Soixante-quinzième anniversaire de la Quatrième Internationale
Par David North
11 septembre 2013
Il y a soixante-quinze ans, le 3 septembre 1938, la Quatrième Internationale est fondée lors d’une conférence tenue en périphérie de Paris. Les travaux de la conférence doivent être achevés en une journée en raison des conditions de sécurité précaires. Pendant les douze mois qui précèdent la conférence, le mouvement trotskyste est attaqué sans relâche. Bien qu’en exil au Mexique, Léon Trotsky est considéré par le régime stalinien en Union soviétique comme l’adversaire politique le plus dangereux. Staline est déterminé à détruire le mouvement international que Trotsky a créé au cours de la décennie qui a suivi son expulsion du Parti communiste de l’Union soviétique en 1927, puis de l’URSS en 1929.
En septembre 1937, le secrétaire politique de Trotsky, Erwin Wolf, est assassiné en Espagne par des agents de la Guépéou (GPU), la police secrète soviétique. Le même mois, Ignace Reiss, un agent de la Guépéou qui a fait défection et déclaré sa loyauté à la nouvelle Internationale fondée par Trotsky, est à son tour assassiné à Lausanne, en Suisse. En février 1938, Léon Sedov, le fils aîné de Trotsky – et son représentant politique le plus important en Europe – est lui aussi assassiné par la Guépéou à Paris. Et en juillet 1938, six semaines seulement avant la tenue de la conférence de fondation, Rudolf Klement – chef du Secrétariat international du mouvement, est enlevé de son appartement à Paris et assassiné.
Sedov, Wolf et Klement sont élus présidents d’honneur de la conférence, et le trotskyste français Pierre Naville informe les délégués qu’«en raison de la mort tragique de Klement, il n’y aura pas de rapport formel; Klement a préparé un rapport écrit détaillé qui devait être distribué, mais celui-ci a disparu avec le reste de ses papiers. Le présent rapport ne sera donc qu’un résumé.»
Les conditions infernales dans lesquelles se tient la conférence reflètent la situation politique à laquelle fait alors face la classe ouvrière internationale. Les régimes fascistes se maintiennent au pouvoir en Allemagne et en Italie. L’Europe vacille au bord de la guerre. L’infâme conférence de Munich au cours de laquelle les impérialismes britannique et français livrent la Tchécoslovaquie à Hitler, avec l’assentiment du gouvernement capitaliste à Prague, se tient quelques semaines plus tard. La révolution espagnole, après avoir été trompée et trahie par ses dirigeants staliniens et anarchistes, approche rapidement de la défaite après plus de deux années de guerre civile. En France, le gouvernement du Front populaire de 1936 à 1938 a tout fait en son pouvoir pour démoraliser politiquement la classe ouvrière. En Union soviétique, la terreur déclenchée par Staline en 1936 a anéanti la quasi-totalité de la génération des vieux bolcheviks. Enfin, les trahisons des staliniens et des sociaux-démocrates ont saboté l’unique moyen par lequel le déclenchement d’une seconde guerre mondiale impérialiste peut être évité – à savoir une révolution socialiste de la classe ouvrière.
La principale tâche des délégués présents à la conférence de fondation est l’adoption d’un document rédigé par Léon Trotsky intitulé L’Agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale. La phrase d’ouverture de ce document est l’une des plus importantes et profondes des annales de la littérature politique. Elle se lit comme suit: «La situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat.»
Avec ces mots, Trotsky résume non seulement la situation telle qu’elle est en 1938, mais aussi le problème politique central de l’histoire moderne. Les conditions objectives permettant le remplacement du capitalisme par le socialisme – à savoir le développement international des forces productives et l’existence d’une classe révolutionnaire – sont bien présentes. Mais la révolution n’est pas le simple résultat automatique de conditions économiques objectives. Il faut aussi l’intervention politique consciente de la classe ouvrière dans le processus historique, sur la base d’un programme socialiste et armée d’un plan stratégique clairement élaboré. La politique révolutionnaire de la classe ouvrière ne peut être moins consciente que les politiques contre-révolutionnaires de la classe capitaliste qu’elle cherche à renverser. C’est là que réside l’importance historique du parti révolutionnaire.
