- 1 Cf. plus largement, l’utilisation pour décrire la politique monétaire de la BCE de l’expression « n (...)
1Cet article analyse la relative stabilité discursive et cognitive de l’institution « banque centrale » dans le contexte de crise au sein de la zone euro, c’est-à-dire surtout depuis 2010. Par stabilité discursive et cognitive, on entend l’absence de changement fondamental d’orientation doctrinale, de vocabulaire et de stratégie discursive, en dépit de décisions pourtant parfois perçues comme radicales et de discours publics parfois décrits comme d’importantes « ruptures » : on pense bien sûr à l’utilisation par Mario Draghi, président de la Banque Centrale Européenne, de l’expression « whatever it takes » le 26 juillet 2012 pour indiquer le souhait de préserver coûte que coûte la zone euro en utilisant les moyens nécessaires pour le faire1.
- 2 Ma réflexion sur le langage s’est nourrie au CURAPP-ESS des échanges avec les philosophes du langag (...)
- 3 Voir par exemple Le Héron, 2013.
2Dans le cadre d’une sociologie des politiques et des institutions économiques, l’approche relève ici de ce que l’on peut appeler une sociologie des discours, qui se situe au croisement de l’analyse du discours et de la sociologie du langage2. Plutôt qu’une analyse économique classique, centrée sur les dispositifs et les politiques (fixation des taux, dispositifs SMP, OMT, rachats de titres ABS, etc.) de la banque centrale, qui n’en est pas moins fondamentale3, on se concentre donc plus spécifiquement sur le « discours des banques centrales » en tant qu’élément important de leur action, celle-ci étant toujours pour partie discursive (voir sur ce point une littérature déjà abondante, notamment : Holmes, 2013).
- 4 Nous faisons ici référence à une vaste littérature portant sur la performativité en économie. Voir (...)
- 5 Une vaste littérature d’analyse des politiques publiques étudie la dimension narrative de l’action (...)
3Le discours n’est pas conçu ici en tant qu’entité artificiellement abstraite du reste du monde social, en particulier des propriétés sociales des locuteurs, mais en tant que processus de production de pratiques langagières toujours susceptibles d’une double analyse simultanée, linguistique et sociologique ; la pratique langagière est, dans cette optique, une composante fondamentale de la production et la reproduction de l’ordre social4, et en l’occurrence de l’ordre économique et politico-institutionnel ; les discours participent à la production des politiques publiques, ne serait-ce par exemple qu’à travers les mises en récit effectuées par les acteurs de ces politiques5.
4Chaque production discursive individuelle est singulière, liée à une configuration interactionnelle spécifique, mais elle ne se comprend pleinement que sur fond d’un cadre collectif plus ou moins stabilisé, et en fonction de l’ensemble des usages dont elle est l’objet.
5Le discours public émanant des banquiers centraux occupe une place à part dans le fonctionnement même du champ économique : on peut même dire qu’il le construit et le constitue dans une zone monétaire donnée, en même temps que l’action de la banque fixe les coordonnées numériques fondamentales du financement de l’économie que sont les taux d’intérêt directeurs et, dans certains cas, le taux de change. Il n’est guère surprenant que, dans un contexte d’intérêt accru pour les phénomènes discursifs, le langage des banques centrales ait commencé à être étudié, sous divers angles (Holmes, 2009).
- 6 Il existe bien sûr des exceptions. Il est difficile de caractériser comme « néolibéral » le discour (...)
- 7 Guilbert, 2011.
6Le discours des banquiers centraux contemporains apparaît aussi, d’une manière générale, comme un cas particulier de discours néolibéral6. Il est distinct du discours journalistique et politique d’une part7, mais il l’est aussi du discours scientifique émanant de la science économique (qui n’est, faut-il le rappeler, pas exclusivement néolibéral en dépit de processus de standardisation et d’unification). Il s’agit de ce que l’on peut appeler un discours néolibéral d’institution, comparable à celui qui peut être produit par des institutions comme le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale, par les ministères des finances, etc. En Europe, il est ainsi courant de rappeler le fondement ordolibéral de la doctrine de la Bundesbank, qui a donné certains de ses traits à la BCE (par exemple Le Héron, 2013). Sans aller plus loin dans la qualification de ce discours, on peut cependant admettre que le discours de la BCE articule orthodoxie monétaire, budgétaire et structurelle. Le présent article vise à aller au-delà de l’enjeu classificatoire pour entrer dans le « corps » du discours lui-même, notamment ici du lexique et de l’argumentation mobilisés, la matière-même dont est constituée la doctrine.
