissionne de l’IS, peut-être pour avoir reçu, avec son partenaire et grand ami, l’architecte Aldo van Eyck, le Sikkens-award pour leur manifesto Voor een spatiaal colorisme et l’exposition Een ruimte in kleur au Stedelijk Museum Amsterdam en 1952. Sans doute aussi, car Constant a bénéficié du soutien d'un groupe de l'industrie de la construction parrainé par l'État, appelé Liga Nieuw Beelden (League For New Building) dont le programme Experiential Studio Rotterdam (ESR), portait sur la création d’une plate-forme d'expérimentations architecturales dans la construction sociale. Constant et un groupe d'artistes, d'architectes et d'autres concepteurs imaginaient ainsi des environnements immersifs, des installations de labyrinthe fabriquées à partir d'échafaudages, travaux reprenant les composantes du projet New Babylon que Constant avait largement exposé en Europe. Une exposition de New Babylon à La Haye comprenait un labyrinthe d'échafaudage en trois dimensions produit par l'ESR.
Constant
New Babylon
1971
Constant
New Babylon attaque Amsterdam et Rotterdam
1963
Mais en 1960, Constant démissionne de l’IS, peut-être pour avoir reçu, avec son partenaire et grand ami, l’architecte Aldo van Eyck, le Sikkens-award pour leur manifesto Voor een spatiaal colorisme et l’exposition Een ruimte in kleur au Stedelijk Museum Amsterdam en 1952. Sans doute aussi, car Constant a bénéficié du soutien d'un groupe de l'industrie de la construction parrainé par l'État, appelé Liga Nieuw Beelden (League For New Building) dont le programme Experiential Studio Rotterdam (ESR), portait sur la création d’une plate-forme d'expérimentations architecturales dans la construction sociale. Constant et un groupe d'artistes, d'architectes et d'autres concepteurs imaginaient ainsi des environnements immersifs, des installations de labyrinthe fabriquées à partir d'échafaudages, travaux reprenant les composantes du projet New Babylon que Constant avait largement exposé en Europe. Une exposition de New Babylon à La Haye comprenait un labyrinthe d'échafaudage en trois dimensions produit par l'ESR.
D’une
certaine manière, Constant considérait les Provos comme, déjà,
des New Babyloniens, des Homo Ludens s’amusant avec leurs
happenings sur les ruines de la vieille Amsterdam, y voyant le
potentiel d'une transformation sociale spatiale spontanée,
auto-organisée et critique, hors des partis politiques
traditionnels. De leur côté, les Provos, admiratifs, ont admis dans
leur cercle Constant, et adopté le projet New Babylon. Les photos
documentaires de l'installation montrent des «personnes provos» non
identifiées dans les échafaudages et, en octobre 1965, Constant a
été invité à publier dans le Provo n°4 (quatrième numéro du
magazine Provo) un article présentant « Provos in New Babylon ».
En mai 1966, Constant était à nouveau invité a publier un
manifeste intitulé «Nouvel urbanisme» dans le Provo n°9, dans
lequel il présentait ses enjeux urbains et politiques :
«
Dès qu'il y a un excédent d'énergie disponible pour des activités
autres que le travail, les loisirs deviennent inutiles et ouvrent la
voie à la possibilité d'une véritable créativité - la création
d'un nouveau mode de vie, d’un nouvel environnement ».
« La
nature de l'environnement social dépendra de la manière dont
l'énergie nouvellement libérée sera utilisée. En tout état de
cause, cet espace sera le cadre du ludique, de l'invention et de la
création d'un nouveau mode de vie. Les normes utilitaires telles que
celles qui s'appliquent dans la ville fonctionnelle doivent céder à
la norme de la créativité. A l'avenir, le mode de vie de l'homme
sera déterminé non pas par le profit mais par le jeu.»
« Les
points ci-dessus expliquent pourquoi la révolte des jeunes contre
les normes et les conditions fossilisées du passé vise
principalement la récupération de l'espace social -- la rue -- afin
que les contacts essentiels au jeu puissent être établis. Les
idéalistes qui pensent que ces contacts peuvent être établis en
organisant des clubs de jeunes, des publications ou des groupes de
promeneurs cherchent à substituer les normes de comportement
prescrites aux initiatives spontanées. Ils s'opposent à la
caractéristique la plus importante de la nouvelle génération, la
créativité -- le désir de créer un modèle comportemental qui
leur est propre et, en fin de compte, de créer un nouveau mode de
vie.»
Entre
passé figé et avenir libéré, Constant fait l'éloge du plan blanc
de vélo des Provos, qui doit cependant, selon lui, être développé
et même adapté aux nouvelles ou prochaines technologies, leur
suggérant, par exemple, un plan d'hélicoptère blanc…
Henri
Lefebvre sera très attentif aux propos des provos et de Constant
qu'il rencontrera ; dans un entretien avec Kristin Ross (1983), il
racontait :
« ...je
vois Constant à Amsterdam. C’est à ce moment-là que se développe
le mouvement des Provos qui devient très puissant à Amsterdam, avec
l’idée de garder la vie urbaine intacte, d’empêcher que la
ville soit éventrée par les autoroutes, empêcher qu’elle soit
ouverte aux voitures. Ils voulaient que la ville se conserve et se
transforme au lieu d’être livrée aux voitures ; ils voulaient
aussi la drogue ; ils semblaient compter sur les drogues pour créer
des situations nouvelles. L’imagination était semée par le LSD.
C’était le LSD à ce moment-là. […] L’homme pivot était donc
Constant Nieuwenhuys, l’architecte utopiste, qui a fait très tôt
les plans d’une ville utopique, la Nouvelle Babylone – ce qui est
une véritable provocation puisque dans tous les milieux protestants,
Babylone, c’est la figure du mal. New Babylon, ça devait être la
figure du bien mais qui reprenait le nom de la ville maudite pour en
faire la ville d’avenir. Le plan de New Babylon date de 1950. En
1953, Constant Nieuwenhuys publie et écrit un texte qui s’appelle
Pour une architecture de situation. C’est le texte fondamental qui
part de l’idée que l’architecture va permettre de transformer la
réalité quotidienne. C’est là où que se situe la relation avec
Critique de la vie quotidienne : créer une architecture qui
permettra elle-même de créer des situations nouvelles. Et ce texte,
c’est le point de départ de toute une recherche qui se développe
dans les années suivantes. D’autant plus que Constant est très
populaire, et qu’il est un des animateurs du mouvement des provos.
[...] j’ai rencontré Guy Debord, j’ai rencontré Constant, j’ai
su que les Provos d’Amsterdam s’intéressaient à la question de
la ville. J’ai été je ne sais combien de fois à Amsterdam voir
ce qui se passait : comme ça, regarder la forme que prenait le
mouvement, s’il prenait une forme politique. Il y a eu des Provos
élus au conseil municipal d’Amsterdam. Ils ont remporté, je ne
sais plus en quelle année, une grande victoire aux élections
municipales. Puis après, ça s’est dégradé, c’est tombé.
Alors, tout ça allait ensemble. Et puis, à partir de 1960, ça a
été le grand mouvement d’urbanisation. D’ailleurs, les autres
ont abandonné la théorie de l’urbanisme unitaire, parce que la
théorie de l’urbanisme unitaire n’avait de sens précis que pour
une ville historique comme Amsterdam qu’il s’agissait de
renouveler, de transformer. Mais à partir du moment où la ville
historique a éclaté en périphéries, en banlieues, comme ça s’est
passé à Paris, et dans toutes sortes d’endroits, comme ça
continue de se passer à San Francisco, comme ça s’est passé pour
Los Angeles, la théorie de l’urbanisme unitaire perdait de son
sens. Et alors, je me rappelle de discussions très fortes avec Guy
Debord. Il disait : « L’urbanisme devient une idéologie ». Ce
qui était exact, à partir du moment où, officiellement, il y a eu
une doctrine de l’urbanisme. Le code de l’urbanisme en France
date de 1961, je crois. Cela ne voulait pas dire que le problème de
la ville était résolu. Au contraire.»
PRINTEMPS 66
Si
les Pays-Bas ont cette réputation d’être un des pays les plus
tolérants d’Europe, l’ordre et les lois, pour la famille royale,
pour l’État, pour le maire d’Amsterdam (qui est nommé par la
Reine) doivent être respecté, et
pour cela, la police néerlandaise veille et n’hésite pas à
manier de la matraque contre ce qu’elle considère comme étant des
f-auteurs de troubles à l’ordre public, que ce soient les
happenings, sit-in et autres manifestations pacifiques, les
pamphlets, dazibaos et affiches, jusqu’aux slogans criés lors
des-dites manifestations (par exemples, insulter le président
américain « Johnson Mordenaar ! » [Johnson assassin] lors d’une
manifestation contre la guerre du Vietnam, ou un membre de la famille
royale, ici, crime de lèse-majesté, etc.). Les fautifs encourent
non seulement coups et blessures, la prison et l’amende : les
provos ont été ainsi fréquemment et battus et en prison, faisant
dire à l’un deux, que le comité se réunissait le plus souvent
dans les geôles de la police… Contre la violence policière, à
laquelle ils étaient en permanence soumis, les Provos multiplièrent
les plaintes en justice, appelaient à la démission du chef de la
police, publièrent une brochure avec des photographies éloquentes,
et organisèrent une exposition dans une galerie les présentant. Les
recours en justice déposés seront souvent appuyés par les
témoignages de simples spectateurs, assurant que la police
intervenait avec brutalité et sans raison justifiée ; cette
violence policière, qu’ils provoquaient, aura été l’instrument
leur permettant d’ouvrir un débat public sur la répression, et
par là, de les faire apprécier d’une partie de l’opinion
publique, et de l’élite intellectuelle progressiste du pays.
Deux
événements vont marquer l’année 66, considérée comme le Mai 68
français, le mariage de la princesse Béatrix et les dures émeutes
ouvrières.
Si
les provos provoquent, la famille royale en fait de même lorsqu’elle
annonce le mariage de la princesse Béatrix, fille aînée et donc
héritière du trône, à Amsterdam, prévu le 10 mars, avec Claus
von Amsberg, diplomate allemand qui à l’âge de 17 ans fut membre
des jeunesses nazies et soldat dans la Wehrmacht sous le IIIe Reich .
Il faut se souvenir que c’est aux Pays-Bas qu’eut lieu en 1941
l’unique manifestation contre les mesures prises à l’encontre de
la communauté juive, et le souvenir est proche d’une Rotterdam
dévastée par les bombardiers allemands, première ville martyr
d’Europe, et qu’à Amsterdam même, se trouve un des symboles de
l’inhumanité nazie_: la maison de Anne Franck. Bref, les
hollandais ne portent pas dans leur coeur, le passé nazillon du
marié_; et la communauté juive déclare le boycott des festivités.
Provokatie s’en prend à la fois à Claus von Amsberg, mais
également au prince Carlos Hugo de Bourbon Parme, mari de la
princesse Irène, chef des traditionalistes carlistes espagnols et
soutien de Franco, ainsi qu’au prince consort Bernhard, mari de la
reine Juliana et membre à vingt-cinq ans d’une formation nazie. «
Quel est le plus grand démocrate des trois ? », titre Provokatie n°
3.
Le
10 mars 1966, le long cortège nuptial qui accompagne les époux est
ébranlé par les actions des Provos, des bombes fumigènes fusent
sur le passage du cortège, des hauts-parleurs diffusent des rafales
de mitraillette, un poulet blanc atterrit dans le carrosse nuptial,
escorté par quelques Provos défilant aux cris de « Claus Raus »
et de « Ein zwei, ein zwei ». La police charge et sème la
confusion entre admirateurs, curieux, spectateurs et antagonistes ;
et leur happening prit une dimension planétaire, diffusé par les
télévisions du monde entier, qui fit leur renommée ; et suscita
des vocations.
En Italie, par exemple, des collectifs contre-culturels naissants, comme Mondo Beat et Onda Verde à Milan ou Gruppo Provo Roma à Rome s’inspirèrent des méthodes des anarchistes néerlandais (« metodologie provocatorie ») ou (« metodi di provocazione ironica ») : happenings contre la guerre du Vietnam et actions ludiques dirigées contre les visites de chefs d’Etat de pays occidentaux. Le Gruppo Provo Milano Uno diffusa à Noël 1966 un tract ronéotypé intitulé Provokazione. Messagio papale al provotario italiano, un pastiche d’un discours du pape, tout comme les provos néerlandais diffusèrent des tracts contenant des déclarations inventées et attribuées aux autorités hollandaises.
Intitulée
10 mars 1966, la brochure éditée par les provos retrace les
événements par une série de photographies et d'articles de la
presse nationale et internationale ; une exposition fut également
organisée : pendant que les visiteurs appréciaient les belles
photos de la cérémonie, à l'extérieur la police cognait sur les
provo-agitateurs...
En Italie, par exemple, des collectifs contre-culturels naissants, comme Mondo Beat et Onda Verde à Milan ou Gruppo Provo Roma à Rome s’inspirèrent des méthodes des anarchistes néerlandais (« metodologie provocatorie ») ou (« metodi di provocazione ironica ») : happenings contre la guerre du Vietnam et actions ludiques dirigées contre les visites de chefs d’Etat de pays occidentaux. Le Gruppo Provo Milano Uno diffusa à Noël 1966 un tract ronéotypé intitulé Provokazione. Messagio papale al provotario italiano, un pastiche d’un discours du pape, tout comme les provos néerlandais diffusèrent des tracts contenant des déclarations inventées et attribuées aux autorités hollandaises.
Fin
1966 les contacts s’intensifièrent entre néerlandais et italiens, ce dont témoigne un congrès anarchiste international à
Milan. Deux provos hollandais étaient présents, Rob Stolk et Tom
Bouman qui firent un exposé sur leur mouvement. L’issu du congrès
fut assez mitigé : d’un côté les anarchistes latins admettèrent
que la tactique de la provocation était un des moyens les plus
efficaces d’intéresser les gens et ils manifestèrent beaucoup
d’estime pour la provocation en tant que forme d’action. Mais, de
l’autre, le congrès reprocha à Provo sa faible amplitude
théorique (refus de croire à une analyse de classes sociales, le
prolétariat s’opposant à la bourgeoisie, etc.) ainsi que leur
parlementarisme.
Witte
Huizen
La
septième édition de Provo, qui paraît fin Février 1966, publie
une « lettre subversive » (Subversieve Brief) qui dénonce les
plans à grande échelle du gouvernement de « déporter » la
population la moins aisée du centre ville vers les banlieues et de
créer un « désert de_béton amorphe ». Peu de temps après la
publication de cette lettre Subversive, l’édition du Provo 7 est
confisquée et les rédacteurs - Rob Stolk, Hans Metz, Luud
Schimmelpennink, Roel van Duyn- sont arrêtés et jugés pour
incitation et distribution d’écrits séditieux.
En
avril 1966, Provo annonce le plan Witte Huizen (plan de logement
blanc), qui se révélerait avoir l'impact le plus important à long
terme sur le paysage politique d'Amsterdam. Le plan Witte Huizen
prend pour cible le Palais royal situé sur la place du Dam, palais
maintenu en tant que résidence officielle de la reine qui séjournait
à La Haye, qui était la plus grande demeure inhabitée vacante de
la ville, symbole d’une monarchie peu soucieuse d'une pénurie de
logements gravement ressentie par la population. Le plan exigeait que
le palais soit transformé en «Kollektieve Klaas Tempel» (temple
collectif du père Noël) qui semble avoir correspondu à la notion
beaucoup plus sérieuse et contemporaine d'un « centre social occupé
». Il appelait également à l'organisation de groupes de travail
pour acquérir des compétences dans le domaine de la réhabilitation,
du bricolage, afin de squatter et de réparer des logements. Les
Provos, sensibles à la fois aux problèmes du mal-logement, à la
rénovation destructrice des quartiers populaires imagineront le
Woningbureau de Kraker, un bureau de service d'organisation de
squats, venant en aide aux prétendants à l’illégalité, aux
personnes à la recherche d'un lieu de résidence et, selon les
termes du plan, désirant « trouver New Babylon ». Le plan Witte
Huizen stipulait que les portes des maisons inhabitées frappées de
démolition, en état spéculatif, soient peintes en blanc et que des
listes soient constituées et distribuées par le Woningbureau.
Après quelques succès remarqué, le groupe est dépassé par le
nombre massif de personnes demandant de l'aide. Ils suppriment ce
service après avoir édité et distribué une sorte de guide du
parfait squatter.
Les
premiers éléments du plan, symboliques et provocateurs, étaient
évidemment provo-cateur, mais le plan Witte Huizen a
particulièrement bien fonctionné, les provos, bien établis dans
les quartiers populaires s’y font entendre et proposent : on les
connaît, on leur parle, on sait ce qu'ils veulent et une bonne
partie de la population partage leur avis sur l'avenir urbain de la
cité. Propos provos qui marquent leur implication croissante dans
les questions de politique municipale spécifique et l'ouverture à
des membres ayant des objectifs politiques plus immédiats et plus
responsables. Ainsi, en avril 66, déclarent-ils présenter des
candidats aux élections municipales.
Salade
artistico-politique
Le
ton Provo est donnée en juin 1966, lors de la grève ouvrière et des
combats de rue, d’une rare violence, entre manifestants et forces
de l’ordre, dans le centre-ville même d’Amsterdam : deux jours
et nuits de batailles entre ouvriers et police, qui se prolongent
encore durant deux jours entre police et jeunes manifestants nozems.
Provo,
tout du moins certains leaders, n’approuvent pas et ils publient un
communiqué condamnant la violence, qu’elle soit ouvrière ou
policière. De Vries, invité à la TV affirme clairement que les
Provos n'avaient aucune liaison avec les ouvriers, que leurs
revendications ne les regardaient pas et que l'organisation Provo
d'Amsterdam n’avait pris aucune part dans les manifestations. Et si
des Provos ont effectivement participé aux violences, ce n’est
qu’à titre personnel, et essentiellement pour protester contre la
répression exercée par les Autorités. Des déclarations qui
opèrent une scission entre la base et les meneurs, entre les leaders
modérés et radicaux, et qui étonnent les milieux alternatifs
subversifs européens qui découvrent la véritable nature de
l’anarchisme Provo. Les Situationnistes sous la plume de Mustapha
Kayati dans De La Misère en milieu étudiant (1966) critiquent :
« Les
Provos constituent la première forme de dépassement de l’expérience
des ‘Blousons noirs’, l’organisation de sa première expression
politique. Ils sont nés à la faveur d’une rencontre entre
quelques déchets de l’art décomposé en quête de succès et une
masse de jeunes révoltés en quête d’affirmation. Leur
organisation a permis aux uns et aux autres d’avancer et d’accéder
à un nouveau type de contestation. Les ‘artistes’ ont apporté
quelques tendances, encore très mystifiées, vers le jeu, doublées
d’un fatras idéologique_; les jeunes révoltés n’avaient pour
eux que la violence de leur révolte. Dès la formation de leur
organisation, les deux tendances sont restées distinctes_; la masse
sans théorie s’est trouvée d’emblée sous la tutelle d’une
mince couche de dirigeants suspects qui essaient de maintenir leur
‘pouvoir’ par la sécrétion d’une idéologie provotarienne. Au
lieu que la violence des ‘Blousons noirs’ passe sur le plan des
idées dans une tentative de dépassement de l’art, c’est le
réformisme néo-artistique qui l’a emporté. Les Provos sont
l’expression du dernier réformisme produit par le capitalisme
moderne_: celui de la vie quotidienne. Alors qu’il ne faut pas
moins d’une révolution ininterrompue pour changer la vie, la
hiérarchie Provo croit – comme Bernstein croyait transformer le
capitalisme en socialisme par les réformes – qu’il suffit
d’apporter quelques améliorations pour modifier la vie
quotidienne. Les Provos, en optant pour le fragmentaire, finissent
par accepter la totalité. Pour se donner une base, leurs dirigeants
ont inventé la ridicule idéologie du Provotariat (salade
artistico-politique innocemment composée avec des restes moisis
d’une fête qu’ils n’ont pas connue), destinée, selon eux, à
s’opposer à la prétendue passivité et à l’embourgeoisement du
Prolétariat, tarte à la crème de tous les crétins du siècle.
Parce qu’ils désespèrent de transformer la totalité, ils
désespèrent des forces qui, seules, portent l’espoir d’un
dépassement possible. Le Prolétariat est le moteur de la société
capitaliste, et donc son danger mortel_: tout est fait pour le
réprimer (partis, syndicats bureaucratiques, police, plus souvent
que contre les Provos, colonisation de toute sa vie), car il est la
seule force réellement menaçante. Les Provos n’ont rien compris
de cela_: ainsi, ils restent incapables de faire la critique du
système de production, et donc prisonniers de tout le système. Et
quand, dans une émeute ouvrière anti-syndicale, leur base s’est
ralliée à la violence directe, les dirigeants étaient complètement
dépassés par le mouvement et, dans leur affolement, ils n’ont
rien trouvé de mieux à faire que dénoncer les ‘excès’ et en
appeler au pacifisme, renonçant lamentablement à leur programme_:
provoquer les autorités pour en montrer le caractère répressif (et
criant qu’ils étaient provoqués par la police). Et, pour comble,
ils ont appelé, de la radio, les jeunes émeutiers à se laisser
éduquer par les ‘Provos’, c’est-à-dire par les dirigeants,
qui ont largement montré que leur vague ‘anarchisme’ n’est
qu’un mensonge de plus. La base révoltée des Provos ne peut
accéder à la critique révolutionnaire qu’en commençant par se
révolter contre ses chefs, ce qui veut dire rallier les forces
révolutionnaires objectives du Prolétariat et se débarrasser d’un
Constant, l’artiste officiel de la Hollande Royale, ou d’un De
Vries, parlementaire raté et admirateur de la police anglaise. Là,
seulement, les Provos peuvent rejoindre la contestation moderne
authentique qui a déjà une base réelle chez eux. S’ils veulent
réellement transformer le monde, ils n’ont que faire de ceux qui
veulent se contenter de le peindre en blanc.»
Witte
Fietsenplan
Les
anarchistes Provos présentent une liste aux élections municipales
où ils obtiennent un siège au Conseil municipal d’Amsterdam en
juin 1966 (la liste provo obtient 2,5% des voix) ; dans les
faits, l'élection d'un provo au conseil municipal se révèle peu
fructueuse, et exacerbe les divisions, mais les actions happenings
continuent.
Le
pamphlet portant le titre de Witte Fietsenplan (Plan Blanc Vélo) est
publié, adressé aux Amsterdammois, invités, avec la presse, le 28
juillet 1966 à venir le découvrir ; l’idée Provo est de mettre
en libre service et gratuitement, des vélos – teints en blanc –
aux habitants de la ville : chacun est libre d’emprunter un vélo,
puis de le laisser, n’importe où, et sans attaches. Un plan
destiné, plutôt optimiste, symbolique, à critiquer à la fois le
propriétarisme de la société marchande:
«
Le vélo blanc n'est jamais verrouillé. Le vélo blanc est le
premier transport collectif gratuit. Le vélo blanc est une
provocation contre la propriété privée capitaliste. Le vélo
blanc est l'anarchie. La bicyclette blanche peut être utilisée
par ceux qui en ont besoin et ensuite laissée sans surveillance ...
La bicyclette blanche symbolise la simplicité et l'hygiène contre
la nature autoritaire et la pollution de la voiture. En
effet, un vélo, c’est quelque chose, mais presque rien.»
« La
terreur d'asphalte de la bourgeoisie motorisée a duré assez
longtemps. Les victimes d'accidents sont des sacrifices humains
offerts à la nouvelle autorité à laquelle les masses se sont
rendues : l'autorité automobile. Le monoxyde de carbone est son
encens étouffant, il a ruiné les canaux et les
rues par milliers. »
Bernard de Vries
May 1966
© Cor Jaring
Bernard de Vries
May 1966
© Cor Jaring
Les
médias invités, les curieux répondirent à cet appel et vinrent en
nombre, de même que les policiers qui dispersèrent la foule et
confisquèrent la cinquantaine de vélos blancs emmenés dans des
camions ; violence policière gratuite, elle, pour réprimer un
événement pacifique, justifiant la confiscation en prétendant que
cette initiative était un appel au vol pur et simple, qui en
encouragerait d’autres_; la manifestation fut relayée par les
médias lui conférant un succès retentissant : l’objectif des
Provos était atteint. C’est-à-dire de provoquer la réaction des
autorités et démontrer sa nature répressive qui sous-tend
l'administration, et de faire participer la population, faire réagir
les spectateurs.
Les
Provos en s’attaquant à l’automobile urbaine, reprennent les
critiques exprimées déjà depuis longtemps, par d’autres
mouvements, que l’on retrouve, par exemple, dans «Une thèse
situationniste sur le trafic» écrit par Guy Debord, publié en 1959
dans le troisième numéro de l'Internationale Situationniste. Même
s’il ne s’agit pas d’une idée originale – aux Pays-Bas ce
genre d’initiatives avaient existé avant que ne se manifeste Provo
–, la force de ce plan résida dans sa présentation originale,
expressive et artistique. Ce fut une manière ludique d’attirer
l’attention de l’opinion publique sur le problème de la qualité
de la vie dans les grandes villes, et cette action provo-catrice
ouvre l’ère de l’écologie urbaine en Europe, c’est-à-dire
qu’à la théorie, aux grandes déclarations de principe
anti-automobiles et aux idées propositions alternatives s’y
ajoutent des actions concrètes et publiques. Le
concept de la bicyclette blanche, notamment, allait devenir le
symbole d’une forme de contestation originale. Il est l'ancêtre des vélolibs du monde entier.
Scissions
Un
conseil international Provo est organisé au château de Borgharen,
proche de Maastricht, capitale régionale de Limburg, où
s’installent une cinquantaine de militants. Rob Stolk et plusieurs
autres provos y déploient un drapeau rouge, au nom du Revolutionaire
Terroristische Raad (Conseil terroriste révolutionnaire), et
déclarent qu’ils prennent le pouvoir, en plus de l’imprimerie,
qui a été déplacée. Coup d’État qui annonce la proche fin des
Provos ; en attendant, après de longues heures de discussion
houleuses, plusieurs résolutions sont prises, dont notamment :
= une
déclaration publique et autres actions anti-OTAN ;
= l’envoi
d’une délégation au Vietnam ;
= l’organisation
d’une manifestation de protestation contre le meurtre de cinq
anarchistes en Espagne franquiste;
= l’édition
d’un magazine Provo international ;
= l’organisation
d’une campagne contre le tourisme de masse, et la publicité;
= la
tenue prochaine d’un second Conseil.
A
la suite de ce premier Conseil, s’écoulera de longs mois
d’inactivité pour les Provos, présageant selon les médias, leur
disparition, voire signifiant leur fin. Provo l’annonce
effectivement en mai 1967 célébrée par un happening final dans le
Vondelpark, situé en centre ville, grand parc urbain de 48 hectares,
cérémonie mortuaire terminée sur la place du Spui ; leurs leaders
y exposeront les raisons de la fin de leur mouvement, alors à son
apogée. Signe des temps, la même année, aux USA, les membres
historiques du mouvement Hippy de San Francisco déclaraient
également leur fin.
Rob
Stolk s’adressant au public, estimait que le bilan Provo n’était
pas négligeable, car par leurs actions, d’une manière ou d’une
autre, ils avaient réussi, en provoquant la violence policière pour
mieux l’exposer, à faire tomber quelques têtes ennemies, dont le
burgemeester Gijsbert van Hall, le chef de la police Van der Molen,
et également révoqué le Ministre de la Justice Jan Smallenbroek
(suite à l’émeute du 14 juin). Roel van Duyn assura sur la
tribune la poursuite du mouvement, sous un autre nom, une autre forme
d’organisation (Kabouter) ; et Hans Tuynman plaida pour la
poursuite des activités illégales et à la désobéissance civile.
Ainsi,
les membres les plus actifs du mouvement continueront à s'investir
dans les luttes urbaines au sein d'associations, de comités de
quartier, puis au sein du mouvement Kabouter, en 1970. Rob Stolk
continuera à travailler au sein de son imprimerie, et publiera le De
Tand des Tijds, et il réussira en 1969 à vendre les archives Provo
à la Bibliothèque de l'Université d'Amsterdam (après avoir
répandu la rumeur selon laquelle une université américaine
désirait les acquérir). La somme assez importante servira à
financer le Woningburo de Kraker (Working Office for Housebreakers or
Squatter’s Workshop), digne héritier du Provo Real Estate office.
De même, Rob Stolk en Janvier 1969 créé la fondation Diogène pour
aider les artistes squatteurs illégaux menacés par des expulsions
dans les quartiers en voie de rénovation.
La
Stichting De Straat, la fondation La Rue, est créée en 1967, une
initiative d'architectes et de post-provos, qui bénéficiera d’aides
du Ministère de la Culture, qui l’autorisa à investir
temporairement plusieurs bâtiments voués à la démolition à
Nieuwmarktbuurt. Une expérience peu appréciée, semble-t-il, des
riverains, malgré le fait que la Fondation se proposait de les
aider, opposition populaire qui décida les initiateurs à limiter
leurs prétentions. Néanmoins, ils organisèrent dans une
boulangerie abandonnée de la Keizerstraat un centre pour les enfants
du quartier.
Luud
Schimmelpennink imaginera en 1968, comme alternative à la voiture
polluante, le Witkarplan, le Plan blanc automobile, un véhicule à
trois roues entraîné par un moteur électrique, d’une vitesse
maximale de 30 kilomètres par heure et d’une autonomie limitée à
15 kilomètres. L’ancêtre de l’AutoLib que nous connaissons
aujourd’hui ; qui voulait utiliser un Witkar devait s’abonner et
payer 5 florins par kilomètre, et cinq stations dans la ville était
proposée.
AMSTERDAM
Luud Schimmelpennink
© Evers Joost Anefo
24 mai 1968
AMSTERDAM
Luud Schimmelpennink
© Evers Joost Anefo
24 mai 1968
1968
Le
printemps 1968 est plutôt calme à Amsterdam comme dans le reste du pays.
Mais, sans doute, le Mai 68 parisien, incitent-ils les étudiants
néerlandais qui déclarent leur soutien total à la rébellion, à organiser l’Université critique [« Universiteit critique »] dans plusieurs
universités, autour de groupes de réflexion. Parmi ceux-ci, un
s’occupe d’urbanisme, dont un des membres militants est
l’étudiant en architecture Ruud Strietman, qui avait déjà été
impliqué dans l'occupation illégale d’une maison de ville
quelques années plus tôt. Le groupe publiera ainsi plusieurs
brochures et organisera une conférence sur le développement urbain,
dont l’un de thèmes aura été de traiter de la question d’inciter
les citoyens à organiser la résistance et à prendre part au
processus de participation citoyenne.
Les
membres du groupe décident de passer à l’action et d’occuper
illégalement une maison de ville dans le quartier de
Nieuwmarktbuurt. Le samedi 21 Décembre 1968 un groupe où l’on
retrouve Rob Stolk, armé de quelques meubles emmenés par des
tricycles, occupe un bâtiment dans la Keizerstraat ; meubles qui
selon la loi néerlandaise interdit à la police de procéder à une
évacuation sans ordre d’un tribunal. L’immeuble est investi par
les illégaux mais la police intervient si rapidement que les meubles
n’ont pas pu être installés dans le bâtiment : les policiers
évacuent manu militari les occupants ; qui déplorent une opération
parfaitement désorganisée, qu’il s’agit non pas d’abandonner
mais d’améliorer. En Février 1969, le Woningburo organise une
occupation illégale à Dapperbuurt dans le Von Zesenstraat. Là
encore, l'ensemble du groupe a été arrêté et emmené au poste de
police. Deux semaines plus tard, le 28 Février, une nouvelle
opération concerne un autre bloc dans le Wijttenbachstraat, qui
elle, se déroule parfaitement : cinq maisons de villes sont occupées
par une vingtaine de squatters. Les premières semaines sont
l’occasion pour les occupants illégaux d’établir des liens
amicaux avec les habitants du quartier, qui de leur côté, proteste
contre une hausse de 6% de leur loyer. Parce que les squatters ne
sont pas expulsés immédiatement, la presse aura le loisir de voir
de près le phénomène nouveau, et sans exception, les journaux du
pays consacreront un article dès les premiers jours après
l’occupation. D’une manière générale, la presse aborde le
sujet avec une certaine compréhension, à l'exception de la presse
de droite qui exprimait ses plus grandes craintes pour ce phénomène,
jadis dissimulé. A l’opposé, une radio propose au Woningburo son
antenne pour un programme quotidien de son choix. La police ne
pouvant intervenir, les autorités décident alors de procéder sinon
à la démolition du bâtiment occupé, mais à le rendre inhabitable
au nom d’une autre loi : le 20 Mars, une équipe d’ouvriers
arrivée par le toit d’un bâtiment tentent de le malmener, mais
les militants parviennent à écarter le danger ; finalement, ils
quitteront le squat en octobre 1969.
Handleiding
Krakers
En
1969, le « Woningburo de Kraker » connaît un immense succès et
est submergé de demandes diverses pour obtenir leurs aides,
d’assistance, des conseils, pour participer à une occupation
illégale, etc. Leurs militants y répondent au printemps 1969 par
une publication intitulée Handleiding Krakers, le «Manuel des
squatters», manuel réalisé avec la WoninuFederatie Onafhankelyke
Vakgroepen la Fédération des départements indépendants, un autre
groupe de militants nommés en parodie de l’agence de l'Etat - le
département de planification. En dépit d'être une brochure de
quatorze pages seulement, le Handleiding Krakers est autant un
pamphlet politique axé sur l'auto-organisation autonome et la
mobilisation communautaire, qu’un manuel fournissant un ensemble
d'instructions, d’indications rudimentaires pour briser les
serrures et leur réinstallation, la réparation des toilettes, la
réparation des sols endommagés et des toits, etc. Le Handleiding
Krakers était l’un des instruments participant au vaste projet de
galvaniser l'opposition populaire. D’une certaine manière, pour
les militants du Woningburo de Kraker, la réponse donnée est brève
mais puissante : Do-it Yourself, et l’édition de la brochure
signifie pour le groupe, l’arrêt de leurs activités d’occupations
illégales pour de nouvelles initiatives.
Les
Résistants
Au
côté du « Woningburo de Kraker » s’active également le
« Woningburo De Koevoet (weet hoe het moet)» animé par Kim
Borkent, ancien Provo et l'un des squatters les plus actifs de la
ville, et opposé virulent aux plans de modernisation d’Amsterdam.
Kim Borkent, formé par les expériences de Rob Stolk se distingue
de son confrère concurrent par des mêmes actions mais plus
discrètes, de moins d’envergure, employant un van Volkswagen,
utile pour transporter rapidement des meubles d’un bout à l’autre
de la ville.
Un
autre groupe est actif en 1969, la Jeunesse socialiste
(Socialistische Jeugd), un méli-mélo de jeunes gauchistes refusant
l’emprise des mouvements politiques établis. À Amsterdam leurs
militants participent aux actions contre l'augmentation des tarifs
des transports en commun, contre la TVA nouvellement introduite, etc.
Le secrétaire de la branche d’Amsterdam, Hans van der Markt, sera
arrêté pour avoir scandé lors d’une manifestation : « A bas les
putes orange », c’est-à-dire, la famille royale. Quelques
semaines plus tard, il est non seulement condamné à trois mois de
prison, et à la grande surprise de tous, privé du droit de servir
dans les forces armées et interdit de suffrage passif et actif
pendant cinq ans. A cette époque où l'objection de conscience était
à un haut niveau, Hans van der Markt fut ravi d’échapper – de
cette manière – à la conscription ! Et l’inconséquence de ce
jugement poussa, bien sûr, les jeunes manifestants à reprendre en
choeur « A bas les putes orange », dans l’espoir d’échapper au
service militaire. La bourde du magistrat sera corrigée par un
nouveau jugement. Les militants de la Socialistische Jeugd
pratiquèrent également le squat.
A
ces groupes s’y en ajoutent encore d’autres, dont le groupe Ka
Kaa de Theo KLEY (fin 1967), la Secte des Insectes (Insekten Sekte)
en 1968, les clubs Provadya, etc., et de nombreux groupes féministes
(WP-Women Power et Dolle Minas) ainsi que des activités
coopératives. Le Diggershop, magasin alternatif, date de 1967. Il
compte Willem parmi ses organisateurs. L'épicerie alternative
'tWespennest est animée surtout par Hans TUYNMAN. Un autre groupe se
distingue également emmené par le personnage Arie van der Sluis,
fondateur de la Commune Nieuw Nederland, la nouvelle Commune des
Pays-Bas, participant avec les Jeunes socialistes aux manifestations
contre l'augmentation des tarifs des transports en commun. Avec ses
fidèles compagnons, ils occupent le 6 Juin l'ancien bâtiment de la
Croix-Rouge, destiné à la démolition. Depuis le balcon, leurs
militants lancent une grande bannière illustrée par une photo de la
famille royale, dénoncée comme étant « Ennemi public n° 1 : La
pénurie de logements ». Les occupants prévoient d’y établir non
seulement un squat mais aussi un centre de discussions ouvert à
tous ; et deux jeunes charpentiers se chargent de barricader au mieux
les entrées afin de les rendre étanches aux forces de l’ordre.
Qui ne tardent pas à arriver pour déloger et arrêter les treize
squatters, et saisir leurs meubles. Libéré, Arie van der Sluis
s’installera avec son lit sur la grande place du Dam, et devant la
presse annonça pour les prochains jours une série d'actions
d’occupation illégale : « Tant que la crise du logement
se poursuit, nous occuperons tous les jours un bâtiment. » Il
s’ensuit effectivement une série d’occupations illégales à
l'été 1969 organisées par le Woningburo de Kraker, le Woningburo
De Koevoet et la Commune nouvelle des Pays-Bas. Le 18 Juillet un
bâtiment de la Damstraat est squatté, un autre jour, les squatters
du Woningburo de Kraker investissent illégalement un immeuble de
bureaux vide sur le Damrak.
En
octobre 1971, un groupe de maoïstes s’organisent en parti
politique du nom de Kommunistiese Partij Nederland/Marxisties
Leninisties, (Parti communiste néerlandais/marxiste-léniniste) ;
Parti radical qui refuse le réformisme Kabouter, privilégie l'aile
« prolétarienne » contre la domination des étudiants et des
intellectuels. En 1972, le parti change son nom en Socialistische
Partij (Parti socialiste) et débute alors la création de structures
lui permettant un enracinement local dans les quartiers populaires.
Il disposera de son propre réseau de cabinets médicaux,
d’organisations environnementales, d’associations de locataires,
et des groupes d'action locaux fournissent aide et conseils aux
citoyens. En tant que parti politique le Parti Socialiste se présente
aux élections sans aucun résultat.
Hippy
C'est
à Amsterdam que John Lennon et Yoko Ono organisèrent en 1969 le
premier « Bed-in for Peace », avec un vélo blanc [provo] à leur
chevet. Amsterdam est à cette époque, la Mecque de la
contre-culture en Europe. Venus du monde entier, les hippies vont
littéralement coloniser Amsterdam, et s’établir, aux beaux jours,
dans le parc Vondelpark, haut lieu de la contre-culture en Europe, ou
bien investir la grande place de la ville, le Dam Square, jours et
nuits.
Au fil des années, et plus particulièrement à partir de 1971, leur nombre augmente de manière considérable, et ils investissent, eux-aussi, les maisons de ville délabrées des quartiers en voie de rénovation, dont notamment, le Nieuwmarkt.
Amsterdam Dam Square (en bas à droite)
LIFE Magazine ©
9 juillet 1971
Ils seront une gène considérable pour les organisations actives dans les squats, car ils génèrent une délinquance liée au trafic de drogues, à l’origine de bagarres entre bandes rivales, entre jeunes marginaux et policiers, police qui ne se prive pas d’utiliser ce prétexte pour évacuer des maisons de villes occupées par de soit-disant drogués. Des comités d'action s’organisent pour s’y opposer, le Groupe d'action de Nieuwmarkt qui craignait une augmentation incontrôlable du nombre de squatters hippies étrangers, placardait dans tout le quartier une affiche prévenant les intrus indésirables : « Notre quartier n’est pas un camping ».
Au fil des années, et plus particulièrement à partir de 1971, leur nombre augmente de manière considérable, et ils investissent, eux-aussi, les maisons de ville délabrées des quartiers en voie de rénovation, dont notamment, le Nieuwmarkt.
Amsterdam Dam Square (en bas à droite)
LIFE Magazine ©
9 juillet 1971
Ils seront une gène considérable pour les organisations actives dans les squats, car ils génèrent une délinquance liée au trafic de drogues, à l’origine de bagarres entre bandes rivales, entre jeunes marginaux et policiers, police qui ne se prive pas d’utiliser ce prétexte pour évacuer des maisons de villes occupées par de soit-disant drogués. Des comités d'action s’organisent pour s’y opposer, le Groupe d'action de Nieuwmarkt qui craignait une augmentation incontrôlable du nombre de squatters hippies étrangers, placardait dans tout le quartier une affiche prévenant les intrus indésirables : « Notre quartier n’est pas un camping ».
Tout
ceci, relayé par la presse, donne ainsi un argumentaire de poids,
pour les décideurs urbains, de nettoyer ce quartier malfamé, lieu
de tous les trafics liés à la drogue. En d’autres termes, on ne
se prive pas de stigmatiser le quartier, et ses habitants. Cependant,
la tolérance du Conseil municipal vis-à-vis des hippies étrangers
est plutôt grande, car malgré les problèmes occasionnés par la
drogue, la municipalité leur rend service en éditant un petit
livret « Use it weekly » donnant toutes les adresses pour une bonne
utilisation estivale de l'espace de la ville, brochure principalement
destinée aux hippies. Le Conseil, dans le cas de trop grande
affluence estivale, leur proposera même des lieux de dortoirs, comme
par exemple, un rez-de-chaussée d’un immeuble de Biljemer.
Ruigoord
Au
début des années 70, ce village enroulé autour de son imposante
église a été partiellement abandonné, les habitants ayant été
expropriés pour l’extension du port d’Amsterdam (Afrikahaven).
En 1973, un groupe de personnes squatte l'église, l’esprit hippy y
remplaça l’autre, avec son cortège de soirées de poésie, de
spectacles, et de fêtes, etc. Peu à peu, les maisons vacantes ont
été squattées, une à une, profitant de l’abandon temporaire des
travaux portuaires. Ruigoord se transforma ainsi en colonie hippie,
une communauté indépendante connue du monde entier.
Amsterdam
Weeekblad
November
1972
Appel
pour le squat du village Ruigoord :
Ruigoord:
the village will disappear under a layer of sand for a chemical
industrial area. Already 20 houses have been demolished on order of
the Amsterdam municipality. New houses, only 7 to 10 year old,
boarded up. In the village there is insecurity, one asks if the plans
will be realized at all.
Come
to Ruigoord!
Aktie'70
En
1970, la pénurie de logements à Amsterdam est sévère, aggravée
par l’arrivée à l’âge adulte des baby boomers. Selon la loi,
les célibataires sans enfants ne peuvent pas obtenir un logement
dans le parc social, et conséquence de la pénurie et de la demande,
le temps d’attente pour en obtenir un, se compte en années, avec
un minimum de trois années ! La situation à Amsterdam, en
particulier est dramatique. Ce fait divers l’exprime parfaitement
bien, l'histoire de Van Kuik, ouvrier de 25 ans, marié depuis deux
ans et demi, père de deux enfants placés à l’orphelinat car le
logement minuscule qu’ils occupent est inhabitable pour une famille
de quatre personnes. Le 23 Janvier 1970, Van Kuik désespéré
décide de gravir l’échelle jusqu’au neuvième étage d’un
immeuble proche de la gare centrale et menace de se suicider, s’il
n’obtient pas un logement. Finalement un responsable du service du
logement fera promesse à Van Kuik qu'il obtiendra un logement
rapidement.
La
pénurie de logement bon marché est à ce point dramatique que le
nombre d’occupations illégales augmente à partir de 1969 ; les
principales conditions se trouvent réunies, car sont disponibles en
nombre un large choix de bâtiments vacants, et les squatters peuvent
compter sur un certain degré de protection juridique contre les
évacuations trop hâtives_; en outre, la presse de gauche, du centre
couvre les événements dénonçant pénurie du logement et en
réponse les violences policières, et enfin, la radicalisation des
groupes politiques extra-parlementaires en plein essor augmente leur
potentiel combatif.
En
1969 Joop Peters, lui-même squatter, continue sur la voie du
Woningburo de Kraker, en créant Aktie'70, donnant un nouvel élan
au squat à Amsterdam. Fin janvier 1970, Aktie'70 se fait connaître
pour la première fois en public, en placardant sur les bâtiments
vacants de la ville des pancartes illustrées par une dent cariée,
de la déclaration « Ik schaam mij - bewoon mij », et où figurent
l'adresse et le numéro de téléphone de leurs locaux. L'intention
est d’établir un contact direct avec le plus grand nombre de
personnes intéressées. Le premier grand squat de Aktie'70 sera
ouvert le dimanche 22 Mars 1970. Un groupe d'une trentaine de
personnes emmenées par Joop Peters occupent des bureaux vides sur la
Sarphatistraat.