Mais le rôle décisif du parti révolutionnaire, démontré positivement en octobre 1917 en Russie par le renversement de la classe capitaliste et l’établissement du premier État ouvrier de l’histoire par la classe ouvrière russe sous la direction du Parti bolchevik de Lénine et de Trotsky, est confirmé par la négative lors des défaites des années 1920 et 1930. Une série de possibilités révolutionnaires est alors perdue à la suite des politiques erronées, puis des trahisons délibérées menées par les partis de masse sociaux-démocrates et communistes (staliniens) qui recueillent l’allégeance de la classe ouvrière.
La faillite politique et le rôle réactionnaire des partis sociaux-démocrates de la IIe Internationale sont mis à nu dès 1914, quand ils répudient leur programme internationaliste pour soutenir les politiques de guerre de leurs classes dirigeantes nationales respectives. L’Internationale communiste (ou IIIe Internationale) est ensuite formée à la suite de la Révolution d’Octobre, en opposition aux trahisons de la social-démocratie.
Mais la croissance de la bureaucratie étatique en Union soviétique et la dégénérescence politique du Parti communiste russe ont des conséquences profondes pour l’Internationale communiste. En 1923, l’Opposition de gauche est formée sous la direction de Trotsky pour lutter contre la bureaucratisation du Parti communiste russe. Mais la bureaucratie, qui trouve en Staline un interlocuteur privilégié pour la défense de ses intérêts et de ses privilèges, riposte violemment contre ses opposants marxistes. En 1924, Staline et Boukharine proclament le programme du «socialisme dans un seul pays» qui répudie le programme de l’internationalisme socialiste – c’est-à-dire de la révolution permanente, sur lequel Lénine et Trotsky ont fondé la conquête du pouvoir bolchevik en octobre 1917. Le programme de Staline et de Boukharine fournit une justification théorique antimarxiste pour la subordination pratique des intérêts de la classe ouvrière internationale aux intérêts nationaux de la bureaucratie soviétique.
L’impact de cette révision fondamentale de la théorie marxiste sur la pratique de la IIIe Internationale et ses partis associés est catastrophique. Au cours des années 1920, les dirigeants des sections nationales de l’Internationale communiste qui ne s’alignent pas sur les diktats de Moscou sont limogés par la bureaucratie et remplacés par des délégués conformistes et incompétents. Désorientés par les politiques formulées par Staline – qui voit de plus en plus ouvertement la IIIe Internationale non pas comme le parti de la révolution socialiste mondiale, mais plutôt comme un instrument de la politique étrangère de l’Union soviétique – les partis communistes vont d’une catastrophe à l’autre. La défaite de la grève générale de 1926 en Grande-Bretagne puis, un an plus tard, de la révolution chinoise, sont des jalons essentiels dans la dégénérescence de la IIIe Internationale.
Exilé en Asie centrale à Alma Ata en 1928, Trotsky écrit sa Critique du programme de l’Internationale communiste à la veille du Sixième congrès de l’organisation. Ce document explique en détail les causes théoriques et politiques de la défaite subie par les partis communistes au cours des cinq années précédentes. La principale cible de la critique de Trotsky est la théorie de Staline et de Boukharine du «socialisme dans un seul pays», il écrit alors :
«À notre époque, qui est l’époque de l’impérialisme, c’est-à-dire de l’économie mondiale et de la politique mondiale dirigées par le capitalisme, pas un seul Parti communiste ne peut élaborer son programme en tenant essentiellement compte, à un plus ou moins haut degré, des conditions et tendances de son développement national. Cette constatation est aussi pleinement valable pour le parti exerçant le pouvoir dans les limites de l’U.R.S.S. Le 4 août 1914 sonna et pour toujours le glas de tous les programmes nationaux. Le parti révolutionnaire du prolétariat ne peut se fonder que sur un programme international correspondant au caractère de l’époque actuelle, l’époque de l’apogée et de l’effondrement du capitalisme. Un programme international communiste n’est en aucun cas une addition de programmes nationaux ou encore un amalgame de leurs caractères communs. Le programme international doit procéder directement d’une analyse des conditions et des tendances de l’économie mondiale et du système politique mondial dans leur ensemble dans tous ses rapports et dans toutes ses contradictions, c’est-à-dire avec l’interdépendance antagoniste de ses différentes parties. À l’époque actuelle, bien plus que par le passé, l’orientation nationale du prolétariat ne doit et ne peut que provenir de l’orientation mondiale et non l’inverse. C’est en cela que réside la différence fondamentale et primaire entre l’internationalisme communiste et toutes les variétés de socialisme national.»
