90 ans depuis la Révolution russe: l’avenir du socialisme dans le 21e siècle
Par Nick Beams
31 mai 2012
Le texte qui suit est la première partie d’une conférence donnée par Nick Beams, le secrétaire national du Parti de l’égalité socialiste et le candidat pour New South Wales, lors de réunions électorales du SEP à Sydney le 18 novembre, à Perth le 20 novembre et à Melbourne le 21 novembre 2007.
Il y a 90 ans, le 7 novembre 1917 (le 25 octobre selon le calendrier russe de l’époque), avait lieu le plus grand évènement du 20e siècle. La Révolution russe n’a pas seulement ébranlé le monde, elle a modelé toute la politique et l’histoire qui lui ont succédé.
Son importance persistante repose sur le fait que c’était la première fois dans l’histoire de l’humanité que les masses ouvrières, dont le travail est à la base du développement de la civilisation humaine à travers les époques, prenaient le pouvoir politique et entreprenaient consciemment la tâche de reconstruire la société en Russie et à l’échelle internationale.
90 ans plus tard, notre société est, sur plusieurs aspects, différente de la société qui a permis l’émergence de la Révolution russe. Mais, dans un sens plus profond, nous vivons à l’époque de la Révolution russe.
Beaucoup de choses ont changé pendant les neuf dernières décennies. Les forces productives, qui sont le fruit du travail humain, de la science et de son application, se sont étendues sur une grande échelle. Mais, les relations sociales de la société capitaliste demeurent les mêmes. La production est encore déterminée par les dictats du marché, dont le moteur est la lutte des entreprises privées pour le profit. Malgré le caractère global de tous les aspects de la vie économique et sociale, le monde demeure divisé dans un système d’États-nations qui entraîne l’émergence de rivalités et de conflits parmi les grandes puissances capitalistes et le danger de guerres.
Beaucoup de choses ont changé. Mais, l’humanité est confrontée aux mêmes problèmes historiques qui ont propulsé la classe ouvrière russe sur la route de la révolution et qui ont entraîné des dizaines de millions de travailleurs, de jeunes et d’intellectuels à suivre eux aussi cette voie dans les années qui l’ont suivi.
Au lendemain de la Révolution russe, elle fut considérée par les classes dirigeantes comme une menace, craignant la propagation de ce qu’ils appelaient l’« infection bolchévique ». Winston Churchill, parlant en leur nom, a proclamé que c’était nécessaire d’« étrangler le bébé bolchévique dans son berceau ». Et c’est ce qu’ils ont tenté de faire en envoyant, dans les mois qui ont suivi, 14 armées pour essayer de renverser le premier État ouvrier.
Depuis le tout début, les classes dirigeantes et leurs porte-paroles ont lancé une guerre politique et idéologique contre la Révolution russe. La Révolution était un coup d’État, un putsch, une conspiration lancée par le fanatique Lénine pour mettre sur pied un régime totalitaire. La démocratie était sur le point d’éclore en Russie lorsqu’elle fut écrasée par les bolchéviques.
De 1917 à aujourd’hui, il s’est avéré impossible pour les idéologues des classes dirigeantes de reconnaître la simple vérité : que la Révolution russe était le résultat de l’entrée des masses dans le processus historique et que la grande force sociale de la classe ouvrière était le pouvoir qui poussait celle-ci à aller de l’avant.
Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, cette offensive idéologique s’est accentuée et tous les soucis pour la vérité historique ont été balayés du revers de la main.
La raison de l’effondrement de l’Union soviétique n’aurait rien à voir avec l’isolement de la révolution, son échec à s’étendre aux pays capitalistes avancés de l’Ouest de l’Europe et la terrible dégénérescence que cette isolation a produit et qui a pris forme dans le stalinisme. Plutôt, elle était le résultat inévitable de la Révolution d’octobre elle-même, une entreprise criminelle qui avait ses origines dans les conceptions totalitaires du bolchévisme. En fin de compte, la fin de l’Union soviétique signifiait la fin du marxisme et du projet socialiste, si ce n’est la fin de l’histoire elle-même.
De telles affirmations sont basées sur une fausse association du marxisme et de sa perspective d’une révolution socialiste mondiale avec l’histoire et le destin de l’Union soviétique. Le mouvement marxiste a anticipé la Révolution russe, l’a préparé et l’a mené. Mais, ce qui s’est passé par la suite en Union soviétique n’est pas identique au marxisme. En fait, le point tournant dans le développement historique de l’Union soviétique fut la suppression et l’extirpation du marxisme par le stalinisme.
Il y a plus de soixante-dix ans, alors que les libéraux et les académiciens bourgeois louangeaient l’Union soviétique comme un fait accompli, le mouvement marxiste, c’est-à-dire la Quatrième Internationale menée par Léon Trotsky, expliquait que si la bureaucratie stalinienne n’était pas renversée par la classe ouvrière, cela mènerait à la liquidation de l’URSS et à la restauration du système capitaliste.
Mais, aucun historien contemporain de droite n’est en mesure d’entreprendre un examen sérieux de l’analyse de Trotsky parce que ça remettrait en question leurs affirmations que la dégénérescence était inhérente à la révolution elle-même, parce qu’elle violait des lois fondamentales du développement humain.
Selon l’historien Richard Pipes, la tentative de mettre fin à la propriété privée des moyens de production était voué à l’échec, et toutes les tentatives du même genre échoueront dans le futur, parce que la propriété privée n’est « pas un phénomène transitoire, mais une caractéristique permanente et indestructible de la vie sociale ». Conséquemment, le socialisme devait prendre une forme dictatoriale. C’était une tentative de violer les caractéristiques essentielles du genre humain et, par le fait même, devait être imposé par la force. Lénine le savait et c’est pourquoi, depuis les débuts du parti bolchévique en 1903, il a tenté d’imposer un régime dictatorial.