Kabouters
Le
mouvement des Kabouters naît à Amsterdam en 1970, avec la
fondation du fictif et idéal État libre d'Orange, Oranje vrijstaat.
L’ex-provo Van DUYN, alors conseiller municipal, fait figure de
leader principal, qui déclarait être à présent partisan des idées
de l’anarchiste russe Kropotkine. L’on retrouve au sein des
Kabouters, les anciens leaders Provos Luud Schimmelpenninck et Hans
Tuynman. Un des objectifs Kabouter est d’organiser, de manière
durable, une société alternative dont l'expression écologique et
libertaire apparaît notamment dans son organe De Paniekzaaier (Le
Semeur de panique). C’est tout à la fois un projet utopique global
formulé par des propositions alternatives concrètes. L'Oranje
vrijstaat peut se présenter comme une contre-société et comme une
sorte de gouvernement parallèle, car sont organisés douze
Volksdepartement :
1.
Ministère populaire des Travaux publics, qui concerne l’urbanisme,
les aménagements paysagers et la démolition des autoroutes ;
2.
Ministère populaire des affaires sociales, s’occupant de
l’organisation de centres communautaires et de conseils, et de
l’entraide ;
3.
Ministère populaire de l’hygiène environnemental ;
4.
Buro De Kraker dépendant du Ministère populaire de l’habitat
populaire ; Aktie'70 sera associé au mouvement au sein du
« Volksdepartement voor Volkshuisvesting » ;
5.
Ministère populaire des transports et de l’eau ;
6.
Ministère de la satisfaction des besoins, dont l’objectif est de
construire une économie alternative qui ne vise pas le profit, mais
la satisfaction des besoins humains ;
7.
Ministère de la santé mentale, remplaçant le ministère de la
Justice, dont l’objectif est de guérir les causes de la
criminalité, plutôt que de sévir ;
8.
Ministère populaire de l’agriculture, à connotations
écologiques ;
9.
Ministère populaire de l’éducation ;
10.
Ministère populaire de la (sous)-culture et de la créativité ;
11.
Ministère populaire de la défense (ou de l’offense) comprenant
une université populaire pour adultes du sabotage ;
12.
Ministère populaire de la coordination internationale.
Le
mouvement Kabouter privilégia en particulier les questions
d’urbanisme (contre les rénovations), pour le droit au logement
(au squat), et d’écologie avec les « Groenen Planen » (Plans
Verts), des thèmes essentiels, prédominants dans leur programme qui
reprend l’idée provo des Plans blancs. Leurs leaders adoptent
comme il se doit, les mots d’ordre de la Nouvelle gauche
européenne : l'autogestion généralisée érigée comme un rempart
contre tout autoritarisme. Dans ce cadre, il s’agit d’occuper
l’espace et d’organiser des contre-espaces alternatifs afin de
libérer l'imagination créatrice, en refusant toutefois l’utopie
stérile. Rien n'est figé, leur proclamation insiste bien sur la
volonté de laisser libre cours aux idées et aux expériences, en
refusant, dogmes et descriptions précises, tout en s’ouvrant à
d’autres groupes ou organisations. Les collectifs autonomes, liés
entre eux, revivifient le fédéralisme libertaire traditionnel et
sont une des premières grandes ébauches de l'horizontalisme. Cela
étant, les Kabouters n’échapperont pas, comme les Provos, aux
problèmes de dissensions internes entre les clans partisans.
C’est
un projet politique réaliste réformateur, car l’un des objectifs
est bien de conquérir aux élections municipales, un maximum de
siège. Leur manifeste, dit des «_Serviteurs du peuple_» dresse la
liste des actions publiques à envisager :
= action
contre l'automobile : partiellement réalisée par des sit-in, et
concrétisée par des «_rues sans voitures » ;
= égalisation
des salaires ;
= hygiène
du milieu (création d'un système parallèle de distribution des
aliments biologiques, élaboration d'un véhicule urbain
électrique) ;
= squat
autorisé pour des logements inhabités et locaux inutilisés ;
= défense
des quartiers populaires : c'est l'action centrale, « l'habitat
traditionnel seul nous permet de rester ensemble » ;
= santé
mentale du peuple (étude de la criminalité et tolérance des
déviances) : mise en place de lieux contre-culturels ;
= agriculture bio : lutte contre la surproduction et les traitements chimiques ;
= enseignement
: crèches de quartier, écoles anti–autoritaires (le pays dispose
en ce domaine d'une certaine tradition).
Aktiegroep
Nieuwmarkt
Le
Aktiegroep Nieuwmarkt, Groupe d'action de Nieuwmarkt, rassemble ou
fédère les partisans de l’action directe ; le groupe au printemps
1970 commence à squatter les maisons délabrées et barricadées,
des équipes ont été formées pour rénover les maisons de ville,
afin de les re-rendre habitables et confortables. Un problème majeur
avec la remise en état des lieux est le refus de la municipalité,
des services compétents, de leur fournir l'eau et l'électricité._«
Votre maison n'existe plus » est la réponse. Le problème de
l’électricité est résolu grâce aux réverbères qui servent de
point de connexion au réseau, ou le repiquage appliqué sur les
bâtiments voisins encore connectés. Mais les incendies sont
fréquents. Leurs
militants vont sans cesse inventer et perfectionner les instruments
destinés à la défense actives, les tactiques de guérillas
urbaines, comme par exemple, l’utilisation d’une sirène d’alarme
à partir de 1971, perchée sur un toit, pour alerter les habitants
d’un danger imminent et les engager à venir immédiatement_:
tactique astucieuse qui donnera effectivement des résultats
probants ; dans chaque ilôt de quartier, un ou plusieurs militants
peuvent être mobilisés en peu de temps par téléphone, listing
téléphonique organisé par le Aktiegroep Nieuwmarkt. La sirène
retentit pour la première fois au début du mois Avril, lors d’une
tentative de couper le gaz dans l'un des squats situé sur la
Keizerstraat. Deux cents habitants et squatters avertis par la sirène
arrivent à temps pour en empêcher les employés. À partir d’Avril
1971 Radio Sirène, une radio pirate interdite, émet une émission
hebdomadaire sur les ondes moyennes. Cette année, d’autres
quartiers résistants disposent d’une radio pirate. En plus des
émissions de radio d'information sont également distribués divers
journaux et brochures. D’autres tactiques sont utilisées afin de
sauver les arbres du quartier ; ainsi, lorsqu’arrivent les équipes
municipales pour procéder à la coupe des arbres, des militants y
grimpent, bloquant l’abattage ; et il n’était pas facile pour la
police de les y déloger. Une ancienne forge squattée fera office,
après travaux, de salle de réunion et de conférence.
La
venue de ce corps étranger, de jeunes pratiquant l’illégalité,
les actes de désobéissance civile, s’adonnant aux idéaux
libertaires, au sein de ce quartier populaire ouvrier, est
relativement bien accueilli, et notamment par les commerçants qui
désespèrent de voir leur quartier se vider de leurs clientèles
d’habitants, et se réjouissent de cette venue miraculeuse. Les
habitants apprécient en particulier leurs efforts pour distraire les
enfants du quartier, les jardins d’enfants et les initiatives
festives. Cela étant, comme nous l’avons évoqué, les squatteurs
seront, un temps, assimilés aux hippy venus de l’étranger,
squattant les plus délabrées maisons du quartier, apportant avec
eux les problèmes liés au trafic de drogue, à la petite
délinquance, et un style de vie excentrique, déluré, encore
incompatible avec les mœurs du temps.
Nationale
Kraakdag
En
mars, Aktie'70 annonce pour le 5 mai 1970, le Nationale Kraakdag, la
journée du squat. L'initiative se déroule dans de nombreuses villes
du pays, organisée par des groupes affiliés à des branches locales
du mouvement Kabouter. Parfois, comme à Breda, le Nationale Kraakdag
est l’occasion de créer une branche locale de l'État libre
d'Orange. D’autres groupes manifestent leur accord, en exemple,
les militants de la Jeunesse socialiste y participeront.
Aktiegroep'70 se concentre à Haarlem, ville proche d’Amsterdam,
avec la branche locale de l'État libre d'Orange : vingt bâtiments
sont squattés par leurs membres, y installant des familles avec de
jeunes enfants, occupation qui peut compter sur la solidarité ou la
sympathie de la population d’Haarlem. Utrecht voit également
plusieurs bâtiments squattés simultanément ; à Amsterdam, la
police plus vigilante tente de stopper à temps plusieurs
occupations, mais les squatters sont bien préparés cette fois -ci
et n'ont pas l'intention d’être délogés. Armés de pots de
peinture – blanche -, de bombes fumigènes et de poudre de
stéatite, ils se barricadent dans les bâtiments. Les occupants
illégaux de plusieurs grands squats accueillent ainsi les forces de
police par un tir tendu de pots de peinture. Mais d’une manière
générale, la police parvient à évacuer la plupart des tentatives
de squat, notamment à Keizersgracht et Herengracht où les
squatteurs sont expulsés de force et arrêtés ; des affrontements
violents se déroulent également entre les manifestants et la
police. Au total, 138 personnes seront arrêtés.
Des
anarchistes au Conseil municipal
Aux
élections municipales de juin 1970 le mouvement Kabouter devient le
4° parti du pays, avec près de 11% des voix et 5 élus à Amsterdam
(sur 45 sièges), Roel van Duijn, Frans van Bommel, Connie Bos ,Guy
Peters et Kilian Joop ; 7 autres villes comptent entre 1 à 2 élus.
Ils vont ainsi pouvoir proposer au conseil municipal de nombreuses
solutions alternatives, tout en multipliant les actions illégales au
sein des quartiers anciens.
Les
Kabouters organisent dès l‘été à Amsterdam, une opération
squat à l’encontre d’un important propriétaire de la ville,
Hendrik Tabak, spéculateur notoire ; le 7 août, cinq bâtiments
inoccupés sont squattés par des militants d’Aktie’70, avec les
architectes Peter Hakkenberg et Henk van der Kleij. Les vieux
quartiers représentent en 1970 un véritable Eden alternatif, car
depuis le temps des Provos, une centaine de communautés se sont
installées illégalement dans les maisons de ville anciennes
destinées à la démolition. Le programme Kabouter de lutte contre
toute forme de contrôle urbanistique et de restructuration planifiée
révèle leur projet : faire de la vieille ville populaire, et en
particulier à Nieuwmarkt, un nouveau laboratoire social.
Le
dispositif de résistance reposait sur une liaison étroite entre la
population et les activités des kabouters, sur les équipements
contre-culturels installés dans le quartier (écoles, crèches,
terrains de jeux, aide aux retraités). Fin 1970 les résultats
suivants peuvent être constatés :
= entre
trois et cinq mille logements squattés ; .
= environ
cinq cent militants chargés de l'aide aux personnes âgées
(courses, garde, réfection des appartements) ;
= une
agence de placement pour retraités ;
= trois
magasins coopératifs d'alimentation et d'artisanat ;
= plantation
d'arbres dans les rues pour lutter contre le stationnement ;
= vote
d'une loi sur les ordures : une fois l'infrastructure mise en
place, les habitants sont invités à trier leurs ordures en 4 ou 5
catégories.
Westelyke
Eiland
Les
« Iles de l'Ouest » se positionnent dans la partie centrale
d'Amsterdam, constituées d'un habitat ouvrier et d'entrepôts, ces îles sont
le lieu d'implantation idéal pour les surfaces de bureaux
nécessaires au développement de la ville. D'autre
part, un projet d'autoroute urbaine y est prévu. La construction de « Narwal », un immeuble de bureaux provoque la colère des habitants qui forment
un comité d'action et exigent la construction de logements pour
reloger sur place les habitants expulsés. Les pourparlers avec
l'échevin ne donnant aucun résultat, le comité d'action fait
appel à des architectes, en posant comme principe : que les îles
restent un lieu où travail et logements soient liés, que les
implantations d'immeubles soient stoppées et que les habitations
existantes soient conservées. Les deux étudiants architectes, Paul
de LEY et Jouke Van den BOUT établissent un plan d'urbanisme
anti-moderniste, et imaginent des maisons de ville reprenant la
typologie des parcelles d’Amsterdam (4,5 x 20). Des photographies
prises lors des séances de concertation réunion montrent deux
jeunes architectes aux allures de rock star s’exprimant devant un
public plutôt âgé, une autre présente Paul de LEY et des
habitants en train de casser une barrière d’un parking d’un
récent immeuble de bureaux...
Jouke van den Bout et Paul de Ley en meeting à Bickerseiland
© Pieter Boersma
1971 ?
Collection Het Nieuwe Instituut
Une
exposition de maquettes du projet est organisée dans le « centre
du quartier » (une maison squattée), ainsi selon les architectes,
les habitants prennent conscience de l'espace de leur quartier
(notamment les enfants qui ont construit les éléments de la
maquette). Le plan d'urbanisme est diffusé par tracts à 600
exemplaires, et des réunions de discussions sont organisées avec
les architectes, mais avec un succès relatif. La faible importance
du parti envisagé (18 logements, 4 espaces artisanaux), a sans
doute permis au comité d'imposer ses vues à la municipalité,
toutefois les enjeux essentiels dont les immeubles de bureaux,
l'autoroute urbaine, ne sont pas remis en cause. Malgré quelques
actions exemplaires, comme la fermeture des ponts isolant
symboliquement les îles du reste de la ville, le bilan positif du
comité d'action est sans doute d'avoir inauguré une expérience du
type advocacy planning, remettant, en cause le monopole des services
d'urbanisme officiels, et d'avoir diffusé assez largement le
contre-plan. Les premiers logements sociaux sortent de terre en 1975.
Paul de Ley et de son acolyte Jouke Van den BOUT sont considérés comme les premiers architectes à être intervenus en faveur des habitants_; de Ley deviendra par la suite le spécialiste de la régénération urbaine à Amsterdam, et il travaillera avec Aldo van Eyck et Theo van Bosch, dans la même approche caractérisée par un urbanisme respectueux du contexte, la participation des habitants et contre la monotonie de l'architecture fonctionnelle.
Bijlmermeer
Nous
retrouvons la nouvelle ville modèle de Bijlmermeer, où logent en
1971, 15.000 habitants, dont 3000 gays et 45% de célibataire ; 40 %
des habitants ont moins de 30 ans, entre 15 à 20 % des habitants
sont originaires du Surinam ou des Antilles, et dans l'enseignement
primaire, 45% des enfants sont d'origine étrangère. La menace d’une
ghettoïsation du quartier plane, et dès 1972, des universitaires de
la Delft University of Technology, commencent à enquêter sur les
problèmes et les maux de Bijlmermeer. Des résidents mécontents
pour les mêmes raisons que nous avons déjà évoqué, et en
particulier contre le système de parking : les habitants n’avaient
d’autres choix que d’utiliser, de louer donc, des places de
stationnement dans de véritables parkings-bunkers, le stationnement
en surface étant réduit dans un souci de préserver les grands
espaces verts du quartier, et de bien séparer les fonctions dédiées
aux déplacements. Les bunkers devinrent rapidement des zones de
délinquance peu fréquentables, éloignés en outre, des
habitations. Ainsi, deux phénomènes apparaissent : le départ
progressif de ceux à qui les technocrates destinaient la ville
modèle, appartenant aux classes moyennes, et l’organisation de la
résistance en comités de résidents en marge du système
institutionnel, et des organisations alternatives agissant en
centre-ville ; co-existaient notamment :
= le
CARIBEAN Centrum, organisation de la petite bourgeoisie immigrée,
recherchant l'intégration, organisant un « Street Corner Work »
pour prévenir la délinquance (vols, dégradations, etc..) ; ils
seront les premiers à squatter une classe libre en rez-de-chaussée,
détournée en centre communautaire ;
= le
SHAB, organisation des homosexuels regroupés en association ;
= l’Organisation
Indépendante des Habitants, qui s'efforçait d’organiser
l’implication et la participation directe des habitants.
En
outre, le parti communiste organise également la résistance, et en
1973, une auto-réduction générale des loyers est lancée. Les
revendications de l’Organisation Indépendante des Habitants
comprenaient entre autres :
= des
espaces collectifs ;
= des
équipements publics, notamment ceux dédiés à l’enfance ; et des
équipements sportifs ;
= des
commerces de proximité ;
= l’amélioration
des transports publics en fréquence et dessertes ;
= des
subventions pour les activités culturelles ;
= l’augmentation
du nombre des travailleurs sociaux ;
= la
baisse des loyers ;
= la
destruction des parkings bunkers, la possibilité de stationner en
surface gratuitement, répercutée par une baisse du loyer.
De
leur côté, l’Organisation Indépendante des Habitants reprend
certaines tactiques des organisations alternatives, en pratiquant
notamment la désobéissance civile : le stationnement sauvage hors
parking est instauré, un réseau télévisé pirate par câble est
mis en place, outre les manifestations et, plus important, les
militants dénoncent mais proposent également des alternatives ;
l’Organisation Indépendante des Habitants diffusait ainsi aux
habitants du quartier une étude d’urbanisme répondant à leurs
revendications. Les problèmes se superposent et interpellent les
médias, les politiciens et l’opinion publique, mais les
constructions se poursuivent en 1974, certes en abandonnant le style
d’architecture concentrationnaire, la trop grande hauteur, les
grandes surfaces vertes, etc.
La
sur-population concerne quelques immeubles (le block Gliphoeve I)
habités par des familles nombreuses surinamaises, avec comme
conséquence logique, le squat social. En 1972, J. A. M. van Lier,
un politicien du parti travailliste s’en réjouissait :
« Je
suis heureux que les surinamais squattent quelque chose aux Pays-Bas,
depuis le temps que les hollandais occupent leur pays...».
L’association
de surinamais vivant au royaume des Pays-bas, Stanvaste, dénonçait
un gouvernement, et d’autres, qui prétendaient qu’ils
contribuaient à alimenter la crise du logement aux Pays-bas :
« Les
sections fascistes comme l’Union du peuple néerlandais et la
nouvelle droite affirment_: Ils prennent nos logements, notre travail
et notre santé. Mais qui aujourd’hui prend à l’autre_? Dans
notre pays, le Surinam, toutes les ressources sont pillées, et les
salaires de famine existent encore. Ce sont les pratiques des mêmes
capitalistes qui démolissent les maisons pour bâtir leurs sièges
et leurs banques. »
En
1974, semble-t-il, un mystérieux Komitee de solidarité des
squatters de Bijlmereer, propose une grande manifestation
inter-quartiers menacés par les évictions. Ce qui est intéressant
de noter est tout à la fois les alliances et la divergence d’intérêt
entre les luttes urbaines secouant Amsterdam, car la résistance des
habitants du quartier Niieuwmarkt, opposés à la construction de la
ligne de métro et aux destructions liées aux travaux, entrave la
liaison entre la gare centrale d’Amsterdam et le quartier
Bijlmermeer, privant ainsi les résidents de la ville nouvelle d’une
connexion importante dans le réseau des transports publics de l’aire
d’Amsterdam.
Peu
avant 1975, année de l’indépendance du Surinam, l’on observe un
afflux massif de personnes originaires des Caraïbes(les surinamais
avaient la possibilité de choisir leur nationalité) qui envahissent
en particulier Amsterdam, rejoignant, souvent, un parent proche déjà
installé. Les centaines de familles des Caraïbes qui vivaient en
centre ville pouvaient choisir entre les conditions de vie
exécrables des centres d’hébergement sur-peuplés, les camps de
travail du Dienst Uitvoering van Werk-kampen, ou bien la location
privée subventionnée (les propriétaires, en plus du loyer,
recevaient des subsides du gouvernement), le plus souvent dans de
vieilles maisons insalubres aux loyers prohibitifs. Tout ceci
renforçait l’attractivité de Bijlmer et du squat.
Les
loyers excessivement élevés de la ville nouvelle, et la présence
de plus en plus importante d’habitants originaires du Surinam et
des Caraïbes dans le block Gliphoeve I puis II, achevèrent de
décider les bailleurs de les y loger, faute de mieux, et sans aucune
restriction. En juin 1974, le Comité d’action Surinamais
organisait une opération de squat assez sérieuse dans le block
Gliphoeve II, le I étant en situation pénible de sur-peuplement. En
août 1974, le gouvernement et la municipalité tentèrent de
résoudre le « problème surinamais » en allouant aux habitants
originaires des Caraïbes le block entier Gliphoeve, et à
temporairement accorder aux squatters une autorisation de résidence.
Les autochtones (c’est-à-dire selon la terminologie officielle,
les néerlandais de race blanche) étaient relogés dans d’autres
immeubles de la ville nouvelle : la ghettoïsation était
officiellement promulguée.
En
parcourant les études et les rapports officiels, la presse de
l’époque, apparaissent plusieurs problèmes ; la sur-population
extrême car les appartements de quatre pièces – la plus grande
majorité – supportaient des familles étendues à des proches
parents (accueil des familles arrivant mais aussi, plus tard,
conséquence de sous-locations illégales) ; les problèmes
techniques tels le nombre d’ascenseurs insuffisant pour un tel
nombre de résidents entraînant des pannes à répétition, comme
les vide-ordures, engorgés systématiquement ; apparaissent les
premières dégradations améliorations pour faire face à ces
problèmes et, aussi, pour adapter les intérieurs au mode de vie
surinamais : des percées sont faites dans les murs et les planchers de
béton pour relier deux ou trois appartements, des poulaillers sont
installés, des salons transformés en restaurant, ou en temple
winti, etc. Les surfaces vides des rues galeries s’animent de la
même manière et s’y développa cantines et commerces exotiques
tout en couleurs ; cette transformation intérieure répondait en
partie au mode de vie des surinamais, habitués à vivre dehors, sous
les tropiques, chose impossible pendant plusieurs mois de l’année
aux Pays-Bas.
La
presse s’empara du problème à bras le corps comme les
journalistes Henny Korver et Ron Govaars qui remarquaient en
substance que les surinamais passaient de l’état d’esclaves
directement au «confort occidental» :
« Ce
n’est pas facile pour les nouveaux résidents. Ils ont été
transférés par le Bijlmer express [ce que l’on nommait la ligne
aérienne entre Surinam et Amsterdam] depuis leur simple wooden
erfwoning [traduisons par masure en bois] des tropiques du Surinam à
un environnement de béton équipé de tout le confort moderne. Un
environnement chargé d’interrupteurs, de commutateurs et de
sonneries. Cela n’a jamais été évident pour eux, de comment
vivre dans un logement collectif.»
André
Haakmat semblait souscrire à ce type d’insinuations plus que
péjoratives, dans son article intitulé « Les voix surinamaises
depuis Bijlmer », il écrivait :
« La
vie au Surinam, après tout, est très différente, sans ascenseurs,
escaliers, boîtes aux lettres, coursives, et ainsi de suite. Dans un
immeuble conçu pour y vivre de manière isolée, on doit y vivre
différemment. Au Surinam il y a de l’espace. La vie s’y déroule
de manière plus bruyante. Vous pouvez parler fort, rire avec force,
chanter et jouer de la musique. Vous n’avez pas à vous préoccuper
du niveau sonore dans les bonnes relations que vous entretenez avec
les voisins. Mais si personne ne vous dit comment vivre dans un
immeuble collectif, où on peut entendre les bruits des appartements
voisins, et bien simplement vous le saurez pas, et vous continuerez à
vivre de la même manière qu’au Surinam. Vous devez apprendre à
vivre ici. »
Bref,
l’on désignait leurs difficultés d’adaptation à la vie-ville
modernes occidentales. A ces dégradations, s’y ajoute,
naturellement, la décision des deux bailleurs de ne plus entretenir
et réparer cette cité caraïbe. Pour
y pallier, le gouvernement multipliera les efforts pour leur faire
comprendre ceci et cela, en publiant, par exemple, une brochure
intitulée « Commente vivre dans un appartement » ; en 1975 sera
organisé un «établissement pédagogique» où les familles
surinamaises étaient éduquées : une instruction de deux années,
sous la supervision de soignants et travailleurs sociaux, leur
apprenant à « comment vivre dans une maison néerlandaise ».
D’autre part, si l’on tolérait le squat social caraïbe dans
certains immeubles, d’autres (notamment du Transvaal district)
majoritairement habités par des autochtones leur étaient
strictement interdits_: la police intervenait rapidement pour les y
déloger ; évictions rapides qui suggéraient un certain degré de
racisme larvé, de la part des autorités et des résidents blancs.
La
mansuétude face à ces nouveaux arrivants certes blacks mais de
nationalité néerlandaise se muta en une tolérance agressive animée
par l’augmentation de la délinquance (le taux de chômage des
jeunes immigrés frôlait certaines années les 70%), déjà à
l’oeuvre dans le quartier, malgré les actions des associations
d’habitants, aidés par de nombreux artistes et musiciens
surinamais et hollandais. Cette petite délinquance, avec ces actes
d’incivilité, de vols et de vandalisme introduira plus tardivement
sa grande soeur, puis la criminalité liée notamment au trafic de
drogues, et en attendant, elle agit comme un repoussoir pour la
classe blanche, qui la déserte, ou tente de se protéger avec,
dit-on, des milices patrouillant.
La
fin des kabouters
L’ébauche
de contre-pouvoir des Kabouters par des organisations mobilisées a
été un échec qui connût cependant quelques grandes victoires :
= La
ligne de métro est bien construite mais son tracé sera âprement
débattu, et plusieurs contre-propositions exprimées par les
Kabouters seront discutées. Ce sera d’ailleurs le point de
divergence entre les différentes organisations, favorables,
conciliantes ou opposées à ce projet.
= En
1972, le conseil municipal renonce au projet de construire une rocade
à quatre voies dans le Nieuwmarkt.
= De
même, le modèle de la cité d’affaires est abandonné
officiellement en 1973 au profit d’une vision plus sociale, par la
construction, notamment, de logements sociaux avec des processus
participatifs.
= La
« ville compacte », dense, est préférée à la dédensification
urbaine prévue initialement dans les plans.
= La
fondation Diogène obtient la préservation de la maison De Pinto à
St. Antoniesbreestraat (1602), destinée à être démolie pour faire
place à une large avenue.
Ainsi
le quartier fait figure d'exemple dans les écrits en matière de
résistance urbaine contre une municipalité. Pour les kabouters la
résistance est évoquée davantage en terme d'échec. Ce n'est pas
tant le résultat qui importe mais bien les dispositifs de
participation citadine ouverte qui ont, globalement, faillis. A
Nieuwmarkt, les travaux arrêtés du métro, par manque de crédits
et à la recherche d’un tracé idéal, ont surtout permis la
dégradation d'une grande partie du quartier, qui a exacerbé la
lassitude des habitants propriétaires préférant toucher des
indemnités d'expropriation confortables pour s'établir dans un
autre quartier, et celle des habitants locataires fatigués de vivre
dans une zone en perpétuel chantier préférant, eux, un relogement
dans une nouvelle cité. La population lasse n'a pas su résister aux
indemnités importantes de la municipalité et à la rhétorique du
Parti Travailliste qui insistait sur une forme de consensus. Dans
une interview, Roel Van Duyn (Actuel n° 16) explique la fin des
Kabouters :
« Nous nous sommes brisés sur l'électoralisme (...) Je pense personnellement qu'on peut provoquer quelques réformes à travers les mécanismes démocratiques traditionnels (...), le système démocratique n'est plus qu'un écran de fumée, on enregistre en public les décisions que d'autres prennent ailleurs (...) Cela dit, nous n'aurions pas dû, tout compte fait, participer aux élections au prix d'une division du mouvement. Du coup, les candidats ont pris un bide : trente mille voix pour les Kabouters dans toute la Hollande, contre quarante mille dans la seule Amsterdam en 1970.»
Si
les clans formant le mouvement Kabouter exprimaient des opinions
politiques et des stratégies divergentes, des dissensions
s’établissaient également au sein du groupe des cinq conseillers
municipaux : certains s’acharnaient, par exemple, sur la
légalisation totale du cannabis (qui sera effectivement dépénalisé,
et non légalisé en 1976) et fumaient leurs joints lors des séances
du conseil municipal, attitude que désapprouvaient d’autres, dont
Roel Van Duyn.
L’échec
des Kabouters s’explique également par le fait qu’ils n’ont
pas su tisser des liens durables avec les autres groupes alternatifs,
sinon localement ; ils purent coordonner les efforts et les actions
d’autres groupes affiliés ou non, mais de manière temporaire,
sans stratégie, sans alliance à long terme. De même, les militants
du mouvement étaient en grande majorité de jeunes appartenant à la
mouvance anarchiste, formant un groupe plus ou moins homogène, mais
incapable d’intégrer d’autres sensibilités, d’autres horizons
et de milieux sociaux, tels par exemple les nozems. Intégration de
différents horizons qui avait justement été réalisée par les
Provos.
Des
groupes d’étudiants politisés, à cette époque où se
développent les organisations armées révolutionnaires en Allemagne
de l’Ouest, en Italie, où les vietnamiens, les cambodgiens
semblent assurer de leur victoire contre l’impérialisme, organisés
en collectifs étaient ainsi hostiles au réformisme kabouter,
estimant que le mouvement n’était en fait, qu’une sorte de
nouveau et mauvais revival hippie tendance Flower Power, tentant de
jouer un rôle social. Le temps n’était plus au pacifisme borné,
aux happenings ludiques inoffensifs, mais aux actions plus offensives
à caractère politique et non plus social, du local au global.
AAP
Après
l'éclatement du mouvement Kabouter, en 1973, la dispersion des
militants dans les quartiers de la ville a abouti à la création de
Comités d'action, souvent animés par d'anciens kabouters ;
l’Amsterdam Aktie Partij (Parti d’Action Amsterdam ou AAP,
« singe » en néerlandais) s’organise en 1974 pour poursuivre
l’initiative Kabouter et se répartit en groupes de quartier ;
l’idée est de présenter des candidats aux élections municipales
de cette année là, en les puisant dans les différents groupes
d’action qui agitent Amsterdam (y compris les associations
d’immigrés du Surinam) ; groupes, dont l’Aktiegroep Nieuwmarkt
encore en activité, qui pour la plupart refuseront l’aventure,
déjà décevante, politique, préférant leur indépendance. Les
élections sont un échec, mais l’AAP multiplient les actions, dont
les occupations illégales. Dès l’été 1974, l’AAP commence à
collecter les plaintes des Amstellodamois concernant le problème du
logement. En septembre une manifestation est organisée face à la
demeure du maire, et ce même mois, une brochure circule expliquant
les techniques et tactiques pour squatter en toute quiétude. L’on
organise le recensement systématique et rigoureux des maisons,
bureaux et locaux vacants, les données recueillies sont imprimées
sur des formulaires au nom du « Kraakspreekuur » (Service du
squat). En décembre, le groupe s’installe dans un local squatté
sur l’Hogendorpstraat et ouvre un service proposant aux habitants
des conseils pour squatter. A partir de septembre 1975, plusieurs
groupes reprennent l’idée et les Kraakspreekuren s’instituent. L’AAP assure celui du
lundi et du jeudi et, à Nieuwmarkt, un autre groupe en organise un
le vendredi, dans le Rood Café (Café Rouge), haut lieu de rencontre
et de débats des groupes anarchistes et gauchistes ouvert en 1970.
Ce service est ouvert à n’importe lequel prétendant au squat.
Les Kraakspreekuren (KSU) se développent à travers tout le pays.
L’Amsterdam Aktie Partij et l’Aktiegroep Nieuwmarkt organisent
également des aides en faveur des squats sociaux, occupés par des
pauvres sans-abris, des jeunes fugueurs, ou des junkies. En 1975, des
squatters occupent une maison de ville, destinée à la démolition
pour le passage de la rocade dans la Jodenbreestraat 24, à qui on
donne le nom de Fort Sjakoo, qui deviendra une célèbre librairie où
s’entasse pêle-mêle toute la littérature anarchiste, de la
contre-culture, etc. Fort Sjakoo a été acheté par le collectif en
2003 avec le soutien massif d’amis et de sympathisants, et existe
encore aujourd’hui, dans la même verve et fougue libertaires.
S’organise également le Comité des travailleurs Marocais des
Pays-Bas (KMAN), une organisation de la nouvelle gauche radicale
menée par Abdou_Menebhi, dont des militants occupent illégalement
une péniche en 1975. En ces temps de Tiers-mondisme, ils peuvent
bénéficier de l’appui des groupes politisés de la nouvelle
gauche néerlandaise et tissent des liens fraternels avec les
mouvements anti-racistes et pacifiques également.
L'enjeu
n'est plus le développement urbain de la ville mais concerne la vie
locale d'un quartier. Sans préjuger de l'analyse que l'on peut en
faire, chaque comité est déterminé par la menace concrète que
représente l'aménagement prévu pour son quartier, par la
composition sociologique des habitants, et par la manière dont les
ex-kabouters d'une part, et les comités d'occupants d'autre part,
ont réalisé leur liaison avec cette population. Ces comités se
sont toutefois donnés un organe central, le journal hebdomadaire
Amsterdam Weekbiad du comité de quartier Nieuwmarkt relie tous les
journaux souvent épisodiques des autres quartiers, et par sa
diffusion se pose en interpellateur de la Municipalité et des
services d'urbanisme. Remarquablement informé (quoique les plans
municipaux soient souvent diffusés par les autorités elles-mêmes),
il reprend l'ensemble des idées des kabouters sur l'urbanisme, mais
de manière fragmentaire et critique, au coup par coup sur chaque
projet. Ce mouvement qui ne se destine plus à se présenter aux
élections et organise sur l'ensemble de la ville la résistance à
la rénovation. Par exemple en diffusant les fiches de rénovation de
la municipalité pour faire changer les maisons de catégories et
éviter leur destruction.
Le
PvdA (Parti travailliste)
La
crise mondiale liée au pétrole de 1973 frappa, entraînant la crise
du secteur industriel dans les pays développés et le chômage. La
nouvelle génération se dirige vers non plus la concertation avec
les institutions mais vers l'affrontement, et le squat allait devenir
un phénomène de masse. Plusieurs facteurs, outre la crise
économique et la pénurie de logements sociaux expliquent ce
phénomène ; la relocalisation dans l'agglomération d'un grand
nombre de fabriques de la petite et moyenne industrie, d'entrepôts,
de bâtiments liés à l'activité artisanale, de sièges sociaux,
des équipements techniques municipaux (dépôts, docks portuaires,
etc.), et des équipements publics obsolètes (hôpitaux, écoles,
casernes, etc.) seront d'autant de lieux à investir ; d'autre part,
les mécanismes spéculatifs augmentèrent considérablement le
nombre de constructions anciennes inoccupées. Ainsi, un besoin
incessant de logements, combiné à des réductions d'État en
matière de social, au chômage des jeunes ont contribué au
développement du squat avec une large légitimité et soutien
populaires.
Si
les partis de Droite soutiennent les planificateurs qui d'une
certaine manière favorisent la spéculation – des groupes
financiers et du secteur bancaire -, si le Parti communiste
néerlandais approuvent le plan de modernisation de la ville
également pour d’autres raisons, si les partis de Gauche dont le
parti Travailliste (parti qui correspond au parti Socialiste de France) sont plus mesurés et défendent l'intérêt des
classes populaires, de nombreux politiciens feront sécession ou
seront en parfait désaccord avec les lignes données par leur groupe
politique. Certains conservateurs critiquaient, contre leur camp,
les démolitions imposées et plaidaient en faveur du patrimoine
historique de la ville et/ou critiquaient les nouveaux quartiers
modernes ; des membres du Parti Communiste ou du Parti Travailliste
adoptèrent les positions de certaines factions anarchistes ou
radicales – anciens Provos et Kabouters -, et s'approchèrent des
visions des comités de quartier, tandis que les premiers écologistes
occupaient la scène publique. De même, certains kabouters
plaidaient pour la construction du réseau métropolitain, un bon
moyen écolo pour combattre la circulation automobile...
La
dissidence de membres du Parti Travailliste est essentielle et ne peut être comprise
qu'en relation avec les mouvements sociaux urbains. Les partis de
Gauche investissent les quartiers populaires. Ainsi, s'organisent des
commissions de quartier «saneringsbegeleidings comite’s» qui
réunissent habitants, fonctionnaires de la ville et membres de
partis politiques. Les commissions de quartier, notamment à
Dapperbuurt et Nieuwmarktbuurt, organisées par des membres du PvdA et du Parti communiste, tentent de formuler des
propositions en prenant acte de l'obligation de moderniser la ville
tout en considérant l'aspect humain. Ces « comités de soutien de
renouvellement » acceptent, par exemple, certaines démolitions
conséquentes, mais insistent pour que la compensation financière
soit plus élevée pour ceux qui allaient être déplacées. Les
membres individuels du conseil PvdA ont été influencés par les
critiques, les actions et les propositions des comités de quartier
contre la politique d'aménagement qui alimentait une contestation
vigoureuse et intelligente.
Dans
la même veine participationniste, des communautés de base, après
une période d’expérimentation, entraient dans une phase
d’institutionnalisation, avec l'organisation d'un réseau d’ «
instituts de développement communautaire » disponible dans toutes
les régions, à la fois reconnu par le gouvernement et accepté par
la population. Fred G. Stafleu écrivait en avril 1974 dans Le monde
diplomatique :
«
Si cette évolution se poursuit, ce qui apparaissait autrefois comme
une action marginale deviendra un élément politique indispensable à
la société. Ce développement communautaire suit ainsi, avec
quelque retard, le chemin naguère parcouru par d’autres fonctions
sociales, comme l’assistance sociale classique ou les services
d’hygiène mentale qui, eux, sont déjà très institutionnalisés.
Toutefois, à un plus haut degré, l’action des communautés de
base doit prendre un caractère politique, et cela tient à sa
fonction même. Elle est en effet conçue comme une totalité
cohérente d’activités orientées vers un meilleur fonctionnement
des communautés. Ceci présuppose l’ébauche d’un processus de
changement, car en elle-même l’action des communautés de base est
une agression contre le statu quo et implique un choix entre diverses
valeurs politiques. C’est un programme d’action pour une
démocratisation fondamentale de la société. Son apparition
signifie que les canaux normaux de la démocratie politique ne sont
pas jugés suffisants, et que le besoin est ressenti d’une autre
forme de démocratie, la démocratie sociale, qui n’entend
pas remplacer mais compléter la démocratie politique. Cette
dernière est fondée sur l’idée de représentation, alors que la
démocratie sociale se fonde sur l’idée de participation. Leur
interaction mutuelle et parfois leurs oppositions préparent une
démocratisation fondamentale de la société. Voilà quelques années
à peine, de telles tendances étaient en général rejetées, aussi
bien par l’opinion publique que par le gouvernement.»
Jan
Schaefer
En
1973 aux élections législatives, à la surprise générale, le
secrétaire général du PvdA, Joop den Uyl, est nommé Premier
ministre, à la tête d'une large coalition, plutôt curieuse. Il
nomma au secrétariat de la rénovation urbaine du ministère du
logement et de l'aménagement du territoire, Jan Schaefer, qui débuta
sa carrière politique dans les années 60 en tant que militant de
quartier, et s'illustra au sein du comité du quartier Pijp, opposé
aux démolitions au profit d'immeubles tertiaires, de logements de
standing et comme il se doit, contre la construction d'un grand
boulevard routier.
Entre
1978 et 1986, Jan Schaefer est conseiller municipal à Amsterdam,
attaché aux affaires urbaines, c'est à ce poste qu'il engagea une
politique ambitieuse de rénovation urbaine douce très favorable aux
habitants. La politique urbaine opéra à partir de 1975, un large
virage, dont l'objectif, à présent, était une politique de
construction massive de logements, accompagnée par un type de
renouvellement urbain qui favorisait autant que possible les mesures
de relogement, et le maintien de la plus grande majorité des
habitants dans leur quartier. Cela signifiait moins de changements
dans la composition de la population des vieux quartiers. L’ancien
est réhabilité autant que possible au lieu d’être démoli. Car
l’on constatait la catastrophe urbaine des grands quartiers
d'habitation sociale, après la crise économique, qui commença à
produire ses effets négatifs, dont celui de la ghettoïsation
spatiale. D'autant plus que les problèmes majeurs apparus au sein
des grands ensembles d'habitat social renforceront l'idéal pour
maintenir la paix sociale, de revenir à un urbanisme plus tempéré,
voir classique, reprenant l'idée de ville compacte, et de la mixité
sociale. D’autre part, en cette période récession, les
propriétaires d’immeubles de ville préféraient vendre leurs
biens aux associations de logements passant ainsi du marché privé
au secteur social.
D’une
certaine manière, l’augmentation du nombre de squatters, et celle
des interventions de la police, lui offra littéralement un argument
de poids pour accélérer la mise en chantier de logements tout à la
fois abordables et mieux adaptés à leur demande (logements
comportant moins de pièces), et plus important, pour faire voter une
nouvelle loi qui accorde en 1975 le droit au logement aux jeunes y
compris célibataires. Les municipalités et les régies reçoivent
les directives d’élargir substantiellement les critères
d’attribution, et se voient également contraintes de fournir ou de
construire des appartements adaptés à cette demande. Dans ce cadre,
des squats sont légalisés, les municipalités négocient avec les
squatters et les propriétaires, rachètent les bâtiments et les
revendent ou les mettent à la disposition de corporations de
logement, et les squatters deviennent alors des locataires
régularisés.
Accompagne
encore ce renouveau politique, la création de nouvelles structures,
des organisations sociales destinées à venir en aide aux habitants
locataires, offrant ainsi l’occasion à nombre d’activistes une
chance d’y travailler et d’entamer une carrière bureaucratique :
ce secteur connût en moins d’une décennie une reconfiguration
totale, car de nombreux travailleurs sociaux n’ont pas été
recrutés en fonction de diplômes précis, mais plutôt en fonction
de leur expérience de militance politique ou syndicale, outre pour
certains de courtes études au sein de la sociale académie ou
d’autres écoles spécialisées. Résistance menée notamment au
sein de l’opbouwwerk (sans équivalent français qui signifie «
travail de construction », sous-entendu « sociale ») déjà
instauré depuis les années 1950, un programme de mobilisation des
citoyens – des communes rurales à l’origine – consistant au
sein des quartiers en cours de rénovation à promouvoir la
participation des habitants pour décider de l’aménagement du
cadre de vie, de l’implantation d’équipements collectifs, etc.
Dans les années 1970, au plus fort des luttes citoyennes urbaines,
les opbouwwerkers ou médiateurs, payés par l'Etat - donc plus
autonomes - interviennent auprès des associations de quartier - à
leur demande - afin d'engager la concertation entre les parties, en
coopération avec les habitants, les experts techniques chargés de
les aider à formuler des contre-projets d’aménagement, les
bailleurs sociaux et les élus locaux. Les équipes de médiateurs
agissent ainsi en tant qu'animateur social négociateur ou
facilitateur, et dans ce cadre nombre d’opbouwwerkers prenaient
ostensiblement fait et cause pour les revendications des
associations, et parfois s’opposaient ouvertement aux décisions
des pouvoirs municipaux. A ce titre ce programme financé par l'Etat
sera le premier à subir les foudres gouvernementales de l'austérité
dans les années 1980 ; moribond, l’opbouwwerk renaîtra de ses
cendres dans les années 1990 pour s'occuper des quartiers dits en
difficultés, servant patenté de l’intermédiation où il tâche
de susciter des dynamiques pour « renforcer la cohésion sociale ».
Ceci
est paradoxal, car au moment même où les plus hautes autorités et
celles locales ré-investissent par une politique volontariste et
socialement ambitieuse les secteurs de la construction et du
logement, au détriment des initiatives privées, la contestation
des krakers ne faiblit pas, au contraire même, car leur âge d’or
coïncide avec les bonnes intentions de l’État et des
municipalités les plus progressistes. Sans doute, la loi anti-squat
aura été une grande motivation pour combattre l'Etat.
Loi anti-squat
Annoncée dès 1975, en 1976, le ministre de la justice Andries van Agt propose une loi anti-squat_; il estime que Amsterdam compte sept cents squats, et environ cinq mille squatters. Celle-ci passe la Chambre Basse mais elle est rejetée par la Chambre Haute. La justice entre-temps continue à traiter les affaires concernant le squat au cas par cas, bien que le ministère public essaye d’imposer des directives uniformes. L’arme principale des squatters est l’anonymat car ceux-ci doivent être nommément assignés en justice pour être délogés. Un jeu du chat et de la souris se déroule alors entre squatters masquant leur identité et propriétaires cherchant à la découvrir (fouille de poubelles, indics, etc.) Mais les comportements se durcissent dans le secteur immobilier et les propriétaires recourent de plus en plus à la violence de nervis pour déloger les squatters. Cette attaque en règle est l’occasion pour les différents groupes de squat de se rencontrer pour mener une campagne Anti-Kraakwet. La plate-forme nationale propose une affiche commune et une brochure Anti-Kraakwet qui comprenait le parfait guide du squatter. Amsterdam organise sa propre semaine d'action contre l'Anti-Kraakwet, avec le 14 mai 1976 l’organisation d’une journée du squat (usine de produits laitiers sur le Overtoom, la petite comédie sur l'Amstel). En Octobre 1976 à Amsterdam, sort le premier numéro de la revue Kraak avec un tirage de 250 exemplaires, 850 quelques mois plus tard, qui paraît tous les 15 jours. Le personnel de rédaction se compose de squatters de Nieuwmarkt et Staatsliedenbuurt.