Encadré 1. Le corpus et les auteurs
Le corpus principal étudié ici est constitué de n = 15 textes en anglais figurant sur le site de la BCE, s’étalant entre janvier 1999 et fin novembre 2014. On a choisi des textes suffisamment généralistes et portant sur une forme de bilan de l’action de la BCE et de la construction européenne.
On a délibérément surreprésenté les textes récents (6 textes de 2014, 6 textes entre 1999 et 2010), afin de tester les hypothèses de cet article. Le corpus est présenté en annexe avec à chaque fois un extrait « significatif » du texte.
L’échantillon que constitue ce corpus n’est pas exhaustif et il ne prétend pas non plus à une parfaite représentativité statistique, même si nous avons veillé à diversifier les textes selon plusieurs critères : les auteurs (nationalité, orientation « notoire », âge, sexe…) et les contextes (financiers, autorités, publics académiques, journalistes…) varient afin de donner une certaine force probante à nos conclusions.
Les auteurs des textes retenus sont Wim Duisenberg (premier président, néerlandais, ancien gouverneur de la banque centrale des Pays-Bas), Christian Noyer (aujourd’hui gouverneur de la Banque de France, à l’époque du texte membre du directoire), Jean-Claude Trichet (ancien président de la BCE après avoir été gouverneur de la Banque de France), Jürgen Stark (allemand, ancien membre du directoire, démissionnaire du directoire en 20..), Benoît Coeuré (français, membre du directoire), Jörg Asmussen (allemand, membre du directoire jusqu’en 2013), Mario Draghi (italien, président après avoir été gouverneur de la Banque d’Italie), Sabine Lautenschläger (allemande, membre du directoire). On a donc 7 auteurs, dont 3 Français et 3 Allemands.
Ces textes ont été prononcés devant des publics différents (Sciences Po, LSE, journalistes, financiers, chefs d’entreprises, etc.), mais ils sont tous repris en tant que textes officiels sur le site Web de la BCE. Celle-ci est très attentive à ce que sa communication s’adresse simultanément à tous les acteurs (une communication asymétrique pouvant engendrer des conséquences graves). Le public de réception n’est donc pas ici une donnée fondamentale, même si l’information a été intégrée dans la base de données textuelle et peut permettre de comprendre les différenciations entre les textes, prononcés par des membres différents du Conseil des gouverneurs, sur des sujets relativement différents et dans des contextes différents.
7L’hypothèse principale mise à l’épreuve ici est que le cadre relativement stable qui définit l’espace discursif de la BCE a subi des évolutions avant tout internes, qui sont étroitement liées à l’enchaînement des situations contextuelles successives, relatives aux marchés financiers, et aux situations des finances publiques des États, auxquelles la BCE fait face, en particulier depuis 2010, et aux évaluations régulières des agences de notation.
- 8 Il n’y a pas lieu ici de développer ce point. Voir par exemple Keen,
8Ce cadre peut être analysé comme un ensemble de représentations sociales de l’ordre économique qui sert de système de repère pour tout un ensemble d’acteurs qui le reproduisent et le mobilisent en l’activant régulièrement. Ce cadre est resté pour l’essentiel inchangé depuis la création de l’institution, pour des raisons qui tiennent pour une part à son statut juridique (il relève fondamentalement du droit constitutionnel, soit la composante la plus « fondamentale » de l’ordre juridique) et pour une autre, à sa forte cristallisation comme croyance doctrinale adossée à la science économique (relativement stable elle-même, autour des hypothèses de la théorie néo-classique8).
9Pour établir et préciser ce constat général, nous commençons par une analyse lexicométrique, qui fait ressortir certaines grandes caractéristiques du corpus étudié et de sa structure lexicale, puis nous précisons, dans un deuxième moment, les composantes de ce cadre stable révélées par les éléments les plus communs à l’ensemble des discours. Dans un troisième temps, nous montrons que ce cadre, soumis à des chocs perturbateurs puissants, s’est avéré « résilient » (pour employer un mot issu de la psychanalyse que l’on retrouve précisément au sein de ce cadre), ce qui supposait une certaine souplesse indissociablement interprétative et institutionnelle, notamment pour surmonter les divergences fortes apparues au sein de l’instance de pilotage de la BCE, le Conseil des gouverneurs.
- 9 Nous développons actuellement cette notion dans le cadre de travaux menés avec Didier Georgakakis, (...)