L’historien Martin Malia insista pour dire que la suppression de la propriété privée était un « effort pour supprimer le monde réel et c’est quelque chose qui, à long terme, ne peut réussir. »
En d’autres mots, la révolution a échoué parce qu’une société non-capitaliste est intrinsèquement impossible. Après l’effondrement de l’Union soviétique, Francis Fukuyama a présenté l’inévitable conclusion de ce point de vue lorsqu’il a proclamé la « fin de l’histoire », signifiant que l’évolution historique de l’humanité a pris fin avec le marché capitaliste.
Les lois du développement historique
Un tel point de vue implique la « fin de l’histoire » dans un autre sens. Si la propriété privée des moyens de production est inhérente à la civilisation humaine, alors comment pouvons-nous expliquer le développement de la société humaine ? Comment pouvons-nous expliquer les millénaires d’existence humaine sans qu’il n’y ait de cette « propriété » ? Et comment pouvons-nous expliquer la transformation des formes de propriétés à travers l’histoire, l’esclavage, le féodalisme, les différentes formes de despotisme asiatique et, finalement, l’émergence du capitalisme dans les 500 dernières années ?
Les formes de propriétés capitalistes ne sont pas plus ancrées dans la nature humaine que ceux correspondant à l’esclavage ou au féodalisme. Les historiens réactionnaires qui dénoncent la révolution socialiste comme étant un crime contre la nature humaine et l’essence de l’homme sont les équivalents contemporains des prêtres d’une période antérieure, qui sanctifiaient la société féodale en prétendant qu’elle était en accord avec la volonté de Dieu.
Mais, malgré les bénédictions de l’Église, la société féodale et ses formes de propriétés ont été remplacées par le capitalisme, tout comme d’autres formes plus anciennes de société ont été remplacées par le féodalisme.
Comment pouvons-nous alors expliquer le processus historique ? C’est là que nous arrivons à une des deux grandes découvertes de Marx : la loi du développement de l’histoire humaine.
En 1859, la même année que Darwin publia L’origine des espèces et ouvrit la voie à l’homme pour l’étude de ses propres origines biologiques, Marx a formulé les lois qui gouvernent le développement historique de la société humaine.
« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées... À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. » (Préface à Critique de l’économie politique, 1859).
La Révolution russe n’a pas défié les lois de l’histoire, comme les réactionnaires le prétendent, mais était en accord avec celles-ci. Elle fut anticipée, préparée et menée par les marxistes, qui étaient basés sur une compréhension scientifique et historique des relations de classe et qui se basaient eux-mêmes sur la logique objective des évènements.
Avec la Révolution russe, l’humanité a atteint un nouveau stade de développement historique. Pour la première fois, nous avions une lutte pour faire l’histoire sur la base de la conscience de ses lois de développement, une lutte dans laquelle les participants actifs, faisant une analyse scientifique des processus sociaux et politiques qui se déroulent, entreprennent des actions pratiques sur la base de cette analyse afin de changer le cours des évènements.
Examinons les processus qui ont mené à ce nouveau stade.
Plus tôt, j’ai référé au fait que Marx a réalisé deux grandes découvertes. Il n’a pas seulement découvert les lois générales du développement historique, mais il a aussi révélé au grand jour la loi du mouvement de la société capitaliste, comment le système de propriété privée des moyens de production et de travail salarié a mené au plus grand développement des forces productives de l’histoire humaine et, en même temps, a préparé la voie à l’effondrement de ce mode de production et de son remplacement par le socialisme.
Tous les anciens modes de production ont été caractérisés par le conservatisme. Dans la société capitaliste, c’est l’inverse.
« Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. » écrit Marx dans Le Manifeste du Parti communiste en 1848.
C’est précisément ce développement dynamique, la force agissante de la classe capitaliste partout dans le monde, qui jette les bases pour le renversement du capitalisme lui-même. La croissance des forces productives, poussée par la logique inéluctable du système de profit, entre en conflit avec les relations sociales basées sur la propriété privée des moyens de production. La croissance même de la productivité du travail mène à l’effondrement de la société capitaliste et à l’émergence d’une crise révolutionnaire.
Dans les années qui ont suivi la mort de Marx en 1883, cette perspective semblait se valider à travers la « grande dépression » des prix et des profits qui a caractérisé le capitalisme dans les deux décennies qui ont suivi la crise financière de 1873. Cependant, vers le milieu des années 1890, il y eut un tournant marqué. Une nouvelle phase du développement capitaliste commençait clairement à émerger.
Ce développement trouva une expression dans les théories mises de l’avant par Edouard Bernstein, un des leaders centraux du parti social-démocrate allemand, le principal parti du mouvement marxiste international. Selon Bernstein, les développements à l’intérieur même du capitalisme ont rendu leur verdict sur la théorie de l’« effondrement » de Marx.
Il n’y avait pas de tendance inhérente à cette crise et, conséquemment, le socialisme ne proviendrait pas d’une conquête révolutionnaire pour le pouvoir politique. Plutôt, il aurait lieu à travers une accumulation graduelle de réformes et de gains sociaux gagnés par le mouvement syndical.
La perspective de Bernstein était une attaque sur la base même de la perspective marxiste et du parti révolutionnaire. S’il n’y avait pas, dans le capitalisme, de tendance inhérente à l’effondrement, alors le socialisme n’était plus une nécessité historique. Comme Rosa Luxembourg l’a fait remarquer, le socialisme devient alors tout et n’importe quoi, une sorte d’utopie, un bel idéal, mais n’est plus le résultat du développement matériel de la société capitaliste.