Loi Cannabis
Dans les années soixante-dix, les Pays-Bas étaient confrontés à l’augmentation des usagers d’héroïne qui coïncidait avec une forte baisse des quantités d’opium disponibles. Les fumeurs de cannabis, apparus de façon marginale dans les années cinquante sont nombreux, mais cette période est marquée par la dédramatisation du cannabis. Le rapport de la commission Baan, datant de 1972, est présenté comme le premier texte exprimant une certaine « tolérance » à l’égard des drogues douces (le classement de certains produits de consommation courante, comme l’alcool, la nicotine et le café, parmi les drogues est sur ce point éloquent). L’amendement de 1976 de la loi sur l’opium officialise la distinction entre les drogues douces, les substances parmi lesquelles figurent le cannabis et ses dérivés, les champignons hallucinogènes, et les drogues dures (dont l’héroïne, la cocaïne, les amphétamines et le LSD) présentant un risque inacceptable. L’on interdit les drogues dures, mais l’on dépénalise partiellement les usagers de drogues douces, et mieux, l’État assure et organise leur commerce officiel ; la vente de drogues douces est un délit et reste punissable, mais le Ministère public donne cette possibilité aux coffee shops (café sans autorisation de vente d’alcool) sous certaines conditions, dont notamment interdiction de vendre des drogues dures, pas de vente aux mineurs, interdiction de faire de la publicité, les coffee shops ne doivent pas se trouver dans un rayon de 250 mètres d’une école, vente de 5 grammes maximum par personne, stock ne dépassant pas 500 grammes ; un coffee shop ne doit occasionner de nuisances pour le voisinage.
De même, la possession et l’usage du cannabis restent punissables, mais sont tolérés dans certaines circonstances. L’usage de cannabis sur la voie publique est interdit. Un individu est autorisé à porter sur lui 5 grammes au maximum de cannabis ou de haschisch, sans qu’il ne risque de poursuites. Une personne en possession de plus de 30 grammes commet un délit, qui est passible de deux ans d’emprisonnement au maximum et/ou d’une amende. En outre, la culture du cannabis est punissable, mais elle est tolérée pour un usage personnel : une bizarrerie juridique incompréhensible car si l’achat, la vente, la possession jusqu’à 5 grammes et la consommation sont légaux, l’approvisionnement et la culture en grande quantité sont prohibés. Les propriétaires de coffee shops sont, par conséquent, obligés de traiter avec les réseaux criminels pour pourvoir leurs stocks...
Aldo
van Eyck
Les
Pays-Bas ont été le lieu de naissance de grands et talentueux
architectes, mais c’est aussi le pays où en 1959 à Otterlo, est
déclaré mort, lors de la 11ème conférence, les Congrès
Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM). Mise à mort en
grande partie inspirée par le groupe d’architectes TEAM X,
comportant parmi ses membres, les influents néerlandais, Aldo van
Eyck et Bakema : l'ancienne approche rationaliste et fonctionnaliste
est vilipendée au profit d'une architecture nouvelle, modulaire et
participative, placée sous le label du Structuralisme. Aldo van Eyck
mis à l’honneur, toujours dans sa veine anti-fonctionnaliste,
l’architecture en pays Dogon et les Pueblos du Mexique, à une
époque où selon lui, « les architectes sont pathologiquement
obsédés par le changement », alors qu’il est nécessaire « de
partir du passé. » L’architecte Aldo van Eyck, pourfendeur du
fonctionnalisme en architecture, mais ne refusant pas la modernité,
ne laissera pas à la postérité de bâtiments transcendant les âges
et les styles (l’orphelinat d’Amsterdam est considéré comme son
chef-d’oeuvre), mais, au contraire, sa démarche intellectuelle et
ses théories renouvelèrent la pensée urbano-architecturale du
moment.
Aldo
van Eyck est le concepteur de plus de 700 aires de jeux à Amsterdam,
bâtis entre 1947 et 1978, programme impulsé par le gouvernement qui
réveilla un projet socialiste des années 1930 pour la création
d’aires de jeux pour les enfants, programme rendu d’autant plus
nécessaire avec la poussée démographique du baby-boom. Aldo van
Eyck trouve dans ce domaine de quoi exercer ses idées en opposition
au fonctionnalisme et à la standardisation de l’époque. Il
conçoit sa première place-aire de jeu en 1947, dans le quartier de
Bertelmanplein.
Nieuwmarkt
En
1980, le conseil municipal d'Amsterdam adopte le plan définitif pour
le quartier du Nieuwmarkt_; le plan proposé n’est pas le résultat
d’un processus de planification traditionnel, mais le fruit d’une
dizaine d’années de bagarres entre les habitants, le comité de
quartier, les krakers, les autorités de l’Etat et du Conseil
municipal et, entre ses antagonistes, le bureau d'architecture de
Aldo van Eyck et Theo Bosch, chargé de la conception du quartier en
1974_; mais les architectes y travaillèrent, auprès des habitants,
dès 1972 (après la décision municipale d’abandonner le tracé de
la rocade) de façon indépendante pour élaborer un plan alternatif.
La
mixité sociale, défendue par les sociologues et les urbanistes,
plus ou moins acceptée par le politique assura aux squatters une
longue période de sainteté. Mais les autorités municipales
restent intraitable sur la question de la construction du métro et
des rocades extra muros. Pour les mouvements squatters, il paraît
évident que l'évacuation finale des maisons dans le sillage
souterrain de la ligne de métro, et de ses abords, se rapproche. Le
Groupe d'action de Nieuwmarkt l’accuse en insinuant que la
construction du métro fait partie d'une politique visant au
dépeuplement populaire de la ville, relogée dans les villes
dortoirs, à Bijlmer, Purmerend, Lelystad et Almere. En outre, ses
militants, bien renseignés, soulignent la progression constante des
sociétés d'investissement britanniques dans le Nieuwmarkt, comme
partout ailleurs où les lignes de métro sont prévues_; leurs
programmes envisagent à Nieuwmarktbuurt cinq nouveaux grands hôtels
et un centre tertiaire commercial.
En
1974, l’agence de Aldo Van Eyck et Theo Bosch est nommée par la
ville pour la conception du plan d’urbanisme et ils supervisent la
cohésion urbaine des différents projets, en surface et souterrains,
de ce quartier, en collaboration avec le département d’urbanisme
de la municipalité. Les projets de van Eyck et Bosch portent
l'empreinte d'un processus d'élaboration qui va d'une participation
populaire qui revêt, selon les circonstances, les caractères d'une
lutte urbaine, à la mise en œuvre d'un programme d'action, puis à
l'intervention des architectes dont les idées coïncident avec la
volonté exprimée par la population, à l’encontre des visions des
technocrates. Les architectes consentiront même à aider à financer
certaines actions des squatters du Aktiegroep Nieuwmarkt, dont celle
d’un pont aérien entre deux maisons de ville occupées enjambant
une large avenue.
En
1975, les programmes de construction du réseau métropolitain sont
débattus âprement puis finalisés par le conseil municipal, qui
prévoient l’arrêt temporaire et le report des procédures pour
toutes les lignes sauf celle reliant la gare centrale au quartier
Bijlmer, celle passant par Nieuwmarkt ; et la décision des autorités
est, cette fois-ci, irrévocable, arguant l’intérêt général
pour le bien et les besoins des habitants, position défendue par les
écologistes. Les quartiers concernés et leurs associations de
défense soufflent de soulagement, mais par ceux de Nieuwmarkt. La
résistance loin de s’éteindre, se poursuit, et les actions se
multiplient, aux manifestations et rassemblements presque quotidiens,
l’on imagine d’autres actions, dont l’occupation du siège des
architectes d’Amsterdam. Début mars, plusieurs occupations de
maisons destinées à la démolition sont organisées, pour s’y
opposer, de même que des manifestations et autres actions joyeuses :
bref, la résistance s’organise qui n’est pas du tout du goût
des autorités.
AMSTERDAM
Actiegroepen Nieuwmarkt
4 maart 1975
© Peters Hans Anefo
Les bâches extérieures accrochées aux fenêtres servent de protection contre les canons à eau de la police.
AMSTERDAM
Actiegroepen Nieuwmarkt
4 maart 1975
© Peters Hans Anefo
AMSTERDAM
Actiegroepen Nieuwmarkt
4 maart 1975
© Peters Hans ‐ Anefo
Système d'alarme anti‐intrusion policière
Le
24 mars 1975 s’y déroule une journée d’actions violentes,
nommée la « journée bleue » en raison de la couleur des uniformes
policiers et des volutes de fumée des gaz lacrymogènes qu’ils
utilisèrent à profusion. Elle débute avec la venue dans le
quartier de plusieurs centaines de policiers de toutes sortes
(Mobiele Eenheid), contingent appuyé par des chevaux, chiens
d’attaque, véhicules blindés, bulldozers, véhicules anti-émeutes
armés de canons à eau, etc., chargé du nettoyage de l’espace et
des squatters, et de dégager les maisons destinées à la
démolition. Plusieurs manifestants sont sérieusement blessés et
arrêtés (55 dont 9 condamnés à des peines) ; à ce titre, ils
multiplieront les plaintes devant la justice, qui enterra les recours
après des années de procédure. Ici, le squat prend une forme
particulière, car il ne s’agit plus de squatter pour se loger,
mais bien d’occuper une maison destinée à la démolition ; le
squat se pose ainsi en bastion de résistance contre les démolitions,
pour la préservation du quartier, et au-delà, un acte d’accusation
à l’égard de la municipalité et de la spéculation.
Amsterdam Nieuwmarkt
24 mars 1975
© Peters Hans ‐ Anefo
Reprenant la méthode provo, le groupe d’action Nieuwemarkt publiera un livret de photographies.
Amsterdam Nieuwmarkt
24 mars 1975
© Peters Hans ‐ Anefo
Reprenant la méthode provo, le groupe d’action Nieuwemarkt publiera un livret de photographies.
Loin d’être endiguée, la résistance des habitants ne faiblit pas, marches de protestation et manifestations s’enchaînent.
AMSTERDAM
Demonstratie tegen sloop in Nieuwmarkt
8 april 1975
© Rob Mieremet ‐ Anefo
AMSTERDAM Nieuwmarkt
8 april 1975
© Mieremet Rob ‐ Anefo
AMSTERDAM
Demonstratie tegen sloop in Nieuwmarkt
8 april 1975
© Rob Mieremet ‐ Anefo
AMSTERDAM Nieuwmarkt
8 april 1975
© Mieremet Rob ‐ Anefo
Aldo
van Eyck et Theo Bosch imposeront un programme de réhabilitation de
l’existant préservé, et un plan de rénovation urbaine, de
reconstruction reproduisant au mieux le tissu urbain de ce vieux
quartier populaire, insistant contre l’avis des autorités, sur
notamment une forte densité. Tous les projets des architectes
définissent un programme avec des démolitions minimum de maisons
pour éviter la spéculation inhérente à une rénovation radicale.
L'idée directrice en matière d'urbanisme est la conviction des
architectes
« qu'au point de vue spatial comme au point de vue du contenu, les anciens centres urbains existants sont indispensables du point de vue psychologique : parce qu'ils sont "eux-mêmes" avec leur intense diversité et leur intimité — et parce que, jusqu'à présent, tous les nouveaux quartiers ne possèdent pas du tout ces qualités indispensables et qu'ils ne sont pas plus adaptés au mode de vie actuel ». (Aldo van Eyck, Forum, vol. XII.4).
Theo
Bosch et Aldo van Eyck s'acquittent à la supervision du projet, dans
une approche participative avec les comités de quartier, approche
qui rendra très populaire les architectes, appréciés par les
habitants. Le comité de défense a bénéficié non seulement de la
mobilisation des habitants directement concernés (par une expulsion
éventuelle), mais de l'appui et de l'adhésion de la majorité des
habitants de la ville, et la coopération de professionnels expert en
matière immobilière comme des juristes, architectes, ingénieurs,
techniciens, etc. Les comités d'action ayant obtenu finalement gain
de cause, dans leur lutte pour la conservation du quartier dans ses
éléments essentiels, la route fut libre pour une opération
programmée par étapes qui s'échelonna entre les années
soixante-dix et quatre-vingts.
Les
architectes s’inspiraient librement de l’expérience urbaine
conduite à Bologne en Italie, où les élites communistes, à la
tête du conseil municipal, imposèrent la réhabilitation des vieux
quartiers du centre-ville, et le maintien des populations et des
activités, autant que possible, plutôt qu’une rénovation.
L’intelligentsia architecturale de ce courant exprime une nouvelle
approche qu’elle qualifie elle-même et sans équivoque de modeste.
Expérience urbano-architecturale qui fera date dans l’histoire de
l’architecture et modèle en Europe, puis aux USA.
Mais
selon Aldo van Eyck, le renouvellement du quartier sur le plan
architectural doit être une médiation entre le passé, le présent
et le futur : architecture nouvelle et architecture ancienne – de
la permanence - ne sont pas nécessairement en opposition, mais au
contraire elles se renforcent l'une l'autre. En d’autres termes,
Aldo van Eyck introduit dans le tissu urbain ancien, des éléments
architecturaux modernes, qui cependant, s’adaptent
typo-morphologiquement au caractère du quartier. Cette approche,
aujourd’hui admise, était à cette époque, une manière de
s’opposer aux interventions «lourdes» préférées pour des
nécessités financières ou du besoin de prestige des détenteurs du
pouvoir. Aldo van Eyck s’éloigne aussi de l'approche prônée par
les partisans de la « ville européenne » (ou « méditerranéenne »)
qui trouvent leur modèle dans les exemples prestigieux de la
Renaissance ou du Baroque, voire de l’antiquité, approche
symbolisée au mieux par les méga-constructions néo-antiques de
l’architecte Ricardo Bofill :
«
On la retrouve aussi dans ces jolies interprétations des "Espaces
Urbains"pour monarques en miniature que nous avons pu voir en si
grand nombre ces dernières années » (Discours à la Royal
Institute of British Architects).
Aldo
van Eyck a fait l'objet de critiques, plus particulièrement de la
part des tenants du post-modernisme italien, des italophiles, adeptes
d’une sorte de pastiche moderne de l’ancien, des formes et des
matériaux, (courant théorisé par l’architecte italien Aldo
Rossi) qui critiquaient :
«
dans ses récentes expériences de construction au sein des centres
historiques des villes hollandaises, van Eyck lui-même instaura des
solutions d'un "capiteux pastiche" de formes
considérablement plus complexes et plus inquiétantes que ses
anciennes géométries structurales qui étaient tant admirées de
Louis Kahn...» (Lotus n° 25, «La recherche de formes»).
La
réponse d'Aldo van Eyck qui situe le problème de la forme
contemporaine dans son vrai cadre, en faisant allusion à la maison
des filles-mères, réalisée à Amsterdam :
«
En fait, la seule chose peut-être inquiétante, à propos du foyer
pour filles-mères et leurs enfants, c'est qu'il confronte mes
adversaires inadaptés avec le fait qu'une construction peut encore
être une construction bonne et utile dans cette société; et
qu'elle peut parler un langage compréhensible qui appartienne à ce
siècle et qui est apprécié par ceux qui y résident, sans être un
pastiche de formes ; sans saccager le passé et sans se livrer au
pillage de l'histoire, en bref sans fourberie. Cela montre aussi que
le bon vieux mouvement moderne, bon ou mauvais, n'est pas mort, ce
qui en effet doit être inquiétant pour ceux qui se firent défunts
en le proclamant tel. » (Conférence à la Royal Institute of
British Architects).
A
cette époque où sévit la mode du « néo », l’architecture
pastiche, folklorique et/ou régionale, Van Eyck se situe dans la
continuité du mouvement moderne, précédant une nouvelle
avant-garde en France, qui adopta une architecture néo-le-corbuséenne
soucieuse de dialoguer avec l’existant, et, les habitants.
L'influence intellectuelle et morale de Van Eyck a été déterminante
auprès des étudiants en architecture, et nombreux ont été ceux et
celles empruntant ses valeurs humanistes dans la manière de
concevoir le projet architectural. Citons en exemple l'architecte
Hans Borkent, ou Hein de Haan fondateur aux débuts des années 1980
de la Coöperatief Architektenburo voor de Stadsvernieuwing te
Amsterdam (CASA) : une coopérative d'architectes sans véritable
patron et hiérarchie défendant la vieille ville héritée et la
participation de ses habitants dans le processus projectuel. A ce
titre, il ne rechignait pas d'aider les collectifs de kraakers pour
l'aménagement des espaces communs de leur squat, et il était membre
du la Ruigoord Fondation, le village squatté hippy.
1975
C’est
un tournant qui s’opère à l’échelle européenne, notamment en
Italie et en France, ici, sous l’égide du président V. Giscard
d’Estaing, revirement symbolisé en 1975, déclarée Année
européenne du Patrimoine Architectural ; année où se tient en
octobre à Amsterdam un congrès où siègent quelque mille délégués
de plus de 25 pays européens - ministres, architectes, urbanistes,
élus locaux, fonctionnaires, représentants d'associations, qui
signeront une Charte européenne du patrimoine architectural
promulguée par le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe qui
« reconnaît que l'architecture unique de l'Europe est le patrimoine
commun de tous ses peuples et affirme l'intention des Etats membres
de coopérer entre eux et avec les autres Etats européens pour le
protéger. Ce faisant le Congrès met l'accent sur les considérations
essentielles suivantes :
= Outre
son inestimable valeur culturelle, le patrimoine architectural de
l'Europe amène tous les Européens à prendre conscience d'une
communauté d'histoire et de destin. Sa conservation revêt donc une
importance vitale.
= Ce
patrimoine comprend non seulement des bâtiments isolés d'une valeur
exceptionnelle et leur cadre, mais aussi des ensembles, quartiers de
villes et villages présentant un intérêt historique ou culturel.
= Ces
richesses étant le bien commun de tous les peuples de l'Europe,
ceux-ci ont le devoir commun de les protéger des dangers croissants
qui les menacent - négligence et délabrement, démolition
délibérée, nouvelles constructions inharmonieuses et circulation
excessive.
= La
conservation du patrimoine architectural doit être considérée non
pas comme un problème marginal mais comme objectif majeur de la
planification urbaine et de l'aménagement du territoire.
= Les
pouvoirs locaux auxquels incombent la plupart des décisions
importantes en matière d'aménagement sont tout particulièrement
responsables de la protection du patrimoine architectural et ils
doivent s'entraider par des échanges d'idées et d'informations.
= La
réhabilitation des quartiers anciens doit être conçue et réalisée,
autant que possible, sans modification importante de la composition
sociale des résidents et d'une manière telle que toutes les couches
de la société bénéficient d'une opération financée sur fonds
publics.
= Les
mesures législatives et administratives nécessaires doivent être
renforcées et rendues plus efficaces dans tous les pays.
= Pour
faire face aux coûts de la restauration, de l'aménagement et de
l'entretien des bâtiments et sites d'intérêt architectural ou
historique, une aide financière adéquate doit être mise à la
disposition des pouvoirs locaux et des propriétaires privés; en
outre, pour ces derniers, des allègements fiscaux devraient être
prévus.
= Le
patrimoine architectural ne survivra que s'il est apprécié par le
public et notamment par les nouvelles générations. Les programmes
d'éducation doivent donc à tous les niveaux se préoccuper
davantage de cette matière.
= Il
y a lieu d'encourager les organisations privées - internationales,
nationales et locales - qui contribuent à éveiller l'intérêt du
public.
= L'architecture
d'aujourd'hui étant le patrimoine de demain, tout doit être mis en
oeuvre pour assurer une architecture contemporaine de haute
qualité.»
ACTE III
[1978 | 1985]
L'âge d'Or
KRAKERS
Après
le mouvement Provo, les Kabouters, un nouveau mouvement plus
qu’informel, une nébuleuse s'installe durablement dans la
contestation : les krakers qui s'intéresseront particulièrement au
squat en tant que réponse politique et lieu alternatif expérimental.
En ce milieu des années 1970 s’opère une différence importante
par rapport aux périodes précédentes, un afflux massif de
prétendants au squat, créant de nouvelles opportunités pour
asseoir le mouvement, mais également, à l’opposé, des
difficultés imprévues concernant notamment l’organisation de la
multitude et des groupes soit partisans inconditionnels de la
violence, soit favorable à la négociation. C’est bien un
mouvement constitué d’une myriade de groupes, d’organisations et
d’associations militant pour le droit au squat, et qui à la
différence des groupes de jadis, se réclament autant de la nouvelle
gauche que de l'anarchie. Parmi cette multitude, le Kraakgroep
Grachtengordel fondé vers 1978, où officie Jaap Draaisma, qui
expliquait le développement fulgurant de ce groupe par d’une part
un chômage massif des jeunes et l’effondrement entre 1979 et 1980
du marché de l’immobilier entraînant de nombreuses faillites de
banques hypothécaires. Cet afflux de jeunes chômeurs et étudiants
aura permis le squat d’une centaine de bâtiments, et affirme-t-il,
« Nous étions devenus un mouvement de masse » et en tant que
militant du parti communiste, alors ouvert à cette forme de
contestation, il soulignait que nombre de squatters y adhérait avant
qu’il ne soit affaibli par des dissensions internes.
C’est
ainsi la période d’or du mouvement nébuleuse squat, le squat se
transforme en un mode de vie et une activité à plein temps, et
développe toute une économie parallèle. Selon Jaap Draaisma,
« A Amsterdam et dans plusieurs autres grandes villes, le mouvement squatter devient une composante non négligeable du paysage social. Bars, théâtres, radio pirate, info-service de squatters, des cinémas, des cuisines populaires, des discothèques, des ateliers vélo et presses à imprimer fournissent l'infrastructure pour un réseau en plein essor des espaces autonomes.»
D'autre
part, les contre-propositions des comités de quartiers, les
alternatives imaginées par les mouvements contestataires et leurs
architectes, sont incorporées dans le modèle de développement et
de la planification de la ville, et notamment en ce qui concerne la
ville compacte. La vision alternative était devenu le modèle
officiel. Même si les planificateurs en charge de la modernisation
du grand Amsterdam exigeaient toujours au nom du bon écoulement du
trafic automobile, la construction d'autoroutes, de rocades,
d'échangeurs et ce d'autant plus que le parc automobile avait
considérablement augmenté. L'on observe une certaine modification
dans la manière de concevoir les projets et de les communiquer au
grand public, à la demande des politiciens, eux-mêmes soumis à la
critique de leurs électeurs. Les tensions existent encore malgré la
victoire des comités de quartier contre les projets les plus
destructeurs, les nouvelles lois en faveur du logement, la
légalisation ou la prise en compte du phénomène squat : le
potentiel de protestation est encore bien présent, susceptible de
reprendre de grandes luttes urbaines. Les projets à présent
soigneusement communiqués insistaient sur la nécessaire
modernisation des infrastructures de la ville pour des raisons
d'efficacité et de vitalité économiques à une époque où la
crise perdure. D'une certaine manière les politiciens et les
planificateurs se montrent plus prudent et les comiés de quartier,
souvent, plus conciliant.
En
exemple, cet organisme semi-public le « Kunstzaken Metro »
(Artworks Metro) appointé en 1978 par la municipalité afin
d’introduire de l’ «artistique » dans les projets de lignes de
métro, et ce, en concertation avec les habitants des quartiers
concernés, incluant Nieuwmarkt. Une initiative déjà proposée en
1975, mais refusée par les comités en lutte, qui cette année,
seront plus conciliant avec cette démarche politico-artistique, et
présenteront une liste d’artistes-activistes chargés de
«décorer» la station Nieuwmarkt_: le peintre Jan Sierhuis (CoBrA
movement), le réalisateur Louis van Gasteren, le producteur Roel van
den Ende, la poète activiste et résidente du quartier Tine Hofman,
et le plasticien Bert Griepink, également une figure centrale du
mouvement squat. Et chacun à leur manière, ils constituèrent des
œuvres d’art imprégnées par la mémoire des luttes, et faisant
éloge de la résistance_: à la décoration souhaitée par le
programme, ils préférèrent une œuvre documentariste. Bert
Griepink imagina ainsi pour la station de métro du quartier, un mur
de briques percé de part en part, où apparaissent à partir de
collage de photographies d’archives, des scènes d’éviction
d’habitants et de squatters, des ruines de maisons de ville, des
graffitis, etc. Tine Hofman grava sur le sol cette phrase_:
« Wonen is Geen Gunst Maar een Recht » (le logement n‘est pas une faveur mais un droit).
L'artiste
Louis van Gasteren dans son œuvre intitulée Roots of the City,
accrocha au plafond de la station des cylindres de bois, symbolisant
un lien physique avec la ville d’au-dessus qui se compose de pièces
en bois cylindriques accrochées au plafond. Ce long travail fut
l’occasion pour le réalisateur Guus van Waveren de réaliser un
documentaire, « Groeten uit de Nieuwmarkt » (Greetings from the New
Market), présentant la démarche des artistes, entre 1978 et 1980,
ponctué par de longs interviews.
Speculatie
Onderzoeks
Kollektief
En
1977, à Amsterdam est créé le Speculatie Onderzoeks Kollektief
(SPOK), le Collectif de Recherche sur la Spéculation. La permanence
se tient chaque mercredi, de 20h à 21h, au Spuistraat 5. Les KSU
conseillent généralement aux gens qui veulent squatter un bâtiment
appartenant à un propriétaire privé de passer au SPOK pour en
savoir un peu plus sur les proprios, leurs affaires en immobilier,
leurs histoires avec la justice, la ville et les squatters. Depuis
son lancement en 1977, le SPOK archive dans une base de données tout
ce qu’ils peuvent sur une adresse, un nom de personne/compagnie,
les articles de presse sur tout ce qui concerne l’immobilier et la
spéculation.
Keyser
Groote
Tout
commence avec le squat du Keyser Groote, en novembre 1978 sur le
Keizersgracht, six édifices inoccupés, au bord d’un canal dans le
centre historique, appartenant à la société d’investissements
OGEM, spécialiste bien connu en matière de spéculation. Les
négociations d'achat entre la municipalité et le propriétaire
n’aboutissent pas et en octobre 1979 l'ordre d'expulsion est donné.
Les occupants illégaux disposent d’un mois pour quitter les lieux.
Sur les cinquante squatteurs une douzaine refusent l’ultimatum. Ils
préparent leur défense en barricadant au mieux les accès, puis
sont rejoints par des squatteurs les plus radicaux du collectif
Staatsliedenbuurt group, qui bunkerisent les six maisons de ville
avec des matériaux plus résistants (sacs de sable, barre d’acier,
etc.), et des armes (fûts d'huiles usées, bombes fumigènes, stock
de pierres, pétards et extincteurs, etc.). Le Speculatie Onderzoeks
Kollektief (SPOK) lui fournit son aide. Un service presse est
organisé, et une grande campagne d’information sensibilisation
propagande est lancée via les réseaux, radios pirates et presse
underground, qui intéresse également les médias_; une brochure
parmi d’autres éditée par le groupe, met ainsi en lumière les
pratiques spéculatives du propriétaire Ogem.
Ils
passent également à l’offensive, avec l'occupation de la salle du
conseil municipal le 19 Décembre 1979 : plusieurs dizaines de
squatters s’y invitent et verrouillent les portes. La détermination
des squatters, la grande solidarité entre les différents groupes,
fait réfléchir le maire Polak, qui leur adresse un courrier afin de
« de faire des propositions constructives pour parvenir à_une
solution pacifique.» L'expulsion est reportée temporairement, puis
finalement, OGEM décide de la vente à la mairie, qui décide d’un
programme de logements pour jeunes adultes. Les squatters quittent
les lieux, mais ils seront réoccupés plus tard.
Amsterdam
Krakers au conseil municipal
1979
© Maurice Boyer
Amsterdam
Krakers au conseil municipal
1979
© Maurice Boyer
Vondelstraat
Par
contre, la police intervient vivement à l’encontre d’autres
squats ; en février 1980, les forces de l’ordre évacuent un
squat sur la Vondelstraat, propriété inhabitée depuis plus d'un
an. Quelques jours plus tard, une manifestation unitaire se déroule
jusqu’à la maison du maire, et en même temps l’immeuble de la
Vondelstraat est resquatté ; la procession rejoint la Vondelstraat
en même temps que les forces de l’ordre et s’engage alors une
véritable bataille rangée, victorieuse pour les squatters, qui
entreprennent la construction de barricades dans la rue, et de
fortifier le bâtiment. Au cours de la soirée, d’autres militants
y viennent, des sympathisants qui leur apportent couvertures et
nourriture pour passer la nuit.
Des
pourparlers s’engagent entre le maire et les occupants illégaux,
maire en personne qui exige avant une rencontre, en premier lieu, le
démantèlement des barricades par les services municipaux civils, en
guise de bonne volonté ; ultimatum que refusent les squatters qui
exigent la libération d’un de leurs camarades, la régulation du
squat, et la non-intervention de la police. La réponse du maire, du
gouvernement est claire : l’armée ; le 3 mars 1980, vers six
heures du matin un hélicoptère de la police survole le camp
retranché et le bombarde de tracts invitant les manifestants à
déserter les lieux immédiatement. Débarquent peu après, cinq
chars buldozers Leopard, deux pelotons blindés, et dix-huit pelotons
de la gendarmerie, et ceux de la police. La retraite est annoncée
côté squatter, après les premiers heurts, faisant des dizaines de
blessés, civils et militaires.
Amsterdam
Krakers Vondelstraat
mars 1980
© Maurice Boyer
Amsterdam
Krakers Vondelstraat
mars 1980
© Han Singels
Amsterdam
Krakers Vondelstraat
mars 1980
© Maurice Boyer
Amsterdam
Krakers Vondelstraat
mars 1980
© Han Singels
Geen
Woning Geen Kroning
Un
jour plus tard, un groupe de squatters prend d'assaut le bureau de
l'Office municipal du logement, puis mène une procession
démonstrative jusqu’au Palais Royal, où des bombes fumigènes
sont lancées sous les cris « Geen Woning Geen Kroning » (« Pas
de logement, pas de couronnement »). Car en effet, la princesse
Beatrix doit être couronnée le 30 avril. Commence alors une
véritable campagne policière contre ceux et celles qui placardent
sur les murs de la ville, une affiche « 30 aktiedag » appelant à
une grande manifestation le jour du couronnement. Lors du
couronnement, plus de 8000 policiers arrivent tout juste à contenir
les manifestants rassemblés sous le mot d’ordre « Geen Woning
Geen Kroning ». La bataille est très sévère, Il y eut 200
blessés.
Raket 11
Collectif Rondos (Rotterdam)
April 1980
Amsterdam
April 1980
© Dirk Buwalda
Amsterdam
April 1980
© Hans van Dijk
Raket 11
Collectif Rondos (Rotterdam)
April 1980
Amsterdam
April 1980
© Dirk Buwalda
April 1980
© Hans van Dijk
Red
Rat
En
1980, Johannes van de Weert publia le premier volume de Red Rat, qui
va devenir l’icône de la mouvance punk et du mouvement squatter.
Van de Weert participa au lancement du centre social autogéré de la
Huize Schoonderloo à Rotterdam et pris part au collectif qui édita
et produisit le fanzine non moins célèbre Raket. La naissance de
Red Rat coïncide selon l’auteur :
« C’était principalement la colère contre la violence policière durant les émeutes du 30 avril 1980, le jour du couronnement de la reine Beatrix, qui généra la première BD de Red Rat. Avec tous les membres des Rondos, nous avions pris part aux manifs de ce jour contre la police à Amsterdam. La police utilisa des hélicos, des armes à feu, le gaz lacrymogène contre les manifestants. Ce jour-là, il y avait des rumeurs de gens matraqués à mort par la police, cela laissa une marque… »
International
Squat
Les
images des chars et des émeutes ont fait une grande impression dans
toute l'Europe occidentale, de sorte que les squatters d’Amsterdam
sont invités par leurs homologues étrangers à partager leurs
grandes expériences en matière de squat ; c’est Londres, autre
haut lieu du squat en Europe, qui invite les missionnaires
hollandais. Une autre délégation hollandaise se rend à Cologne, où
elle est invitée dans une ancienne usine de chocolat squattée et
menacée d'expulsion. Un tabloïd local titre : « Hilfe, qui
Kraaker Köln kommen vor dem Chaos » (« Au secours, les Krakers
viennent à Kölh semer le chaos ») ; une autre est invitée à
Berlin. Coïncidence ou non, mais après leur passage allemand, la
police observe une recrudescence des occupations illégales, et,
comme en Hollande, une certaine montée de violence pour la défense
des squats (à la mi-Juin, Fribourg a été le théâtre de
manifestations de masse contre l'expulsion et la démolition d'un
immeuble squatté dans la ville. Suivent barricades et combats de
rues. A Berlin, en décembre se déroulent les premières grandes
émeutes de squatters après quelques évacuations dans le quartier
populaire de Kreuzberg.) La police allemande signalait qu'il n'y
avait pas de squatters hollandais identifié, mais que les méthodes
de lutte appliquées semblaient être transplantées directement des
Pays-Bas. Il est vrai, que les groupes de squatters allemands,
reprennent le sigle même des squatters hollandais. En 1981, l’on
observe des opérations de solidarité internationale entre groupes
de squatters_; les squatters d’Amsterdam occupant une propriété
de la firme Rosenthal, étaient confrontés à une menace
d’expulsion, malgré les offres faites de la municipalité d’achat
de la propriété. En représailles, des groupes de squatters
allemands décident d’attaquer les locaux de Rosenthal, firme
allemande, simultanément à Munich, Francfort et Berlin. Les dégâts
sont considérables et la firme en vient, finalement, à accepter la
vente de leur propriété d’Amsterdam.
Broschüre Der Besetzer
Berlin | 1982
Le sigle néerlandais est repris.
Broschüre Der Besetzer
Berlin | 1982
Le sigle néerlandais est repris.
En
parenthèse, les élites policières qui confrontées à la
professionnalisation des collectifs squatters et, souvent, à des
édifices bunkerisés, imprenables par la rue, innovent également_:
des containers soulevés par des grues enlèvent du sol les policiers
pour les porter jusqu’aux toits, arrosés au besoin par des canons
à eau...
Amsterdam
19 août 1980
© Ruud Hoff
Les accès au rez‐de‐chaussée étant barricadés, la Mobiele Eenheid s'élève dans les airs pour atteindre le toit du krak prins Hendrikkade ; la benne suspendue est armée de lances à eau...
La
bataille de Nimègue
Amsterdam
est le symbole du pays en matière de lutte urbaine et de squat, mais
la résistance des squatters est grande dans les villes de province,
notamment à Nimègue, où en 1981, le conflit entre les_squatters et
le conseil municipal n'a rien à envier à ceux d'Amsterdam. La
résistance s’y engage contre le projet de construction d’un
parking hors-sol à Zeigelhof, entre les quartiers ouvriers et le
cœur de la ville. Les squatters occupent les maisons de ville
destinées à la démolition, et après la menace d’expulsion
décident de barricader le bâtiment et la rue. Le siège policier a
duré une semaine, en février, et comme à Amsterdam, la tactique
policière reprend l'hélicoptère, les chars Leopard, les_véhicules
blindés, accompagnant les forces de l’ordre anti-émeute. Yves
Fremion note :
« La
bataille de Nimègue fut surprenante : camions blindés, chars contre
les manifestants, ville cernée, tout cela pour... 150 squatters non
violents. La mairie fut tout de même mise à sac.»
Nijmegen
23 fevrier 1981
Kraakpanden piersonstraat
© ANP foundation
Nijmegen
23 fevrier 1981
Kraakpanden piersonstraat
© ANP foundation
La
bataille de Waterlooplein
Le
quartier Waterlooplein à Amsterdam se niche proche de Niewmarkt et
de l'ancien quartier juif, là prend place un grand marché aux Puces
très apprécié ; après la guerre, la municipalité y prévoyait de
conserver la grande place, et d'y faire passer une ligne de métro
souterraine, et de bâtir quelque chose de public. Dans les années
1960, le conseil municipal décida - enfin - d'une programmation : la
mairie de la ville capitale ; programme qui menaçait la
destruction d'une partie de Waterloo et l'existence même du marché
aux puces. En 1968, le lauréat du concours international
d'architecture est désigné, parmi les 803 (!) propositions
venues du monde entier : une méga-structure de béton viendra
habiter ce haut lieu historique ; la qualité architecturale de
l'édifice peut être sujette à contreverse, mais le geste est
plutôt élégant dans ses grandes lignes, et l'urbanité du complexe
offre à la fois une grande esplanade pour le marché aux puces, et
de grands espaces libres surplombant le canal qui borde un des côtés
du site.
Amsterdam
Stopera
Lauréat : Holzbauer architecte (Autriche)
1968
Amsterdam
Stopera
Lauréat : Holzbauer architecte (Autriche)
1968
La
résistance des habitants, dont ceux qui vivaient du commerce des
puces, et des collectifs de squatters de la ville, et en particulier
du proche quartier Niewmarkt s'organise contre ce projet classifié
gentrificateur, destiné à l'élite bourgeoise de la ville,
équipement public habituellement peu fréquenté par les classes
populaires ; et plutôt qu'un opéra, ils exigeaient la
réhabilitation des logements, en avançant comme autre argument le
coût pharaonique du projet. Sans doute trop brutaliste, le projet
rencontre également sur son chemin la critique des conservateurs,
peu perméable à ce genre d'architecture ; tout parail que les
Kabouters qui siègent au conseil municipal définitivement contre ce
projet, préférant à la modernité un cadre de vie respectueux de
l'architecture et de l'échelle de la ville historique, pour ne pas
dire folklorique, et ils publièrent une série de pamphlets
intitulés « Contre le Bunker de Waterloo » co-signés Roel van
Duyn. L'intelligentsia architecturale est partagée, les débats
concernent à la fois la monumentalité inappropriée du complexe par
rapport à son contexte historique, critique portée par le maître
architecte Aldo van Eyck et Hertzberger formalisée publiquement par
une pétition de 72 architectes néerlandais, et les questions plus
politiques de gentrification et de coût ; l'affaire prend
logiquement une tournure nationale de pugilat relayée par les médias
stoppant net non pas le programme, mais le projet lauréat. Outre les
critiques des uns et autres paralysant son avancement, la crise de
1973 entraîna un nouvel arrêt, et en 1979, s'ajouta au programme
initial, celui d'un opéra national. En attendant, la municipalité
se charge de déblayer le terrain, de démolir les nombreuses
habitations et de la constructon de la ligne souterraine du métro ;
la résistance n'y est pas aussi intense qu'à Nieuwmartk, mais plus
ludique, tant il est vrai que ce vaste espace libre s'offre
particulièrement bien à ce genre d'activités.
Amsterdam Waterlooplein
1968 & 1978
Amsterdam Waterlooplein
4 januari 1981
© Antonisse Marcel | Anefo
La dernière maison de ville debout est squattée.
Des manifestations sont organisées, des squats anti-démolitions sont menés, etc. S'y distingue le mystérieux collectif Anti-City Circus qui occupe à partir de 1978 artistiquement et régulièrement la zone en chantier le temps d'un happening, d'une grande fête ; un camp de nomades s'y installe, des constructions de toutes sortes s'érigent, plus ou moins imposantes, et une grande yourte s'y dressa également, sous l'impulsion de Tjebbe van Tijen, une sculpture gonflable immense y sera déployée... C'est aussi l'occasion d'y planter des fleurs ou de cultiver un grand potager urbain : première forme de « guerrilla gardening » d'ampleur.
Amsterdam Waterlooplein
1968 & 1978
Amsterdam Waterlooplein
4 januari 1981
© Antonisse Marcel | Anefo
La dernière maison de ville debout est squattée.
Des manifestations sont organisées, des squats anti-démolitions sont menés, etc. S'y distingue le mystérieux collectif Anti-City Circus qui occupe à partir de 1978 artistiquement et régulièrement la zone en chantier le temps d'un happening, d'une grande fête ; un camp de nomades s'y installe, des constructions de toutes sortes s'érigent, plus ou moins imposantes, et une grande yourte s'y dressa également, sous l'impulsion de Tjebbe van Tijen, une sculpture gonflable immense y sera déployée... C'est aussi l'occasion d'y planter des fleurs ou de cultiver un grand potager urbain : première forme de « guerrilla gardening » d'ampleur.
Amsterdam Waterlooplein
19 mei 1980
© Hans van Dijk ‐ Anefo
Amsterdam Waterlooplein
14 mei 1982
© Croes Rob | Anefo
Lorsqu'en
1982, le chantier démarre - enfin - à l'âge d'or du mouvement
squat, des actions sont menées, dont en juillet la destruction
d'engins de chantier. La police y répondra en surveillant le
chantier qui sera sécurisé par une haute clôture. Le projet
initial sera corrigé à maintes reprises par l'architecte autrichien
pour finalement aboutir à une sorte de gloubi-boulga tentant de
concilier modernité et historicisme, vie de quartier folklorique et
monument : bref, une horreur qui finalement ouvrira ses portes... en
1986, clôturant une vingtaine d'années de débats et de luttes.
Le
jour de l'inauguration sera marqué par une nouvelle et dernière
manifestation artistique : l'installation radiophonique de Stopera,
qui consista à diffuser, depuis les maisons adjacentes au moyen de
puissantes sonos, tout un panel de projections sonores
préenregistrées, et d'autres retransmises en direct depuis les
rangs de la police (ou du piratage de leur propre radio) et de la
salle de concert (au moyen d'un téléphone portable, plutôt rare à
cette époque). Les manifestants, eux, produisaient également une
autre plage de bruits avec casseroles et autres objets métalliques.
La
police anti-émeute à l'approche d'une des maisons ainsi sonorisée
fut accueilli cette fois par une pluie de jouets recyclés en
projectiles ; action ludique qui décida leur état-major à ne pas
intervenir.
Amsterdam Waterlooplein
3 juli 1982
© Antonisse Marcel | Anefo
Amsterdam Waterlooplein
14 octobre 1982
© Antonisse Marcel | Anefo
Oppositions
Ces années représentent un cap dans les luttes pour le droit au logement et au squat, de par le nombre d’occupations (le pic est atteint entre 1980 et 1984), la violence des acteurs, et la radicalisation politique des différents groupes de Krakers. Et ces événements contribuent à placer la crise du logement au cœur des débats de la vie politique publique, par l'entremise de la presse, friande de ces débordements sanglants : elle évoque, pas moins, une guerre civile tant les affrontements sont rudes et fréquents. Les collectifs krakers les plus radicaux se professionnalisent, après des années d’expériences et l’héritage reçu, la plupart savent barricader convenablement un bâtiment (les chantiers de construction de la ville leur offrent les matériaux nécessaires), le défendre contre les forces de l’ordre (toujours équipées de boucliers en osier), autant que le réparer_; les actions de défense à ce titre sont bien organisées, réfléchies, chacun reçoit un poste ou une mission précise, les collectifs les plus à même de repousser une éviction policière viennent en aide aux plus novices (Groote Keyser) et comme évoqué, les informations circulent entre les collectifs et vers la presse. Selon le kraker Van Duivenvoorden :
« Le gouvernement a dû finalement céder et nous faire des concessions. Des programmes ont été lancés pour la construction de logements sociaux et de nombreux squats ont été légalisés.»
C’est le cas, en particulier des bâtiments publics du siècle dernier, en particulier les bâtiments scolaires abandonnés qui ne répondent plus aux exigences de l'enseignement moderne et aux normes de sécurité, qui sont squattés, puis légalisés. L'un des plus grands squats aux Pays-Bas, l'ancien hôpital catholique à Groningen offre un bon exemple. Après le déménagement de l'hôpital en 1979, les différents bâtiments, y compris les anciennes salles d'opération, sont aussitôt squattés par une centaine de personnes, jeunes en grande majorité. Groningen se distinguait des autres villes par une excellente organisation des squatters regroupés au sein du PKG (Praktische Kraakgroep Groningen), plus pragmatique que le plus politisé KOG (Kraak Organisatie Groningen). Une association est créée afin de gérer en interne le vaste complexe, d’organiser les réunions des résidents, des divers comités et sous-comités_; tous les résidents et les utilisateurs payent le loyer de 150 Florins par mois. Le succès a contribué à son rachat par la ville en novembre 1981. De même, les collectifs de squatters les plus fortunés, semble-t-il, s’offrent collectivement les lieux qu’ils occupent illégalement.