Il est important de rappeler que l’accent accordé par Trotsky sur la primauté d’une orientation mondiale ne découle pas simplement de considérations théoriques générales, mais de l’analyse qu’il avait développée en 1923-1924 quant aux implications globales de l’émergence des États-Unis comme principale puissance impérialiste.
Trotsky se voit interdire, bien sûr, d’assister aux sessions de l’Internationale communiste. Ses écrits sont déjà interdits à l’intérieur de tous les partis communistes. Cependant, à cause d’un incident fortuit, la Critique du programme de l’Internationale communiste de Trotsky est traduite en anglais et aboutit entre les mains de James P. Cannon qui assiste au sixième congrès en tant que délégué du Parti communiste américain. Convaincu de la justesse de la Critique du programme de l’Internationale communiste de Trotsky, Cannon, avec l’aide du délégué canadien Maurice Spector, sort clandestinement le document d’Union soviétique. Sur la base de l’analyse présentée dans la Critique du programme de l’Internationale communiste, Cannon – rejoint par Max Shachtman, Martin Abern et plusieurs autres membres importants du Parti communiste – commence à lutter pour défendre les idées de Trotsky à l’extérieur de l’Union soviétique. Très vite expulsés du Parti communiste, Cannon et Shachtman forment la Communist League of America qui joue un rôle essentiel dans l’émergence de l’Opposition de gauche internationale.
Lors de sa formation en 1923, l’objectif de l’Opposition de gauche est de réformer le Parti communiste sur la base du programme de l’internationalisme révolutionnaire, et de relancer un débat ouvert au sein du Parti en conformité avec les principes du centralisme démocratique. Avec la création de l’Opposition de gauche internationale, qui gagne rapidement des adhérents dans le monde entier, Trotsky cherche alors à réformer l’Internationale communiste. Tant qu’il semble encore possible de renverser les politiques désastreuses de Staline en développant l’opposition au sein du Parti communiste de l’Union soviétique et de la IIIe Internationale, Trotsky s’abstient de lancer tout appel pour la création d’une nouvelle Internationale.
La situation en Allemagne entre 1930 et 1933 pèse lourd dans les raisonnements de Trotsky. Avec l’effondrement de l’économie allemande au lendemain du krach de Wall Street de 1929, le Parti national-socialiste (nazi) de Hitler émerge comme une force de masse. L’arrivée ou non d’Hitler au pouvoir dépend des politiques des deux organisations de masse de la classe ouvrière allemande, à savoir le Parti social-démocrate (SPD) et le Parti communiste (KPD), ces deux partis recueillant l’allégeance de millions de travailleurs allemands et ayant le pouvoir de vaincre les nazis.
Exilé en 1929 à Prinkipo, une île au large des côtes de la Turquie, Trotsky écrit abondamment, analysant la crise allemande et appelant à une action unie des deux partis de la classe ouvrière pour arrêter la marche d’Hitler vers le pouvoir. Mais le SPD, inféodé à l’État bourgeois et opposé à toute action politique indépendante de la classe ouvrière, ne tolère pas même une lutte défensive contre les nazis. Pour ce parti, le sort de la classe ouvrière allemande doit, au contraire, être laissé entre les mains des politiciens bourgeois corrompus et criminels du régime de Weimar qui complotent pour mettre Hitler au pouvoir. En ce qui concerne le KPD, ce parti adhère aveuglément à la définition de la social-démocratie dictée par Moscou, comme étant «social-fasciste» – c’est-à-dire l’équivalent politique du parti nazi. Les staliniens rejettent l’appel de Trotsky pour un Front uni du KPD et du SPD contre Hitler. Dans un pronostic politique qui doit être compté parmi les erreurs de calcul les plus désastreuses de l’histoire, les staliniens – justifiant leur passivité – proclament qu’une victoire nazie serait bientôt suivie par une révolution socialiste qui mettrait le Parti communiste au pouvoir. Le slogan stalinien est: «Après Hitler, c’est nous».