Si cela était le cas, alors sur quoi faudrait-il baser la lutte pour le socialisme ? Luxembourg expliqua : « Nous revenons candidement au principe de justice, au vieux cheval de bataille sur lequel les réformistes de la Terre se sont bercés pendant des siècles, faute d’avoir un moyen de transport plus sûr. Nous retournons à cette lamentable Rosinante sur lequel les Don Quichotte de l’histoire ont galopé vers les grandes réformes de la Terre, seulement pour revenir avec des yeux au beurre noir. »
Le bolchevisme ne provient pas d’une tentative de Lénine d'établir une dictature, comme plusieurs historiens de droite l’ont prétendu, mais des importantes leçons qu’il a tirées de la lutte menée par le mouvement socialiste contre les conceptions de Bernstein et de ses partisans dans le mouvement russe, c’est-à-dire les économistes.
Réagissant à la croissance de la classe ouvrière russe et de son militantisme, un produit du boum économique des années 1890, les économistes avaient avancé que la tâche du parti était d’organiser la lutte économique et, au besoin, lui donner un caractère politique immédiat, par des demandes pour des réformes. Autrement dit, la perspective des économistes était de diriger le mouvement socialiste en Russie dans la voie du syndicalisme.
Cependant, cela était fondamentalement opposé à une orientation et à une perspective de classe car le syndicalisme, la lutte des travailleurs contre leurs employeurs pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions et même pour des lois qui protègent leurs intérêts, ne dépasse jamais le cadre du système capitaliste.
Dans son livre Que faire ?, Lénine affirme que la nécessité d’un parti ainsi que le caractère de ses tâches politiques proviennent de la structure même de la société capitaliste.
Même si la classe ouvrière allait de manière spontanée vers le socialisme, l’idéologie de la bourgeoisie se réimposait aussi de manière spontanée car cette même idéologie avait existé pendant plusieurs centaines d’années, car elle était maintenue par les relations sociales fondamentales du capitalisme et, finalement, parce que les classes dirigeantes détenaient les bases matérielles de la culture entre leurs mains.
Conséquemment, insistait Lénine, une lutte organisée devait être lancée pour amener le socialisme dans la classe ouvrière de l’extérieur, c’est-à-dire en dehors des conflits immédiats entre la classe ouvrière et les employeurs. Dans cette lutte réside la tâche historique du parti.
Plus de cent ans plus tard, il n’y a pas de conception qui soulève plus l’ire des opposants du marxisme que celle-là. Ceux qui sont de la « gauche » commencent en disant que Marx avait mis l’accent sur le fait que l’émancipation de la classe ouvrière était la tâche de la classe ouvrière elle-même. Ils poursuivent en affirmant que Lénine a substitué au rôle de la classe ouvrière celui de révolutionnaires professionnels qui exercent une dictature sur cette dernière.
En fait, il n’y a pas de contradiction entre Marx et Lénine. La révolution socialiste peut seulement être réalisée par la classe ouvrière. Mais, la classe ouvrière, et toute l’humanité, ne peut seulement s’émanciper que si elle agit en tant que force politique indépendante. Cette indépendance politique ne peut être établie et réétablie que par la lutte continue menée par le parti révolutionnaire contre les tendances politiques qui tentent, d’une façon ou d’une autre, de subordonner la classe ouvrière à l’ordre capitaliste.
Les opposants de Lénine dans le mouvement socialiste l’ont attaqué à maintes reprises pour son attitude de « querelleur », pour son « sectarisme » et pour son « dogmatisme ». En fait, ils l’ont taxé de toutes les accusations que les opportunistes ont portées contre les marxistes depuis ce temps.
L’intransigeance de Lénine s’appuyait sur une conception politique précise : que les différences dans le mouvement socialiste ne représentaient pas seulement des disputes sur des mots, mais exprimaient la pression de différentes forces et tendances de classe. Sa conception fut puissamment confirmée tout au cours des évènements explosifs qui menèrent à la Révolution russe.
Les attaques de Bernstein contre la perspective marxiste, son déni que le système capitaliste possède une tendance inhérente vers l’effondrement et qu’une révolution socialiste est nécessaire, dérivaient d’un redressement du capitalisme à partir du milieu des années 1890.
Mais il y avait un autre changement, au moins aussi puissant, dans la structure de l’économie et de la politique mondiale qui allait également exercer une influence majeure. Durant le dernier quart du 19e siècle se sont déroulés deux processus interreliés : la formation et la consolidation du système des Etats-nations dans l’ouest de l’Europe, et le développement de la classe ouvrière, résultant de l’expansion de l’industrialisation dans le nouveau cadre politique.
Marx situa les origines de la révolution socialiste dans le conflit entre la croissance des forces productives du capitalisme et les vieilles relations sociales à l’intérieur desquelles elles étaient devenues archaïques. Même s’il avait insisté sur le fait que le capitalisme se développait comme une force historique mondiale, son analyse était de plus en plus interprétée de manière mécanique. Le point de départ n’était plus l’économie mondiale, mais le cadre des Etats-nations nouvellement développé.
Comme Trotsky allait l’expliquer plus tard, les partis socialistes de la Deuxième Internationale concevaient la révolution socialiste de cette manière. L’heure de la révolution socialiste arriverait lorsque les forces productives dans chaque Etat national se seraient développées à leur plus haut niveau. Ainsi, les principaux pays de l’Europe, la Grande-Bretagne, l’Italie, la France et la Russie, étaient vus comme des entités séparées, se dirigeant vers la même destination, mais à des niveaux d’évolution différents. L’Allemagne était la première et les autres suivaient. La Russie, encore dirigée par une aristocratie féodale et attendant une révolution bourgeoise, était loin derrière.
La théorie de la révolution permanente de Trotsky
La première révolution russe en 1905 a ébranlé les fondations de ce schéma historique. L’éruption de grèves et de manifestations contre l’autocratie tsariste à un rythme jamais vu signifiait l’apparition d’une nouvelle ère. La théorie de la révolution permanente de Trotsky, élaborée pendant les évènements tumultueux de 1905, procura une compréhension de ce qui se déroulait ainsi qu’une perspective pour intervenir. Comme pour tous les développements de la théorie marxiste, sa réponse créatrice était ancrée dans une analyse historique profonde.