Brochure van het Bewonerskollektief Oude Erkazet
Groningen
mei 1982
Brochure van het Bewonerskollektief Oude Erkazet
Groningen
mei 1982
Cela étant, le mouvement est loin d’être homogène, certains collectifs perçoivent les limites des événements successifs, et mesurent le danger des décisions politiques comme réponses, qui constituent une menace directe pour les squatters. La spirale de la violence ne peut être considérée comme une stratégie efficace et une perspective sur le long terme. L'une des premières étapes qui annoncent le changement a été initié par un groupe de squatters de Nieuwmarkt / Burgwall, qui tente une opération de conciliation, d’entente avec l’État major des unités mobiles de la police, afin, d’une meilleure compréhension des motivations et à réduire les préjugés des deux antagonistes. Six policiers anti-émeute seront choisis par la direction de la police d'Amsterdam qui participeront à cet échange amical. De la même manière, Jaap Draaisma et ses proches, engagés dans la défense de Groote Keyser prêchaient la violence, mais, en même temps, ils négociaient en secret avec la municipalité. De même, certains squats étaient davantage des lieux festifs et de consommation de drogues, et leurs occupants peu disposés à défendre leurs lieux, préférant occuper un autre bâtiment lorsqu’approchait l’heure de l’expulsion.
Cette ligne douce, dit des épiciers, ou des mauviettes (softies) oeuvrant pour la négociation concertée, ou la fuite pure et simple, s’opposait aux groupes prônant une « ligne dure » (heavo) , une doctrine selon laquelle la violence est la seule réponse possible face à l'injustice capitaliste, et pour la défense des squats_; une opposition marquée entre anarchistes pacifiques pour qui le squat était, avant tout, un mode de vie, préfèrent la ligne pacifique Provo-Kabouter appelant une violence mesurée, davantage défensive qu’offensive, et les militants plus politisés pour qui le squat était une forme de résistance au capitalisme, l’occasion de se confronter aux forces de l’ordre dans l’objectif – provo – de dénoncer la pénurie de logement et la violence policière. Parmi les plus radicaux, les Staatsliedenbuurt squatters qui organisaient leur collectif en conséquence. L’ex kraker Van Duivenvoorden expliquait :
« Beaucoup de propriétaires gardaient sciemment leur logement inoccupé en attendant que les loyers ou le cours de l’immobilier augmentent » ; et : « Nous étions plutôt radicaux, extrêmement politisés et nous cherchions l’affrontement avec les autorités».
Et au-delà de ces doctrines d’autres questions centrales opposaient les collectifs ; ceux en premier lieu dont l’un des objectifs dépassait les limites du squat pour lutter sous le slogan « sauver la ville » contre les opérations de rénovation urbaine et ses conséquences catastrophiques sur le tissu social des quartiers, et de la ville ; et ceux, alors minoritaires, qui reprenaient les mêmes considérations mais s’en distinguant par leur volonté de pérenniser le mouvement en s’attaquant sur les questions de temporalité des squats et de leur résistance, et de leurs fonctions à l’échelle du quartier et de la ville, dont celle de l’habitat + activités (woon-werkgebouwen) et pas uniquement culturelles festives. Les plus radicaux opposent à cette vision de vouloir pérenniser un lieu, l’idéal Kraak, à savoir d’avoir l’immense privilège d’errer d’un lieu à un autre, d’un pays à l’autre, d'être sans attache aucune ; selon Freek de Jonge, les squatters sont des nomades urbains en perpétuel mouvement, anti-conformistes et contre le confort y compris temporaire. Mais tous savaient une chose : ils avaient besoin d’être en permanente solidarité, besoin des uns des autres, sous peine de disparaître ; ce qui arriva finalement.
Lucky Luijk
Dans la nuit du 12 le 13 Octobre 1981, les cinq occupants d'une luxueuse maison sur la Jan Luijkenstraat, Lucky Luijk, sont évacués manu militari par une bande d'une vingtaine de gros bras, commandités par les propriétaires. La police est là et regarde, mais n'a pas l'intention de rétablir le droit de résidence des squatters, et leur suggère de décamper. Ce type d’éviction pour les collectifs était parfaitement inadmissible, car le danger était grand – pour tous – que les laisser-faire pouvait créer un fâcheux précédent, produire une réaction en chaîne. Donc une rencontre est organisée entre les collectifs les plus actifs, et à ce moment, les tensions entre pacifiques négociateurs et partisans de la violence explosent : les Staatsliedenbuurt squatters exposent un véritable plan de contre-attaque méticuleusement préparé ; certains krakers, selon les témoignages le refusent, par peur d’une trop grande violence, et de l’emprise sur cette question des plus radicaux, vampirisant les débats. Quoiqu’il en soit, l’on décide de l’attaque, la villa est assiégée de tous les côtés, et de haut en bas. Un groupe attaque l’intérieur, un autre le protège à l’extérieur, et une équipe d'aide est prête à prendre soin des possibles personnes blessées: les Staatsliedenbuurt squatters reprennent ici la tactique militaire. Le 20 Octobre 1981, deux cents Krakers portant des vestes en cuir, cagoules et des casques noirs submergent le gang : le resquat de Luijk est un succès, mais il semble que le divorce est consommé entre les groupes.
Un an plus tard, le squat doit être légalement expulsé et à nouveau les rues d’Amsterdam s’embrasent, un tramway brûle, et les affrontements sont vigoureux, à ce point que l’état d’urgence est décrété pendant trois jours. Pour la première fois les médias d’habitude conciliants ou exprimant une certaine dose de compréhension envers les manifestants, critiquent ouvertement l’émeute. La bataille du Luijk renforce davantage l’opposition entre les collectifs, en mettant l’accent sur la désapprobation des médias et de l’opinion publique, et le risque d’une répression croissante par le gouvernement.
Amsterdam
Kraakpand Lucky Luijk
1982
© Cor Mulder
Amsterdam
Kraakpand Lucky Luijk
1982
© Cor Mulder
Wijers
En
1983, on estimait à 40 000 le nombre de squatteurs en Hollande, dont
20 000 à Amsterdam. Le nouveau maire, Van Thijn prend ses fonctions
en Juin 1983 et est plus conciliant avec le mouvement Kraker_; mais
les expulsions de squats se multiplient, dont celle en 1984 de Wijers
dans le quartier de Staatsliedenbuurt, le plus grand squat de la
ville, occupé depuis 1981 par une une centaine de squatters,
artistes, théâtreux, et architectes, etc., équipé d’un café,
d’une grande salle de concert, d’une galerie et d’une boutique,
et d’un centre communautaire ouvert au quartier. Des fêtes
grandioses y sont régulièrement organisées, sa salle de concert
rivalise avec celles du Melkweg et du célèbre Paradiso, la
chanteuse Nina Hagen s’y produira. Mais Wijers n’échappera pas
pour autant aux inconvénients et excès liés à un trop grand
espace laissé libre, des problèmes de drogue en particulier
forcèrent les squatters de ce lieu à s’organiser pour lutter
contre ce fléau. S’y retrouvent partisans de la violence
(« hard-liner ») et apôtres du pacifisme, les « sauveurs de la
ville » et les partisans du woon-werkgebouwen ; entre ceux qui
veulent impulser dans ce lieu une expression politique, ceux qui
préfèrent l’art en tant qu’émancipateur par les concerts, les
expos, etc. Des pourparlers avec la municipalité s‘engagent, qui
leur propose en échange un autre édifice pour s’y établir, sous
certaines conditions. L’opposition entre les « mauviettes » et
la ligne dure kraker émaille leurs débats, mais finalement l’on
refuse l’offre municipale. En 1984, plus de quinze cents squatters
et sympathisants se sont réunis dans la nuit pour défendre Wijers,
et ils affrontent les forces de l’ordre le lendemain. Mais
l'expulsion de Wijers est beaucoup plus calme, moins violente que les
expulsions des années précédentes : pas de tanks, ni
d'hélicoptères. En 1984 également le célèbre squat Singel 114
est évacué par la Mobiele Eenheid.
Staatsliedenbuurt,
quartier épargné jusqu’à présent par la vague d'expulsions qui
balaie avec force les autres quartiers du centre, mais l’annonce du
maire d’une prochaine visite du quartier augure de très mauvais
présages pour les Krakers. En réponse, ils mobilisent tout le
quartier pour un procès fictif d’un tribunal populaire de quartier
intenté contre le maire. Le 15 Décembre 1984 le procès débute
avec l’avalanche des plaintes contre la politique municipale,
contre les coupes budgétaires des équipements sociaux et culturels
de proximité, et naturellement contre l'échec du relogement, etc.
Il n'y a pas d'âme dans tout le Staatsliedenbuurt qui ne soit pas en
mesure de se reconnaître d’une façon ou d'une autre dans ses
accusations. Le maire accusé est reconnu coupable et condamné à
une confession publique. Dans les quatre jours qui suivent le
verdict, il doit déclarer publiquement qu'il fera allégeance aux
exigences des vingt-trois chefs d'accusation_; sinon, l’accès au
Staatsliedenbuurt lui sera refusé. Ce qui devait être une action de
quartier se mue en un événement national, le 20 Décembre 1984 lors
de la visite du maire à Staatsliedenbuurt, où une foule nombreuse
l’insulte, événement couvert par les médias.
ACTE
III
[1985
= 1994]
Le
Déclin
La
radicalisation des groupes alternatifs autonomes et de la nouvelle
gauche sera l’occasion pour le maire d’Amsterdam d’entamer une
vaste opération anti-squat, sous le prétexte qu’ils abritaient
les éléments les plus subversifs de la contestation. L’évacuation
d’un squat à Schaepmanstraat en Octobre 1985 par la police fut
d’une extrême violence, les squatteurs récalcitrants sont
particulièrement la cible des coups de matraque, des balles réelles
sont tirées, et trente trois d’entre eux sont emprisonnés ; parmi
eux , Hans Kok, squatter et bassiste bien connu d’un groupe punk
meurt dans une cellule au siège de la police, qui déclare un décès
par overdose. L’excuse est par trop grossière, Hans Kok acquiert
immédiatement le statut de martyr, et débute alors une série
d’actions contre les institutions municipales, en même temps
qu’est exigée la vérité. Ce drame, dit-on, aura comme
conséquence, de décider la municipalité sous la houlette de Van
Thijn à acquérir le plus grand nombre d’immeubles et de maisons
de ville dans le centre ancien, y compris les bâtiments squattés.
Les squatters seront légalisés et purent obtenir des baux au plus
bas loyer possible, et la réhabilitation de leurs immeubles. Selon
les témoignages d’anciens squatters de cette époque, diviser pour
mieux régner, cette politique a parfaitement fonctionné contre la
solidarité du mouvement squat, il est à l’origine même de son
progressif déclin.
C’est
maintenant une nouvelle génération de jeunes squatters qui vient
remplacer celle précédente, plus politisée et plus radicale.
Apparaissent en son sein les premières traces de « déclin », de
squatters venant au mouvement sans autre but que de participer à des
actions, à combler un manque ou un vide social pour les uns, à
faire la fête pour les autres_; également les premiers signes de
« traîtrise », celle de squatters tentant d’obtenir d’un
propriétaire son autorisation pour occuper légalement et
temporairement ses locaux, quitte à payer un loyer et sous la menace
d’abandonner les lieux, libres pour d’autres squatters moins
disposés à payer un quelconque dédommagement_; certains
kraakkafees purent ainsi ouvrir leurs portes, avec la bénédiction
du propriétaire.
Les
méthodes para-militaires des squatters Staatsliedenbuurt, renommés
PvKers (Politieke Vleugel van de Kraakbeweging-PVK) ont été d’une
extrême violence, contre la police mais également contre d'autres
types de « traîtres », des squatters arrêtés par la police lors
d’expulsions et qui, contre le code d’honneur kraak (la règle
est de rester silencieux pendant les trois jours que dure la
détention) dénonçaient les compagnons les plus actifs, ou ayant
effectué des actions répréhensibles par les lois, ou ayant réussi
à s’échapper. En exemple, l’expulsion d’un squat en octobre
1986, à Okeghemstraat, où certains squatters se sont barricadés,
et depuis le toit balancent des cocktails Molotov contre la police
anti-émeute. Les squatters sont arrêtés, et leur mot d’ordre,
comme d’habitude est de garder le silence, mais plusieurs d’entre
eux – confrontés à la violence policière – désigneront les
lanceurs de Molotov, qui seront finalement condamnés à plusieurs
mois de prison. Les PvKers formèrent donc un organisme de recherche
pour trouver les «traîtres» en ayant recours à une sorte de
pilori public, une citation à comparaître : édition et placardage
d'affiches avec leurs noms et photographie et d’autres méthodes
plus draconiennes encore d’intimidation et de menaces de tortures ;
qui se révélèrent particulièrement odieuses et intolérables pour
un certain nombre de collectifs de squatters. En 1988, un de leurs
leaders, Theo van der Giessen, fut ainsi battu par plusieurs
squatters, et finit à l’hôpital ; la police en profite pour
décapiter le collectif. Evénements préludant la fin de la
solidarité entre les différents collectifs kraak, unis dans
l’action, contre l’ennemi commun, mais partagés quant aux idées
politiques, il ne restait plus qu’un conglomérat d'initiatives
distinctes, selon van der Giessen.
Revolutionaire
Anti Racistische Aktie
Le
mouvement Kraker perdure, mais se fissure car d’autres luttes
interfèrent à présent, notamment celles concernant le nucléaire,
le sexisme, le racisme et en particulier contre l’apartheid en
Afrique du Sud (d’où proviennent les diamants) ; cette dernière
cristallisera les mouvements alternatifs qui n’hésitent pas à
dénoncer les politiciens trop conciliant avec le régime de Prétoria
et les industriels faisant commerce avec le pays de l’apartheid :
s’y conjuguent actions contre les biens des uns et des autres,
sabotages (la somme des dégâts est estimé à plusieurs millions de
Florins), boycott, et grandes manifestations violentes. S’y
distingue notamment, le « Revolutionaire Anti Racistische Aktie »
(RARA).
En
1985, deux événements mobiliseront la contestation : Amsterdam
annonce sa candidature pour les Jeux Olympiques de 1992, et la
visite prochaine de Jean-Paul II aux Pays-Bas, prévue pour en mai,
dont d’ailleurs, la tête est mise à prix, annoncée par une
affiche qui couvre les murs de la ville, qui fera scandale aux
Pays-bas et dans le reste du monde. Plusieurs groupes appellent à
une vaste manifestation anti-papale dès son arrivée. Le 12 mai, le
deuxième jour de sa visite, à Utrecht, où le pape dit la messe, la
manifestation est déclarée, des milliers de policiers s’opposent
aux émeutiers et procèdent à cinquante-cinq arrestations.
A
partir de 1986, le « Revolutionaire Anti Racistische Aktie »
entame une nouvelle période d’attentats contre des sociétés
ayant des intérêts en Afrique du Sud et contre la tenue des Jeux
olympiques ; incendie criminel du siège de l'usine d'emballage
appartenant à des investisseurs sud-africain Van Leer à Amstelveen,
plasticage de l’office local des Jeux Olympiques à Amsterdam, et
de la station de retransmission par satellite à
Amsterdam-Sloterdijk, etc., causant des millions de Florins de
dégâts_; plasticage de trois magasins Makro, et du siège de la
Steenkolenhandelsvereniging, son propriétaire, société implantée
en Afrique du Sud_; le pétrolier Shell sera la prochaine cible de
RARA, en Juin 1987 deux stations sont en flammes, opération qui
accompagne les plus modérés groupes anti-apartheid ayant organisé
le Boycott des stations Shell.
AMSTERDAM
Manifestation anti‐apartheid
20 avril 1989
© Paul Vreeker
AMSTERDAM
Manifestation anti‐apartheid
20 avril 1989
© Paul Vreeker
Bien
que s’attaquant à un des piliers du capitalisme, l'impérialisme,
le RARA se rapproche des Cellules Combattantes Communistes (CCC) de
Belgique, s’attaquant elles, au capitalisme, mais qui visaient
essentiellement des biens matériels, et non humains.
Leegstandwet
1987
voit l’adoption d’une nouvelle loi-cadre sur l’habitat (et le
squat), appelée «_la vacance_» («Leegstandwet »), et c’est
coup très dur porté aux krakers, car, entre autre, ils peuvent être
désormais assignés anonymement en justice (le propriétaire devait
avant cette loi, connaître son identité pour engager une
poursuite). Mais par contre le propriétaire perd la protection
juridique si le bâtiment reste inutilisé et sans projet futur
concret pendant plus d’un an. Le squat obtient donc par là un
statut légal, mais cette loi a surtout pour effet de donner une
impulsion sans précédent au phénomène « contre-squatting », ou
anti-Krakers, imaginé par les propriétaires, nous y reviendrons.
Cette
loi galvanisa le mouvement kraker, qui confronté à l’adversité
opposa une certaine solidarité. Le premier réveil s’effectue à
Nimègue par une grande manifestation où pleuvent les cocktails
molotov ; suivies d’autres villes, dont Amsterdam. Mais la
mobilisation attendue, massive et prolongée, ne se fera pas. Pour de
multiples raisons :
= la
crise du logement perdure mais le rythme des nouvelles constructions,
des réhabilitations atténuent ces effets ; dans ce cadre, les
squatters légalisés se désolidarisent du mouvement, ou bien,
réduisent leurs activités alternatives ;
= à
Amsterdam, le nombre de bâtiments inhabités ou inoccupés en est
réduit d’autant ;
= la
tolérance des autorités pour les occupations illégales s’estompe
et la police veille et expulse les squatters des bâtiments occupés
illégalement, qui à présent peuvent comparaître devant la justice
et être condamnés à des peines de prison ;
= les
figures historiques du mouvement kraker des années 1960-70, prennent
une retraite bien méritée (plusieurs vétérans ouvrent des
Kraakcafés dans d’anciens squats légalisés) ; plusieurs fanzines
dédiés au krak arrêtent leur publication (certains survivent grâce
aux contributions financières régulières d’anciens squatters) ;
c’est à la nouvelle génération de prendre le flambeau, à partir
des expériences de leurs aînés, mais les nouvelles lois entament
cet héritage ; et les plus éléments les plus actifs sont engagés
dans d’autres terrains de luttes (anti-nucléaire, anti-arpartheid,
etc.) ;
= d’une
manière générale, les plus anciens leaders évoquent une
dépolitisation de la jeune génération de kraakers.
= et
à l’orée des années 1990, s’opère le grand retour des classes
aisées, de leurs progénitures en particulier, en centre ville,
entrant en concurrence avec les krakers ; mais aussi, après la chute
du mur de Berlin, l’arrivée d’une vague d’immigrés jeunes
venus des pays de l’Est, attirés par le mythe squat.
Pour
autant, la pratique de l’occupation illégale à Amsterdam perdure,
mais dans des proportions ridiculement moindres par rapport à l’âge
d’or des années 1980. Des grandes actions sont cependant
organisées lors notamment en 1989 de l’expulsion du squat
Tesselschadestraat à Amsterdam, kraakers, barricades, cocktails
molotov, pneus de voiture incendiés sont au rendez-vous_; le
week-end du 26 et 27 mai 1990, le centre de Groningue est le lieu de
rendez-vous de plusieurs collectifs squats du pays, ouvrant le bal
d’une petite guerre urbaine avec la police_; nombreuses sont les
arrestations et les longues détentions de kraakers inculpés d’avoir
participé à une organisation criminelle_: la Justice finalement ne
retiendra pas ce motif et ils seront libérés après avoir passé
plusieurs semaines en détention. La majorité des manifestants
kraakers, sinon tous, sont de la nouvelle génération, n’ayant pas
connu l’âge d’or des années 1980. Le nombre numérique diminue,
mais les collectifs rebelles maintiennent toujours aussi
précieusement l’esprit Kraak, il y aura toujours des bâtiments à
squatter et des kraakers pour le faire, estimait le célèbre fanzine
Bluff ! dans sa dernière édition de 1998.
ACTE V
[1995
= 2010]
Contre-Offensives
NEOLIBERALISME
&
URBANISME
Débutent
les massacres de l’ère néolibérale ; le PvdA forma en 1994 un
gouvernement de coalition avec le parti de la droite traditionnelle :
le VVD (Volkspartij voor Vrijheid en Democratie, Parti populaire pour
la liberté et la démocratie), un parti séculier et pro-patronal_;
et se convertit à la politique blairiste de la « troisième voie ».
L’ennemi est désigné, l’État providence, plus exactement ses
bases institutionnelles héritées des « Trente Glorieuses » et
l’ensemble de ses services publics sans aucune restriction :
étonnant spectacle tragi-comique de gouvernants socialistes, en
l’occurrence, s’acharnant à démolir l’État
interventionniste, l’État entrepreneur, par le démantèlement
des entreprises et des services publics, ceux non rentables sont
purement et simplement liquidés et ceux rentables privatisés ; les
systèmes publics de protection sociale y perdent en efficacité et
le niveau de protection est partout réduit.
Aux
Pays-bas, le nouvel Etat néolibéral n’ira pas de mains mortes :
la déréglementation marquée par le Brutering en 1993 prévoit que
les corporations de logements, sociétés et organismes de logements
sociaux, ne perçoivent plus aucune subvention étatique. Sous
l’injonction de l’union européenne, les Pays-Bas engagent un
désengagement conséquent en matière d'aides sociales et amorce la
privatisation de son parc de logement social, une politique qui ne
sera pas, en contrepartie, équilibrée par la construction –
massive – de logements sociaux. Et pourtant, à Amsterdam le nombre
de demandeurs en attente pour l'obtention d'un logement social
s'élevait à 50.000 familles. Les corporations de logements sont, à
présent, les seules responsables de l'équilibre de leur budget et
elles seront autorisés à compenser la perte des subventions de
l'État par la vente de leur parc de logements sociaux aux
investisseurs privés, grandes sociétés et simples particuliers, en
période de pénurie de logements, elles consentent à démolir des
bâtiments d’habitations, voire des blocs entiers, sous les
prétextes fallacieux de non-confortabilité ou de normabilité, afin
de vendre à bon prix les terrains, et y rebâtir pour des locataires
ou propriétaires plus aisés.
Tout
ceci particpait à l'idéal de ré-équilibrer ou d'harmoniser le
parc de logements, et par ce biais d'organiser ou de renforcer la
mixité sociale au sein des quartiers. Parmi les nombreuses actions
de la puissance publique destinées à « mixer » la population
urbaine et à éviter les phénomènes de ségrégation et de
ghettoïsation, le domaine du logement fut considéré comme un des
principaux leviers pour y parvenir. L’idée centrale était de
modifier profondément le parc de logements, d’augmenter le nombre
de ménages à revenus plus élevés en réduisant le parc locatif
social existant, par la vente ou par la destruction ; y viendraient
les « couches moyennes manquantes », considérées comme « moteur
social d’un quartier » à qui les planificateurs assignèrent ces
rôles :
1.
d’assurer un contrôle social et au-delà d’instaurer par
l’exemple des pratiques et des comportements plus respectueux des
personnes et des lieux (contre notamment les gênes occasionnées par
la petite délinquance, l’incivilité, la dégradation des espaces
publics, etc.) ;
2.
et par là, également, d’inculquer indirectement aux populations
immigrées les moins favorisées ou intégrées, les normes
informelles et les codes sociaux concernant
l’apparence vestimentaire, les règles de politesse, de langage ;
3.
d’améliorer la réputation et l’image du quartier, etc ;
4.
d’organiser et d’intégrer les différents groupes sociaux et
ethniques dans les processus de participation ou consultation
citoyennes, dans le cadre de la rénovation urbaine, avec
l’administration municipale ;
5.
et donc de stimuler les interactions entre les groupes sociaux et
leur cohésion autour d’un projet fédérateur.
Idéal
de la nouvelle gauche des années 70, cette politique consacrant la
mixité sociale était en 1995 pavée de bonne intentions. Les
experts en la matière, universitaires, théoriciens et praticiens,
exprimaient des points de vue singulièrement opposés (en sachant
que nombre d’études sociologiques en particulier dépendent des
financements publics et de facto, les conclusions qu’ils défendent
peuvent, parfois, aller dans le sens voulu par une autorité), et les
débats posaient les questions de,
=
Faut-il laisser à l’abandon, vivre un quartier connaissant des
difficultés afin d’y conserver le spectre de sa population, même
pauvre ? Au risque d’en faire un ghetto au fil de son
déclin ?
=
Un équilibre efficace et durable peut-il être possible entre poches
d’embourgeoisement et zones de pauvreté dans un même quartier,
s’aligneront-elles harmonieusement ou non ?
=
Les effets positifs – dont la paix sociale -, théoriques attendus
de la mixité sociale souhaitée par les politiciens s’expriment-ils
réellement ?
=
La rénovation urbaine a-t-elle entravé le développement des
problèmes sociaux et en a-t-elle fait surgir de nouveaux ? a-t-elle
simplement déplacé les problèmes vers d’autres quartiers,
d’autres villes ?
=
Est-ce que les nouvelles classes sociales colonisatrices plus aisées
évincent les classes populaires, les déplacent-elles ou bien les
remplacent-elles après, et après seulement leur départ ?
=
S’y ajoutèrent, plus tardivement, les questions relatives au
développement durable, prônant contre l’extension à l’infini
des métropoles, la densification urbaine des quartiers existants, et
qui s’accordent également au mythe de la mixité sociale.
L'on
observait, avant la promulgation de cette loi, dans le vieux centre
d'Amsterdam, la co-existence pacifique des classes sociales, où les
plus aisées s'appropriaient et rénovaient à grands frais, une à
une, les antiques et belles demeures situées au bord des canaux,
évitant cependant le Red District plus populaire. Le quartier
Jordaan, situé à l'est du centre ville, offrait un excellent
exemple de mixité : ce quartier populaire était habité en majorité
par des familles de dockers et de la classe moyenne, qui le
désertèrent dans les années 1960 pour, comme il se doit, aller
habiter dans une maison + jardin en périphérie ; les loyers y
étaient bon marché, vu l'état du bâti, ancien et peu entretenu,
et ce, malgré sa proximité immédiate avec la vieille ville. A
partir des années 1980, s'y installa, logiquement, une nouvelle
population composée de professions libérales, d'artistes,
d'étudiants (le squat n'y était pas important vu les loyers bas),
et de commerçants investissant les rez-de-chaussées pour ouvrir
bars, coffeshops et restaurants, librairies, commerces de proximité,
etc., et des galeries d'art. Cette revitalisation de Jordaan
n'entraîna pas le départ forcé, l'exil des habitants moins aisés
vivant là depuis des lustres : les sociologues y observaient une
saine co-habitation, et ils se demandaient jusqu'à quel point ou
moment de rupture la gentrification dépossédait-elle les classes
les moins aisées. Réponse leur fut donnée avec les tragiques
conséquences de la privatisation du parc de logement social, et
d'une nouvelle stratégie concernant les quartiers périphériques
« en difficulté. »
Grote
Stedenbeleid
Après
s’être occupé de la ceinture du 19e siècle d’Amsterdam, les
politiciens et planificateurs néerlandais se penchèrent sur les
quartiers érigés au 20e siècle, plus disséminés. Car une
vingtaine d’années après la crise de 1973, aux conséquences
sociales catastrophiques, suivie dans les années 1980 d’une
réorganisation des activités industrielles entretenant le chômage
de masse, la situation des grandes villes du pays était jugée
alarmante ; les quartiers populaires construits peu de temps avant ou
après la deuxième guerre mondiale, à la périphérie des centres
urbains, présentaient des caractéristiques de concentration de
groupes de population à faible revenu, d’un chômage et d’une
délinquance élevés, de tensions ethniques, d’une cohésion
sociale amorphe, et d’un exode des classes moyennes. D’autre
part, les problèmes ne se limitaient au social : le parc de
logements bon marché ne répondait plus aux attentes du moment,
parc mal entretenu, conçu selon les normes d’une composition
familiale comprenant plusieurs enfants. Plus inquiétant encore, la
part de migrants non occidentaux dépassait les 25 % à Amsterdam,
Rotterdam, La Haye et Utrecht. A Amsterdam, trois quartiers étaient
habités par plus de 70 % de migrants non occidentaux, avec une
tendance à la concentration parmi les Turcs, les Marocains et dans
une certaine mesure, des communautés des anciennes colonies, dont le
Surinam et les Antilles. Les médias en particulier dressaient un
constat accablant et stigmatisaient ces quartiers « ethniques »
véritables « bombes à retardement » et soulignaient l’ère de «
l’avènement de ghettos américains » aux Pays-Bas.
A
partir de ces dangereuses constatations, l’État décida d’agir,
et décréta la « politique des grandes villes » (Grote
Stedenbeleid). En 1995, à l’initiative des quatre grandes villes
(Amsterdam, Rotterdam, La Haye et Utrecht, les « G4 »), les
pouvoirs publics centraux concluaient des accords sur l’approche
des problèmes urbains. Cette politique reposait sur trois piliers :
économique, physique et social. L’idée générale était que le
développement de chacun des trois piliers est lié, nécessaire pour
résoudre les problèmes cumulés auxquels étaient confrontés les
quartiers défavorisés, et la puissance publique jugea crucial de
mener un effort conjoint portant sur les quartiers prioritaires ou «
prioritaire wijken », accompagné d’une nouvelle gouvernance des
autorités locales. Menée jusqu’en 2009, cette politique
d’envergure consacra l’essentiel de son action dans 31 villes
afin de transformer l’aspect physique, urbain, des quartiers mais
aussi d’agir sur les paramètres sociaux et économiques. Les
objectifs explicitement visés étaient de :
« développer ensemble des centres urbains qui soient sûrs, tout en répondant, en parallèle, aux attentes des habitants, des entreprises, des institutions, des visiteurs et des touristes [...] ; développer des villes présentant une véritable vitalité économique et offrant des lieux de très haute qualité pour promouvoir le commerce et la cohésion sociale ».
Au-delà
des problèmes spatiaux inter-classistes, la mixité sociale était
érigée comme meilleur instrument pour combler l’écart de
population entre les néerlandais de souche et des anciennes colonies
et les migrants musulmans_; les débats d’alors posaient les
questions concernant l’immigration, le multiculturalisme et la
tolérance autant religieuse que culturelle à l’égard des
communautés immigrées, et celles de leur assimilation ou
intégration au sein de la société néerlandaise, et ce, même si
une dose de racisme imprégnait l’opinion publique. Cette plus ou
moins grande tolérance bascula brutalement vers un racisme exacerbé
par l’assassinat de l’homme politique populiste Pim Fortuyn en
mai 2002 et du cinéaste provocateur Theo van Gogh en novembre 2004.
Nous
connaissons ce type d’opération qui consista, aux Pays-Bas comme
en France, à démolir les ensembles de logements de moindre qualité
et la reconstruction d’unités plus petites-bourgeoises, la
réhabilitation d’autres ensembles en y apportant des éléments de
confort (isolation, ascenseurs, fusion d’appartements, réfection
des façades, etc.), par la mise en vente de logements sociaux, la
requalification des espaces publics, la construction d’équipements
de quartier, en incitant également, les fonctionnaires de la ville,
à y venir, ou y rester, etc., comme d’ailleurs les entreprises.
Ce type d’opération semblait être la solution notamment dans son
volet économique qui, grossièrement, devait stimuler et développer
les activités commerciales et artisanales, permettant, à terme, aux
entreprises locales d’embaucher, et de susciter des initiatives
locales dans l’objectif d’accélérer le dynamisme économique.
D'autres
expériences son tentées, à partir de 2003, à Rotterdam,
l’opération bien nommée Klushuizen (Do It Yourself houses ou
DIY-homes) reprend celle déjà faite en Italie, où la municipalité
fit l’acquisition d’un ensemble d'immeubles de logements dégradé
(bel ensemble des années 1930), dans un quartier très « dégradé »
pour l’offrir (1€ symbolique par logement) à une coopérative
d’aspirants propriétaires spécialement constituée, à la
condition qu’ils le restaurent – de A à Z - selon un cahier des
charges précis de l’architecte Ineke Hulshof (les autres
conditions étant de terminer les travaux dans l'année,
l'interdiction de le vendre avant une longue période). Cette
expérimentation, suivie d’autres (450 logements rénovés en 210
appartements en 2013), est considérée comme un excellent exemple de
collaborative et de bottom-up initiatives ; encore fallait-il, notent
les plus critiques, que les futurs propriétaires aient de
confortables économies pour financer les travaux… condition sine
qua none pour l’obtention d’un logement défoncé dans un
quartier à la réputation sulfureuse ; cette opération de «
gentrifipuncture » attira cependant de nombreux candidats, de la
classe moyenne, désirant devenir propriétaire d'une belle surface
(en exemple le Wallisblok project consista à dilapider 96 unités de
logements en 39 appartements rénovés au-dessus des standards
sociaux) qu'ils pouvaient aménager selon leurs souhaits, et pour
certains, participer à une aventure collective.
L’on
s’accorde en partie sur le fait que ce type d’opération urbaine,
outre les effets pervers induits, a été porté d’une manière
plus « douce », moins agressive et plus progressiste, politiquement
parlant, à Amsterdam, au contraire de Rotterdam, qui privilégia des
méthodes plus « dures » envers, notamment, les populations
immigrées. C’est en effet à la demande de Rotterdam qu’est
introduite en 2005 la « loi portant mesures exceptionnelles liées
aux problématiques urbaines » (Wet bijzondere maatregelen
grootstedelijke problematiek) permettant aux villes d’interdire aux
entreprises comme aux résidents, établis en région urbaine depuis
moins de six ans, de s'installer dans certaines aires « en
difficulté ». Ce texte de loi, plutôt hallucinant, permet aux
municipalités, par exemple, de refuser la résidence de familles
pauvres dans des quartiers en difficulté, ou en voie de rénovation,
et ce, malgré les textes de lois concernant la liberté de mouvement
et de choix de son lieu de résidence inscrits dans la Constitution
néerlandaise et la Convention européenne des droits de l'homme. La
loi provoqua un tollé général mais fut bien mise en œuvre dans
plusieurs quartiers de Rotterdam, au nom de l’intérêt public et
d’une meilleure régulation socio-spatiale des populations. En
2016, un nouveau texte de loi est voté, donnant pouvoir aux
municipalités, sous certaines conditions strictes, certes,
d’interdire leur territoire aux habitants ayant un casier
judiciaire ou suspectés de djihadisme
Bien
vite, les travaux des sociologues et des architectes les plus
critiques, sur la base d’expériences d’autres villes du monde,
pointaient les impacts plus que négatifs des programmes de
renouvellement urbain, ou de redynamisation – économique - des
quartiers populaires périphériques, opérations considérées de
nettoyage qui le plus souvent, forçaient les habitants les plus
fragiles économiquement à partir pour laisser place à une nouvelle
classe moins désavantagée, apportant avec elle, la hausse des prix
de l’immobilier, d’autres types de commerces, de comportements,
de réseaux sociaux, toutes choses peu compatibles avec ceux
existants ; des études sociologiques démontraient ainsi, s’il le
fallait (!) que les groupes d’habitants aux revenus supérieurs ne
possèdent pas plus de « capital social » que les habitants aux
revenus inférieurs, et que les quartiers « mixtes socialement» ne
créaient pas de communautés plus vitales d’un point de vue
économique et social. Au lieu d’interagir les uns avec les autres,
les différents groupes co-habitent, et restent séparés. Bref, la
mixité sociale ne se décrète ou ne s’organise pas, outre
quelques exceptions marginales, et la proximité n'efface pas la
distance sociale. Ainsi, si en 1995 les effets de la redynamisation
urbaine posaient encore, à cette période, de nombreuses questions
aux planificateurs, tel n’était plus le cas quelques années plus
tard, où étaient admises par les cercles de l’intelligentsia
critique, ses conséquences plus ou moins néfastes, perverses, insidieuses.
Ainsi
les corporations de logements renoncent-elles à loger les classes
les moins aisées, préférant restreindre l’accès au parc social
à des familles à priori solvables, enterrant ainsi ses objectifs et
missions initiaux : de l’action publique pour loger le plus grand
nombre contre les intérêts privés d'une minorité. Ce fut là une
véritable révolution, certains économistes ajoutent même
« culturelle », en tout cas une révolution silencieuse_; elle
profita, tout naturellement car c’était bien son objectif, aux
spéculateurs, aux groupes financiers, mais également aux familles
des classes moyennes, voire ouvrières, ayant pu obtenir un crédit
pour l’achat de l’appartement social qu’elles occupaient : ce
faisant, avec la hausse de l’immobilier à Amsterdam, courtoise
puis spectaculaire, conjuguée aux efforts urbains de la municipalité
pour « requalifier » les quartiers, ces nouveaux propriétaires
purent effectivement s’en-petit-bourgeoiser. Pour un temps
seulement, car la crise de 2008 les affecta durement : les
propriétaires pouvaient profiter d'exonération d'impôts
particulièrement attractives, outre les facilités accordées par
les banques ; qui a incité les locataires néerlandais à
s’aventurer sur le chemin du propriétarisme, à investir dans
l’immobilier. Sans surprise, la “bulle” gonfla et les prix
immobiliers ont été multipliés par trois entre 1992 et 2008. Le
Fonds monétaire international tira vigoureusement la sonnette
d'alarme en 2008, estimant que les prix étaient surévalués de 30%.
Crise aidant, les prix ont commencé à chuter en 2009 : les
malheureux nouveaux propriétaires néerlandais, une partie tout du
moins, se retrouvaient ainsi avec une dette consistante, remboursant
des emprunts supérieurs au prix de leurs logements. Cette chute
vertigineuse perdura, contraignant les propriétaires dans ce cas à
restreindre leur consommation, alimentant ainsi un état de crise
larvée. La hausse attendue se produira à partir de 2014, un
institut (Coface) signalait qu'en 2015, 20 % des propriétaires
devaient supporter une dette immobilière plus importante que la
valeur du logement, contre 30 % en 2014. Tout ceci affecta
automatiquement le secteur locatif, qui confronté à une forte
demande, en profita pour augmenter les loyers.
Anti-Kraak
Une
des conséquences a été le développement des agences anti-squat
après 1993, année de la libéralisation du parc social ; ces
sociétés privées commerciales proposent aux propriétaires de
gérer, de manière temporaire, en toute quiétude leurs biens
immobiliers inoccupés ou vacants, que soient un siège social, un
immeuble de ville ou un château ; il s’agit de leur éviter qu’ils
ne soient squattés ou endommagés, en les « louant » à des
personnes, des « gardiens ».
Les
contrats de location temporaires peuvent s’apparenter à ce que
l’on nomme en France, les baux précaires ; aux Pays-Bas, une loi
stipule que pour louer un bien avec ce type de contrat, le
propriétaire doit justifier des raisons spécifiques qui rendent
impossible un contrat locatif normal permanent (par exemple, la
restauration ou la démolition prochaine, etc.), une procédure assez
contraignante, donc. Mais les agences inventeront, afin de contourner
ce texte législatif, un tout autre type de contrat, qui n’est pas
un contrat de location, mais un contrat sans statut métamorphosant
le locataire en gardien, l’autorisant ainsi à s’installer, à
demeurer dans le bien. Le gardien-résident ne signe pas de bail de
location, ni même un contrat de travail, mais paie une somme
d’argent (compensation) pour l’utilisation du bien et pour les
charges. De fait, n’étant pas un contrat de location, le
« gardien » ne dispose d’aucun droit, n’est pas protégé par
les textes de lois, mais bien soumis aux exigences des agences
lorsqu’il le signe, contrat qui, d’une manière générale, exige
de nombreuses contraintes, jouant habilement avec le flou juridique,
voire ignorant la législation: les plaintes au tribunal de
« gardiens » s’accumulent aujourd’hui contre ces agences.
Les
gardiens anti-squatters acceptent ces règles et l’absence de
protection, car les « loyers » sont, d’une manière générale,
nettement inférieurs aux loyers légaux, et ils intéressent plus
particulièrement les jeunes étudiants, cible préférée des
agences (il faut souligner, qu’à l’origine, les agences
anti-squat faisaient payer les propriétaires et non pas les
anti-squatters). A un « loyer » deux à trois fois inférieur, les
gardiens s’exposent notamment :
= à
devoir quitter les lieux à n’importe quel moment, avec cependant
un préavis oscillant entre quinze jours et un mois selon les
agences_; en outre, certaines agences proposent aux anti-squatteurs,
les plus dociles, un possible relogement. La durée de gardiennage
peut dans certains cas durer plusieurs mois, voire plusieurs années.
= des
contrats mentionnent que l’agence, et le propriétaire, disposent
du droit d’inspecter à tout moment, et de manière inopportune, le
bien occupé par le gardien, qui ne peut s’y opposer. Violation
privée qui constitue un affront aux articles 10 et 12 de la
Constitution néerlandaise et de l'article 8 de la Convention
européenne des droits de l'homme.
= en
cas de « faute » du gardien, certaines agences exigent soit une
amende, soit une expulsion immédiate, peines stipulées dans le
contrat ; en outre, le dépôt de garantie, élevé, versé par le
gardien, agit comme une véritable menace.
= l’agence
se réserve le droit d’augmenter le « loyer », les frais de la
licence passée entre elle et le gardien, quand elle souhaite, mais
il lui est accordé un préavis. Bien entendu, le gardien doit régler
les charges_; et si le loyer exigé est faible, s’y ajoute pour
l’anti-squatteur des frais supplémentaires dits d’agence,
d’administration, de service ou de déménagement en cas de
relocation.
= les
gardiens doivent, selon les termes du contrat, s’occuper du bon
entretien de leurs parties (semi-)privatives et des parties communes,
services régulièrement contrôlés par l’agence_; dans les cas
les plus abusifs, les gardiens doivent procéder à la réfection des
locaux, ou sont condamnés à effectuer des travaux (déménagement
du mobilier, par exemple).
= il
arrive parfois que les biens « loués », et en particulier ceux
voués à la démolition ou à une rénovation, soient parfaitement
dangereux à vivre, car non aux normes : en 2013, une jeune gardienne
est décédée par électrocution causée par un équipement hors
d’âge vétuste. D’une manière générale, les textes de lois
concernant les normes d’habitation (électricité, sécurité
incendie, etc.) ne sont pas appliquées ici, faute d’un flou
juridique.
= des
agences interdisent la présence sur les lieux de tierces personnes
non stipulées dans le contrat_; le gardien ne peut donc pas recevoir
de visites, avec la menace d’être inspecté à tout moment, et
donc d’être expulsé ou mis à l’amende_; cependant, le gardien
peut en faire la demande auprès de l’agence, qui donne son accord
ou non, sans à avoir à justifier sa décision.
= le
gardien doit occuper les locaux sinon en permanence mais le plus
souvent possible, et il lui est refusé des absences prolongées_;
selon le contrat d’une agence, une absence supérieure à trois
jours sans demande faite au préalable est une faute grave, une
absence de plus de quinze jours peut être autorisée par l’agence,
mais qui se réserve de «_louer_» le bien du gardien.
= selon
les agences, les normes d’admission pour un gardien sont sévères,
certaines exigent, outre les dispositions courantes (revenus
réguliers, nationalité, etc.), des personnes célibataires, sans
enfant, sans animal, ne fumant pas, et dans certains cas, disposant
d’une possibilité de domicile à la fin du «_contrat_» (qui
convient parfaitement, par exemple, aux jeunes étudiants).
= le
gardien s’engage à la plus grande discrétion, à ne pas divulguer
d’informations aux journalistes ou à toute autre personne_; cela
étant, de très nombreux témoignages anonymes et d’anciens
gardiens – et d’organisations anti anti-squat - nous assurent une
très riche information.
Les
propriétaires s’adressant à ce type d’agence proviennent de
tous les horizons privé et public, et l’on y trouve des
municipalités et des institutions, des grandes universités, etc. ;
comme un large de choix de demeures à gardienner, de l’immeuble de
ville vétuste, au château. C’est d’ailleurs un argumentaire de
poids pour ces agences, car outre la faiblesse des loyers, elles
mettent en avant publicitaire, le caractère pittoresque des
bâtiments à garder (et pour d’autres, leur emplacement en
centre-ville), ancien hospice, hôpital, caserne, grande demeure
bourgeoise, etc., lieux atypiques à même de procurer à leurs
gardiens, un style de vie particulier, parfois collectif (cuisine,
parc ou jardin, salon, etc.). Le squat illégal ludico-communautaire
de jadis est devenu une denrée commercialo-capitaliste s’adressant
non plus à des groupes d’alternatifs, mais à des collectifs de
personnes dont on sait, pour certaines, leurs difficultés pour se
loger. Aujourd’hui, les plus fameuses agences anti-squat font
fortune aux Pays-Bas et étendent désormais leurs emprises en
Europe, y compris en France, les plus connues étant Camelot Europe,
Ad Hoc, Alvast. Aux Pays-Bas, en 2014, selon des estimations, 120
000 locataires vivaient dans ce type de location précaire
temporaire.
Biljmer
La
ville modèle poursuit sa descente aux enfers : les taux de vacance
et de rotation grimpent, les auto-réductions de loyers et celle
légale dans certains immeubles dégradés, les loyers impayés
alourdissent le déficit, comme les frais de réparation d’actes de
vandalisme et de travaux de tous genres, faisant de la ville modèle
un gouffre financier pour son entretien et sa gestion. Déjà, des
élus et politiciens évoquent la destruction des immeubles
construits une dizaine d’années auparavant, et l’on invite le
célèbre criminologue Oscar Newman - spécialiste en risk management
instigateur du defensible space et de la « prévention
situationnelle - à se pencher sur son cas. En 1982, déjà, les
premières réhabilitations d’immeubles débutent, conséquences
d’une sur-population excessive, et du manque d’entretien (et des
transformations) des habitants comme des bailleurs ; cette année là,
le taux de vacance frôle les 20 %, 25% dans les premiers immeubles
en nid d’abeille, alors que la crise du logement est à son apogée.