Le dénouement tragique survient le 30 janvier 1933. Nommé chancelier par le président âgé von Hindenburg, Hitler arrive au pouvoir légalement, sans coup férir. Tant le SPD que le KPD, des organisations fortes de millions de membres, ne font rien pour s’opposer à la victoire des nazis. Quelques jours plus tard, les nazis, disposant maintenant du contrôle de l’appareil d’État, mettent en mouvement leur règne de terreur. En quelques mois, le SPD, le KPD, les syndicats et toutes les organisations ouvrières de masse sont détruits. Le long cauchemar de douze ans, qui allait coûter des millions de vies, y compris celle de la grande majorité des Juifs d’Europe, vient alors de commencer.
Trotsky attend plusieurs mois après l’accession de Hitler au pouvoir pour voir si la catastrophe allemande provoque des protestations et de l’opposition à l’intérieur de ce qui reste du KPD et dans les rangs de la IIIe Internationale. Mais c’est le contraire qui se produit, les organisations staliniennes tant en Allemagne que dans l’Internationale réaffirmant la justesse de la ligne politique dictée par la bureaucratie soviétique.
Le résultat en Allemagne convainc alors Trotsky qu’il n’y a plus la moindre possibilité de réformer l’Internationale communiste. Par conséquent, en juillet 1933, il lance un appel public pour la formation de la Quatrième Internationale. Ce changement fondamental de politique à l’égard de la IIIe Internationale mène Trotsky à une autre conclusion. S’il n’est plus possible de réformer l’Internationale communiste, la perspective d’une réforme du Parti communiste de l’Union soviétique n’est donc également plus valable. Un changement des politiques du régime stalinien exige donc son renversement. Cependant, comme ce renversement aurait pour but de défendre plutôt que de remplacer les rapports de propriété étatisés établis à la suite de la Révolution d’Octobre 1917, la nouvelle révolution préconisée par Trotsky devrait être politique plutôt que sociale.
Les événements de 1933 à 1938 confirment la justesse du nouveau cours de Trotsky. Dans les cinq années suivant la conquête du pouvoir par Hitler, le régime stalinien devient la force contre-révolutionnaire la plus dangereuse au sein du mouvement ouvrier international. Les défaites causées par les politiques de la bureaucratie du Kremlin ne sont plus le résultat d’erreurs, mais, plutôt, de politiques conscientes. Le régime stalinien craint maintenant que le succès de la révolution sociale dans un autre pays n’inspire un regain de la ferveur révolutionnaire de la classe ouvrière soviétique.
Tandis que Trotsky travaille systématiquement à la création officielle de la Quatrième Internationale, il rencontre deux formes principales d’opposition.
La première provient de tendances et d’individus refusant de tirer des conclusions de principe de l’expérience internationale de la lutte des classes et des trahisons du stalinisme et de la social-démocratie. Tout en exprimant leur sympathie et parfois même leur accord avec un aspect ou l’autre de l’analyse de Trotsky, ils se refusent néanmoins de s’engager, tant eux que leurs organisations, dans la lutte pour une nouvelle Internationale révolutionnaire. En effet, ces tendances, que Trotsky désigne comme «centristes», cherchent à trouver un équilibre sûr entre la révolution et la contre-révolution. Leurs manœuvres politiques sans principes dissimulent soigneusement des calculs opportunistes. Ils sont en effet déterminés à empêcher tout programme et principes internationalistes de contrecarrer leurs tactiques nationales. Les partis illustrant le mieux cette forme d’opportunisme national sont le Parti socialiste ouvrier (SAP) allemand, le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) espagnol, et l’Independent Labour Party (ILP) britannique. Ce dernier, dirigé par Fenner Brockway (plus tard Lord Brockway), joue un rôle majeur dans la création du Bureau de Londres.
Le second argument avancé contre la formation de la Quatrième Internationale est que sa proclamation est prématurée. Une Internationale, affirment les partisans de cette position, ne peut naître que de «grands événements». Par cela, ils entendent une révolution victorieuse. Lors de la conférence de fondation, cette position est défendue par un délégué polonais, identifié dans le procès-verbal sous le nom de Karl, qui fait valoir qu’une nouvelle Internationale ne peut être créée que dans une période de «soulèvements révolutionnaires». Les conditions de «désagrégation et de dépression» intenses sont «des circonstances tout à fait défavorables pour la proclamation de la Quatrième Internationale». Le délégué soutient que «les forces constituant la Quatrième Internationale sont de petite taille, totalement disproportionnée par rapport à leur mission», et qu’«il est donc nécessaire d’attendre un moment favorable et de ne pas agir de façon hâtive».