Tous les marxistes s’entendaient pour dire que la Russie faisait face à une révolution bourgeoise ; autrement dit, que la tâche politique centrale était de renverser l’autocratie tsariste et d’établir les libertés démocratiques qui avaient été gagnées en Occident. Mais comment cela devait-il être réalisé ? La Russie n’était pas la France de 1789, où la révolution avait été menée par la bourgeoisie à la tête des masses de Paris et de la paysannerie, et où la classe ouvrière n’existait pas encore. La Russie n’était pas non plus l’Allemagne de 1848, où l’émergence de la classe ouvrière avait été suffisante pour effrayer la bourgeoisie et la faire basculer dans le camp de la réaction, mais où la classe ouvrière n’était pas assez puissante pour s’emparer du pouvoir.
La Russie faisait face à une révolution bourgeoise... mais où étaient les équivalents russes des révolutionnaires français Danton et Robespierre ? Ils n’existaient pas. Pas plus qu’il n’y avait de concentrations d’artisans et de petits producteurs dans les villes, comme ça avait été le cas à Paris. Il y avait plutôt des masses d’ouvriers industriels.
Plékhanov, le père du marxisme russe, insistait pour dire que le développement de la Russie devait suivre le chemin emprunté par l’Europe occidentale. Conséquemment, la classe ouvrière russe devait user de « tact » afin de ne pas effrayer la bourgeoisie et l’empêcher de réaliser sa tâche historique, la révolution bourgeoise.
Lénine, tout en étant d’accord avec Plékhanov sur le caractère bourgeois de la révolution russe, sonda plus profondément sa dynamique de classe. La bourgeoisie, insistait-il, était incapable de réaliser la tâche que lui assignait le schéma de Plékhanov. La classe ouvrière devait mettre de l’avant la forme la plus radicale de la révolution démocratique bourgeoise.
Au coeur de la Révolution russe se trouvait la question agraire, c’est-à-dire le renversement de tous les vestiges de l’Etat féodal. Cela voulait dire que les propriétés terriennes de la noblesse, sur lesquelles l’Etat reposait, devaient être expropriées. Lénine soutenait que la révolution démocratique prendrait ainsi la forme d’une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». Le prolétariat et la paysannerie se diviseraient le pouvoir étatique et mèneraient la révolution démocratique bourgeoisie jusqu’au bout.
La perspective de Trotsky était différente de celle de Lénine et de Plékhanov et elle marquait un changement fondamental de perspective. Lénine et Plekhanov, malgré les différences entre eux, partageaient un point commun : ils abordaient la révolution en fonction du niveau de développement, et de la relation entre les classes, à l’intérieur de la Russie. Trotsky défendait l’idée que la révolution devait être approchée à partir de la situation internationale dans laquelle elle s’inscrivait.
Trotsky partageait l’approche de Lénine sur la bourgeoisie russe et sa critique de Plékhanov sur cette question. Cependant, il alla plus loin en faisant ressortir le point faible de la position de Lénine. La formulation de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » ne posait pas la question à savoir quelle classe jouerait le rôle décisif.
La perspective de Lénine, a-t-il fait remarquer, constituait en quelque sorte le sacrifice de ses propres intérêts : le prolétariat, après avoir pris le pouvoir, devrait s’en tenir à des mesures purement démocratiques et ne pas défier le pouvoir de la bourgeoisie. Mais, ce schéma fut contredit par la dynamique même de la révolution. La classe ouvrière fut appelée, par la logique de sa propre lutte, à prendre le pouvoir politique et à renverser la bourgeoisie. C’était une des leçons de la révolution de 1905, lorsque la bourgeoisie, avec des fermetures et des lock-out, repoussa des demandes purement démocratiques comme la journée de huit heures. Dans le but d’obtenir de telles demandes démocratiques, la classe ouvrière dû usurper le pouvoir politique à la bourgeoisie et établir des mesures socialistes.
Mais, la question suivante se présente : comment la classe ouvrière pouvait-elle maintenir son pouvoir alors qu’elle formait seulement une minorité de la population russe et était largement inférieure en nombre à la paysannerie ?
Si l’on considère cette question seulement sur la base de la situation en Russie, la perspective de Trotsky était non viable. Mais là était le problème... la révolution ne pouvait être correctement envisagée uniquement à partir de la situation en Russie, mais devait l’être à partir du contexte mondial. Des conclusions complètement différentes furent alors tirées.
Les défenseurs du schéma de Plékhanov avaient l’habitude de citer les écrits de Marx qui soutenait que le développement du capitalisme en Angleterre montrait le futur pour tous les autres pays. Ainsi, la Russie avait une longue route à parcourir avant d’arriver à une révolution socialiste.
Trotsky répliqua que cela était interprétation complètement mécanique de Marx. Le développement du capitalisme anglais n’était pas une sorte de stéréotype que les autres nations devaient suivre. Il était nécessaire d’analyser les processus du développement capitaliste dans l’esprit de Marx lui-même. Il était ainsi clair que le développement du capitalisme en Grande-Bretagne n’était pas une sorte de modèle pour les autres pays, mais plutôt le point de départ d’un processus économique qui avait dépassé le cadre dans lequel il s’était initialement développé, c’est-à-dire en Grande-Bretagne, et qui s’étendait maintenant au monde entier.
En juin 1905, Trotsky élabora sa perspective : « En liant tous les pays entre eux par son mode de production et son commerce, le capitalisme a fait du monde entier un seul organisme économique et politique. De même que le système moderne du crédit rattache des milliers d'entreprises par de multiples liens et donne au capital une mobilité incroyable, qui permet d'éviter beaucoup de petites faillites, mais est en même temps la cause de l'ampleur sans précédent des crises économiques générales, de même, les efforts économiques et politiques du capitalisme, son marché mondial, son système de dettes d'État monstrueuses, et les groupements politiques de nations qui rassemblent toutes les forces de la réaction dans une sorte de trust mondial n'ont pas seulement résisté à toutes les crises politiques individuelles, mais également préparé les bases d'une crise sociale d'une extension inouïe...