De nouveaux immeubles sortent de terre dans le quartier, mais cette
fois-ci de tailles et d’importance modestes, pour combler les 80%
d’ « espaces verts », et les bailleurs tentent de limiter les
populations immigrées au niveau de 30% de la population résidente :
en clair, une mesure parfaitement ségrégative, justifiée par la
recherche d’un bon équilibre de mixité et sociale et raciale.
Les
Surinamiens engagèrent une nouvelle phase de résistance plus active
avec la création du groupe_Beheersraad, dont une des revendications
était de pouvoir s’établir à Biljmer. Ils organisèrent des
manifestation de protestation afin de faire connaître leurs
revendications au grand public, ainsi que les politiques
discriminatoires à leur encontre ; puis faute de reconnaissance,
leurs militants organisèrent le squat de 90 familles d’appartements
vacants à Bijlmermeer, afin également, de prouver leur forte
détermination. Le Comité 80 suivra, une plateforme de négociations
comprenant des représentants d’institutions municipales, des
bailleurs et des squatteurs laissant à ces derniers
quelques concessions non négligeables, et une certaine tolérance
pour le squat social, tant il est vrai que le taux de vacance des
immeubles atteignait des sommets. Puis tout au long des années 1980
et 90, s’y concentreront dans les immeubles les plus dégradés,
les immigrés et réfugiés politiques de l'Angola et du Sri Lanka,
du Bangladesh, de l'Inde, des Philippines, du Nigeria et du Ghana en
particulier. La ville modèle moderne des technocrates se transforma
en enfer terrestre, en particulier dans les parkings et les
rez-de-chaussées des immeubles, à présent occultés, où se
concentraient des aires de recel, de trafic et de consommation de
drogues, et de prostitution, zones de non-droit ignorés par la
police qui étaient, véritablement, des coupe-gorges. Les étages
supérieurs de certains immeubles étaient dignes des bidonvilles des
villes du Tiers Monde, et ce, au coeur même d’une des plus riches
capitales de l’Europe ; les bailleurs et gestionnaires étaient,
eux, en faillite.
En
1986, l’architecte néerlandais Rem Koolhaas (et son Office for
Metropolitain Architecture - OMA) est chargé d’établir un plan de
requalification urbaine. Son ambitieux projet programme ne fut pas
retenu. En 1992, un Boeing cargo s'écrase sur un immeuble de la
cité, faisant 43 victimes. En 1995, le plan programme de
requalification est lancé, nombre d'immeubles sont démolis (la
moitié finalement), d'autres réhabilités avec des standards
au-dessus des normes "sociales", sont mis en vente,
introduction plutôt radicale de la nouvelle politique d’Amsterdam
pour la reconquête des quartiers dits «_à difficultés_» nés
après la guerre, en éradiquant des lieux les populations
considérées indésirables, politique justifiée toujours et encore
par un bon équilibre social racial au nom de la « mixité sociale
urbaine » ; pour cela, des centaines de caméras de surveillance ont
été progressivement installés (250 en 2002), scrutant les espaces
publics extérieurs et intérieurs (cages d'escaliers, halls,
corridors, etc.) que parcourent de nouveaux gardiens, 200 habitants
de Bijlmer recrutés par la police. De fait, les trafics (drogues,
marchés noir ou illégal, etc.) n'ont pas été éradiqués, mais
simplement déplacés dans d'autres quartiers de la ville... Sur les
ruines des immeubles de jadis, des lotissements de maisons
petite-bourgeoises proprettes, de petits immeubles en briques et en
couleurs, quasi exclusivement en accession à la propriété, font
désormais le bonheur des résidents.
Kalenderpanden
Le
24 novembre 1996, un vaste entrepôt est squatté à Amsterdam,
propriété de la ville_: le complexe Kalenderpanden nommé ainsi
car il se compose de douze entrepôts qui portent les noms des mois.
Kalenderpanden était en partie abandonné depuis de nombreuses
années, habité par une colonie de pigeons. Les squatters engagent
les imposants travaux de nettoyage et de raccordement aux réseaux
d’eau et d’électricité et débutent les pourparlers avec la
municipalité qui s’oppose à leur installation, dans l’intention
de le vendre à un groupe immobilier souhaitant le convertir en
luxueuse résidence, programme présentant cependant l’inconvénient
de le démolir partiellement.Les squatters obtiennent un long recours
en justice en proposant le classement de l’édifice en monument
historique à protéger. En attendant, s’y développent les
traditionnelles activités, café avec sa terrasse, deux salles de
concert, un cinéma, une salle de répétition et scène pour
le théâtre, un studio Radio, des ateliers de peinture, de métal et
de bois, un espace d'exposition,
et
un espace de réunion pour le kraakspreekuur hebdomadaire. Après
quatre années d’existence, et avoir refusé l’offre de la
municipalité d’une relocalisation, entre deux et trois cent
squatters affrontent courageusement les forces de l’ordre, stoppées
net par trois barricades établis sur les ponts et une pluie de
pierres. La bataille dura plusieurs heures, la légende dit que deux
cents grenades lacrymogène furent en réponse tirées par la police,
qui finalement fut victorieuse.
D'autres
connaissent un meilleur sort, dont le l'Amsterdam Do-It-Yourself
Company (ADM), (re)né en octobre 1997 dans le quartier Westpoort,
bâtiment et vaste hangar installés au bord de l'eau sur un site de
43 hectares, où vivent une centaine de personnes, sans compter les
habitations flottantes et bateaux à quai. Le célèbre festival
international Robodock est né ici. ADM résiste encore aux menaces
de son propriétaire, mais son sort risque de se jouer en 2017. De
même pour le squat de la Pretoriusstraat 28, opéré en février
2001, qui a permis de dévoiler les malversations financières d’une
famille spécialisée dans la spéculation, ayant entraîné la
condamnation du propriétaire et de dix-sept autres personnes pour
fraude, après des mois de procédures, enquêtes, procès. C’est
ici que naquit, en 2005, Joe Garage, célèbre pour sa boutique, sa
cuisine populaire, son cinéma de quartier et son bureau
kraakspreekuur, aujourd’hui encore en activité.
C’est
l’époque à présent du squat social, organisé par les collectifs
d’immigrés provenant autant des pays du Tiers monde que des
anciennes colonies européennes de l’URSS, souvent jeunes, qui sont
aimantés par le mythe squat d’Amsterdam ; de manière générale,
la solidarité entre kraakers natifs d’Amsterdam et nouveaux
migrants en particulier illégaux opére, l’on organise dans les
squats des « Voku's » sorte de cantine populaire. En juin 1997, des
manifestations sont organisées en marge du sommet d'Amsterdam de
l’Union européenne, s’y rejoignent collectifs kraakers et
Autonomen (souvent les mêmes), placées sous le signe des « Chaos
Days » dont le programme consiste à principalement mener des raids
contre les devantures des banques et des boutiques. Sept cent
manifestants sont arrêtés.
Un
autre nouveau thème est l'accent mis sur l'environnement, en raison
du fait que de très nombreux squats se situent aux marges de la
ville, dans un environnement verdoyant ou en friche_: occasions pour
à la fois s’y détendre, d’y cultiver des choses et fustiger le
massacre paysager. Le collectif GroenFront ! (Front Vert) se
distingue et appelle à résister à la dégradation des paysages. En
1997 et 1998, GroenFront ! vient en aide pour la défense du village
Ruigoord, squatté depuis une vingtaine d’années, jadis haut lieu
des hippys, menacé par l’extension d’un port et une opération
de nettoyage policière.
Creative
Destruction
«
Créatrice à bien des titres, particulièrement en matière de technologie,
d’organisation et d’aptitude à transformer la nature matérielle en
richesse sociale, la bourgeoisie doit aussi assumer le fait déplaisant
qu’elle est, pour reprendre les termes de Berman, 'la classe
dirigeante la plus destructrice de l’histoire de l’humanité'.
Elle est
maîtresse dans l’art de la destruction créatrice.»
Harvey
David, « L'urbanisation du capital »
Actuel
Marx, 2004
Dans
ce contexte de néolibération forcée, des personnalités issus du
mouvement squat tentaient de se faire entendre, en affirmant haut et
fort, que les squats d’Amsterdam pouvaient être aussi importants
socio-économiquement que les centres touristico-commerciaux qui s’y
érigeaient, reprenant la veine de la mixité sociale et argumentant
que les activités au sein des squats pouvaient elles-aussi jouer un
rôle pour promouvoir la croissance économique de la cité, et de sa
transformation en une ville créative_; de même, poursuivaient-ils,
Amsterdam manquait crucialement de locaux d’activités bon marché
pour, notamment, les jeunes entrepreneurs, artistes, artisans,
libéraux, etc.. Les squats pouvaient ainsi représenter un apport
non négligeable économiquement et aussi une solution au problème
de la pénurie de logements à faibles loyers. Selon Duivenvoorden
les squats sont les laboratoires productifs et sociaux de la ville de
demain, et il présentait ainsi leurs rôles :
« Flows of information constitute the jugular vein of the postmodern city: whoever cuts them off or lets them silt up, strikes her in the heart. And this is exactly what is happening in Amsterdam.The postmodern city thrives on mutual contacts and encounters. Otherness and the other are not avoided but welcomed: the confrontation with the existing situation, even resistance, is more in tune with such a city than obedience and conformism.
In her rush to promote economic growth, the city has alienated precisely those groups that could play an important role in the transformation towards a creative city: it has ignored her artists, scared off potential newcomers, frustrated young entrepreneurs and driven out groups on the margins.We cannot wait for the politicians to move ahead [with regulations to reduce costs for basic services, such as general practitioners]. Because there is already a need for affordable and accessible business spaces, artists' studios and buildings in which residential and business functions are combined . . . [These free spaces] form the productive and social laboratories of the city of tomorrow.» (Van Duivenvoorden, 2002)
Et
au fur à mesure que la doctrine étrange de la Creativ City se
répandait à travers le monde – le musée de Bilbao en Espagne
l’amplifia largement -, les squatters néerlandais s’employèrent
dans leurs revendications à défendre le patrimoine culturel du
pays, existant et à venir : les exemples pullulent de collectifs
occupant illégalement un édifice classé monument historique, ou
pouvant l’être, ou comportant un élément remarquable (statue,
escalier monumental, etc.), afin de le protéger des promoteurs
souhaitant opérer des rénovations lourdes ; le collectif de
squatters artistes qui occupa l’ancienne académie du cinéma
abandonnée, se donna le surnom évocateur de « First Aid with
Art », peut-être, aussi, pour camoufler leurs activités plus
politiques. En d’autres termes, nombreux ont été les collectifs
de squatters qui tentèrent pour survivre à la dure répression
anti-squat de donner à leurs propos un sens artistico-commercial
plaidant pour leur intégration dans la ville créative ; d’autres
quittèrent Amsterdam pour s’installer à Rotterdam, sa grande
rivale.
A
la fin des années 1990, cet argumentaire, longtemps ignoré, sera
entendu par les membres du conseil municipal_; mais, plutôt que les
arguments avancés, les planificateurs néerlandais, grands lecteurs
en sociologie urbaine, savaient que le monde de bohème artistique
était, aussi et surtout, un excellent gentrificateur ; et les
nouveaux programmes décidés par les autorités pour changer l'image
négative d'un secteur, pour amortir le choc d'une cohabitation entre
classes moyennes et les habitants immigrants, les chômeurs,
personnes âgées, et autres économiques perdants, ces programmes
mettront en première ligne d’attaque frontale, les acteurs du
monde culturel et artistique, les squatters mêmes qui sous certaines
conditions peuvent contribuer à donner l'image d'un quartier en
devenir culturellement actif, a place to be. Les artistes de la
bohème ont ainsi été des agents clés dans la marchandisation de
l’espace, et ont participé, intentionnellement ou non, avec cas
ou non de conscience, aux processus de gentrification.
Nombre
de personnalités expertes ou non, dont le collectif d’urbanistes
et philosophes néerlandais BAVO (Gideon Boie et Matthias Pauwels)
n’ont de cesse de critiquer les techniques soft (douces) des
politiques urbaines chargées de la gentrification des quartiers
impliquant des artistes, designers, architectes, etc., liés très
souvent à des institutions du monde des arts et du spectacle,
organisant des programmes culturels chargés de la « creative
destruction ». Et tels des pions, les artistes «pionniers» de la
colonisation peuvent être eux-mêmes évacués de ce système, ou
bien simplement déplacés dans d’autres lieux à investir, ou bien
encore se sentir étranger au quartier qu’ils ont contribué à
« changer » lorsque le processus de gentrification arrive à
maturité et que les nouveaux venus à revenu élevé deviennent
dominants.
Bureau
Broedplaatsen
Pour
cela, les autorités favorisèrent ce processus de renouvellement de
population en offrant de sérieuses opportunités pour l’implantation
de nouveaux commerces (restaurants, bars en particulier), et aux
entrepreneurs culturels, aux artistes, en leur accordant des locaux
aux loyers symboliques, temporairement ou non. Mieux encore, dans ce
cadre, la municipalité inventa le « Bureau Broedplaatsen » (noté
BBp ou bureau municipal en matière de pépinières de création,
mais Broedplaatsen signifie « couveuse », « incubateur ») chargé
justement d’impliquer les artistes dans l’embourgeoisement des
quartiers populaires en préambule de leur requalification. Tout
logiquement, nous retrouvons associés à ce programme
politico-artistique quelques figures du mouvement kraker, dont Jaap
Draaisma, qui a participé activement au mouvement squatter à
Amsterdam dans les années 70 et 80, puis qui s’engagea dans une
carrière de fonctionnaire à la mairie de l'arrondissement Nord
d'Amsterdam dans les années 90 et a contribué à ce titre au
développement des «_incubateurs culturels_». Il est en outre
co-fondateur de l'association Vrije Ruimte (Libre Espace) qui milite
pour plus de lieux de liberté à Amsterdam, et directeur-fondateur
de Urban Resort - Eric Duivenvoorden y participe -, une initiative
visant a la création et l'exploitation d'espaces d'ateliers créatifs
et de locaux commerciaux (en 2017, Urban Resort gère 14 pépinières),
dont l'ancien siège du quotidien national De Volkskrant, transformé
en hôtel.
Le
« Bureau Broedplaatsen » fonctionne depuis 2000, car la
municipalité – sous l’impulsion d’anciens squatters ayant des
postes à responsabilité dans l’administration, bien consciente
que la jeune intelligentsia artistique confrontée à la dure réalité
de l’embourgeoisement, aux loyers prohibitifs des quartiers
centraux et en devenir d’Amsterdam, la municipalité imagina ce
programme pour tenter à la fois de faciliter le maintien en ville
des jeunes diplômés des domaines des arts et de l’artisanat
(artistes de tous les domaines, mais aussi designers, architectes,
artisans d’art, créateurs de start-up, etc.), s’engageant dans
l’aventure professionnelle, et à d’autres venus de province,
mais aussi de l’étranger, et de fournir également de grandes
surfaces de travail nécessaire à une activité artistique
(chorégraphie, happening, théâtre, etc.), des espaces appropriés
à des loyers défiants toute concurrence.
Le
« Bureau Broedplaatsen » apporte aux personnes désirant
transformer un ou plusieurs bâtiment en pépinière créative,
l’expertise technique et financière, des autorisations (concernant
par exemple les normes de sécurité), des crédits facilités au
besoin via une banque partenaire du programme (Triodos) en plus, bien
sûr, des subventions de la ville (et d’autres organismes
culturels), et il accompagne les initiateurs du projet – promoteurs
purs et durs, associations d’artistes, etc. - durant tout le
processus de création. En 2015, la surface plancher totale
représentait 170.000 m² accueillant dans une soixantaine de
pépinières réparties sur l’ensemble de la ville – dont des
édifices publics ainsi transformés - comprenant des milliers
d’ateliers, d’espaces professionnels, et d’expositions, de
boutiques, de logements-ateliers et de lieux hôteliers, pour un
budget de 40 millions d’euros sous forme de subventions
municipales.
Si
le processus de création est relativement lourd, ce programme et son
fonctionnement, au contraire, sont pour les bailleurs des pépinières
d’une grande flexibilité_: les contraintes exigées par le Bureau
Broedplaatsen leur laissent une grande liberté pour gérer ces lieux
en matière de sélection et de profils des locataires, du montant de
la location, et de durée de location ; en outre, celles à
caractère temporaire peuvent prolonger leur existence, et vice et
versa en cas de difficultés financières. Certaines accueillent
également, en complément, des associations et des organisations
sociales d’un quartier, des lieux conviviaux pour prendre un verre
ouvert au public, ou, se charge d’organiser des actions artistiques
au sein d’un quartier. D’autres sont des incubateurs davantage
tournés vers le commercial, éloignés des Arts, regroupant par
exemple, bars et restaurants, galeries d’art, bicycle shop, salon
de beauté et de coiffure, de couture, salle de yoga, etc., start-up
et artistes.
La
pratique du squat est de cette manière institutionnalisée, et
perpétue une pratique déjà éprouvée de légaliser les squats,
d’ailleurs cet organisme s’occupe également des occupations
illégales d’édifices publics, qu’il nomme « zones libres »
définies ainsi :
« complexes
où règne une souplesse en matière de réglementation et où les
habitants et les travailleurs règlent leurs affaires eux-mêmes. La
municipalité souligne l’utilité de ces zones libres pour la ville
créative. Le maintien de zones libres n’est pas toujours possible
et parfois une évacuation a lieu après une décision de justice. »
Et
vice et versa, des squats illégaux, essentiellement artistiques,
s’adressent au bureau afin d’obtenir et leur intérêt et les
subventions susceptibles d’apaiser les propriétaires lésés : de
cette manière, des squatters artistes bon teint diplômés de la
prestigieuse Design Academy de Eindhoven, occupant un hangar vacant
du port d’Amsterdam obtinrent en 2012, l’accord et les subsides
du bureau et de la société propriétaire (le fonds d’investissement
immobilier multimillionnaire Amwest, étonnant) pour le transformer
en coopérative Krux, qui regroupe une vingtaine de studios
d’artistes, lieu de coworking très en vogue dans le monde de la
matrice créative.
Les
avis concernant le programme Broedplaatsen sont très partagés, si
dans les belles brochures du Bureau Broedplaatsen, les artistes et
résidents interviewés en font l’éloge, nous expliquent qu’il
leur a permis de créer en toute sérénité, si certains bailleurs,
en particulier ex-squatters, nous disent que ce programme était
l’unique solution (subventionnée et commerciale) pour pouvoir
survivre, il n’en est pas de même pour d’autres, dont les
squatteurs du monde véritablement alternatif ou contre-culturel,
pour qui les Broedplaatsen sont d’une part synonymes de
gentrification et d’autre part, considérés comme des institutions
bureaucratiques où la liberté y est entravée_; qui annonce la
disparition dans la cité des véritables squats et du white-washing
de leur riche, joyeux , libertaire et chaotique passé.
Bureaucratique disent-ils, par l’omniprésence, l’existence même
d’un responsable aux ordres lui-même d’un organisme municipal et
de ses subventions, par les conditions d’admission rigoureuses, par
l’obligation pour les résidents de créer, de produire sous peine
d’expulsion (de même, l’on contrôle la « qualité » de la
production lorsqu’il s’agit de les exposer publiquement), par
l’interdiction, sauf cas exceptionnel, d’y loger, etc., par le
fait de payer une location, bref les règles contraignantes de ces
clubs artistiques privés anéantissent les principes mêmes,
l’esprit squat, lieu par essence ouvert à tous, y compris aux
maudits, marginaux, et militants politiques, aire de liberté sans
kappo surveillant ni loyers. Enfin, les nostalgiques des squats
d’antan, jugèrent très sévérement la grande exposition
«_Broedplaastvisit_» organisée en 2004 par le Bureau
Broedplaatsen, présentant les œuvres des meilleurs artistes
résidents, œuvres selon eux d’une terrible médiocrité, mais
cette critique tombe dans le domaine de la subjectivité...
Ces
clubs privés sont donc considérés comme étant des instruments
insidieux de la municipalité pour utiliser la sphère artistique
pour la réhabilitation de quartiers en zone ennemie, et conforter
ceux en passe d’être en-petit-bourgeoisés, c'est notamment le cas
de l'incubateur De Volkskrant. Des sociologues et des urbanistes
concluent dans leurs études concernant l’embourgeoisement
d’Amsterdam, que l’introduction de telles citadelles en
territoire à conquérir, favorise au mieux la création d’activités
commerciales et culturelles plus appropriée à la classe moyenne –
certaines pépinières offrent même dans leurs locaux de tels
espaces -, et, à l’opposé, la municipalité n’hésite pas à
supprimer ou diminuer les subventions aux associations dédiées aux
primo habitants, justifiées par des mesures d'austérité ; comme ce
fut le cas dans les quartiers périphériques en voie de rénovation,
où la réduction des subventions accordées aux associations
ethniques était exigée par l’État et souvent suivie par les
municipalités. Ainsi, de cette manière, conjuguée avec d’autres
instruments de torture pour les classes indigentes relégables, les
acteurs de l'État créent les conditions favorables pour
l’établissement de la classe moyenne manquante.
De Vrije Ruimte
En septembre 2001, le collectif De Vrije Ruimte (Espace Libre) publie son ouvrage Laat 1000 vrijplaatsen bloeien « Que 1000 espaces libres s’épanouissent » concernant les squats d’Amsterdam. Collectif, comme évoqué où l’on retrouve Jaap Draaisma et Eric Duivenvoorden, qui à la fois est un think tank dédié aux conséquences du développement urbain et aux possibles et souhaitables alternatives, et un groupe d’activistes. Ils présentaient dans cet ouvrage, une étude à grande échelle sur les squats – vrijplaatsen - à Amsterdam depuis les années 1980. Le premier objectif de cette étude était de démontrer au public leur importance sociale, qui ne sont pas simplement des sanctuaires pour les artistes créateurs ou des édifices collectifs pour des entrepreneurs dynamiques, images négatives ou positives données par les médias et les politiciens entretenant la confusion dans l’opinion publique. Le deuxième objectif était lié à l'un des principes de ce collectif, à savoir une mise en commun des connaissances et des expériences des uns et des autres, à transmettre aux nouvelles générations, et ce, de la manière la plus objective qui soit, en ne rechignant pas à décrire imperfections et problèmes. En définitive, leur analyse devait établir les conditions possibles pour la création et le maintien des squats, qu’ils soient illégaux, tolérés ou régularisés, et en conclusion, les auteurs y ajoutent des recommandations, des facteurs considérés comme essentiels pour leur maintien et développement. Ainsi, furent minutieusement analysés, vingt neuf squats sur la cinquantaine les intéressant, présentant leur historique, leur fonctionnement et des interviews, et dix-huit autres squats faisaient l’objet d’une analyse plus courte.
easyCity
En 2002 ils occupèrent illégalement, avec des membres du collectif Autonoom Centrum une boutique désertée depuis longtemps dans l’artère commerçante et animée Kinkerstraat et proposèrent aux badauds une exposition : « easyCity », reprenant la charte graphique et le nom de la célèbre Easy Company, de vols low cost. Ainsi, en choisissant un lieu très fréquenté de la capitale, et en plagiant EasyJet, ils espéraient atteindre le plus grand nombre de visiteurs, après avoir décoré camouflé la devanture de blanc et d’orange, où était bien lisible leur logo easyCity. C’est, selon leurs propres termes, une guerrilla-expositie, qui fait écho aux provocations des Provos, en parodiant et en exacerbant (qui nous rappelle la méthode des Yes Men) les politiques de la ville menées à Amsterdam et ses cnséquences, présentées par un militant camouflé en commercial habillé d’un costume trois pièces, interpellant les badauds_:
« Bienvenue à easyCity ! Une ville sans souci plein d'aisance et de confort. Une ville où vous vous sentirez comme_chez vous... ; easyCity est un phénomène international que nous avons mis au point le siècle dernier et qui a depuis conquis le monde à une vitesse vertigineuse. Poussé par la créativité et la rapidité, le profit et la consommation, nous avons franchi toutes les frontières, surmonté toutes les résistances pratiquement toutes anéanties… ; easyCity est un paradis pour les touristes riches, un haut lieu pour la nouvelle classe cosmopolite et un rêve quotidien pour les communautés les plus pauvres. A easyCity, vous pouvez tout acheter 24 heures sur 24, manger, boire ou avoir des relations sexuelles dans un environnement authentique fait de bâtiments et de canaux…_; easyCity est un succès, son attrait est grand_; nos résidents viennent de tous les coins du monde. Certains invités par nous, comme un grand nombre de clients indésirables. Nous donnons aussi aux aventuriers leur chance. Ils donnent à la ville son aspect si célèbre, coloré, des hommes à tout faire sous-payé, lave-vaisselles, ou prostituées selon votre convenance...; A l’évidence, notre hospitalité et notre tolérance ont leurs limites…_; easyCity accueille tout le monde qui respecte nos règles, mais contre les comportements déviants et les expressions culturelles non désirées, nous agissons rapidement. Les mendiants, vagabonds, squatters, musiciens de rue et drogués, ont été mis au travail ou conduits ailleurs. Les clandestins renvoyés chez eux. Votre sécurité est notre objectif en premier lieu. Par conséquent nos rues et nos places sont surveillées en permanence par des caméras, certaines zones ne sont pas accessibles à tout le monde et nous effectuons régulièrement des contrôles d’identité. Le contrôle total est notre marque._»
A l’intérieur, les visiteurs découvrent, avec étonnement, non pas une billetterie EasyJet, mais plusieurs installations proposées par des militants, des universitaires, des vidéastes, cinéastes, photographes, danseurs, psycho-géographes, explorateurs urbains_, présentant plusieurs visages d’EasyAmsterdam. L'installation de Vincent de Jong s’attaque au nouvel esclavagisme du néolibéralisme mondialisé, et offre grâce à des touches de sélection, quinze conversations différentes de travailleurs étrangers sur leur lieu de travail_; par exemple, un Bengale dans une laverie automatique, un travailleur routier turc, ou un livreur de journaux du Libéria. L'installation vidéo intitulée Mme Cosmopolite de Ilse van Liempt et Hanna Smitmans traite de la_prostitution illégale. Sur l’affiche grandeur nature d'une prostituée collée sur une vitrine est dissimulée à la hauteur des seins une caméra vidéo qui retransmet sur un écran, en direct à l’intérieur, les réactions des passants. Le collectif dhz23 s’attaquait aux logos et présentait, entre autres, une parodie de la célèbre photo de Che Guevara, où apparaît le visage d'Oussama Ben Laden, avec un béret orné non pas d’une étoile, mais du swoosh Nike. Manière ironique cynique d’affirmer que l’image du Che, transformée en logo publicitaire, ne représente plus le symbole de la révolution, mais est devenu un simple objet de consommation.
Le programme easyCity proposait également des débats, pendant quatre journées, sur les thèmes de l’embourgeoisement des quartiers populaires d’Amsterdam, avec pour intervenant Jaap Draaisma (De Vrije Ruimte), débats insistant sur les questions de réappropriation de la ville par les activistes alternatifs, ou de la contre-culture. Un autre débat porta sur l’influence de l’activisme et de l’art, conduit par les militants du Autonoom Centrum ; et une séance de discussions questionna l’industrie touristique, et le rôle majeur des travailleurs immigrés pour son développement.
L’exposition terminée, elle fut présentée en vidéo et en un ouvrage du même nom.
IAMSTERDAM
Mais
tout ceci était encore largement insuffisants et bientôt, les plans
de rénovation urbaine feront partie intégrante d'une plus grande
métamorphose d’Amsterdam, sous l’égide de « l’ère créative »,
de la smart city, destinée à l’ouvrir sur l’international,
mondialisation et mobilité accrues des hauts salaires obligent, et à
combattre la concurrence européenne, Londres, Barcelone, Berlin,
Paris, pour attirer les créateurs par un environnement culturel
actif, des structures privées et/ou publiques innovantes, par la
qualité de son habitat en milieu urbain, et un niveau de sécurité
urbaine, diurne et nocturne, notablement accru.
Global Power City Index 2016
The Institute for Urban Strategies (IUS) | Mori Memorial Foundation | Japan ‐ 2016
The Global Power City Index (GPCI) evaluates and ranks the major cities of the world
according to their “magnetism,” i.e. their comprehensive power which allows them to attract
creative individuals and business enterprises from every continent and to mobilize their
assets in securing economic, social, and environmental development.GPCI evaluates the
comprehensive power of forty of the world’s leading cities according to six main functions
(Economy, Research and Development, Cultural Interaction, Livability, Environment and
Accessibility) representing city strength.
The Institute for Urban Strategies (IUS) | Mori Memorial Foundation | Japan ‐ 2016
The Global Power City Index (GPCI) evaluates and ranks the major cities of the world
according to their “magnetism,” i.e. their comprehensive power which allows them to attract
creative individuals and business enterprises from every continent and to mobilize their
assets in securing economic, social, and environmental development.GPCI evaluates the
comprehensive power of forty of the world’s leading cities according to six main functions
(Economy, Research and Development, Cultural Interaction, Livability, Environment and
Accessibility) representing city strength.
C’est
en 2003 qu’un grand changement dans le story telling d’Amsterdam
se dessine, à l’occasion de la Conférence internationale
intitulée « La créativité et la ville », rassemblant des
scientifiques, des artistes et d'autres experts invités venus du
monde entier pour débattre de la ville post-industrielle. Parmi les
invités d’honneur, Richard Florida, l’un des pères théoriciens
de la Creativ City, qui développa dans son discours sa doctrine des
trois T : Technologie, Talent et Tolérance. Face à la
désindustralisation - qui a été déplacée vers les pays à bas
salaires, y compris européens -, et l’hégémonie de la production
de biens et services, l’avenir tout entier des grandes villes est
tourné vers l'innovation et les idées inédites, donc vers la
créativité. L’idée centrale de Richard Florida est pour les
mégapoles en concurrence, de conforter et de développer
l'infrastructure technologique, mais aussi d’attirer des talents,
dans tous les domaines, afin d’aimanter les grandes sociétés
étrangères (on se souvient de la bataille européenne pour
accueillir le siège social de Google Europe, entre autres),
elles-mêmes créatrices d’emplois à haut niveau et de richesses.
La seconde condition de réussite de la creativ City est la «
qualité résidentielle d'une ville », qui selon Florida « est en
grande partie déterminée par la diversité de la ville et son degré
de tolérance. » Voilà de quoi plaire aux élites d’Amsterdam !
Richard Florida de poursuivre en faisant l’apologie des bordels et
coffee shops d’Amsterdam qui représentent un « énorme avantage
concurrentiel », non pas parce qu'ils sont des moteurs de la
croissance économique, de la créativité, mais parce qu'ils
symbolisent le climat permissif et la nature de la culture urbaine
d’Amsterdam.
Amsterdam
Kraakcafé Eerste Oosterparkstraat
1992
© Martin Alberts
Amsterdam
Kraakcafé
2007
© Martin Alberts
Toutefois,
Richard Florida prononça, malgré le score élevé d'Amsterdam sur
sont indice de créativité (ou le T de talent), quelques critiques
sur les programmes culturels de la ville : « La plupart des
programmes artistiques et culturels aux Pays-Bas s’adressent en
particulier aux personnes âgées. » En désignant l’opéra, la
danse classique qui ne sont plus, dans la creativ City, des Arts de
premier plan et ajoutait-il_: « Vous devez investir beaucoup plus
dans l'art informel », c’est-à-dire la contre-culture, dont
nombre d’acteurs fuyaient Amsterdam pour des villes plus
accessibles économiquement, Rotterdam, Eindhoven, Anvers et Berlin.
Il insistait également sur les dangers de politique restrictive
contre l’immigration_: « Les Pays-Bas ne peuvent pas construire
une économie créative sur les épaules des seuls Néerlandais._Vous
devez trouver un moyen de connecter les immigrants à l'économie
créative. Si vous fermez les frontières, vous sapez l'un des plus
grands avantages : votre ouverture » déclarait-il dans une
interview à « Agora » (n ° 1, 2004). Le bourgmestre Job Cohen,
initiateur du projet déclarait à sa suite en 2004 que
«
la diversité ethnique et culturelle d'Amsterdam est un élément
important de l'environnement créatif. »
Sur
ces bases, le conseil municipal lance en 2004 une campagne soutenue
de marketing, «Iamsterdam», sur le modèle américain de « I Love
NY », ciblant les touristes et les futurs résidents étrangers,
listant sur un site web dédié les charmes et les pôles attractifs
de la ville. « Iamsterdam » suggère à la fois une ville créative
(« creativity is the motor behind the city’s ability to attract
continued investment and interest » selon leur programme), et
évoque d’une manière explicite, « I am », l’idéologie de la
personne, l’apologie de l’individualisme. Après la
marchandisation de l’Art, et de l’architecture, le néolibéralisme
toujours en quête de nouveautés, c’est-à-dire de créativité,
s’emploie à une échelle plus grande à marchandiser l’urbanisme
créatif, sous l’égide également du développement durable.
Le
monde artistique peut se réjouir, mais plusieurs collectifs de
squatters organisent d’emblée une réunion débat pour clarifier
leurs positions: la question qui se posait n’est pas de savoir si
Amsterdam est une ville créative, mais pour qui elle est censé
l’être: une ville créative pour une classe supérieure instruite
et aisée, ou pour tous les habitants sans distinction ? Eric
Duivenvoorden dès 2004 critiquait le programme municipal et avançait
sa principale critique : creativ City est une cité ségrégative:
« Dans la créative City de Cohen, les populations immigrées seront condamnées rapidement à exister en tant que classe et marginale et permanente ».
Selon
Duivenvoorden, la ville créative a besoin d'une part très instruite
de « créatifs », et d'une aussi grande part de dociles serviteurs
principalement des personnes précaires issues des minorités
ethniques, utilisés pour assurer les tâches les plus ingrates de la
mégapole, du nettoyage à la prostitution. A cette époque, les
talents créatifs et squatters les plus critiques à l’égard de la
creativ City se montraient très sceptiques quand à son succès,
jugeant qu’ils continueront de préférer conserver leur
indépendance, leur autonomie, les structures libres et informelles,
pour ne pas dire contre-culturelles, et d’autre part, qu’ils
refuseront, pour la plupart d’être un des instruments de
l'économie, de l’industrie touristico-commerciale ; sans
soupçonner l’ampleur du programme IAMsterdam.
Dans
ce cadre compétitif, où à l’échelle européenne Amsterdam
occupe une place historique dans le domaine de la contre-culture,
l’offensive marketing, le story telling accorderont une place
prépondérante au domaine des arts et la culture. Le passé érigé
prestigieux des grands squats artistiques, et d’autres grands
espaces plus légaux, le réseau de galeries et autres lieux
alternatifs de la ville furent mis en avant, un des arguments
culturels de leur campagne de promotion de la ville, s’inscrivant
pleinement et parfaitement dans le cadre d'une Creative City, faisant
d’Amsterdam un biotope idéal en matière de créativité. Cela
étant, Amsterdam tente de dépasser cette image un peu poussiéreuse
et d'affirmer une nouvelle identité. Le squat en tant que tel dans
cette vision promotionnelle n'a guère plus d'importance, il suffit
de laisser quelques traces historiques du phénomène qui s'achemine
progressivement vers un devenir folklo-touristique, et de fournir à
la connaissance de l’international de beaux et gros mensonges.
Le
Quartier Rouge
« Amsterdam is the great liberal experiment in Europe. No part of the city announces that liberalism as boldly as the red light district, where- in the Oudekerksplein—there coexists the Old Church (possibly the oldest building in Amsterdam, believed to be consecrated by the Bishop of Utrecht in 1306), all the prostitutes in their doorways and windows, and a kindergarten. What other city in the world would believe in the hopeful coexistence of religion, prostitution and early childhood education?… But it is both brave and original of the Dutch to celebrate human differences. »John Irving, November 2005
La
municipalité en 2007, décida du grand nettoyage du quartier
historique De Wallen, le quartier rouge (Red-District) d’Amsterdam,
là où se concentrent la prostitution, sex-shops et coffee shops, un
quartier de la vieille ville bien connu des touristes, évoqué
depuis des lustres par leurs guides. La requalification sociale de ce
quartier fut justifiée par le maire, sous le prétexte –
fallacieux -, selon ces détracteurs, de combattre la prostitution,
crime organisé lié, et petite délinquance, argumentaire simpliste
et féministe qui fit débat public contradictoire ; et dans la
manière de procéder également.
La
tactique n'est plus nouvelle d'impliquer et d’offrir au monde
culturel et artistique la possibilité de s’y établir
temporairement ; pour cela, la municipalité se rend acquéreur des
baux emphytéotiques des maisons de ville, des bordels, et remplace
les prostituées exposant leurs charmes derrière les vitrines par
des artistes qui y exposent, eux, leurs œuvres, bénéficiant des
largesses du programme « Red A.I.R. » (Artists in Residence) ; des
stylistes de la jeune génération seront également conviés à
s’implanter aux étages des maisons closes libérées, bénéficiant
de subventions du programme municipal intitulé « Red Light
Fashion ». L’idée maîtresse de ces programmes urbano-artistiques
était, en premier lieu, d’empêcher le squat des anciennes maisons
closes dès après le départ des travailleuses et travailleurs du
sexe, en y implantant le plus rapidement possible, des artistes, le
temps nécessaire de trouver des locataires fiables et
haut-de-gamme_; procédé s’inspirant largement et librement des
tactiques des agences anti-squat.
Par
la même occasion, la présence de ces artistes volontaires, bien
visible, offrait à ce quartier une autre image, positive, et un
argumentaire supplémentaire pour la campagne « Iamsterdam » de
Creative City. Pour les plus critiques, ce plan programme
d’assainissement social, est devenu l’un des symboles les plus
négatifs de la participation volontaire d’acteurs du monde
artistico-culturel, chargés de purifier un des quartiers encore
populaire, voire légendaire, du centre-ville historique.
Là
encore, s’organisa la résistance des propriétaires concernés,
des prostituées et des commerçants avec notamment la création de
la Plate-Forme 1012, un comité d’action [baptisé d’après le
code postal du quartier] refusant la muséification bourgeoise du
quartier. En 2015, une centaine de maisons closes avaient été ainsi
récupérées par la municipalité, et quelques bandits mis sous les
verrous. La plupart des primo-colonisateurs, les « artistes »
avaient eux, été remplacé par des enseignes luxueuses, des
restaurants, des sushi et des bars chics dans les artères les plus
passantes.
Friches
Si
les quartiers populaires périphériques étaient en voie de
rénovation douce, et d’embourgeoisement, d’autres ailleurs
subissaient le même sort mais de manière plus rapide_; notamment au
nord d’Amsterdam, ce Noord considéré comme le « schäl Sick » (le
mauvais côté de l’Ij) ; ainsi du destin du site gigantesque d’un
des plus grands constructeurs navals au monde, Nederlandsche Dok en
Scheepsbouw Maatschappij (NDSM), qui en faillite abandonna ce site au
milieu des années 1980, aux squatters de la bohème artistique et
musical, parfaitement tranquilles ici dans cette friche
post-industrielle leur offrant des hangars vides, zone éloignée des
préoccupations spéculatives et planificatrices, pour le moment. Une
dizaine d’années plus tard, la municipalité décide de s’en
emparer pour y bâtir une sorte de Manhattan_; un groupe d’artistes,
présents sur le site, s’organise sous la houlette de Eva de Klerk
en relation avec des investisseurs, des architectes qui proposent au
Stadsdeel Noord (Northern district authority of Amsterdam) la
reconversion d’un vaste hangar en une ruche artistique appelée
Kinetisch Noord. Le Stadsdeel Noord accepte la proposition, en
l’intégrant dans le plan programme de requalification urbaine.
Aujourd’hui, un quelconque guide touristique nous présente de
cette manière la reconversion, requalification du site:
« Le
ferry gratuit reliant la gare centrale à NDSM est la meilleure façon
de découvrir le quartier. Il ne faut pas hésiter à y emmener son
vélo. On débarque ainsi après 15 mn au pied de l’Amstel Botel,
un navire de croisière amarré transformé en hôtel. À droite, un
hangar de 20 000 m²,_The Large Boathouse, a été transformé
récemment en espace d’expo pour jeunes créateurs et start-up
culturelles. À côté se tient un parc de containers empilés
repeints de couleurs vives : ce sont des logements pour étudiants.
Trône aussi le large_Kunststad, autre hangar dédié aux expos
abritant un immense skatepark. Plus loin,_Kranspoor, long bâtiment
typique de l’architecture néerlandaise durable, abrite des bureaux
au dessus de l’eau. Le business fait partie intégrante du quartier
: la chaine MTV, Red Bull, Greenpace et… Pernod-Ricard ont ainsi
installé leur siège néerlandais à NDSM, contribuant à valoriser
son image... et à faire flamber les prix. En déambulant sur les
quais, on découvre, vent de face, d’autres pôles de vie.
Le_café-restaurant Pllek, aménagé dans des containers, s’ouvre
sur le canal et sert une cuisine bio. L’IJ-Kantine, ex-réfectoire
des ouvriers, est parfaite pour boire un café. L’immense grue
portuaire, elle, a été transformé en 2013 en… hôtel de luxe,
avec trois chambres panoramiques dominant l’IJ et la ville (Faralda
Crane Hotel). Et le quartier vibre l’été de ses festivals,
marchés aux puces, exhibitions de graffeurs… NDSM n’est qu’un
maillon de l’immense reconversion en cours des quartiers portuaires
de la rive nord d’Amsterdam. À l’est, le Eye Filmmuseum (musée
du cinéma) fait concurrence à l’A’DAM. L’ex-tour du siège
social de Shell, face à la gare centrale, offre depuis l’été une
plateforme d’observation rare sur la ville et une balançoire à
360°. Plus loin, le nouveau secteur De Ceuvel innove avec ses
maisons-péniches à terre. Ailleurs, restaurants participatifs,
bars-concepts et hôtel-entrepôt (l’étonnant De Goudfazant) sont
sortis de terre. Amsterdam retrouve son nord.»
La
renaissance urbaine des rives de l’Ij, faisant face à Amsterdam en
a fait une sorte de Manhattan, et pour l’instant 2017, si des
opérations de logement de standing ont été construites, elles
laissent à l’abri les anciens quartiers ouvriers situés derrière
ce new water front, composés en grande partie d’anciennes familles
de dockers qui jadis vivaient à proximité de leurs lieux de
travail_; mais le nettoyage ethno-social des quartiers centraux
d’Amsterdam y installe la population la moins aisée chassée des
creativ quartiers. Et leur installation ne se fait pas sans accroc
avec les autochtones, qui, selon les enquêtes sociologiques, les
rapports de la municipalité, évoquent leur crainte d’être
envahis par l’immigration d’un côté (invaders), et submergés
par les yuppies ou bobo (newcomers) de l’autre, y compris les
jeunes étudiants attirés par des loyers raisonnables.
BAVO
En
2007, le collectif d’architectes philosophes BAVO, emmené par
Gideon Boie et Matthias Pauwels, publie un ouvrage intitulé Urban
Politics Now, Re-Imagining Democracy in the Neoliberal City,
présentant une série d’articles écrits par plusieurs
spécialistes néerlandais et étrangers (pas de théoricien
français), géographes, urbanistes, philosophes, etc., dénonçant
les effets dévastateurs de l’urbanisme néolibéral, et l'absence
quasi totale de résistance populaire face aux méga-restructurations
urbaines, violentes, qui s’effectuent dans un cadre «dé-politisé»,
au diapason de l'idéologie néolibérale qui les inspire, et sont
présentées comme étant tout aussi naturelles qu'inévitables_: ou
selon le mantra des decision-makers : « you cannot make an omelet
without breaking eggs ». Le néolibéralisme est le principal
accusé :
« an age in which the market – accompanied by a strongly slimmed-down government whose main task is to provide for the preconditions for market rule and which itself operates in conformity to market rules – is accorded the utopian power of being able to neutralize every social antagonism and provide for the happiness of all in the most efficient and sustainable way - if not immediately, then at least in the long run.»
L’ensemble
hétérogène ne tient pas ses promesses, mais le texte de BAVO, le
plus percutant, analyse avec admiration la rébellion des habitants
du quartier de Crooswijk à Rotterdam contre une opération de
rénovation urbaine, détruisant en totalité leur quartier,
préambule pour développer leurs concepts de suppression ou de
répression contre les phénomènes de marginalité, pauvreté,
d’illégalité, contre les groupes engagés ou pouvant l’être
dans la contestation, contre les lieux et quartiers leur donnant
naissance, qu’ils occupent, atomisant de fait les droits
démocratiques :
« We will argue that with the neo-liberalization of urban politics, the democratic rights to the city have been dealt a severe blow and are increasingly being eroded.»