10Dans une optique issue de la sociologie des institutions, nous prolongeons cette analyse dans une quatrième partie, en montrant que ce sont les événements financiers, économiques et politiques qui modifient la position de force relative de la banque centrale dans le champ de la gouvernance de l’économie en Europe9, lui ouvrant des fenêtres d’opportunité dont elle se saisit, ou suscitant des contraintes nouvelles, ce que l’évolution de son discours exprime, tout en se fondant dans le cadre initial. Ces événements ont conduit à une phase d’insistance particulière, après 2010, sur la mise en place de dispositifs plus solides de surveillance des finances publiques et d’ajustement budgétaire puis, plus récemment, à la mise sur l’agenda rapide des « réformes structurelles » dans l’ensemble de la zone euro.
Encadré 2. La mise en scène du sauvetage de l’euro ou le destin européen de la formule « whatever it takes »
Il y a un an, Mario Draghi sauvait l’euro (si, si !) Crise de la zone euro
Copyright Reuters (Crédits: Bloomberg) Romaric Godin, 26/07/2013, 14:55 - 1692 mots « Whatever it takes... » Dans un discours à Londres le 26 juillet 2012, le président de la BCE s’engageait à tout faire pour sauver l’euro. L’OMT, dispositif consistant à racheter de la dette sur le marché secondaire, allait bientôt naître et changer la nature de la crise européenne.
11Cette première section est exclusivement consacrée à l’étude d’un corpus de textes d’eurobanquiers. Elle est effectuée d’abord à l’aide de statistiques élémentaires (comptage des occurrences des mots), complétée par une analyse des correspondances simples.
12Ce corpus correspond à des textes de membres du directoire prononcés devant des audiences diverses et regroupés, selon un format standardisé, sur le site Web de la BCE. Cela leur confère un statut de discours officiels, fortement contrôlés, initialement présentés à l’oral (lus), et reproduits ensuite sous une forme fixée et validée « par l’institution ».
13On a tout d’abord procédé à une étude lexicométrique du corpus après avoir supprimé les majuscules, mais sans lemmatisation : on distingue ainsi « market » et « markets », par exemple. Le nombre de mots distincts utilisés dans le corpus est de 4395 sur un total de 43444 formes, indiquant une certaine parcimonie, avec des mots fortement répétés (tableau 1).
14La répétition des mêmes mots est un aspect important du discours du banquier central.
Tableau 1. Statistiques générales sur le corpus
Statistique
|
Valeur
|
Nombre total de réponses
|
15
|
Nombre de réponses non vides
|
15
|
Nombre total de mots
|
43344
|
Nombre de mots distincts
|
4393
|
Pourcentage de mots distincts
|
10,100
|
15Les mots-pleins les plus cités sont les suivants (tableau 2).
Tableau 2. Les mots les plus cités
Monetary
|
336
|
Euro
|
311
|
policy
|
275
|
Area
|
257
|
stability
|
245
|
Price
|
208
|
financial
|
200
|
economic
|
178
|
inflation
|
156
|
Ecb
|
148
|
growth
|
123
|
union
|
114
|
european
|
113
|
banks
|
113
|
market
|
111
|
Rates
|
107
|
countries
|
105
|
Fiscal
|
103
|
strategy
|
88
|
markets
|
87
|
16On note en particulier que l’univers de la BCE est défini par quelques mots très récurrents (monetary, euro, policy, area, stability, price, financial…) et des énoncés eux-mêmes récurrents (voir encadré, constitués de formules figées caractéristiques des discours institutionnels (Krieg-Planque, 2012) qui contribuent à asseoir la stabilité du cadre ou de l’espace discursif analysé. Ainsi, les textes ont un « air de famille » et tendent à réactiver en permanence, de façon quasi-rituelle, ce qu’on peut appeler le cadre identitaire de la banque. Ce discours exprime la solidité de l’institution dans le champ économique, la stabilité monétaire étant liée à une forme de stabilité discursive.
17On a procédé, conformément à une démarche classique (voir Le Roux, Rouanet, 2004), à l’analyse des correspondances simples du tableau lexical de contingence constitué avec en lignes les mots les plus cités (ceux dont les occurrences supérieures ou égales à 20 dans l’ensemble du corpus) et en colonnes les quinze textes retenus. Le tableau 3 fournit les valeurs propres et pourcentage de variance correspondant à chaque axe, permettant de déterminer le nombre d’axes à interpréter, selon la méthodologie classique de l’analyse géométrique des données (voir Lebaron, Le Roux, 2015).