« Cela donne immédiatement aux événements qui se déroulent actuellement un caractère international, et ouvre un large horizon. L'émancipation politique de la Russie sous la direction de la classe ouvrière élèvera cette classe à des sommets historiques inconnus jusqu'à ce jour et en fera l'initiatrice de la liquidation du capitalisme mondial, dont l'histoire a réalisé toutes les prémisses objectives. » (Léon Trotsky, Bilans et perspectives, chap. 9)
La Première Guerre mondiale
Toutes les questions de programmes et de perspectives qui s’étaient posées au cours de la révolution de 1905 ressurgirent sous une forme encore plus explosive en août 1914, lorsque les tensions qui couvaient depuis longtemps entre les grandes puissances capitalistes éclatèrent lors de la Première Guerre mondiale. L’explosion de la guerre marqua la fin d’une période historiquement progressiste du développement capitaliste et le début d’une nouvelle époque dans laquelle, comme l’avait averti Frederick Engels, l’humanité serait confrontée à la perspective du socialisme ou de la barbarie.
Il est difficile de mesurer l’étendue de la violence, alors que de jeunes hommes, certains à peine plus vieux que des garçons, étaient envoyés sur le champ de bataille, le jour comme la nuit, pour être déchiquetés par le feu des mitraillettes. De la cellule dans laquelle elle avait été enfermée par le gouvernement impérial allemand, Rosa Luxembourg fit la description de la catastrophe qui se déroulait.
« La scène a changé fondamentalement. La marche des six semaines sur Paris a pris les proportions d'un drame mondial ; l'immense boucherie est devenue une affaire quotidienne, épuisante et monotone, sans que la solution, dans quelque sens que ce soit, ait progressé d'un pouce. La politique bourgeoise est coincée, prise à son propre piège : on ne peut plus se débarrasser des esprits que l'on a invoqués. …
« Le spectacle est terminé. … L'allégresse bruyante des jeunes filles courant le long des convois ne fait plus d'escorte aux trains de réservistes et ces derniers ne saluent plus la foule en se penchant depuis les fenêtres de leur wagon, un sourire joyeux aux lèvres ; silencieux, leur carton sous le bras, ils trottinent dans les rues où une foule aux visages chagrinés vaque à ses occupations quotidiennes.
« Dans l'atmosphère dégrisée de ces journées blêmes, c'est un tout autre choeur que l'on entend : le cri rauque des vautours et des hyènes sur le champ de bataille. … La chair à canon, embarquée en août et septembre toute gorgée de patriotisme, pourrit maintenant en Belgique, dans les Vosges, en Masurie, dans des cimetières où l'on voit les bénéfices de guerre pousser dru. …
« Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu'elle est. Ce n'est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l'ordre, de la paix et du droit, c'est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l'anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l'humanité qu'elle se montre toute nue, telle qu'elle est vraiment. » (La crise de la social-démocratie, chap.1).
Avec l’éclatement de la guerre, Trotsky approfondit l’analyse qu’il avait mise de l’avant en 1905. La guerre était le résultat de l’éruption de la contradiction entre l’économie mondiale, la croissance du capitalisme comme système mondial, avec chacune des parties rattachées au tout, et la division du monde en Etats-nations rivaux et conflictuels. Chacune des grandes puissances capitalistes tentait de résoudre cette contradiction en tentant d’établir son pouvoir mondial, menant à une lutte de tous contre un et de un contre tous. Les contradictions de l’économie capitaliste ne pourraient seulement être résolues sur une base progressiste que par la révolution socialiste mondiale, celle-ci n’étant pas une perspective lointaine, mais la seule réponse réaliste au barbarisme et à l’impérialisme.
L’éclatement de la guerre démontrait l’importance objective de la lutte intransigeante menée par Lénine dans le mouvement social-démocrate russe contre l’opportunisme.
Les partis de la Deuxième Internationale, d’abord et avant tout le Parti social-démocrate allemand, la section la plus importante de la Deuxième Internationale, ont trahi la classe ouvrière en votant pour les crédits de guerre. Cette trahison historique a démontré que les tendances que Lénine a combattues ne relevaient pas seulement d’un phénomène russe, mais existait aussi à l’échelle internationale.
Ces tendances trouvaient leurs racines dans le développement historique du capitalisme. Les mêmes processus qui avaient mené à la lutte mondiale entre les principales puissances capitalistes avaient aussi mené à la corruption des leaderships d’une strate supérieure dans le mouvement ouvrier. Les ressources volées aux colonies et le développement du parasitisme financier formaient les fondements matériels pour la création d’une aristocratie ouvrière.
Le social-chauvinisme, l’abandon ouvert de l’internationalisme et la collaboration des chefs sociaux-démocrates avec leur « propre » bourgeoisie, ne pouvaient être attribués aux défauts individuels des dirigeants. La trahison n’était pas un phénomène individuel, mais social. Il était donc nécessaire de découvrir ses racines matérielles.
« La bourgeoisie de toutes les grandes puissances fait la guerre afin de partager et d'exploiter le monde, afin d'opprimer les peuples. Quelques miettes des gros profits réalisés par la bourgeoisie peuvent échoir à une petite minorité : bureaucratie ouvrière, aristocratie ouvrière et compagnons de route petits bourgeois. Les dessous de classe du social chauvinisme et de l'opportunisme sont identiques : c'est l'alliance d'une faible couche d'ouvriers privilégiés avec « sa » bourgeoisie nationale contre la masse de la classe ouvrière ; alliance des valets de la bourgeoisie avec cette dernièrecontre la classe qu'elle exploite. » (Lénine, Oeuvres, Volume 22, p.119)
Les chefs de la Deuxième Internationale ont trahi la classe ouvrière en donnant leur appui à la guerre et l’Internationale ne pouvait pas être ravivée. Pour toute perspective de révolution socialiste, cette dernière était morte. Il était nécessaire de fonder une nouvelle Internationale, la Troisième Internationale, afin de réorganiser et de réorienter le mouvement ouvrier international.