Certes,
cela n’est pas inédit dans l’histoire urbaine des Pays-Bas et
des pays d’Europe, d’une politique répressive accordant à
l’urbain une place prépondérante pour « pacifier » ses espaces
vitaux, et nettoyer les autres, programme inhérent, naturel, aux
sociétés et cités capitalistes. Mais selon BAVO, cette fois-ci le
taux répressif atteint des sommets:
« We will sketch a picture of the neo-liberal city as a city where social repression reigns as never before, in which different socio-economic classes are encouraged to get back at one another, and where_urban politics_has become fully incorporated in the neo-liberal machinery, outsourced as they are to conflict experts. »
Concernant
le squat à Amsterdam, ils affirment :
«To stick to the example of Amsterdam, the flipside of the municipal campaign to re-brand Amsterdam as a creative capital – the ‘I Amsterdam’ campaign - was the violent crack-down on and clearance of long established squatted premises in the city. At the Oostelijke Handelskade, for instance, these had to make way for the all-inclusive ‘working, living, dining and shopping’ environments for the coming creative class. In this way, one of the most notorious accomplishments of the urban grass-roots movements in the Netherlands was reversed. The right of a person to housing regardless of wealth, occupation, standing, conviction or lifestyle – a right that was even more strongly felt as those who owned places in abundance left these vacant for purposes of self-enrichment, which formed the main motivation behind the squatter movement – has thereby received a hard, if not fatal, blow. The reversal of this democratic right should no doubt be seen as what in psychoanalysis is called a “return of the repressed”, the regression to a pre-democratic form of urban politics in which some people have more rights to the city than others or, in the case of ‘I Amsterdam’, in which some are considered to be more creative than others.»
En
2010, BAVO éditait cet essai intitulé Too Active to Act, Cultureel
activisme na het einde van de geschiedenis (L’activisme culturel
après la fin de l’histoire), texte à contre-courant de la doxa,
sans compromis et polémique qui constitue une analyse critique de la
production culturelle et de l'activisme aux Pays-Bas, et de la
terreur de la valeur d'utilité. Les auteurs partent de deux
considérations_; la première est que malgré la proclamation de la
« fin de l’histoire » pensée par Francis Fukuyama, et de la
suprématie absolue et définitive de l'idéal de la démocratie
libérale, la production culturelle – des activités artistiques en
général et de l’architecture – est abondante et comme
l'activisme socialement engagés :
« Jamais auparavant les acteurs culturels de toutes sortes n'ont été aussi activement impliqués dans les questions sociales les plus diverses, de la restructuration des quartiers problématiques, à la réhabilitation de l'espace public en passant par la prostitution, la pollution, le tourisme de masse et les processus d'embourgeoisement.»
La
deuxième interroge le caractère authentique et radical de cette
production, qui selon les auteurs est, outre quelques exceptions,
parfaitement intégrée dans les mécanismes de l’urbanisme
néolibéral, c’est-à-dire dépolitisée, et parfois en
connivence, et ce, de la manière la plus infâme qui soit. Là, BAVO
ne s’embarrasse pas de nommer plusieurs artistes et de critiquer
avec virulence leurs productions, qui pour certains, donnent entière
caution aux programmes de rénovation urbaine néolibérale. BAVO
estime que l'activisme culturel contemporain aux Pays-Bas est ainsi
dicté par la commande publique-privée, et non à la manière des
avant-gardes traditionnelles, par les auteurs eux-mêmes qui
s'appropriaient la vie sociale comme matériel artistique, comme
matière inerte et volontaire qu'ils pouvaient pétrir et manipuler
selon leurs propres idéaux. Il est devenu évident dans les faits
que les pratiques culturelles, artistiques se prennent au jeu
d’améliorer «l'autre» et la «marge», que ce soit un quartier
ou une catégorie sociale ou professionnelle (prostitué-e-s,
concierges, etc.). Apparemment subversives, de nombreuses
interventions d'artistes qui s’érigent dans les espaces publics
des quartiers réhabilités ou nouveaux, contribuent au contraire à
la dépolitisation de l’art, même si elles semblent faire le
contraire. Par leur activisme simulé (participation avec les
habitants, engagement citoyen, délibération publique, etc.), ces
œuvres masquent les conflits et empêchent le développement d'un
véritable mouvement de résistance urbaine qui traite de front ces
antagonismes, affirment-ils ; et la « modestie » de leurs
interventions culturelles s’accommode au mieux à ce que les
commanditaires exigent d’eux. Le but n'est plus de critiquer ou
d’imaginer des alternatives radicales, mais de limiter les dommages
collatéraux sociaux, d’esthétiser les luttes ou les conflits, et
disent-ils, l'engagement critique de la génération actuelle
d'activistes culturels s’estompe, disparaît pour finalement
cautionner les aspects les plus vils des opérations urbaines
« néolibérales ». Mais, poursuivent-il, il ne s'agit pas d'une
posture malveillante de la part de l'artiste, au contraire, l'un des
points principaux de cet essai est d’affirmer que « c'est
précisément les trop bonnes intentions des activistes culturels
actuels qui conduisent à leur neutralisation politique. » Ils
critiquent leur enthousiasme et leur « naïveté politique » qui
les font « complices de l'ordre existant ». Les artistes engagés
ne sont que des « thérapeutes culturels ».
Sur
la base de cette analyse très critique, BAVO formule des tactiques
contre-culturelles alternatives et plus politisées - l'autre
objectif important du livre. Si les acteurs culturels veulent
réellement faire la différence, ils doivent s'inspirer des
traditions de l'activisme culturel, telles que le sabotage, la
sur-identification, la propagande artistique, l'action directe, etc.
qui ont été réprimées par le passé et sont aujourd'hui
refoulées. La tactique de la sur-identification, par exemple,
consiste à s’inscrire dans le réel, et à caricaturer ou
exacerber la logique dominante, à défendre ouvertement ou
s'identifier aux idées de l'ennemi, à la manière du
documentariste américain Michael Moore, du metteur en scène
autrichien Christoph Schlingensief, de l'artiste hollandais Martijn
Engelbregt :
« Instead of placing themselves outside the existing order, cultural players must without reservation embed themselves in the present order, of the end of history. They must totally assimilate the dominant logic of representative democracy and the free market, and from this radical inside position confront their supporters and adversaries with their unacknowledged devotion to these principles, as well as their alltoo-fatalistic attitude toward the possibility of fundamental change.»
D’une
manière générale, cet essai « salutaire » a reçu de bonnes
critiques, l’on apprécie le ton polémique et provocateur, une
qualité qui le distingue du discours ambiant favorable sinon au
néolibéralisme mais aux conditions de production artistique et
culturelle, trop consensuelles, trop proches de la logique
marchande ; mais les vagues alternatives suggérées par BAVO, jugent
les critiques, ne sont guère à la hauteur des enjeux de
repolitisation des acteurs du monde culturel et artistique.
Witboek
Kraken
En
2009, le collectif Krakend Nederland édite une belle brochure, le
Livre blanc du squat, de 132 pages présentant 80 squats dans 20
villes des Pays-Bas. En introduction, les auteurs (David van der Bree
est le rédacteur en chef) expliquent leurs intentions de
« sensibiliser les politiciens » et de porter à la connaissance du
public, les pratiques actuelles du squat, son rôle et son
importance, à l’heure où une loi interdisant totalement le squat
est discutée. Contre l’image négative du squat, contre les
accusations prétendant que les squatters « idéalistes » de jadis
ont été supplantés par des squatters « opportunistes », le
Witboek Kraken « offre une meilleure compréhension de l'état réel
de nombreux exemples. » Les auteurs ajoutent à ces propos que cette
brochure explicative est d’autant plus nécessaire, car la dernière
publication concernant le squat datait de 1999, écrite par Eric
Duivenvoorden.
« Ce livre blanc est une compilation d'opérations de squats aux Pays-Bas, qui se concentre sur celles récentes. Par conséquent, le Livre blanc, même s’il n’est pas exhaustif, présente un aperçu de squats de la dernière décennie._» «_Ces exemples prouvent que le squat a encore une fonction sociale importante._Le squat contribue au maintien de logements sociaux, s’oppose à la spéculation, stimule de nouvelles initiatives culturelles et agît pour la protection des bâtiments historiques.»
Le
Livre blanc est divisé en cinq chapitres. Le premier chapitre aborde
la lutte pour le logement abordable, et fait – encore – un
constat alarmant d’une pénurie de logements bon marché, de la
hausse continuelle des loyers, expliquant, en partie, la pratique
toujours active et actuelle du squat. De nombreux exemples de squats
témoignent de l'idéalisme et de l'engagement social des squatters.
Le deuxième chapitre porte sur la spéculation, entravée par les
actions des squatters ; le troisième présente un large éventail de
projets culturels_; le quatrième chapitre traite de la sauvegarde de
bâtiments historiques grâce à l’action de collectifs squatters.
Le cinquième chapitre intitulé « Casser le débat » propose les
opinions de plusieurs experts en la matière.
Aux
critiques acerbes du collectif De Vrije Ruimte, de BAVO, du Krakend
Nederland, et bien d'autres, s'ajoutent celles des universitaires,
dont nombre s'acharnent à analyser la gentrification, l'immigration,
thèmatiques à la mode ; d'autres à constater les conséquences de
l'urbanisme revenchard néolibéral, dont le jeune sociologue Justus
Uitermark du Department of Sociology, University of Amsterdam, qui
dans son texte An in memoriam for the just city of Amsterdam résumait
ainsi la situation en 2009 :
« This paper shows how the just city of Amsterdam came to live, celebrates its achievements and mourns its death. The paper suggests that an equitable distribution of scarce resources and democratic engagement are essential preconditions for the realization of a just city. Social movements of Amsterdam struggled hard to make their city just and they had considerable success. However, in the late 1980s, social movements lost their momentum and, in the late 1990s, neoliberal ideologies increasingly pervaded municipal policies. Whereas urban renewal was previously used to universalize housing access and optimize democratic engagement, it is now used to recommodify the housing stock, to differentiate residents into different consumer categories and to disperse lower income households. Part of the reason that these policies meet so little opposition is that the gains of past social struggles are used to compensate the most direct victims of privatization and demolition. Future generations of Amsterdammers, however, will not enjoy a just city.»
De
même, commence à émerger aux Pays-Bas la critique du rôle de la
sociologie au cours des 25 dernières années, celui de servir
l'administration publique, d'avoir dilapidé son autonomie et
idéologiquement de satisfaire au mieux les besoins et priorités des
gouvernements par des recherches aux analyses et conclusions
douteuses, une dénonciation faite par le sociologue et universitaire
(Université Erasmus Rotterdam) Willem Schinkel, co-auteur d'un
article intitulé City of Exception : The Dutch Revanchist City and
the Urban Homo Sacer, analysant
« how the city [Rotterdam] becomes a
city of exception, and the development of such policies and of the
discourses that legitimate them. We illustrate the ways in which the
selection of urban zones of exception is
heavily dependent both on ethnicity and on income.» (Antipode Vol.
43, 2011).
En 2009, Willem Schinkel publia cet article intitulé The
Continuation of
the City by Other Means, tout aussi critique :
«The present slogan for Amsterdam city marketing is ‘I Amsterdam’. This perfectly expresses the paradoxical combination of neoliberal communitarianism. On the one hand, there is the narcissistic Cartesian primacy of the ‘I’ or rather, the ‘I Am’ implicit in the slogan. This ‘I Am’ has no other qualitative interpretation than that of a seamless overlap with the city. The ‘I Am’ is inseparably connected with ‘Amsterdam’ and therefore indicates that the ‘I’ can only exist when it conforms to the rules of the city. The organicistic yearning for the seamless overlap between individual and collective is deployed here as a marketing instrument. And like every marketing campaign, it presents the fiction of a seamless overlap that in reality does not exist without friction. [...] The first skirmishes of this invisible battle will become visible on the flip side of the injunction ‘I Amsterdam’. For artists, I believe it is a matter of turning against the sublimated creativity of the ‘creative class’ and of not identifying with the ‘I Amsterdam’ identification. Art should sooner creatively investigate ‘Who, Amsterdam?’ – and also : ‘Where are you heading, Amsterdam?’» (Open 2009/ No.18/ 2030: War Zone Amsterdam/ Imaging the Unimaginable).
Texte
publié par et pour la revue Open qui demanda à plusieurs
intellectuels d'imaginer ce que pourrait être la guerre civile à
Amsterdam en 2030... :
« Using Amsterdam as a test case, this issue of Open ultimately is about questions and problems generally facing Western cities today: fear and safety, privacy and biopolitics, control and militarization, globalization and virtualization, commercialization and neoliberalism.»
ACTE
VI
[2010
= 2015]
Tolérance
0
Après
des tentatives avortées en 2003 et 2006, une loi en 2010 est votée,
rendant la pratique du squat totalement illégale, instaurant une
tolérance zéro, mais certains bourgmestres de grandes villes se
prononçaient contre une application rigoureuse et sans distinction.
Cette loi s’inscrit dans le cadre jeté par des décisions de
l’union européenne, qui jugeant d’une offre du secteur social
trop importante aux Pays-Bas, a exigé du gouvernement néerlandais
des mesures. Entre les enjeux liés au logement des personnes
défavorisées et ceux liés à la mixité sociale, un compromis a
finalement été trouvé par le gouvernement néerlandais, et en
2009, la Commission européenne approuva la proposition des autorités
néerlandaises d’introduction d’un plafond de ressources, à
mettre en place des conditions d’attribution des logements sociaux
plus strictes, applicable à compter du 1er janvier 2011 : les
bailleurs sociaux doivent attribuer au moins 90 % de leurs logements
vacants à des ménages dont le revenu annuel est inférieur à 33
000 euros ; au nom de la mixité sociale, les 10 % restant peuvent
être attribués à des ménages aux revenus plus élevés qui, pour
d’autres raisons, rencontrent des difficultés à se loger.
Ainsi,
en janvier 2011, seulement 41 % des ménages étaient éligibles au
logement social alors qu’auparavant ce parc était ouvert à
l’ensemble de la population. Un certain nombre de ménages sont
donc désormais contraints à trouver une solution de logement dans
d’autres secteurs, l’accession à la propriété ou le locatif
privé. Il en résulte des difficultés particulières pour les
classes moyennes. Celles-ci sont en effet tenues à l’écart du
logement social, elles rencontrent des difficultés à se loger dans
le locatif privé, et leurs revenus ne leur permettent pas toujours
d’accéder à la propriété en raison des règles fixées par les
banques dans l’octroi des prêts immobiliers. La coalition de
droite, au pouvoir de septembre 2010 à septembre 2012 a toujours
déclaré que le plafond de ressources lui avait été imposé par la
Commission européenne. Pour autant, ses orientations semblent
cohérentes avec la doctrine libérale de la Commission européenne.
Ce gouvernement avait en effet encouragé l’accession à la
propriété et défendu une conception du logement locatif social
plus ciblée sur les populations défavorisées. Cela s’était
traduit par une obligation de vendre 75 % du parc locatif social
détenu par les corporations de logement et par l’introduction d’un
droit à acheter son logement social pour les ménages locataires de
leur logement depuis plus d’un an.
Le
1er octobre 2010, premier jour d’application de la Loi, se déroule
à Amsterdam une manifestation qui rassemble entre 200 à 800
personnes, la police décide de charger la foule ; peu après la fin
des hostilités, plusieurs appartements de luxe avec une belle vue
sur le commissariat de police sont occupés sur la Spuistraat.
Suivent pendant quelques mois d’un côté des opérations de squat
d’édifices, dont en particulier de bâtiments gérés par des
agences anti-squat, des actions en justice contre la loi déclarée
contraire au Traité européen des Droits humains, des
manifestations, et de l’autre une vaste campagne d’expulsion de
squats, avec violence policière, comparution devant le tribunal,
amendes et peines d’emprisonnement pour les Krakers les plus actifs
sur le terrain.
Occupy
Amsterdam
En
2011, les jeunes néerlandais emboîtent le pas de la jeunesse
américaine et déclenchent le mouvement Occupy dans plusieurs
grandes villes_; à Amsterdam, les collectifs de squatters se font
entendre et y participent très activement_: un camp de tentes
s’installe sur une placette – donc – face à la bourse
d’Amsterdam, malgré le froid et les intempéries_; comme la
plupart des camps d’indignés du monde entier, le camp de tentes
proposait nombre d’activités, lieu de confluence, de débats, de
discours, cantine populaire, de propagande, de rencontres, etc., et
une gamme d'activités allant des assemblées citoyennes aux
discours, aux concerts et aux chants_; selon un sondage d’opinion,
62_% des sondés approuvaient le mouvement (contre 12_% de
mécontents), et dans l’euphorie générale, la municipalité
bienveillante leur apporta volontairement l’électricité et des
toilettes de chantier… Proche du Red District, le camp devint assez
rapidement le refuge des sans-abris de la capitale, squattant si l’on
peut dire les squatters indignés, puis d’une foule de personnes
n’ayant visiblement aucun intérêt avec le mouvement, apportant
avec eux, problèmes d’alcool, de drogues, disputes, etc. ; s’y
ajoutèrent nombre de touristes jeunes attirés là par l’alcool
coulant à flots… Tout ceci n’empêcha pas plusieurs
manifestations pacifiques mais les semaines passant, il n'est pas
exagéré d'affirmer que le camp lui-même plutôt que le système
financier ou politique devenait la principale source de discordes,
triste résultat d’une gestion calamiteuse, et certainement, d’un
manque cruel d’expérience, comble pour une cité ayant un aussi
grand passé contestataire_! Situation grotesque qui décida des
activistes indignés et squatters à « Occuper » (et non squatter)
les anciens laboratoires de recherche abandonnés de la société
Shell situés sur la rive nord de l’Ij, qui sera d’ailleurs
source de discordes quant à l’objet de son occupation_: relogement
des sans-abris ou quartier général ou centre d’informations et
d’expositions… Il sera finalement laissé libre, ou plutôt
abandonné, aux sans-abris et aux marginaux de la ville, devenant de
fait, une sorte de cour des Miracles, faisant les gros titres peu
flatteurs des médias. Le camp de tentes de son côté ne cessait de
s’agrandir, le maire y vint en personne le visiter et demander aux
organisateurs de le déménager dans un autre lieu de la cité plus
propice, du fait des nombreux inconvénients qu’il générait,
malgré la présence discrète de la police. Les activistes
organisateurs, après de longues palabres, acceptèrent finalement
l’offre du maire, tant il est vrai que le campement citoyen donnait
l’image – toujours reprise par les médias - d’un rassemblement
de marginaux, de parias et d'inadaptés plutôt que celui d'un
carrefour de militants civils responsables. En décembre 2011, la
police intervint et démantela une grande partie du campement, arrêta
une douzaine de militants bien décidés à s’y opposer.
Ainsi,
après une première période d’enthousiasme et de liesse
populaires Occupy Amsterdam sombra dans l’indifférence générale,
pour finalement échouer là où d’autres Occupy à travers le
monde avaient réussi. Les observateurs notaient dans leurs
nombreuses critiques, que les jeunes activistes parfaitement
inexpérimentés avaient échoué dans leur entreprise par
l’organisation et la gestion chaotiques du campement et par leur
non aptitude à coordonner, voire même à tisser des liens avec
d’autres collectifs, le milieu associatif de la ville et du pays, y
compris, par exemple, les syndicats ou les collectifs de migrants (et
pourtant!), sans évoquer l’attitude de certains à l’égard des
sans-abris_; et la discorde entre les militants les plus actifs
engagea le sempiternel débat divisant les activistes autonomes
refusant toute collaboration avec les autorités et ceux plus
pragmatiques préférant entretenir un dialogue. C’est dire, qu’au
royaume des Pays-Bas, l’héritage des actions militantes dans
l’espace public, prendre et tenir la rue, a été en partie
dilapidé (et ce, contrairement à d'autres pays).
Esthétiser
le
néolibéralisme
Les
Pays-Bas sont une terre de naissance d’illustres architectes, ayant
participé à l’aventure des CIAM, et ayant contribué à leur fin,
à l’hégémonie de l’architecture dite fonctionnelle_; le plus
que talentueux architecte et controversé théoricien Rem Koolhaas y
est né, aujourd’hui reconnu internationalement. Il est
intéressant de parcourir sa carrière professionnelle pour
comprendre sa pensée qui a formé un courant de l’architecture et
de l’urbanisme, que l’on classait néolibéral, péjorativement.
Petit-fils
d’un architecte, de famille bourgeoise, nous retrouvons trace du
jeune Koolhaas, employé en 1966 au siège du De Telegraaf, grand
quotidien de la droite ultra-conservatrice, lorsque le building est
attaqué par des ouvriers et manifestants en colère (après les
articles dénigrant la manifestation du jour précédant), qu’il
tentera de fuir par les toits ; expérience traumatisante, sans
doute. Jeune cinéaste en herbe, il est également journaliste pour
la revue ultra-libérale De Haagse Post, et consacrera un article,
avec ses collègues Flothuis et Van Wansbeek, à l’émeute,
intitulé sarcastiquement « Ennui et Loisir » paru le 9 juillet
1966. Koolhaas et ses collègues iront, paradoxalement, à la
rencontre des provos – qui critiquaient ouvertement la violence et
ouvrière et policière -, qu’ils supposaient être les
instigateurs indirects du climat de violence dans le pays. Provos
inspirés, selon les propos, par les beatniks et leur maître à
penser, l’artiste architecte Constant. Sur la photographie
accompagnant l’article, l’élégant Rem Koolhaas (il sera plus
tard l’architecte attitré de la firme italienne Prada), au centre,
semble regarder avec suspicion et condescendance les hippies provos,
chevelus et barbus mal accoutrés.
Et
c’est peu après les événements ouvriers, que Koolhaas effectuera
une interview de Constant [De Stad van de toekomst. HP-gesprek met
Constant over New Babylon, 6 août, 1966]. Comme à son habitude, le
journaliste détaille avec précisions, caricature même, le genre
d’artiste que peut haïr son magazine_; à la manière de notre
Paris-Match, l’on y apprend qu’il roule dans cette grotesque 2 CV
Citröen (surnommé le canard aux Pays-Bas), le stéréotype de la
voiture hippie à cette époque, qu’il est grand amateur de bières,
qu’il collectionne les instruments à cordes, etc., et nous décrit
son intérieur «_petit-bourgeois_», sans télévision, sa famille,
et ses animaux… Bref, des stupidités parfaitement
inintéressantes, préludes à l’interview tout aussi idiot. Les
questions plutôt cyniques de Koolhaas montrent sa position très
critique envers son projet New Babylon, telle_: «_Que se
passerait-il si dans un monde [new babylonien, donc] où chacun
pourrait jouer un rôle créatif, les gens ne le souhaitent pas_?
Et, «_Nous pouvons imaginer que si tout le monde est libre d’aller
n’importe où, sur le long terme, cela motiverait tout le monde à
ne plus bouger..._» Aux questions critiques sacarstiques de Rem
Koolhaas, Constant y répond avec intelligence, développant tout au
long de l’entretien l’idée maîtresse que New Babylon n’a pas
vocation de changer le monde, mais d’être une réponse pertinente
à l’évolution du monde, et notamment de sa révolution culturelle
d’une jeunesse exigeant des nouveaux modes de vie ou lifestyles
libérés des carcans bourgeois. Au fur et à mesure de l’entretien,
Constant présente New Baylon moins comme un projet utopique, qu’un
projet s’installant dans, et se préoccupant de la réalité du
moment_: en quelque sorte, nous retrouvons la position de son ami
artiste Armando d’accepter et d’intensifier la réalité telle
qu’elle est, manifeste que reprendra Koolhaas.
C’est
en 1968 qu’il décide de s’inscrire à l’école d’architecture
de Londres, et il sera inspiré par les jeunes architectes radicaux
anglais (Archigram) et italiens (Superstudio, Archizoom, etc.),
eux-mêmes, d’ailleurs inspirés ou attirés par New Babylon du
maître Constant… Si la quasi totalité des membres de l’héroïque
avant-garde architecturale radicale sombre dans l’oubli assez
rapidement au milieu des années 70, Koolhaas, au contraire rentre
dans l’histoire, reprenant à la lettre, plagiant même leurs
projets afin d’en extraire toute la force créatrice novatrice,
mais en leur donnant un tout autre sens politique, ou plus exactement
en les dépolitisant, en les inscrivant au mieux dans la pensée
libérale. Le médiatique et taciturne Koolhaas inventera –
littéralement - un nouveau langage ou style architectural,
théorisera finalement l’urbanisme néolibéral, lui donnera ses
assises, et simultanément pulvérisera le rôle – ou son mythe -
politique, thérapeutique, social de l’architecture, annonçant par
la même occasion l’ère des star-chitectes au service des plus
puissants de ce monde, de la Chine aux USA, en passant par des
presque dictatures, notamment dans les contrées de l'or noir. On
pourrait lui accoler les mots de son maître architecte, Ludwig Mies
van der Rohe, affirmant que le monde est tel qu’il est, et qu’il
est inutile de vouloir le changer, ou le manifeste déjà évoqué de
l’artiste Armando, de ne pas moraliser ou d’interpréter
(artificiellement) la réalité, mais de l’accepter
inconditionnellement et de l’intensifier_; propos à placer dans un
tout autre contexte de l’histoire.
En
d’autres termes, plutôt que d’élaborer une théorie
avant-gardiste Koolhaas l’adapte au mieux, non pas à son contexte
social culturel, mais au renouveau économique qui se profile avec
l’attaque du néolibéralisme_; accompagné dans son entreprise de
démolition par d’autres architectes de talent, Koolhaas ramena au
coeur des préoccupations des arrière-gardes architecturales, celles
qui s’exprimaient jusqu’en 1968 au sein de l’Ecole des
Beaux-Arts de Paris, c’est-à-dire, la beauté – ou la laideur -
plutôt que le politique, la nouveauté plutôt que le social, ce qui
est plutôt ce qui devrait être, l'élitisme contre un populisme
régressif, entre autres calamités post-intellectuelles ; pour
autant, s'ils ne tentent pas d'agir sur les malheurs urbano-sociaux
de la ville, ils les déplorent (des larmes de crocodiles ?),
évoquant son impuissance à les maîtriser, les dompter : où
l'apologie du "laisser-faire". Facile.
L'historien
de l'architecture et jadis critique, Jean-Pierre Le Dantec,
définissait cette doctrine comme « une habile construction
intellectuelle destinée à justifier un état de fait, un
ultralibéralisme politico-économique maquillé en esthétique »;
critiquant les architectes qui « s'abandonnent au narcissisme et aux
pseudo-valeurs des disciplines de la communication ». Ce narcissisme
tend, toujours à :
« Plus de contraintes liées à l'histoire, à l'exigence d'un espace public, aux bâtiments préexsitants, etc." L'autre "et le "Il y a" , ces deux géneurs ramenés sur le devant de la scène par la contestation soixante-huitarde, sont abolis. Et les désirs solipsistes de l'architecte et de son commanditaire peuvent à nouveau se donner libre cours, comme au bon vieux temps des années 60, dans une cacophonie violente et un égoïsme sans culpabilité, puisque, moyennant un tour de passe-passe théorique, le chacun pour soi et le n'importe quoi ont été décrétés voies d'accès privilégiées au beau contemporain ».
Véritable réactionnaire politique, grand innovateur talentueux de formes architecturales (la nouveauté fait vendre), sa pensée néo-libérale mise en pratique spatialement – très critiquée en France, un court moment – s’est distillée, également, et surtout, au sein des écoles d’architecture, auprès des étudiants ; étudiants qui ont ainsi été inspiré, dans les années 1990, par l’innovation formelle et ses théories néo-libérales, d’une manière ou d’une autre, supplantant, en France comme aux Pays-Bas, celles des prof-post-68 tentant d'inculquer encore, tant bien que mal, quelques brides de socialisme architectural et urbain. Contre ces personnages rétrogrades, tentant de sauver ce qui pouvait l’être, Koolhaas annonce :
« On observe une surestimation incroyable de la puissance de l'architecture quant au bien qu'elle peut faire mais plus encore du mal qu'elle a fait ou peut faire. Les architectes ont joué un rôle instrumental dans ce jugement par leur mise en accusation de l'architecture moderne. Je pense par leurs récriminations et leurs critiques hargneuses dans les années soixante et soixante-dix, qu'en hurlant avec les loups contre les échecs imaginaires du modernisme, ils ont, de manière notable, affaibli leur propre profession ».
Dans
un entretien accordé à François Chaslin, critique d’architecture,
il jugeait ainsi ces aînés néerlandais :
« J’ai eu très tôt des polémiques avec Aldo van Eyck et Herman Hertzberger. Elles sont oubliées et n'ont d'ailleurs jamais été très connues en dehors des Pays-Bas. Comme je venais de revenir de New York, j’ai souligné que leur terrain d'action privilégié, celui sur lequel ils construisirent leurs plus célèbres projets, visait à pallier des difficultés sociales, il s'agissait de bâtiments pour des mères célibataires, pour des vieillards, pour des orphelins. Et je leur reprochais cette manière d’inventaire des handicaps humains qui servait à prouver le caractère démocratique et humaniste de leur approche. Ils avaient toujours une tendance à généraliser des cas très spéciaux pour en faire l'emblème de cas universels que je n’ai pas trouvée bien convaincante.» [Catalogue Mutations, 2000].
Précurseur,
peut-être, plutôt qu’instigateur de cette posture dangereuse, il
n’en reste pas moins que l’intelligentsia architecturale reprend
à sa suite sa voie, imperméable aux déluges d’injustices
spatiales, retranchée dans son champ et génie disciplinaires. Bien
sûr, son hégémonie sera contrarié par d’autres courants,
d’autres avant-gardes de l’architecture, plus respectueux du
genre humain, dont en particulier le plus que talentueux architecte
portugais Alvaro Siza, ou bien l’école de Barcelone où l’espace
public démocratique était mis à l’honneur. Mais il est évident
que le néolibéralisme exigeait une autre mission de l’architecture
et au-delà de l’urbanisme_: le passage de l’architecte
«_intellectuel_» investi d’une mission sociale, à celui de
«_créateur_» dont le rôle est celui d’esthétiser la ville
néolibérale. La question se pose ici : est-ce un changement –
d’autres de ce type émaillent l’histoire de l’architecture –
préparé et théorisé par les avant-gardes (dont le rôle est de
donner un sens aux mutations sociétales ou de les imaginer), ou bien
est-ce une réponse arrière-gardiste – dans ce sens où il ne le
précède pas - qui répond aux logiques propres du «_nouvel esprit
du capitalisme_» (selon Boltanski et Chiapello)_? A propos
d'EuraLille, l'urbaniste coordinateur Rem Koolhaas commentait :
«Euralille se fonde sur l’hypothèse que l’expérience de l’Europe va se modifier totalement sous le double impact du tunnel Angleterre-continent et de l’extension du réseau_tgv_[…]. Dans le monde contemporain, les programmes deviennent abstraits en ce sens qu’ils ne sont désormais plus liés à un endroit où à une ville spécifique_: ils flottent et gravitent de manière opportuniste autour du lieu qui offre le maximum de connexions […]. Tous ces faits décrivent une ville à la fois locale et globale, tout aussi importante pour les Japonais que pour les Lillois.» (Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, 1994).
Le
génie d’Amsterdam
Le
néolibéralisme est aujourd’hui non seulement l’idéologie
dominante dans le champ politique mais encore la seule idéologie
véritablement constituée au sein de ce champ : il n’a pour
l’instant aucun rival digne de ce nom. Il est cette « pensée
unique » si souvent dénoncée par ses contradicteurs et opposants
sans que ceux-ci aient été jusqu’à présent en mesure de lui
opposer une ou des idéologiques alternatives. Le triomphe de
l’idéologie néolibérale s’effectue donc sous le couvert de
cette fin des idéologies si souvent annoncée, et son hégémonie
parfaite, dans les domaines de l’architecture et de l’urbanisme
est d’une telle intensité qu’elle en devient indécente,
moralement, mais, fort heureusement, cette hégémonie politiquement
correcte assure un autre rôle à l’intelligentsia
star-architecturale « créatrice » et donc dominante, celui d’être
parfaitement ridicule, grostesque même.
Comment
ici, ne pas évoquer Le génie d’Amsterdam, Opportunité, agilité,
inventivité, livre sous la direction de l’urbaniste Ariella
Masboungi, au titre évocateur, qui est un long éloge fait à la
fois au politique et aux concepteurs des programmes
urbano-architecturaux lancés par la ville depuis plus d’une
décennie_; admirative, Masboungi prétend dans cet ouvrage de
vulgarisation, passant outre les dommages socio-urbains collatéraux,
que :
« Amsterdam détient, avec quelques autres villes, le privilège d’une incroyable capacité d’innovation sur le plan des stratégies urbaines, offrant ainsi des parallèles féconds avec l’expérience française. »
« Amsterdam est une ville poisson-pilote qui montre des nouvelles directions de travail en matière d’urbanisme. On croise l’investissement public, en termes financier et intellectuel, avec des initiatives privées qui ne viennent pas seulement du monde des promoteurs mais au contraire qui viennent des associations ou des créatifs ».
N’y
figure pas les architectes BAVO, ou bien par exemple Herman
Hertzberger, grand architecte célèbre aux Pays-Bas, ayant jadis
travaillé avec Aldo van Eyck, qui déplorait bien au contraire_:
« Les services d’urbanisme qui étaient autrefois responsables du développement ordonné des villes sont court-circuités. Ils ont perdu toute autorité. Il n’y a plus aucune politique urbanistique. La planification, si l’on peut encore appeler cela comme ça, a totalement été abandonnée aux promoteurs immobiliers et aux investisseurs. Voyez le nouvel axe Sud d’Amsterdam. C’est un gigantesque chaos.»
[Zuidas («Axe Sud») a pour ambition de devenir le futur grand centre tertiaire et urbain d’Amsterdam – et des Pays-Bas – autour d’une nouvelle gare TGV].(Interview d’Herman Hertzberger par Francis Strauven, 2015.)
Récompensée
par le Grand Prix de l’Urbanisme en 2016, Ariella Masboungi semble
oublier, ou s’en ficher, ce que l’urbanisme néolibéral a
produit : privatisation à outrance des services publics et du parc
de logement social, gentrification revendiquée et ghettoïsation
admise qui a entraîné la montée en puissance de la droite radicale
aux Pays-Bas.
ACTE
VII
[2013
= 20..]
From
Welfare
City
to
Crowdfunding
City
Le Roi Willem‐Alexander ‐ qui pour ne pas déroger à la régle royale a pris pour épouse la filled'un ancien ministre argentin de la dictature de Videla ‐ arrive en carosse d'or (remarquent les plus mauvais esprits) pour annoncer la décapitaon de l'État providence, d'ailleurs déjà moribond...
© Robin Utrecht/Reuters
2013
FIN
de
l'ETAT
PROVIDENCE
« Il est indéniable que les citoyens de la société des réseaux et de l'information sont plus autonomes et émancipés qu'autrefois. Conjuguée à la nécessité de réduire le déficit public, cette situation conduit lentement mais sûrement au passage de l'Etat-providence classique à une société de participation, où il est demandé à tous ceux qui le peuvent d'assumer leurs responsabilités pour eux-mêmes et leur entourage »,
affirmait
avec solennité et au nom du gouvernement néerlandais le nouveau roi
des Pays-Bas en 2013. Il annonçait la fin de l'État providence
-déjà moribond - et l'avènement de la « société de
participation » (Participatiesamenleving)
au 1er janvier 2015. Le premier ministre en exercice, Mark Rutte
citait ainsi une phrase attribuée à Victor Hugo_: «_Rien n'est
plus fort qu'une idée dont l'heure est venue._» ; et la devise :
« meer burger, minder overheid » (« plus de participation, moins
d’Etat »). Au nom d’une crise sévère – en partie plombée
par la crise immobilière – qu’il s’agit de résorber de
manière drastique, la Loi relative à la participation
(Participatiewet) a été promulguée en remplacement de la loi
relative au travail et à l’assistance (Wet Werk en Bijstand, WWB),
de la Loi relative à l’emploi protégé (Wet Sociale
Werkvoorziening, WSW) et d’une partie importante de la Loi relative
au travail et à l’aide au travail pour jeunes handicapés (Wet
werk en Arbeidsondersteuning Jonggehandicapten, Wajong). En clair,
l’État se désengage d’une majeure partie de ses prérogatives
sociales avec la mise en œuvre d’une réforme de décentralisation,
laissant ces responsabilités à la charge des municipalités dotées
d’un budget de l’Etat, et de privatisations soit partielles soit
totales. Pour cela, donc, la réforme révolutionnaire est
accompagnée d’une réduction du budget de l'ordre de 20 % (moins
12 % pour la santé, moins 25 % pour le budget alloué {2013 -
2018} à l’agence en charge du paiement des allocations de
chômage). La société de la participation ne revient donc pas à
abolir totalement l’Etat-providence mais à modifier la répartition
des responsabilités collectives et individuelles ; politique active
fondée sur la responsabilisation et la culpabilisation des
individus.
Grossièrement,
les droits sociaux des néerlandais ne sont plus simplement ou
automatiquement acquis, et protégés par des lois nationales, mais
soumis à des conditions et accompagnés de devoirs, instaurées par
les municipalités qui fixent les régles, les priorités, selon leur
bon vouloir en somme. L’on passe d’un modèle de société
reposant sur l’égalité et la solidarité collective à un modèle
basé sur le libre choix et la responsabilité individuelle. Les
droits universels sont préservés mais l’accès à ceux-ci est
devenu de plus en plus sélectif et conditionnel. Le bénévolat, ou
le volontariat des citoyens est ainsi instauré, parfois exigé au
nom d'une «_obligation morale », terme d'un poids non négligeable
dans un pays historiquement calviniste, « obligation » rendue
nécessaire pour combler le manque d’assistance professionnelle
induit par la réduction drastique du budget. L'idéal néolibéral
entend ainsi métamorphoser le citoyen par trop consommateur en
client des services publics, en citoyen responsable et engagé,
économe en somme.
La
société de participation ne s'est pas faite du jour au lendemain,
c'est en fait un long processus, le terme ou une étape (?) d'une
très longue série de réformes tant aux niveaux local que national
(le Premier ministre Wim Kok déclarait déjà en 1991 que la seule
alternative à l'État-providence était la « troisième voie »
annonçant la privatisation d’une partie des services publics en
1993 ; en 2004, l’aide sociale puis en 2007 les services de soutien
social {Wet Maatschappelijke Ondersteuning, WMO, appelée ‘loi
relative à la participation’} ont été transférés aux communes)
; elle s'inscrit dans la lignée de programmes municipaux passés
(l’opbouwwerk des années 1970, la Neighbourhood Alliance, Onze
buurt aan zet « Notre quartier au travail, etc.), d’expérimentations
de gouvernance innovantes (budgets mis à la disposition des
initiatives citoyennes de quartier, démocraties locales
participative, délibérative, concertation…), d’austérité (à
Rotterdam, le gouvernement décida dès 2011 de fermer définitivement
14 des 21 bibliothèques de la ville!), et au-delà dans la grande
tradition néerlandaise de participer à la vie locale au sein
d’associations. Cette réforme s’appuie également sur les
expériences faites dans d’autres pays, l’on cite volontiers la
«_Big Society_» de Tony Blair, s’y ajoutent les expérimentations
de nouvelle gouvernance municipale des villes de l’Espagne, de la
Suisse, la Grèce et de la région de Bade-Wurtemberg en Allemagne,
et celle des politologues danois Bang and Sørensen investigateurs
du programme – everyday maker – , dont voici quelques préceptes
:
– Do
it yourself – don’t wait for the government to act, but think
what you can actually do yourself.
– Do
it where you are – be active in your own neighborhood.
– Do
it for fun, but also because you find it necessary – ‘everyday making’
is not driven by a sense of duty alone, it is a mix of the more
pleasurable and personal with the more serious and societal.
– Do
it ad hoc or part-time – don’t institutionalize the participation
in a standing organization with formal rules and regulations. Don’t make
yourself heavily dependent on government budget.
– Do
it concretely instead of ideologically – solve concrete problems in
the neighborhood in a practical way; don’t be too ideologically driven.
– Do
it self-confidently and rely on yourself – don’t be a victim but
get yourself involved and take responsibility for the fate of your
neighborhood.
– Do
it with the system if need be – cooperate when it is functional to
do so; when you can’t solve problems on your own, draw in
bureaucratic or other expertise.
Un
des principes général est de placer au centre même de la réforme,
le quartier - ou le local - ou l'environnement résidentiel
(woonomgeving) désigné comme une entité propre le mieux à même,
dans une perspective de long terme quant aux effets attendus,
d’organiser la coordination entre les habitants, les associations
de quartier, les entrepreneurs et autres partenaires, afin d’assurer
son bon développement [socio]économique, d’assurer les services
qu’il convient de re-créer ou de re-cadrer, et de répondre
concrètement aux problèmes et difficultés qu’ils estiment
nécessaire de résoudre. Dans cette phase de transition, de
transformation de l’édifice social public, et donc
d’expérimentation, la participation des habitants y est
déterminante ; ce programme initié par les autorités municipales
lui laisse cependant un rôle plus que modeste, c’est bien aux
habitants, aux associations de quartier et aux entreprises
d’organiser la dynamique d’ensemble, l’interdisciplinarité, la
cohésion même et d’imaginer des propositions, des actions, des
interventions de toutes natures, à l’échelle d’une rue, d’un
block, du quartier, propositions présentées à la municipalité,
qui les valide, et peut les subventionner d’une manière ou d’une
autre : tel est le rôle de la cité d’Amsterdam, qui n’intervient
plus en amont, sauf pour décider de la construction de grandes
infrastructures et d’équipements publics, etc., et ce, en
concertation avec les habitants concernés. Bien sûr, la
philanthropie des grandes entreprises du pays est sollicitée par le
gouvernement : elles ont l'obligation morale, comme les ONG et les
fondations, de « sponsoriser » les initiatives populaires. En
somme, il s’agit de nouvelles formes d’organisations de
gouvernance «_horizontale_» encadrées par un contrôle technique
et financier « vertical » opéré par les autorités municipales.
Si
ces programmes s’inscrivent dans le local, le quartier, le
ministère néerlandais du logement, du cadre de vie et de
l’environnement mobilise également la participation des citoyens
pour la vision du développement de la région
Amsterdam-LaHaye-Rotterdam à l’horizon 2040_: plus de 400 citoyens
ont participé à des débats autour des questions d’urbanisation,
de gestion du cadre de vie, de la protection de l’environnement, du
logement, de l’infrastructure des transports, etc. Les conclusions
finales furent ensuite présentées au ministre ainsi qu’à
d’autres instances décisionnelles.
Participations
Il
ne serait guère possible ici, d’exposer les bouleversements
provoqués par cette réforme, elle-même très complexe et
incomplète encore en 2017, dans la vie quotidienne, sociale et
professionnelle des néerlandais (mais aussi dans la réorganisation
et le fonctionnement des structures municipale et sub-municipale).
D'ailleurs on distingue aux Pays-Bas la participation civique
politique, synonyme de participation aux activités politiques, et la
participation civique civile essentiellement apolitique qui
s'articule autour des relations entre les citoyens et les activités
des citoyens eux-mêmes : l'autodétermination. L'on s'interroge sur
la « participation sociale » qui peut être interprétée comme
signifiant principalement des activités récréatives et une
participation dans la sphère privée informelle. Toutefois, la
participation civique est soit publique et porte sur les intérêts
publics et collectifs, soit implique au moins des revendications à
cet égard. Organiser une partie de football ou donner des soins
informels à des membres de la famille ne fait pas partie de la
participation civique; présenter une pétition sur une question
politique ou gérer un centre communautaire fait partie de la
participation civique. Soulignons que cette réforme de «help people
help themselves » déforme la cité néerlandaise sur plusieurs
fronts :
Individuel
: Demande est faite aux citoyens d'adhérer bénévolement à une
association agissant pour l'intérêt public ; de même, une personne
volontaire peut être chargée par la municipalité, une institution,
un service public ou semi-public, d’une tâche, exclusivement à
temps partiel ; par exemple, s’occuper de l’entretien régulier
d’un espace public, d’une portion d’un parc public, etc. ; de
s’occuper de leurs parents âgées placées à l’hôpital ou en
maison de repos en assurant, à tour de rôle avec d’autres
«_bénévoles_» les activités de bien-être, de loisirs, de
distraction, etc., de l’établissement, le rôle du personnel se
limitant essentiellement aux soins et tâches médicaux (ce qui n’est
pas le cas, par exemple, des riches cliniques privées)_; d'occuper
un poste dans une bibliothèque de quartier, une maison des jeunes,
etc. C’est un travail bénévole, mais la municipalité peut offrir
des contreparties, la taxe d’habitation moins élevée, ou dans le
cas d’une maison de retraite, des pensions réduites, etc.