18L’intérêt de cette démarche est de faire apparaître les grandes différences existant au sein du corpus : les premiers axes « traduisent » les plus fortes liaisons entre mots et textes (donc aussi, auteurs). Cela permet de dégager des pôles lexicaux au sein du corpus, ou encore, si l’on préfère des « sur-utilisations » relatives.
Tableau 3. Histogramme des valeurs propres et taux de variance
19On obtient principalement trois axes, représentant un taux de variance cumulé d’environ 46,7 %, ce qui est élevé. Nous nous concentrons ici sur les deux premiers axes (35 %), compte tenu des objectifs de cette analyse, qui vise avant tout à étudier la nature des changements discursifs survenus durant la période étudiée.
20Pour interpréter chaque axe, on retient uniquement les modalités (ici, des mots) aux contributions les plus élevées (que nous représentons, pour les axes 1 et 2) sur les graphiques 1 et 3. En pratique, on ne retient que les 10 % des mots les plus contributifs. On représente aussi dans le plan 1-2 l’ensemble des textes (définis comme « auteurs-date »).
21Le texte de Benoît Coeuré portant sur les réformes structurelles (novembre 2014) apparaît très contributif sur les deux premiers axes, ce qui révèle une assez forte hétérogénéité avec les 14 autres textes retenus. Sur l’axe 1, il est associé au premier texte de Mario Draghi retenu dans le corpus.
22Le premier axe s’interprète de façon « inductive » à partir des mots et textes les plus contributifs : il oppose ainsi clairement le vocabulaire « identitaire » et « fondateur » de la BCE (à droite) au vocabulaire plus spécifique des réformes et de la crise (à gauche), ce qui correspond aussi assez clairement à une opposition de périodes et d’auteurs, montrant donc une certaine variation dans le temps et entre les auteurs.
Graphique 1. Les mots les plus contributifs sur l’axe 1 dans le plan 1-2
Graphique 2. Les textes dans le plan 1-2
23Le deuxième axe oppose quant à lui le vocabulaire de la réforme (en bas) à celui de la crise (en haut), comme on le voit sur le graphique 3. Il s’interprète également, « inductivement », à partir des mots et textes les plus contributifs. Du côté de la réforme, on trouve les mots « reform(s) », « productivity », « labour », « supply » et « demand », indiquant bien la sémantique de la réforme structurelle du marché du travail et de biens. A l’opposé, les mots « bond(s) », « sovereign », « risk(s) » renvoient bien à l’univers de la crise de la dette publique européenne. L’axe 2 permet donc de distinguer deux modalités de la gestion discursive de la crise, à savoir d’une part la forme centrée sur la thématique de l’endettement public, qui devient proéminente autour de 2010, et celle de la réforme structurelle, qui apparaît plus récemment.
24L’analyse révèle ainsi la souplesse discursive de l’institution, mais les données lexicométriques générales ainsi que l’étude du contexte des énoncés produits laissent penser que les variations observées se produisent sans mise en cause fondamentale du discours identitaire qui reste fortement prédominant dans l’ensemble des textes.
25Les variations révélées par l’analyse géométrique n’expriment, notons-le, qu’un changement de degré et d’intensité : en période de crise, le discours identitaire, très fortement mobilisé dans tous les textes, est complété par un discours ad hoc censé permettre d’exprimer les « réponses » de l’institution à la crise.
Graphique 3. Les mots les plus contributifs sur l’axe 1 dans le plan 1-2
26Cette section s’appuie sur l’étude lexicométrique qui précède, puis étend l’analyse à la sémantique et à la rhétorique argumentative mobilisée par les textes étudiés, et, plus largement, par les discours des dirigeants de la BCE. On s’appuie tout spécialement sur les extraits des textes présentés en annexes.
27Dans les textes du corpus, on retrouve ainsi une forte occurrence des mots « monetary », « stability », « price » (tableau 2), et cela quel que soit le texte, surtout lorsque l’on compare aux mots « budget » ou « balance », qui sont très peu présents globalement (tableau 4). On note aussi que certains textes où les mots « banks » ou « market » sont très présents se caractérisent par une moindre référence à la monnaie ou la stabilité. Ils correspondent à des textes « de crise », mais aussi à des textes thématiques et sectoriels, liés à un contexte d’énonciation particulier.
28Il est, toutefois, impossible d’inférer de l’analyse lexicométrique une stabilité doctrinale, sans analyser, de manière plus qualitative, les formes argumentatives qui mobilisent ce lexique. C’est pourquoi on a procédé à une analyse générale, thématique et argumentative, dont on livre ici la synthèse.