Lénine a fait le premier cette proposition, pas dans les suites de la Révolution russe, mais en 1914-1915 dans des conditions extrêmes d’isolation. Comme Trotsky allait l’expliquer plus tard, il semblait que l’internationalisme avait « immédiatement disparu dans le feu et la fumée du carnage international ». Et, lorsqu’il réapparut « comme une lumière faible et vacillante » à partir de groupes séparés dans différents pays, il fut considéré par les différents représentants de la bourgeoisie comme les vestiges mourants d’une sorte de secte utopiste.
Mais, les révolutionnaires internationalistes, en opposition à tous les opportunistes de leur époque — et de la nôtre — n’agissent pas en fonction de ce qui semble immédiatement réalisable ou de ce qui génère de l’appui. Ils se basent sur la logique objective des évènements. Les masses avaient été trompées par la bourgeoisie, qui a utilisé tous les préjugés nationaux réactionnaires et infâmes pour développer un appui à ses objectifs guerriers. Les masses avaient été trahies par leurs propres chefs. Mais, la bourgeoisie ne pouvait satisfaire les besoins des masses, dont le désillusionnement déclencherait bientôt des bouleversements politiques et sociaux à une échelle internationale.
La révolution de février 1917 en Russie débuta par une manifestation de femmes protestant contre le manque de pain. Leur lutte a rapidement rallié d’autres sections de la classe ouvrière. Le tsar a appelé les troupes sur lesquelles son régime avait compté pour défendre la capitale lors des événements tumultueux de 1905. Mais après qu’elles eurent refusé de faire feu sur les manifestants et les a plutôt rejoints, c’en était fait de l’autocratie tsariste.
La révolution de février a vu naître un nouvel ordre, mais ce furent des jumeaux qui naquirent. Deux centres du pouvoir se formèrent : le gouvernement provisoire, formé des partis bourgeois et paysans, et les Soviets ou conseils ouvriers, qui avaient été crées dans la révolution de 1905 et qui furent rapidement établis de nouveau en février 1917. Tous les partis socialistes, y compris les bolcheviques, ont tout d’abord donné un soutien conditionnel au gouvernement provisoire.
Lorsqu’il est revenu en Russie au début d’avril, Lénine a lancé une bombe politique : il a insisté pour que le Parti bolchevique entreprenne de prendre la tête de la classe ouvrière pour conquérir le pouvoir politique. La résistance au sein de la direction du parti à la perspective mise de l’avant par Lénine était importante. Bien que ce ne fut pas explicitement dit par Lénine, il fut reconnu qu’il adoptait en fait la perspective de Trotsky.
Pourquoi ce changement ? La révolution de février avait fait la démonstration que la paysannerie ne pouvait pas jouer un rôle indépendant. La « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » s’était réalisée sous la forme du gouvernement provisoire, au sein duquel les partis bourgeois gouvernaient avec le soutien des partis paysans.
Le gouvernement a tout d’abord joui du soutien des masses et des Soviets au sein desquels les bolcheviques ne formaient qu’une petite minorité.
Mais le gouvernement provisoire ne pouvait pas satisfaire les demandes des masses. Il ne pouvait pas mettre fin à la guerre, parce que la bourgeoisie russe était liée par un millier de liens aux puissances impérialistes occidentales et, de plus, elle avait ses propres objectifs de conquête. Il ne pouvait pas donner son soutien aux rebellions de la paysannerie contre les grands propriétaires terriens, la bourgeoisie étant liée à cette classe et craignant que la fin de la propriété de la terre ne se termine par la remise en question de toutes les formes de propriété. Et il ne pouvait pas non plus mettre fin à l’oppression nationale qui avait caractériséla Russie tsariste.
En bref, le gouvernement provisoire avait été mis au pouvoir par un mouvement qu’il n’avait pas préparé, qu’il ne voulait pas et dont il ne pouvait pas satisfaire les demandes. Ce sont là les bases objectives de la deuxième révolution, la révolution d’Octobre.
De février à octobre, on a assisté à un mouvement vers la gauche. Ce mouvement s’accéléra après que la tentative de coup d’état du général Kornilov en août et septembre eut révélé la complicité du gouvernement provisoire avec la contre-révolution. Le soutien pour les bolcheviques croissait sans cesse dans les Soviets, alors que les partis soutenant le gouvernement provisoire bourgeois devenaient de plus en plus discrédités aux yeux de la classe ouvrière.
Mais la situation en Russie n’était pas le seul facteur motivant la révolution du 25 octobre. En mettant de l’avant ses demandes pour la saisie du pouvoir, Lénine était avant tout guidé par la situation internationale. La révolution russe n’était pas une question russe, mais le coup d’envoi de la révolution mondiale. Il était nécessaire de prendre le pouvoir en Russie pour montrer à la classe ouvrière internationale la voie pour sortir de la barbarie de la guerre et de l’impasse dans laquelle elle avait été amenée par les trahisons de ses propres dirigeants.
L’insurrection a donné le pouvoir aux soviets. Dès le commencement, ils furent combattus par les partis bourgeois et leurs principaux alliés, les mencheviques, par les soi-disant socialistes modérés et par l’aile droite du parti basé sur la paysannerie, les sociaux-révolutionnaires. Selon ces forces, les bolcheviques étaient des anarchistes, des putschistes et la prise du pouvoir n’était pas légitime.
Une fois le gouvernement provisoire renversé, l’attention de toutes ces forces se tourna vers l’Assemblée constituante, qui fut convoquée en janvier 1918. La tenue de cette assemblée était une revendication de longue date du mouvement socialiste et démocratique. Mais les événements l’avaient dépassée. Aucun des partis insistant pour que l’Assemblée constituante forme le gouvernement ne reconnaissait la légitimité de la révolution et le fait que le pouvoir politique se trouvait entre les mains des Soviets.