Cette
réforme est plus délicate pour les demandeurs d’emplois de
certaines municipalités, qui sont dans l’obligation, pour
conserver leur statut et leurs droits, de travailler bénévolement,
le plus souvent à des tâches urbaines ingrates, comme par exemple
balayer les espaces publics de son quartier. Une distinction est
opérée entre travail obligatoire (workfare) et assistance
(welfare). C’est, sans aucun doute, l’aspect le plus
controversé de la réforme, très impopulaire, dont on dit qu’il
s’agit d’une sorte de punition infligée aux plus vulnérables en
exigeant d’eux des tâches n'offrant aucune possibilité d'emploi,
ni même formation. De même, les stages de formation assurés par
des organismes privés conduisent moins à l’emploi qu’à
l’employabilité, c’est-à-dire à ne pas satisfaire le privé
d'emploi mais de le rendre plus disponible, plus mobile et plus
flexible ou adaptable.
Entrepreneurial
individuel ; les réformes successives de privatisation ont
considérablement augmenté le nombre d’indépendants sans
personnel (Zelfstandige zonder personeel, ZZP), que l’on pourrait
comparer aux autoentrepreneurs à la française, un croissance
stimulée par différentes innovations institutionnelles, de nature
fiscale. Les indépendants sans personnel offrent leurs services –
dans les domaines privés et publics - à leurs propres risques, avec
leurs moyens propres ou exercent une profession libérale, sans
employer de personnel, principalement des prestataires de services
dans toutes sortes d’activités de services et commerciales, et
nombre d’entre eux aujourd’hui investissent le domaine sanitaire
et social, à la faveur de l’assouplissement de certaines
réglementations_: à ce titre, l’on les dénomme les nouveaux
travailleurs sociaux. D’autres cas se présentent de personnes, des
«_entrepreneurs sociaux_» dirigeant une société composée de
salariés et/ou de bénévoles, des structures privées pouvant
répondre aux appels d’offre d’une municipalité pour l’obtention
d’un marché, et ce, encore faut-il que leurs projets initiaux
puissent, dans un premier temps auto-financé, prouver leur
efficacité socio-culturelle et leur bonne gestion, sans quoi… Le
sociologue néerlandais, Jan Rotmans, les désigne en tant que
bewondernemers (contraction de bewoner {habitant} et de ondernemer
{entrepreneur}). Des «_habitentrepreneurs_» de la nouvelle classe
créative évoquée par Richard Florida, qui ont ce don particulier
d’attirer les subventions municipales ou les sponsors, tandis que
d’autres pas. Soumis aux aléas de l’économie, à la concurrence
donc, travailleurs isolés et entrepreneurs sociaux sont amenés à
être plus «_entreprenants_» et autonomes dans la réalisation de
leur travail.
Associatif
: le principe est le même que l’entrepreneuriat individuel mais
appliqué à un groupe de bewondernemers, sans doute la formule la
plus courante et appréciée des municipalités. Ils s’organisent
autour de nouvelles communautés de citoyens «_actifs_», de
coopératives, de collectifs, de civil society organisations, appuyés
par leurs réseaux sociaux. Cette approche «_mobilisatrice_» donne
un rôle prépondérant aux habitentrepreneurs sociaux habitant le
quartier, ou y étant installé, ceux et celles les plus actifs,
créatifs pourrait-on dire, des pionniers appelés également des
«_frontliniewerkers_» (frontline workers) qui assurent au mieux la
connexion entre l’appareil gouvernemental et le monde des
«_networked organizations_» informelles.
Le
site internet du gouvernement néerlandais introduit la participation
citoyenne (burgerparticipatie), comme :
«
de nombreux citoyens se sentent concernés par leur quartier ou par
leur environnement et s’engagent librement pour eux. Ils
accomplissent un travail volontaire ou organisent des actions de
nettoyage dans la rue afin d’améliorer le quotidien. Ils achètent
des panneaux solaires en commun. Ils constituent une coopérative
locale de soins commune ou discutent sur le budget de la commune.»
Dans
ce cas, les autorités apportent leur soutien, une commune pouvant
par exemple mettre à disposition des locaux ou bien verser un «
budget de quartier ».
A
Amsterdam naissent des «wijkondernemingen» (« commerces de
proximité » ou «_entreprises civiques sociales_») chargés
d’auto-financer grâce à leurs activités commerciales, en
principe, des services sociaux et culturels destinés au quartier...
Parfois la municipalité accorde aux plus motivées des subventions,
ou d’autres aides (concernant en particulier les loyers). Comme ce
fut le cas pour un centre communautaire vieux de 70 ans, dans un
quartier populaire Tuindorp Buiksloot d’Amsterdam Nord qui, privé
de subventions devant fermer ses portes en janvier 2014_; dès 2013,
des «_frontliniewerkers_» décident de le maintenir en fonction et
pour cela, de le transformer en une «_entreprise civique sociale_»
qui bénéficia du fond «_Trust in the City_» alloué par la ville
d’Amsterdam pour soutenir les initiatives locales, ainsi que
d’autres aides financières provenant d’associations.
Aujourd’hui, ce sont des bénévoles volontaires de cette
entreprise sociale qui assurent à ce quartier nombre d’activités
culturelles et sociales à destination des jeunes et des personnes
âgées, ainsi que des aides au soin et à l’enfance (nursery, par
exemple).
Dans
ce nouveau cadre, les Broedplaatsen à Amsterdam jouent un rôle non
négligeable, subventionnés ils vivent également des profits de
leurs activités commerciales leur assurant une certaine pérennité
et prospérité (les subventions disparaissent au-delà de leur degré
d’enrichissement). Mais, par rapport aux années précédentes la
réforme, les subventions ne sont attribuées qu’aux squats
institutionnalisés offrant un ou des services sociaux ou culturels
pour leur quartier – ce qui était pour beaucoup déjà le cas. Ce
qui change est que le Broedplaatsen exige, et non plus souhaite, de
leurs locataires qu’il s’investissent bénévolement dans
l’action sociale culturelle local, en demandant à un plasticien,
par exemple, d’animer un atelier artistique hebdomadaire pour les
jeunes, de contribuer à une exposition, etc.
Participation
Public Privé ; cette forme de privatisation des services publics
fait appel également à des grandes sociétés privées, des
Organisations Non Gouvernementales, etc., qui se partagent à présent et
plus que jamais le gâteau social ; Y règne les principes de
concurrence et de compétition entre les organisations, les
associations et les entreprises, etc., concurrence encouragée pour
obtenir non pas la meilleure qualité de projet mais le meilleur
prix. En exemple ayant fait scandale, en 2014, deux grandes sociétés
néerlandaises dans le marché des crèches et des structures
d’accueil de l’enfance, faisaient faillite_: Estro (250 crèches)
et Triodos_; et pourtant, selon les enquêtes des journalistes, leur
fonctionnement paraissait être le plus rentable possible_:
augmentation des tarifs récurrents, licenciement du personnel
qualifié et recrutement d’un autre sous-qualifié et sous-payé,
en particulier dans les quartiers les moins aisés, fermeture des
crèches non rentables, etc. Ewoud Poerink, un expert néerlandais
écrivait sur le site internet decorrespondent.nl :
« Estro était le leader du marché des crèches néerlandaises. [En 2014], l’entreprise a fait faillite. Immédiatement après, la toute nouvelle société Smallsteps l’a relancée en reprenant seulement les implantations qui marchaient bien. Des milliers de parents et d’enfants ont été plongés dans l’inquiétude quant à la fermeture de leur crèche. La faillite-éclair a laissé plus de 100 millions d’euros de dettes, la nouvelle société s’est débarrassée des implantations les moins rentables et leur personnel (un millier de personnes) a été licencié sans le moindre plan social. (…)»
CROWDFUNDING
CITY
Quatre
années après son annonce, il est très difficile d’établir un
examen précis, car les approches, expertes, politiques ou des
médias, etc., sont partisanes ; les critères de réussite et
d'échec sont souvent controversés et les résultats sont difficiles
à mesurer en particulier sur le long terme. D’autre part, si les
experts analysent avec précisions les effets de la réforme sur les
communes rurales, il n’en est pas de même pour les grandes
agglomérations, où les analyses et les évaluations s’éparpillent
en études sectorielles, géographies ou thématiques. De même, le
degré de subjectivité est haut dans les discours des politiciens et
des politologues (y compris dans l'évaluation des résultats des
législatives de 2017), et les reportages des médias présentant
réussites et situations de grande détresse.
New Amsterdam n° 10 | 2017
New Amsterdam n° 10 | 2017
Il
semblerait, donc, que la société participative connaît un réel et
évident succès au sein de la classe aisée dite créative et des
couches moyennes urbanisées, et plus particulièrement auprès des
jeunes adultes. Les partisans de la réforme plébiscitent la
décentralisation des services publics de l’État aux communes qui
répond de manière plus pertinente aux besoins locaux, est plus
efficace, moins bureaucratique et plus démocratique. Ils défendent
l’idéal d’un peuple entier créant et auto-organisant avec
créativité et harmonieusement, la cité, et une réforme d'ampleur
finalement présentée en temps de crise économique longue et
douloureuse, comme une alternative apportant un « bol d’air frais
» d'innovations sociales et politiques ré-inventant de manière
inédite la solidarité et les relations sociales aux échelles
locale et nationale.
Certains
politiciens, à ce propos, arguent le fait qu’après un taux de
participation extrêmement faible aux élections municipales de 1990,
la participation des citoyens était devenu nécessaire pour
désamorcer la crise de légitimité des élus, de l'administration
publique, pour réduire l'écart entre gouvernants et gouvernés. La
société participative prend en compte les points de vue, souhaits,
les attentes, et les plaintes des citoyens, et d’une certaine
manière, éduquent les néophytes et les plus jeunes à de nouvelles
formes de gouvernance partagée, ce qui n’est pas rien. Les
partisans de la réforme estiment également que la participation
citoyenne influe largement sur, voire détermine les décisions
municipales, exerce un impact parfois considérable sur les
politiques locales et qu’elle incite à davantage de démocratie
délibérative civile.
Cette
réforme mobilisatrice des énergies populaires est également selon
le gouvernement, un instrument intégrateur des populations
allochtones (terminologie de l’État), c’est-à-dire des
populations immigrées non occidentales, car en effet, c’est
l’occasion de promouvoir et d’aider, au niveau local, leurs plus
actives associations et organisations, évoquées comme des «
passerelles » reliant les différentes communautés de la cité,
assurant ainsi une grande cohésion sociale. Tant il est vrai que
leurs activités engendrent, souvent, des formes de solidarité,
d’entraide, qui se retrouvent rarement dans celles des «
autochtones », qui, par contre, sont elles, mieux intégrées dans
la vie politique locale. Mais constatent les plus fins observateurs,
supprimer les subventions les faisant vivre, n'est sûrement pas le
meilleur moyen pour les développer.
D'ancien-ne-s
activistes au passé glorieux reconvertis au participationnisme et/ou
au localisme, aux collectifs aspirant à une green city, passéiste
ou écolo, en passant par le monde des start-up, l’auto-gestion
cooptée est une projection d’un avenir certes pas idéal, mais
alternatif à l’ordre social établi, voire pour les plus
optimistes ou renégats, une utopie réelle, qu'ils intègrent dans
la catégorie du mouvement Occupy, ou qu'ils comparent à Linux ou
Wikipedia, impressionnante expérience de self-organisation, de
coopération et de coordination de milliers de bénévoles, financée
exclusivement par des donateurs privés. Tout naturellement, nombre
de ces créatives démarches conjugue la participation à d’autres
domaines, disciplines dans l’air du temps, tels que l’écologie
(potagers urbains, circuit court de distribution, recyclage, solaire,
etc.) ou, bien sûr, la smart city. Il est vrai que cette incroyable
réforme a développé des formes de solidarité inédites, un
foisonnement d’idées et d’initiatives dites citoyennes, a incité
un regain d’énergie conjuguée sous toutes ses formes dans des
approches participatives et souvent horizontales.
ANARCHIE-S
& NEOLIBERALISME
« Il ne faut pas se plaindre de ces tentatives de récupération.La gauche devrait au contraire y voir un compliment et se battre pour préserver sa propre signification du droit à la ville.»David HarveyVilles rebelles2012
Le
plus sensationnel de cette révolution anti-sociale est qu’elle
puise autant dans les préceptes de courants de la droite
anarcho-libérale, du communautarisme progressiste théorisé par
l'influent sociologue Amitai Etzioni, que dans les visions
d’autogestion du « gauchisme existentiel », du droit à la ville
d’Henri Lefebvre, dans les propositions anarcho-écolo
communalistes de l’anarchiste Murray Bookchin, remis à jour par
le logiciel green-washing du prospectiviste écologue Jeremy Rifkin
(ex-hippy américain militant activement jadis contre la guerre du
Vietnam), qui a d’ailleurs été mandaté en tant que conseiller
(2016) auprès de la région métropolitaine Rotterdam Den Haag. Le
résultat de ce melting-pot idéologique est curieux : l’on
critique l’État centralisateur redresseur de torts et d’inégalités
sociales, l’organisation bureaucratique administrative, sans pour
autant renier la concentration des pouvoirs économiques et
financiers ; l’on admet les règles du « laisser‐faire » du
capitalisme mondialisé, globalisé, et l’on donne, localement plus
de pouvoirs aux individus avec comme horizon l’idéal de
décentraliser l’ensemble des mécanismes de l’État et
d’atomiser le corps social en sous-municipalités et communautés
de bases_; tout ceci en accordant un rôle primordial au
développement d’une nouvelle green économie écologique et
environnementale.
Le
droit à la ville d’Henri Lefebvre a été le livre de chevet de
nombreux politiciens peu enclin à l’égalitarisme urbain, son
œuvre, ou plutôt son slogan a été et est encore littéralement
pillé, et dénaturé en France comme aux Pays-bas. Car pour Lefebvre
la révolution « des formes des temps et des espaces » espérée
sera urbaine, et au centre de son propos théorique, est
l’auto-gestion :
« La métamorphose de la vie quotidienne passe par l’intervention des intéressés, non par leur simple consultation selon les formes et normes de la démocratie politique. Sur ce plan, cette association des intérêts et des intéressés porte déjà un nom. Elle se nomme : autogestion. »
(Position : contre les technocrates, 1967).
En
1976, La nouvelle revue socialiste reprend la communication de
Lefebvre aux journées de réflexion sur la ville, organisées par le
parti socialiste, qui s’intitulait L’espace : produit social et
valeur d’usage :
« La gestion de l’espace social comme celle de la nature ne peut être que collective et pratique, contrôlée par la base, donc démocratiquement. La reconstruction de ‹bas en haut› de l’espace social produit de ‹haut en bas› implique l’autogestion générale, c’est-à-dire l’autogestion territoriale aux divers niveaux, complétant celle des unités et instances de production. Ainsi et seulement la socialisation des moyens de production peut s’étendre à l’espace et à la société entière. »
Murray
Bookchin dont les propositions nettement teintées d'écologisme
prennent comme base les assemblées citoyennes qui impliquaient la
transformation des structures municipales en confédération
d’assemblées, où selon l’anarchiste Colin Ward :
« Pour Murray Bookchin, ce ne sont pas les architectes, les ingénieurs, ou les sociologues qui feront changer les choses. Au contraire. Ce sont les ‘amateurs’ restés en contact avec le réel et les souffrances crées par la métropole, qui élaboreront les éléments d'un urbanisme humaniste. Et tout spécialement les jeunes de la contre-culture. Ils sont en train de redécouvrir la ‘polis’; de réinventer la commune ».
« Anarchist Cities », Undercurrents n° 10, mars-avril 1975.
Plus
proche de nous, Amitai Etzioni (conseiller des présidents Bush &
Clinton, écouté par Tony Blair, etc.) estimait que : « Nous avons
besoin d’une démocratie de proximité et de nous définir et de
nous socialiser, d’abord, dans des groupes de taille limitée.»
Dans un article intitulé Le communautarisme : N'attendons pas que
l'Etat nous prenne en charge, il expliquait :
« Les communautaristes proposent une troisième voie, qui nous rappelle que nous sommes tous frères et soeurs mais qu'il ne faut pas attendre que le gouvernement s'occupe de nous. Personne ne devrait se poser exclusivement en demandeur. Nous devons tous faire notre part de sacrifice, être responsables et partager le fardeau.»L'économiste.com. 15 février 1996.
Rifkin
prône les « communaux collaboratifs », une forme d'organisation
sociale fondée sur l'intérêt de la communauté, dynamisée par
les réseaux sociaux, l'innovation et la culture du partage, une
«_forme d’autogestion institutionnalisée la plus ancienne du
monde ». Une société nouvelle, en work in progress rendue
désirable ou plutôt nécessaire par la troisième révolution
industrielle, qui annonce rien de moins que le déclin du
capitalisme, et/ou sa transformation, par l'économie solidaire ou de
partage développée par les mouvements collaboratifs s’appuyant
sur la production à petite échelle (y compris d’énergie), et
l’écologie.
NON
Les
détracteurs de cette réforme adressent ce justifié reproche, d'une
formidable coupe budgétaire anti-sociale faite par le gouvernement,
suivie par la privatisation des services sociaux_: «l’État
demande plus, mais donne moins » ; ils évoquent « une
participation du public » plutôt que citoyenne, qui n’interfère
en rien au niveau national gouvernemental ; le « public » doit
s’adapter aux lois et aux réformes de l’État, à cette nouvelle
société participative sans avoir été au préalable consulté, si
ce n’est indirectement par leurs représentants au parlement. En
France, cette critique était d’ailleurs déjà ancrée au sein des
anti-participationnistes gauchistes à la fin des années soixante,
symbolisée par le célèbre slogan_:« je participe, tu participes,
il participe, nous participons, vous participez… ils profitent ».
Elle est vivement critiquée quand à ses dangers
d’institutionnalisation, devenant de fait un instrument de «
co-gestion », faisant « caution » du pouvoir où les
co-participants eux-mêmes « participent à leur propre exploitation
». Au même moment, aux Pays-Bas, les programmes de participation,
et au-delà, le rôle des travailleurs sociaux, étaient également
vivement critiqué ou interrogé ; critiques ayant donné naissance à
une nouvelle discipline, l’andragologie (en opposition à
pédagogie) : l'art et la science de faciliter l'apprentissage chez
l'adulte. L’andragologue Arjo Nijk posait le problème de la
duplicité du travail social engagé par le gouvernement qui peut
soit participer à l’émancipation d'un public visé soit
contribuer à sa domination. Si comme en France, on retrouve la
dénonciation d’un programme politique orchestré par le haut
visant la domination, la compromission consciente ou non des
travailleurs sociaux à travers leur contribution au maintien de
l’ordre établi, les auteurs néerlandais, marxistes en
particulier, n’excluaient pas totalement l’éventualité d’une
théorie positive du travail social susceptible d’émanciper les
masses. A ce titre, l’opbouwwerk au sein des quartiers en voie de
rénovation était jugé positivement, tant leurs actions étaient
inspirées par l’agitateur professionnel américain Saul Alinsky,
popularisé aux Pays-Bas dès 1971.
De
nos jours, les intellectuels les plus critiques du camp marxiste, les
derniers utopistes anarchistes, nous préviennent encore des dangers,
dont PM, auteur du célèbre Bolo'Bolo :
« On assiste au développement de conspirations douces et la nouvelle société est en train de naître dans des communautés, des sectes, des groupements de citoyens, des entreprises alternatives et des associations de quartier. [...] Mais un grand nombre de ces avenirs possibles ne sont pas très appétissants : ils puent la renonciation, le moralisme, le labeur, l'accouchement intellectuel laborieux, la modestie et l'auto-limitation. Bien sûr qu'il y a des limites ! Mais pourquoi y aurait-il des limites au plaisir et à l'aventure ? Pourquoi les plus alternatifs ne parlent-ils que de nouvelles responsabilités et presque jamais de nouvelles possibilités ? L'un des slogans des Alternatifs est : réfléchis globalement, agis localement. Pourquoi ne pas réfléchir et agir globalement et localement. Il y a un tas de propositions et d'idées. Ce qui manque, c'est une proposition pratique globale (et locale), une sorte de langage commun. Il faut que nous puissions nous entendre sur certains éléments de base si nous ne voulons pas tomber dans le prochain piège de la Machine [le capitalisme]. À cet égard, la modestie et la prudence (académique) sont des vertus qui risquent de nous désarmer. Pourquoi être modestes face à une catastrophe imminente ?»
David
Harvey nous prévient de :
« La décentralisation et l’autonomie sont des véhicules de choix pour accroître les inégalités » ; « la politique néolibérale est en réalité favorable à la fois à la décentralisation administrative et à la maximisation de l’autonomie locale ».
En
effet, la co-auto-gestion ne s'applique au sein de la société de
participation néerlandaise qu'à une échelle locale, du fief au
quartier, et non, comme l'imaginaient Murray et Lefebvre - pour ne
citer qu'eux - à toutes les échelles, municipale, régionale,
nationale, voire internationale, par la coopération. De même Harvey
cite l'exemple de la ville bolivienne de Santa Cruz, fief de
l'oligarchie, qui en 2005 réclamait l'autonomie régionale et locale
afin de mieux contrer les réformes du président Evo Morales, de
préserver leurs pouvoirs :
« La démarche était intéressante, parce qu'en Amérique latine, les idéaux d'autonomie locale ont généralement été épousés par la gauche qui en a fait un élément central de ses luttes de libération. [...] Le cas bolivien prouve cependant que l'autonomie locale ou régionale peut être exploitée par n'importe quel parti susceptible de bénéficier d'un déplacement du lieu de prise de décision politique et étatique vers l'échelon, quel qu'il soit, le plus favorable à ses propres intérêts. C'est ce qui a incité Margareth Tatcher, par exemple, à abolir le Conseil du Grand Londres qui s'était affirmé comme un centre d'opposition à sa politique. Et c'est ce qui a poussé les élites boliviennes à chercher à imposer l'autonomie de Santa Cruz contre le gouvernement Morales, qu'ils considéraient comme hostile à leurs intérêts. Ayant perdu l'espace national, elles se sont efforcées d'imposer l'autonomie de leur espace local.»
Idéalisation
Le
mythe de l’auto-gestion pour le gouvernement l’ayant adopté, a
été posé comme une sorte d’idéalisation de ce que devraient
être les citoyens néerlandais, bien prédisposés à s’unir
lorsque les temps ou les circonstances l’exigent (solidarité
s’étant exprimé très tôt avec les grands travaux
d’assainissement des terres humides, la poldérisation). Le
sociologue Uitermark (2014) remarquait cette tendance fâcheuse d'une
trop grande idéalisation :
«It seems that up until now self-organisation is, somewhat ironically, to a large degree a government affair and a government goal. It has now become customary for ministerial departments, local councils, and government advisors to declare that they want to support citizen initiatives rather than impose plans of their own. While the government sees itself as rigid, expensive and inefficient, citizens are portrayed ascreative, flexible, and decisive. In spite of the self-flagellation in policy documents, the government does afford itself an important role in stimulating self-organisation. In one breath the government declares itself incapable of fulfilling tasks associated with the social state and grants itself new legitimacy and functions with respect to the promotionof self-organisation in local communities.»
Danic
Parenteau évoque une forme inédite de militantisme, le
citoyennisme, qui cache derrière ce néologisme – saisi ici de
manière non péjorative – «_un mouvement par lequel tout un
chacun, en sa qualité de citoyen conscientisé, est invité à
rompre avec l’apathie ambiante afin de prendre part à des
initiatives dites ‘citoyennes’. Ce mouvement repose sur la
conviction profonde entretenue par chacun qu’interpelle ce nouvel
activisme, que toute personne, en sa qualité de simple citoyen,
possède un certain pouvoir d’influence au sein de la société,
c’est-à-dire qu’elle peut, à sa façon et suivant ses aptitudes
et ses expériences, contribuer à mettre en place dans son entourage
des solutions aux problèmes auxquels nous sommes collectivement
confrontés. Tous peuvent 'faire leur part', chacun doit ‘_faire
sa part_‘. (…) Cet activisme nouveau genre trouve son expression
dans l’idéal du citoyen responsable. La responsabilité, sur le
mode de la responsabilisation de chacun pris individuellement, serait
ainsi devenue à notre époque la vertu civique par excellence. (…)
le citoyennisme se distingue doublement de l’action politique
traditionnelle. D’une part, il refuse le jeu de la politique
institutionnelle, alors que, de l’autre, il répugne à inscrire
son action dans une visée politique plus radicale de contestation.
Ni politiquement conformiste, ni réellement politiquement
contestataire, le citoyennisme se tient en quelque sorte à double
distance du jeu politique. (…) Ce pour quoi milite le citoyennisme,
et ce, au nom de l’idéal de démocratie participative auquel il
souscrit, est simplement l’occupation d’espaces de mobilisation
au sein desquels les citoyens peuvent exercer le pouvoir dont ils
sont toujours déjà porteurs en tant qu’individus libres et
autonomes. Tout au plus, dans certains cas, le citoyennisme aime-t-il
à entretenir l’espoir que ses initiatives puissent influencer les
milieux politiques. Mais dans tous les cas, le citoyennisme se tient
en général loin du pouvoir politique institutionnalisé.»
L’État
néerlandais, bien au contraire, s’empara de ces nouvelles formes
de militance apolitisé ou dépolitisée, qui répond d’une manière
exigeante à la conception de l’idéologie néolibérale érigeant
l’individu comme seul maître de son destin, la seule réalité
sociale, le seul véritable acteur de la société; ou selon le
slogan de Margaret Thatcher, grande prêtresse du néolibéralisme en
Europe_: il n’y a pas de société, il n'y a que des individus...
Tout pareil que les anarchistes qui plaident pour la souveraineté de
la personne, et non du peuple...
Méritocratie
La
jeune URSS, la Chine maoïste, la Cuba castriste, et nombre de
républiques populaires de par le monde, ont été confronté à ce
délicat problème d’éduquer le Peuple, de forger l’ «_Homme
nouveau_», une des conditions préalables pour l’avènement du
socialisme puis du communisme. C’est également cette même tâche
mais inversée à laquelle se charge le néolibéralisme néerlandais
(sur le modèle de « changer le coeur et l’esprit » claironné
par Margaret Thatcher) fortement conjuguée à l’idéologie
écologiste, forger l'Homme néolibéralisé
éco-citoyen-responsable_: d’un côte, la formidable propagande
diffusée par les médias et les réseaux faisant l’apologie de la
société de participation en présentant les expériences les plus
réussies en la matière et surtout faisant l'éloge de leurs
auteurs, de l’autre une insidieuse campagne devenue au fil du temps
une véritable propagande stigmatisant les «_assistés sociaux_»,
les fraudeurs, en fait, les coupables désignés de l'état
catastrophique des finances de l’État. Plus que jamais, pour les
experts néolibéraux, les personnes vivant en situation de précarité
et d’exclusion sociale sont tenues pour responsables de leur
situation. La propagande gouvernementale associe étroitement le
modèle du bon citoyen actif et responsable à son opposé, le
mauvais citoyen assisté ou marginal (concernant en particulier les
jeunes " à problèmes") qu'il convient de dénigrer
publiquement. Ainsi, certains sociologues évoquent une certaine
sinon «_honte_» mais gène de ceux et celles qui bénéficient
encore des aides et subsides de l’État (allocations logements,
chômage, etc., elles aussi de plus en plus réduites au fil du
temps), se sachant considérés comme des parasites improductifs au
sein de cette société méritocratique dirigée par un gouvernement
déjà éprouvé et appauvri par les crises. Cette stigmatisation
entraîne une « gêne de la demande sociale » ou le « non-recours
» pour désigner précisément ce phénomène qui fait qu’un
individu ou un ménage ne perçoit pas ou n’accède qu’en partie
aux prestations sociales auxquelles il a légalement droit_; et par
conséquent l'isolement, d’une manière générale, des personnes
et des familles les moins aisées du pays.
Pour
les personnes plus solvables, voire aisées, des nouveaux problèmes
apparaissent également ou prennent plus d'amplitude : ainsi, ne pas
s'impliquer dans la société de participation peut être un grave
handicap pour les demandeurs d'emploi, les jeunes arrivant sur le
marché du travail : ne pas faire figurer sur son curriculum vitae
une trace d'activité bénévole citoyenne même minime peut être,
dans certains cas, le motif précis d'une réponse négative d'un
employeur responsabilisé, ou plus encore d'une administration. Et
vice et versa, le bénévolat actif peut être un excellent moyen
pour un chômeur d'accroître ses chances d'embauche.
Populisme
Certains
critiquent le niveau de professionnalisme et de compétences des
organisations chargées à présent de s’occuper des services
para-publics de la cité_: l’on peut être bon citoyen, et piètre
organisateur, excellent comptable et déplorable entrepreneur social,
avoir quelques économies et aucun compétence civique, et vice et
versa. Peut-être songent les plus optimistes, que ce type de
difficultés, cette démocratie «_bricolée_» sera au fil du temps
corrigée par l’apprentissage, l’expérience et l’aptitude des
uns et des autres à communiquer leurs savoir-faire… Ce qui n’est
pas certain, répliquent les plus pessimistes, car la concurrence est
grande entre les uns et les autres pour capter des parts du « marché
social ».
Le
néolibéralisme s'attaque à l’accompagnement social qui
favoriserait, selon leurs experts, l’assistanat et inhiberait la
spontanéité des initiatives citoyennes, argumentaire servant la
propagande de la maîtrise des dépenses publiques. De même, la
co-participation, la co-auto-gestion peuvent se conjuguer avec une
critique anti-intellectuelle, un populisme encadré par les
policy-makers du néolibéralisme qui soutiennent sans réserve
l’ouverture et la capacité d’agir de tous à l’élaboration
des savoirs – posture d’apparence généreuse et progressiste –
afin de délégitimer les intellectuels occupant les domaines
critiques des sciences humaines et sociales, et au-delà le travail
social, et de proposer à la place les modèles, services et produits
du management de la « participation », de l'intellectuel collectif
opposant savoir-faire experts et bon sens citoyen (et de museler la
critique par les mécanismes de censure et de répression,
éditoriales, universitaires, médiatiques).
Certains
s’interrogent, en outre, sur les possibles dangers à long terme de
la réforme, dont la réapparition des guildes et des corporations ;
des organisations se fédérant par nécessité, sur les ruines d’un
Etat centralisateur fort ou bien « laissant-aller », non plus en
fonction de leurs métiers, mais de leur rôle social au sein de la
cité, établissant leurs propres lois et règles… Tant il est vrai
que les Pays-Bas étaient, avant la période 68, une société
corporatiste rigidement cloisonnée.
Communautarisme
Est
également souvent évoquée dans les conclusions d’experts les
plus critiques, la distinction entre les programmes citoyens à
caractère sociaux relevant de l’intérêt général, et les
programmes « civils », davantage tournés vers les loisirs,
organisés par des communautés d’identiques, des « intentional
communities - communautés intentionnelles » répondant à leurs
propres besoins spécifiques, pouvant, les exemples pullulent,
interférer sur le bien commun ; car cette réforme autorise les
citoyens à réglementer certains aspects de la vie collective d’un
quartier, d’imposer certaines règles qui peuvent aller à
l’encontre d’autres organisations, ou les concurrencer, ou bien
affligeant à sa population de nouvelles contraintes. Par leur
homogénéité et leur caractère sélectif, ces sortes de
communautés peuvent contribuer à la persistance des clivages
sociaux et ethniques. Murray Bookchin mettait en garde des dangers :
« Le programme d’un municipalisme libertaire peut aisément au mieux devenir creux ou au pire exploité à des fins relevant entièrement de l’esprit de clocher ».
Certaines
sont regrettables comme cette initiative d’un groupe d’habitants
de Rotterdam proposant à la municipalité de s’investir dans un
projet de square public sabordé par les coupes budgétaires,
proposition acceptée par la ville et subventionnée, avec comme
conditions son bon entretien et l’édification d’une clôture. Le
collectif Creatief Beheer outrepassa largement les arguments
municipaux en semi-privatisant cet espace afin d’y cultiver fleurs
et légumes, restreignant l’accès à cet espace « communautaire »
surveillé en permanence par des caméras, aux seuls membres, amis et
proches invités du collectif…
Dans
le même ordre d’idée, le phénomène Not In My Back Yard (NIMBY)
trouve un terrain fertile pour s‘épanouir, opposant collectifs et
associations, habitants et/ou municipalité.
Dépolitisation
Willem
Schinkel évoquait pour définir la société de participation, un
programme néolibéral faisant l'apologie de la responsabilité
individuelle au sein de la société civile afin de mieux «_masquer_»
sa diversion tactique de «_dépolitisation_» des masses :
« since it is between market and state, it accepts the position of ‘go play your utopian games there’, so that neither market nor state are subjected to real criticism.»
L'un
des objectifs de la société de participation est bien pour l'Etat
d'utiliser l'intelligence collective à son profit ; le
néolibéralisme néerlandais - et britannique, son modèle - a,
paradoxalement, été intellectuellement parlant peu prodigue,
au-delà des grandes déclarations d'intentions, par rapport aux très
nombreuses approches plus pragmatiques des self-organising citizens
qui ont réagi à l'annonce de la fin de l'Etat providence de manière
plus rapide, inventant ou proposant des scénarios possibles,
d'ailleurs plus réalistes, meilleurs même que les timides
évocations et suggestions gouvernementales. Les propositions
citoyennes constituent pour les municipalités un formidable vivier
d'idées du bas vers le haut, mais aussi un thermomètre social, même
si cela n’est pas sa première vocation.
Car
au sein de la société de participation, il devient possible pour
les autorités de désamorcer, de prévenir les situations
conflictuelles locales pouvant donner naissance à un mouvement de
résistance national (from small cracks to big and system-threatening
mobilizations), comme jadis ; au sein de la société de
participation, les griefs populaires sont identifiés en amont de la
contestation et il peut être relativement aisé de les mettre en
opposition ou en concurrence, d'avantager un groupe plutôt qu'un
autre, de manière à pulvériser leur possible cohésion.
D'ailleurs, la décentralisation des pouvoirs vers les communes
atomise de fait, et cloisonne les organisations. Il s'agit bien
d'institutionnaliser les possibles prétendants rebelles, en les
canalisant, tels des moutons bons pour la tonte, dans une prétendue
société participative, davantage méritocratique qu'égalitaire.
Les sociologues Walter J. Nicholls et Justus Uitermark affirmaient :
« Rather than counterbalancing dominant interests, planning buttresses neoliberalism’s hegemony by providing ancillary institutions for capital accumulation, preempting opposition, and legitimating exclusionary policies that benefit certain class and status groups over others. Critical urbanists have suggested that the promotion of participation serves as a way to extend control into the urban grassroots rather than as tool for emancipation and empowerment.[...] For those directing planning projects (e.g. government, developers, and para-public organizations), anticipating ruptures and channeling resistances are the central part of their job. Planners are well equipped to anticipate and manage resistance.» (URBAN GEOGRAPHY, 2016).
Contrôle
Citoyen
Le
cas d’étude du quartier De Baarsjes à Amsterdam-West peut donner
un autre exemple de contrôle concret, cette fois, entre autorités
policières et habitentrepreneurs_; ce quartier ouvrier devenu un des
ghettos dédiés à l’immigration, un quartier sulfureux habité
par plusieurs barons de la drogue ayant plusieurs officines ici même,
qui connût, comme d’autres, l’arrivée des premiers pionniers
gentrificateurs, étudiants,célibataires salariés et artistes en
quête d’un logement spacieux et bon marché à proximité de la
vieille ville, précédant les opérations de revitalisation
économique, et de renouvellement urbain commises par la municipalité
et les bailleurs sociaux afin de «_mixer_» la population. Mais la
principale artère commerçante du quartier, Jan Evertsenstraat,_
censée logiquement s’en-petit-embourgeoiser restait désespérément
un haut lieu de délinquance, faisant fuir les gentrificateurs vers
d’autres lieux commerciaux de la cité, mais laissant tranquille
les kebabs, antiques épiceries sans âge et autres commerces
exotiques plus récents_; jusqu’au jour où un des bijoutiers de
l’avenue est abattu en plein jour par un brigand, suscitant l’émoi
des colonisateurs et une rapide réaction des plus actifs_:
l’organisation d’une journée commerciale invitant tous les
habitants du quartier à venir faire leurs emplettes dans l’artère
sulfureuse, en masse. Ce fut là une réussite suivie la création
d’une association de quartier et d’un site internet facebook
dédié à la vie locale du quartier, présentant les bons plans,
concerts, commerces, etc., mais aussi des appels à la vigilance, des
mises en garde concernant par exemple, certaines rues à éviter le
soir, etc. Logiquement, le commissariat du quartier invita ce joli
monde à collaborer activement, en leur demandant, par exemple, où
placer au mieux les caméras de vidéosurveillance, ou bien un
éclairage urbain plus efficace… Quelques mois à peine après ces
événements, l’artère commerçante vit son renouveau économique
s’effectuer – enfin -, bars avenant avec grandes terrasses
parasolées, commerces bio-écolo se multipliant au fil du temps,
chassant ceux d’antan…
Il
existe aux Pays-Bas, au sein des quartiers plusieurs types de
coopération entre les unités locales de la police, travailleurs
sociaux, habitantrepreneurs, associations de résidents et
délinquants, qui s'exprime par une variété d'interventions : de la
dénonciation citoyenne suivie d'une éradication pure et simple des
fauteurs de troubles par la police, la constitution de collectifs
estampillés Voisins vigilants, jusqu'aux missions de conciliation
laissant la parole aux uns et aux autres. La coopération entre
travailleurs sociaux et policiers n’est pas controversée aux
Pays-Bas car en effet, les travailleurs et médiateurs bénévoles
sociaux sur le terrain se sont efforcés, depuis longtemps, de
montrer que la lutte contre l’insécurité n’est pas incompatible
avec la lutte pour l’émancipation des habitants d'un quartier. En
outre, la police néerlandaise en raison de la forte autonomie des
unités locales de police, dépend moins des stratégies
d’intervention et des injonctions du ministère de l’Intérieur.
S’ensuivent de fortes variations d’une ville à l’autre,
notamment en ce qui concerne la mise en place de la police de
proximité qui est parfois favorable à la coopération avec les
intervenants sociaux dans le sens de la valorisation de la recherche
de solutions à l’amiable plutôt qu’à une approche répressive.
Diplomademocratie
La
société civile participative qui s'est construite progressivement
depuis les années 1980 était constituée avant la réforme d'une
multitude de structures intervenant dans la configuration de la
gouvernance municipale, engendrant, comme il se doit, des conflits
d'intérêt entre conservateurs et progressistes, entre les
associations ethniques et celles à forte connotation religieuse -
protestante ou musulmanes -, entre élites civiles reconnues
partenaires et collectifs informels agissant sur le terrain. Les
conséquences de la société de participation sur cet organigramme
varient d'une ville à l'autre, en fonction de la couleur politique
du conseil municipal ; à Rotterdam, celui-ci a maintenu un équilibre
par le biais des subventions accordées entre les parties prenantes,
stabilisant ainsi les positions des uns et des autres ; ce ne fut pas
le cas à Amsterdam, où le conseil municipal accorde ses faveurs à
certaines élites de la société civile, au détriment d'autres,
préférant aider, par exemple, les organisations multi-ethniques
plutôt que mono-ethniques.
Aux
grandes réussites s’opposent les plus que nombreuses franches
déconvenues : l’auto-financement de ces structures para-étatiques,
leur recherche de subventions et de donations et d’équilibre
budgétaire les rendent très vulnérables, tout autant que les
réglementations officielles ne suivant pas le rythme «_créateur_».
Là aussi, observent les sociologues, le degré de leur réussite
repose, en grande partie et sauf cas exceptionnel, sur les relations
déjà établies entre les différents acteurs –
habitentrepreneurs, municipalité, philanthropie et sponsoring
entrepreneuriaux, et simples habitants (c’est par exemple le cas
des incubateurs institutionnalisés), ou bien, sur leur degré de
coopération, très difficile à forger ou à maintenir dans la
durée, tout autant que de rendre cohérente et lisible les avis
contradictoires des uns et des autres (pour ne pas dire, entre
classes sociales), la manière d'organiser le collectif, son
fonctionnement, d’adopter un statut légal, etc. Les principales
difficultés sont pour les nouveaux entrepreneurs, leur engagement,
le recrutement (excessivement lié aux réseaux formels et informels)
et les ressources autant intellectuelle, entrepreneuriale que
financière. Tout ceci requiert un investissement conséquent en
temps.
Et
dans cette concurrence entre les nouvelles organisations sociales
para-étatiques, il s’avère que cette réforme n’est pas au
mieux adaptée aux quartiers défavorisés, pour ce qui concerne en
particulier les services sociaux et de voisinage. Ainsi, par exemple,
lorsqu'en 2011 ferment 14 des 21 bibliothèques à Rotterdam, une
seule initiative organisée par deux sociologues permettra
l'ouverture d'un «salon de lecture», le Reading Salon, animé par
une équipe de volontaires intellectuels déjà impliqués dans la
vie locale du quartier, connaissant parfaitement les méandres
municipales pour obtenir autorisations et subventions. Ce fut
l'oeuvre d'une douzaine d'initiateurs, qui mobilisèrent au final via
leurs réseaux une centaine de bénévoles volontaires accordant
temps et efforts pour pérenniser le Reading Salon. Dans les autres
quartiers de la ville populaire, ayant perdu leur précieuse
bibliothèque, aucune initiative de ce type ne vint combler ce
déficit culturel.
Ce
que la sociologie urbaine savait déjà depuis très longtemps,
depuis les premières expériences de participation citoyenne des
années 1970_: la participation des habitants d’un quartier «_en
difficulté_» est bien moindre par rapport à ceux plus aisés, et
la représentation participation des habitants les moins aisés au
sein d’un quartier «_normal_» est, souvent, rare voire quasi
inexistante. La sociologue Sandra Geelhoed auteure d’un article
intitulé « Après l’État social aux Pays-Bas : l’entrepreneur
social » (2017) concluait à ce propos :
« Les sociologues Jan Willem Duyvendak et Evelien Tonkens argumentent qu'il n’est pas évident pour tous les citoyens de se prendre en charge. [...] Les personnes vulnérables ne sont pas en mesure de se prendre en charge et de s’organiser en réseau ou de contribuer à la communauté de manière autonome et de pleine volonté. Souvent, elles doivent faire face à une multitude de problèmes qui rend difficile le fait de se prendre en main ou de s’engager pour aider les autres. Les personnes qui ont le plus grand besoin de soutien appartiennent à cette catégorie. C’est aussi cette catégorie de personnes vulnérables qui est lourdement touchée par la réforme budgétaire. La participation et le bénévolat sont souvent imposés en contrepartie d’aides ou de soutien. D’autres sont fatigués d’être soi et sont en dépression ou devenus alcooliques. Alain Ehrenberg a souligné que la dépression est l’une des maladies de notre temps, puisqu’il faut tout le temps se prendre en charge et agir par soi-même. Or, comme le souligne Anton Hemerijck, l’État devrait continuer à jouer un rôle important et investir dans le « capital humain » des citoyens pour qu’ils puissent faire face aux multiples rôles qu’ils jouent – par exemple en encourageant l’insertion professionnelle, l’aide aux jeunes parents et les citoyens dans la réalisation de projets participatifs.»
Certains
sociologues caractérisent la participation comme étant une
«_démocratie de diplôme_», par le fait que les citoyens sortis de
l'enseignement supérieur dominent les assemblées et influencent
ainsi les décisions formelles et informelles, et savent capter au
mieux attentions et subventions. Thèse cependant très critiquée,
par trop exclusive d’autres données, telles les traits de
caractère d’une personne, sa réussite ou non professionnelle,
etc., mais qui selon les conclusions des sociologues de terrain – à
prendre avec précautions - semblent refléter cette sentence, mille
et une fois évoquées.
Encore
faut-il relativiser ces propos, car en effet, d'autres études
sociologiques impartiales démontrent que les quartiers populaires en
difficulté sont des lieux propices pour les habitants demandeurs
d'emploi, les retraités isolés, voire les jeunes presque marginaux
de sortir de l'inactivité pour se consacrer bénévolement à un
collectif. Nous l'avons évoqué également, les demandeurs d'emploi
ne rechigent pas à les rejoindre afin de prouver leur bonne volonté
à un éventuel employeur, voire même de se former au métier de
travailleur social. En fait de quoi, ce type associatif plus ou moins
informel existe dans certains quartiers en difficulté, porté d'une
manière générale, par un leader charismatique sachant rassembler
les bonnes volontés. Enfin, les quartiers "en difficulté"
ont été également des opportunités de travail pour les
architectes, jeunes en particulier, aux prises avec une sévère
crise de l'immobilier (2008 - 2014) ; là, les moins mercantiles ont
pu exercer leur profession - faute de mieux - bénévolement et au
contact avec les collectifs de résidents, pour des missions de
conseil, des projets d'auto-construction du type recyclage,
d'aménagement d'aires de jeux et de loisirs, de potagers, etc.
Finalement, les plus braves d'entre eux, seront mandaté pour des
projets plus ambitieux financés par la municipalité, ou des
missions de médiateurs avec les bailleurs, etc. Parfaitement
intégrés dans le quartier, ces jeunes architectes urbanistes jadis
volontaires bénévoles y ayant travaillé pendant de longues années
pour certains, obtiendront avec la fin de cette crise, d'importants
contrats d'études et de réalisations urbaines.