Tableau 4. Occurrences de quelques mots importants dans tous les textes du corpus
- 10 P. Chareaudeau, D. Maingueneau, 2002.
29Le discours des membres du directoire de la BCE est un discours d’institution particulièrement contrôlé et ritualisé, en ce sens qu’il est constitué de passages obligés définis par les contraintes propres à l’énonciateur et aux circonstances (conditions d’énonciation) : on attend du banquier central un discours prudent, neutre, très fortement cadré par l’institution dont il émane (voir Krieg-Planque, 2012, pour une analyse générale des discours institutionnels qui insiste sur les formules figées dont le discours institutionnel fait usage). Il est aussi à certains égards un discours « constituant »10, au sens où il organise de façon fondamentale, principielle, l’univers mental de référence autour d’un ensemble d’acteurs, d’actions et de mécanismes délimités. Il crée en quelque sorte un monde de référence au sein duquel l’institution est constituée comme un acteur central.
- 11 Un travail systématique est en cours pour analyser le « monde » tel que le construit la BCE. On s’a (...)
30Les mécanismes propres à l’ordre économique qui sont « représentés » par le discours institutionnel peuvent, selon les cas ou les moments, être référés à des faits statistiques (ce que l’on appelle la « conjoncture »), à la théorie économique et à des considérations plus générales. Ce discours est souvent sous-tendu par un méta-discours, qui inclut un « récit », sur l’Europe comme construction politique, et même comme projet historique et culturel, mobilisant parfois des références littéraires ou philosophiques11.
- 12 Il s’agit du moment où l’objectif prend corps de façon explicite au sein de la banque centrale.
31L’ancrage de ce discours autour de la notion de « stabilité monétaire » (associée au « mandat » de l’institution), illustré par la prépondérance des mots « stabilité » et « monétaire » (qui ont été dissociés dans l’analyse statistique, cf. tableau 1), n’a jamais été remis en cause depuis sa création. L’objectif d’une inflation inférieure à 2 % (mais proche de 2 %) est resté inchangé (en particulier depuis son explicitation lors de la « clarification » de 200312), et il a été réaffirmé aussi bien à l’occasion de décisions de hausses des taux face une menace d’inflation, que de décisions récentes de baisses pour lutter contre le risque de déflation.
32Le thème parent, mais historiquement subalterne, de la « stabilité financière » (les deux mots « stability », comme nous l’avons vu, mais aussi « financial », sont parmi les plus présents dans le corpus) a toujours été présent à la BCE, même s’il a sans aucun doute vu sa place s’accroître après 2008. La BCE a été active dans le « tournant régulateur » (au moins rhétorique) en matière financière qui s’est opéré à l’échelle mondiale lors de la crise financière, mais le cadre discursif mobilisé était en fait déjà présent bien avant celle-ci. Il a été réactivé dans des circonstances favorables à sa mobilisation.
33Depuis l’origine, la BCE a défini de façon très large sa « jurisdiction », en étendant sa doctrine au domaine de la stabilité budgétaire, avec une position très claire depuis l’origine : avec le pacte de stabilité et de croissance, la zone euro est dotée d’un mécanisme institutionnel visant à empêcher la survenue de déséquilibres en matière de finances publiques qui condamneraient une union monétaire construite de façon structurellement incomplète (faute de la possibilité d’une union de transferts). Les États sont garants de la bonne application du pacte. Les marchés financiers sanctionnent les mauvaises politiques à travers les taux d’intérêt. La Commission et les institutions créées dans le contexte de la crise sont définies comme des garants institutionnels de la conformité des politiques des États. L’insistance sur les enjeux budgétaires est matérialisée en termes lexicaux par la forte présence du mot « fiscal », et celle, plus timide, du mot « balance ».
34Ce cadre, qui ne lui est pas propre bien sûr, puisqu’il est porté par la Commission et inscrit dans les traités, n’a été que très marginalement perturbé, notamment depuis 2014.
35Quatrième élément, la formule « réformes structurelles » a depuis les origines le même statut de « clé universelle » devant permettre à la zone euro et à ses États-membres d’atteindre un certain nombre d’objectifs, à savoir la croissance, la baisse du chômage, la compétitivité, ensemble d’objectifs de second rang, ceux de l’UE, qui, comme la stabilité budgétaire, sont considérés comme relevant des « devoirs » des États (auxquels ils sont parfois accusés de ne pas satisfaire) et de l’UE.