Aussi, l’Assemblée constituante ne pouvait être qu’un point de ralliement pour les organisateurs de la contre-révolution. Elle fut dispersée et disparut de la scène. Comme un social-révolutionnaire l’a dit plus tard, elle est morte « à cause de l’indifférence avec laquelle le peuple a répondu à sa dissolution ».
Nous ne pouvons pas ici revoir l’histoire de la dégénérescence du premier État ouvrier et de la montée de la bureaucratie stalinienne, si ce n’est que pour établir les points les plus fondamentaux.
La dégénérescence de l’État ouvrier n’était pas le résultat inévitable du marxisme ou du bolchevisme, encore moins de la dispersion de l’Assemblée constituante. Cette dégénérescence était le produit de l’isolement de la révolution. La perspective de Lénine et de Trotsky était que si la révolution ne s’étendait pas à l’Europe de l’Ouest, alors il n’y avait pas de possibilité de garder le pouvoir. Et dans les faits, la révolution ne fut pas élargie à cause des trahisons des dirigeants sociaux-démocrates de la classe ouvrière. Mais, la révolution ne fut pas renversée non plus.
Cependant, cet isolement eut des conséquences terribles. Ce fut le principal facteur de la dégénérescence de l’Etat ouvrier et de l’usurpation du pouvoir politique par une bureaucratie cancéreuse dirigée par Staline. Cet appareil organisa le meurtre de tous les bolcheviques qui avaient mené la révolution et ce processus atteint son point culminant dans l’assassinat de Léon Trotsky en 1940. Les staliniens jouèrent un rôle central dans la défense de l’ordre capitaliste jusqu’à la capitulation devant la bourgeoisie en 1991 et la restauration du capitalisme.
Les perspectives du socialisme
Quelles sont les perspectives du socialisme au 21e siècle ? La Révolution russe a-t-elle épuisé son rôle historique, pouvant être considérée aujourd’hui comme une expérience intéressante, mais ne contenant aucune leçon essentielle pour aujourd’hui ? Pour répondre à ces questions, nous devons étudier le processus historique lui-même.
La Première Guerre mondiale et la Révolution russe furent le résultat de ce qui était, comme nous pouvons maintenant le constater après coup, la première phase de la mondialisation capitaliste. Les importants développements économiques qui avaient transformé le monde durant la période de 1871 à 1914 intensifièrent au plus haut point toutes les contradictions du mode de production capitaliste.
Il y a 90 ans, la révolution socialiste mondiale fut la perspective qui guida les bolcheviques. Mais la première tentative d’engager cette révolution ne réussit pas et l’humanité en paya un terrible prix. Au cours des trois décennies suivantes, le monde subit la dépression, le chômage de masse, le fascisme, les horreurs innommables de l’Holocauste et la mort de dizaines de millions de personnes dans une guerre qui conduisit ultimement à l’utilisation d’armes atomiques.
Une période de relative stabilité s’en suivit, et même un redressement des fortunes du capitalisme, un nouveau développement économique semblant reléguer dans le passé les problèmes de la première moitié du 20e siècle. Mais à la fin des années 1960, alors que le boum d’après-guerre s’achevait, il y eut de par le monde l’éruption d’une série de luttes potentiellement révolutionnaires de la classe ouvrière — la grève générale de mai et juin 1968 en France, l’« automne chaud » en Italie, la chute du gouvernement conservateur Heath en Grande-Bretagne en 1973-74, l’effondrement du régime Salazar au Portugal en 1975. Mais dans aucune de ces luttes, la classe ouvrière ne fut en mesure de lutter pour le pouvoir politique en raison des trahisons de ses dirigeants.
Après avoir utilisé ces trahisons pour stabiliser sa position, la bourgeoisie se lança dans une offensive contre la classe ouvrière. Cet assaut a débuté dans la seconde moitié des années 1970 et se poursuit encore à ce jour. Au cours des 30 dernières années, la classe ouvrière a essuyé de nombreux reculs et défaites. La perspective du socialisme semblerait s’être effacée, et peut-être même rendue complètement impossible.
Trente ans représentent une période considérable dans la vie d’un individu. Pour ceux de la vieille génération, il semblerait que les espoirs de leur jeunesse ont été anéantis, tandis que les plus jeunes sentent qu’il n’existe rien, du moins dans un passé immédiat, sur quoi ils pourraient baser leur désir de changement.
Une période de trois décennies peut sembler longue. Mais à l’échelle de l’histoire, considérant les vastes changements dans les processus économiques et les rapports sociaux et culturels, ce n’est qu’un bref intermède.
Et quels changements se sont produits ! Nous avons été témoins durant la dernière période de la transformation de la structure même du capitalisme mondial. Nous avons vécu la deuxième phase de la mondialisation capitaliste, par laquelle le monde entier est devenu une seule unité économique indivisible, chacune de ses parties étant inséparablement liée à toutes les autres.
Quelles sont les implications pour la perspective du socialisme ? Tournons-nous vers certaines règles de base de la politique marxiste.
Notre perspective est fondée sur la conception que les conditions objectives nécessaires pour le socialisme se retrouvent dans les contradictions du système capitalisme lui-même. À un certain point, ces contradictions mènent à un effondrement de l’ordre capitaliste et à une crise historique du régime capitaliste.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? La réponse est claire. Les processus de la mondialisation économique ont intensifié à un niveau sans précédent les contradictions entre l’économie mondiale et le système des Etats-nations. En d’autres mots, en se rapportant de nouveau à la citation de Marx, les forces productives matérielles de la société sont entrées en conflit avec les rapports actuels de production. Tout comme lors de la période qui a précédé la première Guerre mondiale, ce conflit s’exprime à travers l’intensification des rivalités inter-impérialistes. C’est pourquoi, soudainement, nous entendons le président américain parler de troisième Guerre mondiale.