Crowfunding
City
Se
pose le monumental problème d’une municipalité « investisseur
social » qui peut faire obstacle aux initiatives citoyennes et
au-delà, celui de ne pas répondre aux besoins d’habitants peu
investis ou non « créatifs ». A ce titre, de remarquables
différences s’observent entre les villes et entre quartiers d'une
même ville. En somme, les municipalités, bien plus que les
ex-structures de l'Etat, opèrent pour développer au mieux le
«_crowdsourcing » à la manière des sociétés de crowdfunding :
l'attractivité d'un projet, soumis à la bonne volonté des
donateurs, est plus importante que la mission qu'elle est supposée
entreprendre ; l'on sélectionne ou l'on donne davantage aux
collectifs dont l'ambition est grande, l'organisation rigoureuse et
multidisciplinaire, le service proposé dans l'air du temps et
s'accordant au mieux aux enjeux municipaux. Posture ou choix
politique, donc, qui privilégie la méritocratie et naturellement le
clientélisme. Comme il a été dit, le donateur, l'investisseur
social, ne propose plus, même si parfois il incite à la création
d'une structure spécialisée (en particulier au sein des quartiers
pauvres) mais fait ses emplettes sociales dans le marché
concurrentiel de la multitude de propositions et projets alternatifs
imaginés par de simples citoyens qui d'ailleurs eux-mêmes, souvent,
font des campagnes de crowfunding. D'ailleurs, le crowfunding dit
«_civique_» est également utilisé par les collectivités locales
– comme partout en Europe (en exemples, CrowdfundLondon de la
municipalité de Londres, Crowdfunding Civico de Milan) -_: une
municipalité, une mairie d’arrondissement incite de cette manière
à la création d'une structure spécialisée et dans ce cas, plus
qu’un moyen financier, le crowdfunding devient un outil de
communication territoriale, de mobilisation des acteurs locaux et des
citoyens autour de projets emblématiques portés par une
collectivité. Enfin, il existe des cas de civic crowdfunding où la
collectivité vient abonder des projets déjà en partie financés
par les citoyens et des entreprises . En fait de quoi, en 2010,
500.000 euros ont été collectés via les plateformes de
crowdfunding, de financement participatif, en 2013, 32 millions
d’euros, 63 millions en 2014, et 128 millions d’euros en 2015 ;
les montants doublaient chaque année (Source : Douw&Koren,
Crowdfunding in Nederland) avant de se stabiliser en 2016 avec 170
millions d'euros.
Le
néolibéralisme à outrance entame la conception traditionnelle de
l'administration sociale car il contrevient à l’idéal de
l’égalité devant la règle générale et à une forme
d'universalisme social qui était censée s’accomplir dans la
neutralité et l’anonymat. Les services sociaux de l'Etat
Providence devaient incarner l'empire de la généralité et cultiver
l'indifférence aux particularismes ; l’opacité de la décision
bureaucratique qui s’imposait au citoyen et l’uniformité du
service public national-isé étaient considéré comme étant les
contreparties nécessaires de sa continuité et de son caractère
non-discriminatoire, universaliste.
Au
royaume des Pays-Bas, tout ceci a volé en éclats, plutôt en
fragments car la réforme introduit l’exigence de personnalisation
des services para-publics, instaure le culte des particularités et
des spécificités au détriment de l'uniformisation. Le citoyen
néerlandais est à présent un client de services publics, mais
également un producteur qui pour les plus actifs traitent et exigent
auprès des municipalités des demandes de reconnaissance des
particularités, une plus grande individualisation du traitement
public. Au final, la question porte sur une tension structurelle
entre deux principes légitimes mais strictement antagonistes : un
principe d'égalité neutralité et un principe d’individualisation
; et de la légitimité des nouvelles structures para-étatiques,
agissant en mode concurrentiel de management public, à subvenir aux
besoins sociaux de l'ensemble des citoyens du royaume, à maintenir
le sens de l’intérêt public par-delà les intérêts individuels
regroupés en collectifs d'identiques, en communautés
intentionnelles, en communautés locales d’affinités électives.
Ce
fût pourtant une revendication des adeptes de l'auto-gestion ; Henri
Lefebvre dans un chapitre de son ouvrage De l'Etat analysait les
crises et les crispations identitaires (ethniques, nationales,
religieuses, etc.), dont entre autres causes, par un effet de la
négation des différences par les Etats.
« Les dominés perdent leur identité concrète devant l’identité abstraite, efficace et puissante de l’Etat. La bureaucratie dominante suscite alors, remarque sur laquelle on ne saurait trop insister, la nostalgie des temps anciens, le recours à la naturalité, à la métaphysique, à l’occultisme et à la religion ressuscités. Ces résurgences ne peuvent pas se dissocier d’une crise de l’identité : à l’identité et aux équivalences étatiques s’opposent les identités et les recherches d’une identité populaire ou nationale, ‹culturelle› ou idéologique, parmi ceux dont l’Etat nie les différences. L’identité étatique confisque les autres identités.»
Une
seconde caractéristique du néolibéralisme appliqué à l'urbain,
dont les conséquences sont profondes est la flexibilité, rhétorique
qui, à nouveau, puise dans l’utopie des années soixante comme
promesse d’une vie libérée du travail, grâce notamment aux
avancées technologiques et cybernétiques… François Ascher
estimait que :
« l’évolution de l’économie vers l’ultralibéralisme et la mondialisation des échanges_ changea en profondeur les traditionnels méthodes d’élaboration et de production de la ville : l’incertitude et la flexibilité. En effet, dans un marché globalisé où les variables se multiplient, dans un univers complexe et instable, règne une incertitude croissante qui constitue un handicap pour les investissements lourds et à long terme. Ne pouvant plus véritablement ni prévoir à l'avance les changements, ni anticiper sur les évolutions, les entreprises développent des systèmes dits flexibles ».
Michel
Crozier parle de contrôle de l'incertitude et Herbert Simon de
rationalité limitée ; leurs analyses développent l'idée qu'au
culte de l'organisation forte et simple a succédé l'éloge de
l'organisation faible, flexible, complexe, s'adaptant ainsi au mieux
à un environnement changeant et peu contrôlé, à un marché
mondial en constant déséquilibre. Cela se manifesta dans le cadre
des entreprises par une série de changements dans l’espace
(mondialisation, délocalisation partielle ou totale, développement
de la sous traitance, etc.) et du temps (la flexibilisation de
l’emploi se traduit par une progression continue des emplois non
stables, flexibles, à temps partiel, des travailleurs intérimaires
ou intermittents à contrats « zéro heure » ou « min-max », des
Contrats à Durée Déterminée, et des emplois indépendants sans
personnel, qui selon les estimations dépassent 35 % du marché de
l’emploi en 2016). Ce nouveau management s’appuie sur l’idée
que les règles d’une organisation et même son fonctionnement ne
sont qu’un compromis fragile et changeant entre un grand nombre de
pressions et de contraintes, et l’organisation efficace n’est pas
celle qui est claire, solide et transparente mais celle qui sait
gérer complexité, conflits et changements.
Il
en va de même dans la Crowdfunding City ; aux services sociaux de
l'Etat Providence - pour certains établis depuis plus d'un siècle -
fiables, pérennes, leur succèdent des structures dont on ne sait si
elles pourront survivre dans cette jungle monétaire et
concurrentielle ; c'est un des problèmes majeurs pour les
entrepreneurs sociaux et les collectifs d'habitentrepreneurs de
petite et moyenne envergures de dépendre entièrement, pour leur
plus grande majorité, d'un sponsor, d'un donateur, d'une
organisation non gouvernementale, d'une fondation, des campagnes de
crowfunding, d'un ministère, des subventions municipales sans savoir
pour autant si leur générosité est inscrite dans le temps : pour
beaucoup d'organisations, le retrait d'un partenaire financier peut
être fatal. Retrait pur et simple motivé, les exemples sont
courants, si une structure ne parvient pas à atteindre ces objectifs
initiaux annoncés aux donateurs - y compris publics, ou bien à
équilibrer son budget.Une nouvelle réalité s'installe : deux
systèmes de gouvernement local, l'un élu et l'autre financé.
Peu
d'étude aborde cette problèmatique économique avec rigueur, le
constat qu'elles établissent est que la flexibilité des
organisations para-étatiques, c'est-à-dire leur degré et leur
rapidité d'adaptation au contexte local, aux personnes concernées
(se faire accepter par le public visé est un enjeu fondamental) mais
également leur aptitude à atteindre d'autres catégories de
personnes, et aux attentes du donateur privé ou public, est
finalement un gage de survie, de longévité, notamment pour les
collectifs engagés au sein des quartiers en difficulté.
Mais,
là encore, rien n’est simple, car la flexibilité s’est imposée
précocement dans le débat social aux Pays-Bas, dès 1990, sur fond
de transformation du marché du travail liée à l’entrée massive
des femmes en emploi, qui pour les classes moyennes et aisées (via
notamment les mouvements féministes) revendiquaient un temps partiel
choisi comme moyen privilégié pour faciliter la combinaison
famille-emploi ; revendication évidemment appréciée par les
entreprises, les gouvernements successifs, érigée comme instrument
propre à adapter l’économie du royaume à la donne de la
mondialisation et aux nouvelles normes de management (lean
management). En 2016, 75 % des femmes travaillent à temps partiel,
et l’on considère que les Pays- Bas ont été la première
économie au monde à inciter et développer le temps de travail
partiel ou flexible. Logiquement, si certaines catégories des
classes moyennes et privilégiées peuvent se contenter d’un emploi
à temps partiel dit stable, il n’en est pas de même pour
d’autres, dont en particulier, les célibataires et familles
monoparentales, par exemple_; de même, pour les classes les moins
aisées, et en particulier les travailleurs et employées issus de
l’immigration, la flexibilité, devenue d’ailleurs au fil des
réformes du travail, l’hyperflexibilité, est l’instrument le
plus parfait pour le ré-établissement de l’armée de réserve,
voire de l’esclavagisme, moyen qui cumule des salaires misérables,
la précarité de l’emploi et la surexposition au chômage, une
moindre formation continue, l'impossibilité d’accéder à la
propriété et au crédit, etc., tout ceci rendu possible par une
succession de lois et de dérogations négociées en matière de
protection des flexi-travailleurs. Instrument de torture sociale
ayant donné naissance à des formes traditionnelles de travail au
noir, et celles plus nouvelles d’emploi dit volatil comme le
payrolling et le contracting, souvent liées aux pratiques de
détachement de travailleurs étrangers (venant notamment des pays de
l’Est européen), pratiques pour certaines parfaitement
frauduleuses ayant fait à plusieurs reprises scandale aux Pays-Bas,
à ce point que l’on les qualifie comme des montages de «
construction polonaise ».
Les
critiques des fâcheuses conséquences de la flexibilisation à
outrance du marché du travail, sont devenues au fil du temps
impétueuses et considérables, venant du côté des syndicats, des
universitaires mais aussi de la Commission européenne et chose rare,
du Fonds monétaire international (FMI) qui pointaient les dangers de
la croissance exponentielle du travail temporaire, et des
travailleurs indépendants, absorbant la quasi-totalité des nouveaux
emplois créés, déstabilisant l’équilibre économique des
institutions de protection sociale, et ralentissant les progrès de
la productivité, du fait de la faiblesse des investissements pour la
formation de ces types de personnels_; sans parler, ici, d’un taux
de chômage parmi le plus bas d’Europe exhibé comme réussite
mais « camouflant » superbement une montée alarmante de l’emploi
flexible, partiel ou précarisé, et ce, malgré le rétablissement
de la conjoncture.
Populisme
et Urbanisme
Les
résultats des élections législatives (sous le régime de la
proportionnelle) de mars 2017 sont ambigus_; le premier ministre
Rutte qui a engagé le royaume des Pays-Bas sur la voie de la
«_société de participation_» est reconduit dans sa fonction à la
tête d’une coalition ; cela étant, son ancien co-allié, le Parti
travailliste, l’un des architectes de l’hyper-austérité est
lourdement sanctionné qui obtient seulement 9 sièges contre 38
auparavant (sur 150) ; la gauche écologiste GroenLinks (favorable
aux mesures d’austérité et aux réformes néolibérales) et le
parti socialiste, la "gauche critique", le seul parti
parlementaire néerlandais qui rejette le néolibéralisme [que l’on
peut comparer malgré son nom au Front de Gauche de Mélenchon]
obtiennent un score honorable ; et le Partij voor de Vrijheid (parti
pour la liberté), le Front National néerlandais, arrive second en
obtenant 13,1% des votes (sans compter les votes d’autres
micro-partis politiques de la droite radicale dont Forum voor
Democratie qui obtient 2 sièges, parti dirigé par Thierry Baudet
appelant à mettre fin à la «dilution du sang hollandais par des
étrangers» et affirmant que « toutes les femmes, secrètement, ont
envie d’être violées. »)
Des
élections qui semblent démontrer que la grande réforme de casse
sociale de Rutte a bien été accepté par une majorité de
néerlandais_; mais les politologues notent que l’hyper-austérité
a entraîné un fort mécontentement ayant directement servi Geert
Wilders, leader du Partij voor de Vrijheid.
« L’islam ne mérite pas notre respect ; nous devons nous opposer bec et ongles à cette idéologie intolérante et fasciste »
est
un des slogans de campagne de Geert Wilders qui entend, entre autres,
interdire le Coran, sortir de l’Union européenne et propose de
défendre les oubliés économiques néerlandais de race blanche,
sans pour autant condamner la politique économique néolibérale.
Concernant l’urbanisme il prônait l’introduction d’une taxe «
pour les guenilles sur la tête » : une amende pour les femmes
musulmanes portant le foulard :
« Pour améliorer la qualité de l’environnement, il faut commencer par soi-même [...] il s’agit-là d’une pollution de l’espace public [...]. Le foulard est en fait le signe de l’oppression de la femme, un signe de soumission, de conquête. C’est le symbole d’une idéologie qui attend de nous coloniser. C’est pourquoi il est temps de faire un grand ménage de printemps dans nos rues.» (16 septembre 2009, au Parlement).
Son
volet anti-européen, ne doit pas passer au second plan, car son
discours s’appuie sur le référendum de 2005, où les Néerlandais
ont fait scandale européen en votant massivement contre le projet de
constitution européen. La casse sociale de ces dernières années
n’est pas étrangère à l’essor de Wilders, fait valoir le
quotidien belge De Morgen (14 mars 2017) :
« La réussite de Geert Wilders ne se nourrit pas uniquement de la colère ou de la peur de la déculturation, mais aussi du sentiment qu’ont beaucoup de Néerlandais de ne pas goûter aux fruits de la bonne conjoncture économique. Le gouvernement de Rutte récolte lui-même ce qu’il a semé pendant sa politique de gestion de crise. Au plus fort de la crise, l'Etat néerlandais a infligé à la population des mesures extrêmement douloureuses. Beaucoup de gens ont dû se serrer la ceinture pendant des années. La colère que ces mesures ont suscité explique en partie la popularité de Wilders.»
Les
études de géographie électorale sont précieuses pour établir un
rapport étroit entre l’émergence du PVV et la transformation
urbaine d'Iamsterdam. Elles attestent que les choix électoraux ne
sont donc pas uniquement liés à la composition économique et
sociale d'un quartier, que les contextes spatiaux, l’environnement
résidentiel influencent le comportement électoral. La cartographie
spatiale des électeurs du Partij voor de Vrijheid démontre que les
centres villes historiques, et leurs quartiers “créatifs” sont,
d’une manière générale, réticents à son projet politique, en
particulier ceux habités en majorité par les classes bourgeoise et
moyenne, comme les quartiers centraux d’Amsterdam où le PVV
obtient des scores médiocres. A l’inverse, l’électorat PVV est
élevé dans les zones où les foyers ont des revenus peu élevés ou
moyens_; il est plus important dans les zones de mixité ethnique et
faible dans les zones où cette mixité n’est pas significative.
Concernant Amsterdam, l'on observe trois types de situation où
s’envolent les votes radicaux :
1.
Les quartiers mixtes
L’établissement
dans les quartiers de ville ouvriers de nouveaux groupes d’immigrants
génère l’hostilité des habitants «_autochtones_» qui se
sentent mis en concurrence, ou menacés par les invaders_; en
d’autres termes, la mixité sociale ethnique, ou plus de contacts
interethniques au sein d’un quartier populaire favorisent la
radicalisation des néerlandais de souche qui s’exprime soit par
leur vote PVV, soit dans d’autres cas, par l’abstention. En
exemple, un des quartiers du Nord Amsterdam, encore populaire mais
menacé par l’arrivée de population immigrée (invaders), mais
également par la gentrification (new comers) se prononçait en
faveur du PVV, comme, d’une manière générale les quartiers en
bordure de la ville dont la population est ethniquement mixte. Ici,
dans les cas les plus extrêmes, l'hostilité peut s'exprimer
ouvertement par des actes d'agression physique ou verbale envers les
invaders, commis individuellement ou plus souvent collectivement.
2.
Les quartiers suburbains
Le
cas de figure le plus courant présente des villes ou quartiers de
ville de la grande banlieue ne connaissant pas de problèmes sociaux
urbains en particulier où la population appartient majoritairement à
la classe moyenne plutôt de souche néerlandaise. Tel est le cas
d’Almere, la ville dortoir satellite d’Amsterdam (requalifiée
par l’architecte Koolhaas puis le collectif d’architectes MVRDV),
où le PVV a remporté les deux dernières municipales de 2010 et
2014. Sociologues et politologues expliquent le succès du PVV, par
le fait que les habitants – souvent originaire d’Amsterdam -
craignent une expansion vers les banlieues résidentielles des
problèmes urbains, et qu’ils y répondent par un vote de défense
de leurs intérêts, de leur tranquillité, de leur sécurité qu’ils
estiment menacé, bref, un vote de défense passive territoriale.
3.
Les quartiers pauvres
Les
quartiers de ville dégradés où les populations modestes peuvent y
trouver une location à la mesure de leurs bourses votent largement
en faveur du PVV, mais dans ce cas particulier, on peut estimer que
l’environnement, le cadre urbain ne sont pas déterminant dans le
choix de vote. A l’opposé souligne André Krouwel, sociologue et
politologue, professeur à l’université des sciences sociales
d’Amsterdam, le résultat de quelques décennies de politiques
urbaines _:
« ont
engendré une ‘sous-classe ethnique’ paupérisée, où la
solidarité a souvent éclaté, et elles ont renforcé les ghettos
sociaux. C’était une politique ségrégationniste.»
Il
est évident que le succès du PVV aux Pays-Bas s’inscrit dans une
«_crise » complexe où les conséquences des réformes politiques
urbaines y occupent une place importante, la transformation accélérée
d’IAmsterdam a autant d’effet sur le comportement électoral et
les préférences politiques que les réformes sociales, qui
d’ailleurs ont un impact sur la structure de la ville ; ce vote
d'autodéfense territoriale exprime une opinion publique dont «
l’horizon d’attente s’est droitisé » comme l’affirme
François Cusset : l'on songe aux propos des Provos :
« Le prolétariat est l'esclave des politiciens. Il regarde la télévision. Il a rejoint son ancien ennemi, la bourgeoisie, et constitue maintenant avec les bourgeois une énorme masse grise.»
Amsterdam
Manifestation Pegida (Patriotic Europeans Against the Islamization of the Occident)
© Guido van Nispen | 2016
Manifestation Pegida (Patriotic Europeans Against the Islamization of the Occident)
© Guido van Nispen | 2016
RESISTANCE
Les
derniers grands squats tombent, dont en 2011, un bâtiment désaffecté
sur le Passeerdersgracht, au coeur d'Amsterdam, squatté par les
membres du célèbre collectif artistique Schijnheilig_; en 2014 est
évacué le Amsterdam social center Op de Valreep, squatté en 2011,
connu pour avoir reproduit sur la toiture de leur squat le logo
IAMSTERDAM ; en 2015, la célèbre Snake House («_De Slang_»), un
squat artistique emblématique situé à Spuistraat occupé en 1983,
après l’échec des négociations entre De Key, promoteur
immobilier propriétaire et la municipalité qui proposait de
racheter le bloc afin de le réhabiliter tout en offrant un statut de
locataires aux occupants illégaux. La société De Key refusa
l’offre et proposa un autre programme de rénovation y incluant des
appartements de luxe et en rez-de-chaussée, des commerces dont,
selon leur brochure commerciale, environ 40 % à « des activités
créatives et culturelles, comme un Art Mall (sic) et des ateliers_».
La plupart des squatters quitte les lieux, mais, comme d’habitude,
des irréductibles refusent l’éviction et préparent la résistance
en bunkerisant les lieux et la rue. La police anti-émeute, robocops
équipés de grues et canons à eau ripostent aux tirs de peinture
lancés depuis les toits et sortent victorieux de l’affrontement.
En 2015 également, les squatters de la Villa Friekens dans le
quatier Kadoelenweg à Amsterdam Noord sont contraints de quitter ce
lieu emblématique occupé depuis 13 années, mais cette fois-ci sans
avoir tenté de résister. Professeur de média et culture à
l’université d’Amsterdam et auteur de Paris-Amsterdam
Underground, Christopher Lindner commente :
« L’éviction forcée des squats montre qu’Amsterdam accorde plus d’importance aux promoteurs immobiliers qu’à l’art, la créativité et la communauté ; même si la ville utilise le street art et les squats pour se vendre aux touristes.»
Les
étudiants d’ Iamsterdam, qui peinent à se loger dans le centre
ville eurent l’occasion à plusieurs reprises d’exprimer leur
colère. En février 2015 l’université d’Amsterdam cédait la
Bungehuis – faisant face à la Snake House –, ce bel édifice Art
Déco qui abritait jusqu’alors des locaux de la fac de lettres, au
groupe Soho House, société spécialiste en hôtellerie de luxe.
Après une dizaine de jours d’occupation, la Mobiele Eenheid
intervient pour procéder à l’évacuation, bilan_: 46
arrestations, dont Rudolf Valkhoff, 61 ans, professeur d’histoire.
Le lendemain, une marche de protestation et de soutien aux étudiants
arrêtés est organisée face à la Maagdenhuis, la «_Maison des
Vierges_», ancien orphelinat et siège de l’université (occupé
en 1969), défendu par des vigiles dépassés par les évènements et
le flot de mille cinq cente étudiants qui l’investissent et
l’occuperont pendant plus de 40 jours, qui feront ainsi du beau
bâtiment jadis clos, un lieu de rencontres, de conférences, de
débats publics, de cantine, de concerts, etc., ouvert à tous,
badauds et touristes compris. Les universitaires les plus « engagés »
y donneront même leurs cours_; tout ceci prit une tournure nationale
normale puis internationale_: le philosophe Noam Chomsky, la
sociologue Saskia Sassen et la théoricienne du genre Judith Butler
cautionnèrent l’occupation et le mouvement Nieuwe Universiteit,
parmi les plus célèbres, y viendront en conférence Jacques
Rancière et David Graeber. Et le quotidien ultra-conservateur De
Telegraaf s’arrogea même le comble de défendre l’occupation.
Face à une telle avalanche de soutiens prestigieux, la municipalité
lâcha quelques concessions qui, logiquement, renforça l’ardeur
des comités d’étudiants et universitaires s’exprimant contre la
néolibéralisation de l’université, devenue une instance de
recrutement des «_for-profit corporations_», exigeant davantage de
transparence, de moyens et de «_démocratie directe_» et la fin des
coupes budgétaires. Le 11 avril 2015, la Maison des Vierges est
investie par les forces de l’ordre qui évacuent les démocrates
directs. Selon Justus Uitermark, sociologue et universitaire :
« Les évènements de Maagdenhuis ont servi de moment de politisation où les gens ont vite été convaincus qu’ils pouvaient faire la différence avec des actions directes, et qu’ils pouvaient développer le réseau nécessaire pour coordonner ces actions ».
AMSTERDAM
University Maagdenhuis
2015
© Guido van Nispen
Revanchist
City
Jadis
acculé dans ses derniers retranchements, le système capitaliste aux
Pays-Bas subissait les attaques anarchisantes renouvelées des
Provos, Kabouters puis celles plus radicales des Krakers qui ont
contraint les politiciens à leur concéder d’importantes victoires
– régularisation de nombre de squats et réhabilitation des locaux
, arrêt des opérations urbaines de rénovation, programmes de
construction de logements sociaux, d’aides sociales et de
participation citoyenne, prise en compte de l’écologie urbaine,
entre autres belles choses conquises, arrachées, il est vrai, par
des actions violentes ou sous les auspices d’une municipalité
socialiste plutôt conciliante (soulignons ici la contribution de Jan
Schaeffer) : l’offensive guerrière était du côté des
résistants, de même que l’initiative «_créatrice_» appliquée
à toutes les disciplines. Mais ce fut une victoire à la Pyrrhus, la
victoire des classes moyennes installées et montantes, de la
progéniture petite-bourgeoise qui bénéficièrent des largesses -
sociales et culturelles - du politique au détriment des classes –
encore à l’époque – ouvrières et des populations immigrées
pauvres. Et l'heure de la revanche vint.
Peu
connu en France, nombre de critique aux Pays-Bas évoque le géographe
urbain écossais néo-marxiste Neil Smith qui définit la
gentrification comme étant née du «_revanchisme», ayant engendré
l’«_urbanisme revanchard_», la «_Revanchist City_», soit la
vengeance «_néolibérale_» des classes aisées contre les masses
populeuses qui leur avaient «_volé » les quartiers centraux
lorsqu'elles avaient décidé pour un temps de se mettre au vert à
la périphérie_; en référence à la campagne réactionnaire menée
par les élites bourgeoises françaises contre la classe ouvrière
après la Commune de Paris de 1871, un phénomène de reconquête
des quartiers populaires (péri-)centraux par les logiques
marchandes. Neil Smith (1996) le définit ainsi :
« un processus par lequel des quartiers pauvres et ouvriers du centre-ville sont investis par un afflux de capitaux privés et par des acheteurs et locataires [renter] de classe moyenne, quartiers qui accusaient précédemment le désinvestissement et un exode des classes moyennes_».
Et
selon Smith, l’embourgeoisement des quartiers centraux des grandes
villes, les phénomènes de spéculation, ne sont pas les fruits
d’une crise économique, une conséquence malheureuse du
capitalisme, une déviance malsaine qu’il serait possible de
dominer, non, l’urbanisme inégalitaire est une condition
nécessaire de son développement, la gentrification en est la
représentation, un processus propre au capitalisme :
« La gentrification est le produit structurel des marchés fonciers et immobiliers. Les mouvements de capitaux où le taux de rendement est le plus haut, et le mouvement du capital vers les banlieues avec la dépréciation continuelle du capital dans le centre-ville, produit par la suite le différentiel de loyer. Quand ce différentiel est suffisamment important, la réhabilitation (ou ici, le renouvellement) peut commencer et rivalise avec les taux de rendement disponibles ailleurs, et les mouvements de capitaux redeviennent centripètes. » (Smith, 1979).
Ces
thèses élaborées à la suite des théories du géographe
néo-marxiste britannique David Harvey, et en fonction de leur
contexte d’étude new-yorkais inspireront des géographes,
sociologues et intellectuels néerlandais qui, d’une manière
générale, expriment à la fois toute leur pertinence et concordance
de faits (dont les pratiques de contrôle de l’espace public et de
criminalisation des pauvres dans le centre-ville en particulier)
autant que de grandes différences dans les processus
d’embourgeoisement, en donnant un rôle prépondérant sur les
mécanismes de marketing de la ville, et les conditions culturelles
qui ont été des éléments catalyseurs de la gentrification à
Amsterdam.
La
« Revanchist City » a été le prélude de la « Revanchist
Society » qui s’exprime au mieux au royaume des Pays-Bas par la
société de participation, dont l’objectif premier est de démolir
méthodiquement et patiemment l’édifice social hérité de l’État
providence. En ce sens la réforme, dans un contexte plus large de
retrait de l’État-providence et de privatisations à outrance de
l’appareil public, crée de nouvelles divisions sociales implicites
entre les citoyens engagés, actifs et compétents et ceux qui ne le
sont pas. Il s’agit d’un retour simpliste et grossier de la
pensée ultra-réactionnaire de victimisation des pauvres, confortée
par une réelle stigmatisation des «_assistés_» sociaux,
propagande orchestrée par l’État, opérant une catégorisation
entre groupes sociaux « méritants », groupes «_non méritants »
et groupes non grata au sein de la nouvelle société participative
qui leur assigne, leur dédie, les organisent spatialement dans la
cité. Pour y parvenir au mieux, ou mieux qu’auparavant, la société
de participation néolibérale laisse se fabriquer des nouvelles
communautés intentionnelles, co-auto-gestionnaires ou
participantes, elles-mêmes identifiées à des zones de quartiers, à
des réseaux de sociabilité et à des canaux de représentation qui
fractionnent la cité elle-même décentralisée en une sorte de
confédération de quartiers, ou d’aires d’influence, parsemées
ou clairsemées à présent de structures para-étatiques suppléant
le manque ou l’absence d’équipements publics, c'est-à-dire le
retrait d'un ensemble d'instances de socialisation et d’intégration.
La société de participation divise les cités en « fiefs »
coalisés ou ennemis est une des formes volontaristes les plus
évoluées de division sociale de l'espace. Daniel Bensaïd écrivait
à ce propos :
« Les antagonismes sociaux et les divisions spatiales sont activement reproduites par la puissance de différenciation inégalitaire du capital. Les loyautés et allégeances locales et tribales tendent même à se renforcer sous l’effet d’une d’une atomisation sociales accrue. La solidarité des classes dominées tend alors à se dissoudre dans une série d’intérêts communautaires géographiquement fragmentés, aisément manipulables par les pouvoirs de la bourgeoisie ou exploitables par la logique néo-libérale de pénétration marchande.»Cités interdites, novembre 2008.
Cette
hiérarchisation de l’espace de la cité entre groupes sociaux,
héritée, actée, ou le plus souvent en cours de transformation
n'est pas acquise une fois pour toute, les choses ne sont pas figées
mais elles évoluent d’un état stationnaire à un autre,
dépendant in fine, au-delà de la prétention de la cité Iamsterdam
de reconfigurer son espace vital, des fluctuations de l’économie
du royaume, qui interviennent directement sur le degré de résistance
ou de passivité des citoyens, et notamment sur les classes
intermédiaires, dont le rôle est fondamental dans les processus de
transformation de la ville héritée en devenir. Car c’est
également l'aspiration de ces classes, de s’en-petit-bourgeoiser,
et pas seulement à la demande des riches élites, que la stratégie
urbaine néolibérale doit fondamentalement sa réussite en termes de
(re)valorisation spatiale. L'importance des stratégies individuelles
liées aux choix du mode de vie, résidentiel, qui n'échappent pas
aux fluctuations et contraintes économiques, ce monde des "petites
décisions", par leur agrégat et leur organisation
néo-communautaire finissent par configurer les espaces urbains,
selon des tempos différents, qui tantôt résistent, tantôt
favorisent la gentrification.
La
division spatiale est «_flexible_», est un processus en perpétuel
mouvement en train de se faire et toujours recommencé_: l’exemple
d’Airbnb est à cet égard éloquent, qui prive désormais les
classes moyennes l’accès à certains quartiers et agît sur le
marché de l’immobilier, sans pour autant être un mouvement
durable car la municipalité dispose des moyens légaux pour
contrarier le fulgurant développement de la firme milliardaire, qui
soulignons-le, est bien porté par les classes intermédiaires en
particulier, en contre point de toutes les programmations
institutionnelles. Il en est de même pour les «_locations_»
temporaires des agences anti-kraak dont le développement exponentiel
perturbe également, d’une autre manière, les prévisions des
planificateurs, en favorisant au mieux la spéculation. Là encore,
la cité est fabriquée non intentionnellement par d’autres acteurs
qui parfois surgissent à l’improviste, et qui peuvent générer
des effets urbains aux conséquences dramatiques, atténuées ou non
par le politique.
La
« Revanchist Society » est à l’oeuvre à Iamsterdam, c’est
elle qui mène l’offensive générale pour se réapproprier à la
fois la ville et démolir simultanément les avancées sociales jadis
concédées, et elle n’épargne pas les classes intermédiaires, au
contraire même, victimes consentantes n’opposant aucune résistance
digne de ce nom_; sinon par le vote radical, mais les résultats des
législatives de 2017 témoignent même de leur consentement_; comme
d’ailleurs la liesse populaire acclamant joyeusement le
couronnement du nouveau roi en 2013_: le temps des grandes émeutes
perturbant de telles cérémonies royales est loin, le temps de la
contestation est passé ; et effacé_: la station de métro
Nieuwmarkt présente aujourd’hui un état d'abandon, vestige d’une
résistance passée, symbole d’une lutte héroïque, qu’il s’agit
d'oublier. Perdure toutefois le squat, et encore_: en moyenne une
occupation illégale par mois à Iamsterdam, contre, ne chicanons
pas, une par jour dans les bons mois de l’âge d’or…
Au
final, au sein de la Revenchard City de Neil Smith, jamais autant LE
DROIT A LA VILLE d’Henri Lefebvre ne s’est aussi bien appliqué,
dans les deux sens du terme, mais réservé quasi exclusivement aux
élites, les oligarchies possédante et politique (Iamsteram comme
playground for hard-edged neoliberalism, selon Justus Uitermark), qui
effectivement s’arrogent les droits de disposer de la cité, de la
fabriquer selon leurs propres besoins, lois et logiques économiques_;
pour y parvenir affirme Peter Marcuse, ils peuvent légalement, donc
:
« eliminating
some rights for those that do: the right to dispossess others, to
exploit, to dominate, to suppress, to manipulate the conduct of
others », entre autres.
EPILOGUE
Les experts prospectifs, les futurologues, à la solde des Etats, s’appliquent, depuis longtemps, à anticiper, prévoir des futurs possibles souhaitables ou des scénarios catastrophes et leurs conséquences territoriale et urbaine. Ces programmes d’études prospective pour les plus crédibles commandités autant par les grandes institutions mondiales que les gouvernements nous fournissent ainsi une littérature monumentale (sans compter la littérature science-fictionnelle). Y figure, naturellement, la société de participation du type néerlandais qui a bien été inscrite comme un horizon possible décliné en plusieurs scénarios établis sur le long terme, catastrophique ou euphorique. Plusieurs des plus pessimistes avaient anticipé la dégradation des finances publiques et le sécessionnisme de communes aisées refusant de prendre en charge le coût des équipements collectifs ayant comme conséquences d’une part, des infrastructures d’accès aux espaces socialement privilégiés, rentables, performantes et gérées par des opérateurs privés, et d’autre part, des infrastructures para-publiques de proximité dégradées au sein des quartiers populaires_; quelques grandes villes hyper-gentrifiées accueilleraient l’élite mobile transnationale, les retraités aisés mais aussi la classe des nouveaux esclaves, l’armée de travailleurs pauvres et précarisés des services à la personne, du tourisme de luxe, des transports, de la logistique, etc. Ce type de scénario est déjà bien amorcé au royaume des Pays-Bas_; le plus long terme est intéressant car les prospectivistes prévoient rien de moins, des espaces de relégation, des villes et leur territoire en général en bordure lointaine des mégapoles, là où devrait s'effectuer une égalisation sociale par le bas, propice à une remobilisation et à la redéfinition du contrat social local, engendrant à terme la naissance de nouveaux mouvements politiques visant à organiser localement la «_déglobalisation_»_; des mouvements alternatifs dominants les équilibres politiques de certaines villes déclassées, s’ingéniant à réinventer les manières de vivre, produire, consommer et d’habiter la ville ; ils prévoient la généralisation de l’engagement associatif et celle d’une économie axée sur les interconnaissances de proximité et l’ancrage local : formes d’entreprises autogérées, coopératives maraîchères et artisanales opérant sur la base de circuits courts, économie de troc, etc. Bref, ce type de scénarios – évoqué dans à peu près toutes les études de prospective concernant les pays post-industrialisés – imagine une société duale sur fond de fragmentation sociale, de ruptures et de processus d’exclusion, de dé-cohésions sociale et territoriale, dont les conséquences pourraient ainsi décomposer les pays en archipels communautaires [1].
Une
vision d’avenir déjà théorisée, également, par plusieurs
grandes figures du camp alternatif_: John Holloway, Bolo'Bolo, pour
les plus célèbres, voire Le comité invisible, etc, - pour ne
citer qu'eux - et Hakim Bey qui parle de zones libérées
temporaires, «_en marge des laideurs sociales_», évoquée comme
étant_:
«_une prolifération décentralisée de modes de vie expérimentaux, [...] enclaves indépendantes spécialisées dans le piratage de données, enclaves socio-démocrates vertes, enclaves Zéro-travail, zones anarchistes libérées, etc._»
Ou
bien, selon l'anthropologue et militant anarchiste américain (figure
de proue d'Occupy Wall Street), théoricien de la pensée libertaire,
David Graeber (qui manifestement ne connaît pas l'expérience de
Marinaleda) :
« Des bulles d’autonomie temporaires doivent peu à peu se transformer en communautés libres permanentes. Mais pour cela, ces communautés ne peuvent pas exister dans un isolement complet ; elles ne peuvent pas non plus entretenir une relation de pur affrontement avec tous ceux qui l’entourent. Elles doivent réussir, d’une manière ou d’une autre, à collaborer avec les systèmes économiques, sociaux ou politiques plus vastes qui les entourent. C’est la question la plus épineuse, parce que ceux qui ont opté pour un modèle d’organisation radicalement démocratique ont beaucoup de mal à s’intégrer sérieusement dans des structures plus larges sans contraindre leurs principes fondateurs à d’innombrables compromis.»
Direct Action ; An Ethonography. 2009.
Ainsi
autant les idéaux des révolutionnaires autonomistes que les
prospectives des experts néolibéraux se donnent un presque même
horizon organisationnel, un sécessionnisme social territorial_: des
zones en partie libérées du capitalisme et autonomes pour les
premiers, des aires de relégation ou de survie pour les seconds. Et
presque tous s’accordent, avec certes d’infinies variations, sur
les grandes potentialités des territoires ruraux, ou péri-péri
urbains, en marge des grandes villes_: ce serait donc, un retour de
l’idéologie anti-urbaine, d'une_contre-urbanisation internationale
forcée ou imposée et durable, au contraire d'un même phénomène
s'étant déroulé autour de 1968 de migration hippie choisie et
idéalisée mais éphémère.
Modèle
théorique d'archipel alternatif qui existe déjà (sans évoquer
ici les Zones à Défendre - ZAD) en Espagne depuis une trentaine
d'années, au sein de la commune républicaine «_marxiste_» rurale
de Marinaleda (sur le modèle lointain des premiers kibboutz
socialistes), ou dans sa plus grande complétude au Chiapas mexicain,
et qui, peut-être, un jour, sera celui des révolutionnaires, des
mouvements radicaux anarchistes de l’Europe, pour qui la grande
ville n'est - ou ne sera - plus leur cible et centre d’intérêt,
mégapole abandonnée - pour un temps ou non, selon leurs théories
ou leurs ambitions - aux redoutables forces du capitalisme et à sa
promptitude à dégénérer les alternatives ennemies_; abandonnée
comme l’est l’idéal du Grand soir, d’un mouvement populaire
capable, ou susceptible de renverser le pouvoir, dont parle Guy
Debord :
« Nous sommes séparés du mouvement ouvrier dégénéré, et des intellectuels qui sont à son service avec les armes de classe de la culture bourgeoise. Nulle part on ne diffuse une pensée, un goût, une morale révolutionnaire. Mais l’équilibre actuel ne pourra pas définitivement intégrer les forces déclenchées par le progrès technique, dont un nouveau tournant décisif s’est amorcé. Pas plus qu’il ne saura pleinement employer ces puissances disponibles, le capitalisme, avec ses variantes, en dépit de ses ruses pour le dressage d’un prolétariat consommateur, ne saura abolir la réalité de l’exploitation. Le mouvement révolutionnaire se reformera, et nous croyons que nos positions y participent.» Constant et la voie de l’urbanisme unitaire, janvier 1959.
Ou
bien Michel Foucault :
« Les soulèvements appartiennent à l'histoire. Mais, d'une certaine façon, ils lui échappent. Le mouvement par lequel un homme seul, un groupe, une minorité ou un peuple tout entier dit : 'Je n'obéis plus', et jette à la face d'un pouvoir qu'il estime injuste le risque de sa vie - ce mouvement me paraît irréductible. Parce qu'aucun pouvoir n'est capable de le rendre absolument impossible : Varsovie aura toujours son ghetto révolté et ses égouts peuplés d'insurgés. Et parce que l'homme qui se lève est finalement sans explication ; il faut un arrachement qui interrompt le fil de l'histoire, et ses longues chaînes de raisons, pour qu'un homme puisse, réellement, préférer le risque de la mort à la certitude d'avoir à obéir.»
Inutile de se soulever ? Le Monde, no 10661, 11- 12 mai 1979.
[1]
Phénomène existant d'ores et déjà aux Pays-Bas : la région
rurale ouest de la Zélande jusqu'aux provinces d'Overijssel et
d'Utrecht, est considérée comme la «_Bible Belt_» européenne
(Bijbelgordel), le fief du parti politique réformé (Staatkundig
Gereformeerde Partij protestants ultra-conservateurs), qui entre
autres abominations, fût interdit aux femmes (comme leur droit de
vote), qui s'oppose à l'homosexualité, l'avortement et aux
rapports sexuels avant le mariage, à la vaccination, etc., mais fervent
défenseur de la peine de mort. La doctrine du parti s’affirme
fortement inspirée par la Bible. L’article 1er du programme
de principes du SGP énonce l'objectif de la mise en place
d’un « gouvernement de notre peuple reposant intégralement sur
l’ordre divin
révélé par les Saintes Écritures ». Les protestants orthodoxes
disposent de leurs propres écoles, leurs propres journaux, leur
propre mouvement de jeunesse, etc., et comptent nombre d'élus
municipaux et à l'assemblée.
LABORATOIRE URBANISME INSURRECTIONNEL
yul akors
Septembre 2017
Edition n° 1
La brochure au format PDF- 500 pages 168 MO - est disponible
ICI (via google drive sécurisé)
SOURCES
PROVO
KABOUTER KRAKER
Jaap
Draaisma
Les
squats aux Pays-Bas depuis 1945
avril
2010
http://multitudes.samizdat.net
Eric
Duivenvoorden
Een
voet tussen de deur - Geschiedenis van de kraakbeweging 1964 - 1999
Histoire
du mouvement des squatters 1964-1999
2000
Internationaal
Instituut voor Sociale Geschiedenis
http://www.iisg.nl/index-nl.php
Christian
Lindner
Squats
en liberté
http://www.cafebabel.fr/article/17856/squats-en-liberte.html
Yves
Fremion
Les
Provos, 1965-1967
Matériaux
pour l'histoire de notre temps.
1988
NEOLIBERAL
CITY
Neil
Smith
The
New Urban Frontier : Gentrification and the Revanchist City
1996
New
urbanism, new globalism : gentrification as global urban strategy
Antipode,
34
2002
Willem
Schinkel
The
Continuation of the City by Other Means
in
: 2030: War Zone Amsterdam/ Imaging the Unimaginable
Open
2009 n° 18
BAVO
Urban
Politics Now, Re-Imagining Democracy in the Neoliberal City
Ouvrage
collectif
2007
www.bavo.biz
Actiegroep
De Vrije Ruimte
http://www.vrijeruimte.nl/main.php
Merijn
Oudenampsen
From
social engineering to spatial engineering
2014
Wouter
VAN GENT
Amsterdam
condamnée à la densification
Constructif
n° 35, 2013
Noémie
Houard
Le
logement social aux pays-bas. Vers la fin de la logique universaliste
de
l’état-providence ?
Revue
de l'OFCE, 2013
SOCIETE
DE PARTICIPATION
Justus
Uitermark
Longing
forWikitopia: The study and politics of self-organisation
Urban
Studies Journal
2015
http://www.justusuitermark.nl/
PHOTOS
& ILLUSTRATIONS
Nationaal
Archief
http://www.gahetna.nl
Gemeente
Stadsarchief Amsterdam
https://www.amsterdam.nl/stadsarchief
Algemeen
Nederland Persbureau
http://www.anp-archief.nl
Hans
foto
https://hansfoto.wordpress.com
Two
or Three Things I Know About Provo
http://2or3things.tumblr.com
PROVO
images
http://provo-images.info/provo.html
Alan
Smart
Rules
for Breaking In
http://www.arpajournal.net
Documentaire
Joost
Seelen
De
stad was van ons (La Ville était à Nous)
1996
1:35:00
(néerlandais sous-titrage anglais)
http://www.documentairenet.nl/review/de-stad-was-van-ons/
Tino
Buchholz
The
Struggle for affordable Space in Amsterdam
2011
(English, 55min)
https://vimeo.com/49254956
LIENS
SPOK
https://speculanten.nl
Radar
https://radar.squat.net/en/events/city/Amsterdam
fucking good !
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