36Ce cadre est bien résumé par une récente intervention de Mario Draghi, qui date de fin novembre 2014 (encadré 3). On y trouve l’essentiel des éléments sémantiques et argumentatifs que nous venons d’évoquer, que l’on observe, selon des modalités différenciées et contextualisées, dans les autres textes. Le référent « néolibéral » y est particulièrement net, et le cadre doctrinal apparaît ici avec force, dans l’enchaînement des arguments : à partir de la comparaison des performances des pays sur la base de leurs niveaux de flexibilité, on infère la nécessité des réformes structurelles pour compléter la construction monétaire, et rendre possible une convergence « bloquée » par les institutions et les règles nationales. On retrouve ici l’utopie ordolibérale européenne, telle qu’elle a, par exemple, été décrite par François Denord (Denord, 2007).
Encadré 3. Des économies pouvant s’adapter rapidement en cas de choc et croître
Pour que les économies soient résilientes et souples, les salaires et les prix doivent pouvoir être ajustés aux conditions économiques et l’allocation des ressources être redéfinie rapidement entre les entreprises et les secteurs.
La théorie économique nous enseigne que ces éléments sont cruciaux dans une union monétaire afin de garantir que l’ajustement s’opère par les prix et non par les quantités, c’est-à-dire par le chômage. Nous avons aussi pu le constater directement : pendant la crise, les pays dont les économies étaient plus flexibles se sont globalement adaptés plus rapidement et avec des répercussions moins fortes en termes de chômage. Cela apparaît clairement si l’on compare, par exemple, l’expérience de l’Irlande et de la Lettonie et celle de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce [5].
Nous savons également que les économies flexibles et en mesure d’allouer les ressources efficacement bénéficient le plus du Marché unique en exploitant leurs avantages comparatifs. Et même celles dont la population vieillit peuvent aussi agir en vue d’augmenter leur potentiel de croissance. Cela vaut en théorie mais se vérifie également en pratique. Pour ne citer qu’un exemple, la Finlande se classe en quatrième position dans le monde en termes de compétitivité au classement du Forum économique mondial, alors que la Grèce est quatre-vingt-unième [6].
Jusqu’à présent, ces divergences structurelles et institutionnelles de nos économies ont été largement considérées comme une préoccupation nationale. On estimait que les pays ayant réformé leur économie et renforcé leur environnement économique étaient les principaux bénéficiaires de leurs efforts. Et les pays ne procédant pas à ces réformes étaient souvent regardés comme les seuls qui auraient à en payer le prix.
Cette perception se traduisait par une politique monétaire qui devenait européenne, alors que des pans importants de la politique économique demeuraient du ressort national, avec une gouvernance commune peu prégnante. Cela semblait naturel, car beaucoup de ces politiques, touchant par exemple aux marchés du travail et aux régimes de protection sociale, font partie intégrante du modèle social et des traditions nationales des différents pays.
Sur la base de l’expérience acquise, je suis sceptique quant à la validité, aujourd’hui, de cette vision. Les ajustements et la croissance des différentes économies sont, en fait, la préoccupation de tous.
Si certains pays, dans une union monétaire, procèdent constamment aux ajustements plus lentement que d’autres, le chômage risque d’y être durablement plus élevé. Et si leur potentiel de croissance est plus faible, ce chômage est davantage susceptible de perdurer et de devenir structurel. En d’autres termes, le manque de réformes structurelles fait naître le spectre d’une divergence économique permanente entre les membres de l’union monétaire. Dans la mesure où la cohésion même de l’union s’en trouve menacée, c’est l’ensemble des pays participant à l’UEM qui sont susceptibles d’en subir les conséquences néfastes.
Dans cette perspective, les pays de la zone euro ne peuvent fermer les yeux sur les questions de savoir si, et comment, les autres pays font face à leurs défis en matière de réformes. Leur propre prospérité dépend en fin de compte des chances que chaque pays se donne pour prospérer au sein de l’union. Dès lors, des arguments solides plaident pour l’exercice en commun de la souveraineté sur certaines politiques économiques. En particulier dans le domaine des réformes structurelles.
Tel était le point de départ de la réflexion entamée, en 2012, avec le Rapport des quatre présidents sur la mise en place d’une véritable union économique pour la zone euro. Dans mon esprit, un approfondissement de l’union économique comprendrait deux éléments.
Il conviendrait premièrement, à court terme, d’utiliser plus efficacement les règles et procédures dont nous disposons déjà, comme le Semestre européen. Pour ce faire, la responsabilité de toutes les parties doit être renforcée afin de garantir que les recommandations soient bien ciblées, surveillées étroitement et suivies d’effets. Cela passe par l’utilisation active des outils correcteurs disponibles pour traiter les déséquilibres importants, comme la procédure concernant les déséquilibres excessifs.