De plus, les vastes changements économiques des trente dernières années ont complètement miné la puissance économique relative des Etats-Unis, qui fut un facteur si crucial dans la stabilisation du capitalisme mondial aprèsla Deuxième Guerre mondiale. Plutôt qu’une force stabilisatrice, les Etats-Unis constituent maintenant le facteur le plus déstabilisateur de l’économie et de la politique mondiales. Leur recours de plus en plus important au militarisme perturbe toutes les relations entre les puissances capitalistes, tandis que l’intensification de leur crise financière menace de déclencher un effondrement économique mondial catastrophique. Dans son livre « Impérialisme », Lénine aborde la question de la montée du parasitisme durant la période ayant précédé la première Guerre mondiale. Mais les processus auxquels Lénine faisait référence paraissent dérisoires par rapport à ceux qui prennent place aujourd’hui.
Et qu’en est-il de la position de la classe ouvrière, la seule force sociale capable de renverser le capitalisme ? Le processus de mondialisation a eu pour résultat d’augmenter massivement cette classe et d’en élargir l’étendue géographique.
Au cours des deux dernières décennies, un peu moins même dans certains cas, des millions de paysans et de petits producteurs, en Chine, en Inde, en Amérique latine, en Afrique, partout de par le monde, sont devenus des salariés impliqués dans le processus global de production. Il y a 50 ans, plusieurs académiciens érudits – et moins érudits – prétendaient que les prédictions de Marx à propos de la prolétarisation de la majorité de la population mondiale ne s’étaient pas réalisées à cause de la prépondérance de la paysannerie. L’histoire a maintenant rattrapé Marx.
Il y a un autre effet, très décisif, de la mondialisation. Une étude des problèmes complexes auxquels étaient confrontés les bolcheviques après la révolution d’Octobre, révèle le niveau et l’intensité de l’opposition des couches de la classe moyenne au sein de l’appareil d’État et les difficultés que cela causait. Aujourd’hui, les soi-disant cols blancs, employés soit par l’État ou par les grandes compagnies, n’occupent plus une position sociale privilégiée. Ils sont aussi susceptibles que les autres sections de la classe ouvrière de voir leurs emplois éliminés et leurs salaires et conditions de travail réduits.
Et qu’en est-il des facteurs subjectifs, et la question si importante de la direction ? Une étude de l’histoire du 20e siècle montre que ce ne sont certainement pas les occasions qui ont manqué à la classe ouvrière, si elle était armée d’une direction révolutionnaire, de répéter l’expérience d’Octobre 1917. C’est précisément l’absence d’une telle direction, et le rôle contre-révolutionnaire de la social-démocratie et du stalinisme, qui a permis à la bourgeoisie de rester en selle.
Mais dans ce cas également, l’histoire a fait son œuvre. Partout à travers le monde, les partis du stalinisme et de la social-démocratie, qui, il fut un temps, commandaient les masses de la classe ouvrière, ne sont plus que des coquilles vides. Écrivant à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Trotsky prédisait qu’il ne resterait plus une pierre de l’édifice de ces organisations dépassées. Le processus a été plus long que prévu, mais s’est néanmoins achevé.
Le sentiment de dégoût et d’hostilité ressenti par des millions de personnes à l’égard du Parti travailliste, et qui a été si manifeste durant cette campagne, fait partie de ce virage politique global contre les vieux partis et leur direction. De plus, les tentatives faites par les différentes organisations radicales de la classe moyenne d’insuffler de la vie dans ces organisations moribondes par le biais des soi-disant regroupements ont lamentablement échoué.
Quelles sont les implications ? Elles deviennent plus apparentes lorsque nous posons la question : pourquoi n’y a-t-il pas eu de révolution socialiste depuis que les bolcheviques ont pris le pouvoir il y a 90 ans ? Deux principaux facteurs ont été à l’œuvre : le rôle traître de la direction de la classe ouvrière, et la capacité du capitalisme des États-Unis d’assurer une certaine stabilité à l’ordre capitaliste mondial. Aujourd’hui, les vieux partis et les anciennes organisations ne sont plus à la tête des masses comme c’était le cas autrefois, et les États-Unis sont le principal facteur déstabilisant dans l’économie et la politique mondiales.
Ces profonds changements auront des conséquences politiques profondes. Il y a, à travers le monde, un sentiment d’insatisfaction croissant parmi les gens ordinaires et un désir grandissant de changement. Mais il y a encore un manque de compréhension sur comment résoudre les problèmes sociaux. En d’autres termes, il y a une profonde crise de perspective.
Ceci n’est pas le résultat d’une sorte d’incapacité organique de la classe ouvrière, mais le résultat d’événements historiques complexes. Mais les conditions évoluent rapidement pour la résolution de cette crise de perspective.
C’est ici que se trouve le rôle décisif de notre parti, le Comité international de la Quatrième Internationale, le mouvement trotskyste mondial qui s’est consciemment basé sur les traditions du bolchevisme et la défense des principes qui l’animait, au cours des quatre-vingt-dix ans depuis la Révolution russe.
La tâche immédiate est la lutte pour le développement de la conscience socialiste dans la classe ouvrière. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille convaincre les travailleurs de lutter contre le capitalisme. De telles luttes sont inévitables. La question clé est la transformation de ce mouvement inconscient en un mouvement conscient de lutte politique pour le renversement du capitalisme, en avançant, à chaque étape, un programme et une perspective basés sur l’indépendance politique de la classe ouvrière.
C’est avec cette méthode que les bolcheviques se retrouvèrent à la tête dela Révolution russe et menèrent la première offensive de la classe ouvrière internationale contre la citadelle du capital mondial. Il nous revient d’achever la tâche qu’ils ont commencée. Nous vous appelons à relever ce défi en adhérant à notre parti pour le bâtir en tant que nouvelle direction de la classe ouvrière internationale.