Rédigeant le document fondateur de la Quatrième Internationale, Trotsky prévoit les arguments du délégué polonais :
«Les sceptiques demandent: mais le moment est-il venu de créer une nouvelle Internationale? Il est impossible, disent-ils de créer une Internationale "artificiellement"; seuls de grands événements peuvent la faire surgir, etc., etc. Toutes ces objections démontrent seulement que des sceptiques ne sont pas bons à créer une nouvelle Internationale. En général, ils ne sont bons à rien.
«La IVe Internationale est déjà surgie de grands événements: les plus grandes défaites du prolétariat dans l’Histoire. La cause de ces défaites, c’est la dégénérescence et la trahison de la vieille direction. La lutte des classes ne tolère pas d’interruption. La Troisième Internationale, après la Deuxième, est morte pour la révolution. Vive la IVe Internationale!»
En octobre 1938, Trotsky enregistre un discours dans lequel il salue, avec émotion évidente, la fondation de la Quatrième Internationale.
«Chers amis, nous ne sommes pas un parti comme les autres. Notre ambition n’est pas seulement d’avoir plus d’adhérents, plus de journaux, plus d’argent en caisse, plus de députés. Il nous faut tout cela, mais ce ne sont que des moyens. Notre objectif, c’est la libération, matérielle et spirituelle, totale des opprimés et des exploités par la révolution socialiste. Personne d’autre que nous ne la préparera ni ne la dirigera.
«Les vieilles internationales – la IIe, la IIIe, celle d’Amsterdam et nous y ajouterons le Bureau de Londres – sont totalement pourries. Les grands événements qui vont s’abattre sur l’humanité ne laisseront pas pierre sur pierre de ces organisations moribondes. Seule la IVe Internationale regarde l’avenir avec confiance. Elle est le parti mondial de la révolution socialiste! Il n’y a jamais eu sur cette terre de tâche plus grandiose. Sur chacun de nous repose une immense responsabilité historique.»
Avec une perspective de trois quarts de siècle, il est possible de juger si l’histoire a donné raison à l’appréciation de Trotsky. Que reste-t-il des vieilles organisations staliniennes, sociales-démocrates et centristes dont le naufrage politique avait été annoncé par Trotsky? La IIe Internationale n’est plus qu’un centre d’opérations et de complots antiouvriers dirigés par la CIA et diverses autres agences de renseignement étatiques. La IIIe Internationale a été officiellement dissoute par Staline en 1943. Les partis staliniens de partout dans le monde ont continué à orbiter autour de la bureaucratie du Kremlin pendant plusieurs décennies, jusqu’à ce que la dissolution de l’URSS en 1991 les balaie dans la poubelle de l’histoire.
Nul besoin d’exagérer. Oui, le Parti communiste russe, bien que de taille énormément réduite, existe toujours. Il participe à des manifestations à Moscou aux côtés des nationalistes et des fascistes russes, brandissant ses pancartes à l’effigie de Staline aux côtés de bannières ornées de la croix gammée. Et oui, il est vrai que le «Parti communiste» détient le pouvoir en Chine, où il préside la deuxième plus grande économie capitaliste au monde et un régime d’État policier garantissant que les superprofits extraits de la classe ouvrière sont bien transférés aux sociétés transnationales des États-Unis et d’Europe.
La Quatrième Internationale est la seule organisation révolutionnaire qui a navigué avec succès les écueils et les rapides d’une période aussi longue dans l’histoire. Certes, elle a connu des luttes politiques intenses et des scissions. Ces conflits internes reflètent les vicissitudes de la lutte des classes face à des conditions socio-économiques internationales en constante évolution et à un réalignement des forces sociales – non seulement au sein de la classe ouvrière, mais aussi entre les différentes couches de la classe moyenne – sous l’impact de ces changements.
Les cyniques politiques, qui fermentent en abondance dans les émanations putrides provenant des cercles universitaires de pseudo-gauche et d’ex-gauchistes adorent montrer du doigt les scissions au sein de la Quatrième Internationale. Ces personnes, qui se soumettent en silence aux crimes des partis capitalistes auxquels ils donnent leur vote année après année, ne comprennent rien à la dynamique de classe de la politique. Ils ne peuvent pas plus comprendre sur le plan personnel pourquoi quelqu’un, quelque part, puisse mener une lutte politique déterminée et sans compromis sur des questions de principe.