Il faut deuxièmement, à plus long terme, reconnaître la communauté d’intérêt et la réalité des effets de propagation à travers un véritable partage de la souveraineté concernant la gouvernance des réformes structurelles. Cela équivaut à abandonner la coordination au profit d’une prise de décision en commun et les règles au profit des institutions.
L’enjeu pour la BCE peut, durant cette période, être défini comme une tentative de « sauver la face » symboliquement et de maintenir, au moins dans les apparences, le cap du mandat fixé par les traités, tout en utilisant toutes les failles et arguties juridiques possibles pour se donner des marges de manœuvre dans un contexte mouvant depuis 2008, et contribuer ainsi à un retour à la stabilité financière.
37Si le cadre est resté globalement stable, des évolutions internes, parfois exagérées par les commentateurs, ont donc, nous l’avons vu, affecté la doctrine et se sont traduites par quelques inflexions signifiantes dans le lexique. Sans intégrer ces variations qui ressortent de l’analyse des correspondances, on ne comprendrait pas le sentiment de trahison ressenti par une partie des acteurs, notamment au sein de la Bundesbank, qui s’est traduit par des départs du directoire et du Conseil des Gouverneurs et par des procédures judiciaires devant la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, puis devant la Cour de Justice de l’Union Européenne, à ce jour sans succès.
38Il est clair que la seule stabilité monétaire n’a pas suffi à motiver les principales décisions de la BCE depuis 2008. Face à l’ampleur des défis issus de la sphère financière, cette locution (« stabilité financière »), qui constitue une sorte de « doublon » lexical de la stabilité monétaire s’est donc imposée plus largement, même si cet objectif ne figure pas au même titre dans le cadre des traités. La « stabilité financière » s’accompagne de tout un arsenal d’actions, aussi bien d’interventions sur les marchés que juridiques et institutionnelles (« micro-prudentielles »). Leur place a beaucoup augmenté depuis la crise et avec elle le poids des acteurs prenant en charge cette nouvelle fonction. Récemment, la stabilité financière a débouché sur le projet d’union bancaire et, en arrière-plan aujourd’hui, c’est l’enjeu d’une union fiscale qui est posé par divers acteurs.
- 13 Voir entre autres : Fontan, 2014, Liêm, 2014. Ces auteurs décrivent selon des points de vue différe (...)
39Dans le contexte de crise de la zone euro, une fenêtre d’opportunité s’est ouverte pour la BCE, qui s’est trouvée en position de peser sur un durcissement des traités et de négocier directement avec les États en situation critique, en mettant sur les agendas nationaux de plusieurs pays une série de mesures d’ajustement budgétaire et des réformes structurelles13, aux côtés de ses deux partenaires de la « troïka ».
40La BCE est ainsi l’une des institutions qui assurent désormais le pilotage des politiques budgétaires de certains États de la zone euro. Cette évolution n’est pas sans risque pour l’institution.
- 14 Si l’on admet que les politiques dites « non-conventionnelles » sont bien des formes d’ « hétérodox (...)
41Si la BCE nie officiellement tout risque de déflation, elle a néanmoins intégré de claires préoccupations en la matière et a accompagné ses décisions « radicales » de formulations plus clairement sensibles aux risques à la baisse. Cette inflexion se traduit par l’adoption de politiques de « quantitative easing » spécifiques en janvier 2015. Sur le plan monétaire, la BCE pourrait donc sans doute apparaître désormais presqu’aussi « hétérodoxe » que la Fed ou la BoE14, à ceci près qu’elle maintient son allégeance aux traités et doit donc contourner certaines des contraintes juridiques qui sont les siennes.
42En 2009, les circonstances exceptionnelles sont décrites comme étant à l’origine de l’intervention budgétaire massive des États (de façon relativement neutre). Plus récemment, face à la remise en cause très large ailleurs qu’en Europe, du rythme de la consolidation budgétaire, une nouvelle inflexion semble perceptible, avec l’apparition en 2014 du thème de la demande agrégée et de la politique contra-cyclique, subordonnées cependant à la restauration des marges de manœuvre budgétaire par la satisfaction du cadre budgétaire fixé par les règles. Les « règles » sont désormais décrites comme nécessaires mais non suffisantes. Cette évolution s’accompagne chez certains acteurs, comme Benoît Coeuré, d’une analyse du « rythme et contenu » des réformes structurelles, qui témoigne d’une sensibilité interne, feutrée et quasi-imperceptible, à la critique externe des politiques déflationnistes. On le voit clairement dans l’analyse des correspondances, où la position du troisième texte de B. Coeuré est extrême sur l’axe 2 du côté du vocabulaire des « réformes structurelles ».