Quinze ans après la fondation de la Quatrième Internationale, en novembre 1953, l’émergence d’une tendance pro-stalinienne a conduit à une scission dans laquelle les questions fondamentales d’orientation de classe, de perspective historique, de politique et de stratégie étaient présentes. La pression combinée d’une nouvelle stabilisation du capitalisme dans l’Après-guerre, l’influence politique toujours immense de la bureaucratie stalinienne, et la conscience politique grandissante d’une classe moyenne en pleine croissance a trouvé son expression dans le développement d’une nouvelle forme d’opportunisme. Ce nouvel opportunisme, le pablisme (nom dérivé de son représentant le plus connu, Michel Pablo), rejetait la caractérisation de la bureaucratie soviétique et du stalinisme de Trotsky comme étant contre-révolutionnaire. Le pablisme prévoyait la réalisation du socialisme dans le cadre d’un processus qui devait se dérouler sur plusieurs siècles, au moyen de révolutions menées par la bureaucratie et les partis staliniens qui y étaient affiliés. Cette tendance opportuniste a même suggéré qu’une guerre nucléaire mondiale créerait les conditions pour la victoire de la révolution socialiste. La théorie pabliste attribuait également des capacités révolutionnaires démenties par Trotsky à de nombreux mouvements radicaux nationaux et petits-bourgeois, en particulier dans les pays coloniaux et le «Tiers-Monde».
Le contenu essentiel de la révision pabliste de la théorie marxiste et de la perspective trotskyste était son rejet du rôle central de la classe ouvrière dans la révolution socialiste. Le Comité international de la Quatrième Internationale a été créé en 1953, à l’initiative de James P. Cannon, pour lutter contre l’influence de l’opportunisme pabliste, dont la logique politique et la pratique auraient conduit, si on ne s’y était opposé, à la liquidation de la Quatrième Internationale en tant que parti révolutionnaire de la classe ouvrière.
La lutte politique contre l’influence du pablisme a fait rage au sein de la Quatrième Internationale pendant plus de 30 ans. Cette lutte s’est conclue avec succès en 1985, lorsque les trotskystes orthodoxes du Comité international ont repris la direction politique de la Quatrième Internationale. Les facteurs objectifs qui ont contribué à cette victoire comprenaient l’aggravation de la crise mondiale du capitalisme, la crise profonde de la bureaucratie stalinienne et la faillite évidente de toutes les organisations ouvrières basées sur un programme réformiste national.
Cependant, ces conditions objectives seules auraient été insuffisantes. La défaite des révisionnistes et des opportunistes par les trotskystes orthodoxes du Comité international n’a été rendue possible que parce que ces derniers ont consciemment basé leur travail sur le vaste héritage politique et théorique de Trotsky et de la Quatrième Internationale. Cet héritage, qui s’est développé et construit sur des décennies, est une immense source de force politique. En dernière analyse, le développement de la crise mondiale du capitalisme et de la lutte des classes s’est déroulé conformément à la perspective développée par Trotsky et la Quatrième Internationale.
Soixante-quinze ans – trois quarts de siècle – représentent une période de temps importante. Évidemment, beaucoup de choses ont changé depuis l’époque du Congrès de fondation de la Quatrième Internationale. Mais les structures de base et les contradictions de la société capitaliste persistent. En dépit de toutes les innovations technologiques, la situation à laquelle fait face le capitalisme moderne ne paraît pas moins désespérée qu’elle ne l’était en 1938. En fait, elle a même empiré depuis. Quand Trotsky rédigeait le document de fondation de la Quatrième Internationale, la bourgeoisie mondiale était en proie à une crise économique insoluble, délaissant la démocratie et se précipitant vers la guerre. Aujourd’hui, alors que nous marquons le 75e anniversaire depuis la fondation de la Quatrième Internationale, le capitalisme mondial est... en proie à une crise économique insoluble, délaissant la démocratie et se précipitant vers la guerre…
Les mots de Trotsky, écrit il y a 75 ans, demeurent extraordinairement actuels :
«Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore "mûres" pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres; elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire.»
(Article original paru le 4 septembre 2013)