43Nous proposons ici, en guise de synthèse, un schéma général de l’évolution cognitivo-discursive de la BCE durant la période étudiée, donc depuis 2010.
44Sous l’effet des événements, la banque est conduite à opérer de façon fréquente des micro-déplacements qui ont à chaque fois un coût politique, notamment pour le consensus interne à l’institution, ou pour son image externe.
45Les variations discursives sont le produit des rapports de force politiques internes. Une des conditions pour accompagner les changements est l’existence de contreparties « négociées » – on en trouve la trace d’un point de vue syntaxique, dans des formes concessives – pour les acteurs doctrinalement lésés (en particulier les banquiers centraux allemands).
46Ce sera le cas avec l’offensive de la BCE pour un durcissement des règles budgétaires en 2010, qui permet de tenter satisfaire la composante allemande, qui ne cesse d’insister sur ce point de façon très répétée, en affichant un attachement extrême à la stabilité du cadre identitaire de la banque. Cela ne suffira pas totalement comme on sait, puisque la crise interne s’intensifie avec l’accentuation de la « crise grecque » et l’adoption de mesures plus « hétérodoxes ».
47La doctrine monétaire de la BCE a donc dû accompagner des mesures de moins en moins conventionnelles, sans modifier son cadre identitaire.
48Plus récemment, un nouvel assouplissement semble affecter la doctrine en matière budgétaire, sous l’emprise d’une critique des conséquences en matière de croissance et de chômage des politiques d’austérité venue du reste du monde et, en interne, de certains pays.
49Dès lors, et de façon somme toute logique, un relatif assouplissement en la matière (dont on a vu comment il se traduit sur un plan discursif), sans mettre en cause les traités, impliquerait une nouvelle contrepartie : l’insistance désormais généralisée et accentuée sur les « réformes structurelles » viserait à faire accepter à certains acteurs le coût d’un très léger relâchement sur la doctrine budgétaire.
Encadré 4. Christian Noyer et les réformes structurelles en France (14 novembre 2014)
Christian Noyer : « De nombreuses réformes ayant des effets positifs à très court terme pourraient et devraient être faites : une franche libéralisation du travail le dimanche, la réduction accélérée des réglementations qui freinent la construction de logement, etc. Et à moyen terme, la croissance potentielle de la France pourrait être renforcée significativement grâce à une réforme du marché du travail. (…) Revoir les mécanismes d’indexation du SMIC, donner plus de latitude aux partenaires sociaux dérogeant à la durée légale du travail dans l’entreprise, assouplir les règles du licenciement. »
50La mise sur l’agenda des réformes structurelles, composantes du cadre doctrinal initial, est aujourd’hui la contrepartie d’une politique monétaire devenue très expansionniste en situation de « pré-déflation », et d’une politique budgétaire qui ne peut plus soutenir de façon aussi évidente le rythme d’ajustement imposé après 2010 dans un contexte de très faible croissance.
51Les deux premiers noyaux de croyance doctrinale étant en quelque sorte mis à mal (sans cependant être remis en cause, comme on l’a vu), c’est sur un troisième support « cognitivo-discursif » que les acteurs dominants adossent aujourd’hui leur discours de politique économique.
52Rien de nouveau dans le thème des « réformes structurelles », cher au FMI depuis les années 1980, si ce n’est le lien qui est fait de façon étroite avec le retour futur de la croissance économique, par la médiation de la croissance potentielle, et le nouvel agencement entre réformes structurelles et politiques budgétaires qui émerge au sein du directoire, notamment dans certains discours récents de B. Coeuré.
53Or, par réformes structurelles, les divers acteurs entendent bien sûr des éléments assez différents, mais souvent assez proches des revendications patronales et de l’agenda néolibéral le plus classique (cf. les propositions politiques de Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, encadré 4).
54A la BCE, la définition des réformes structurelles reste relativement vague, mais on a vu, dans le contexte des pays sous ajustement, ce que signifie une politique de réformes structurelles, notamment s’agissant de la pauvreté et de l’exclusion sociale (Stuckler, Basu, 2013).
55Ces dernières hypothèses constituent cependant une tentative de modélisation qui demande à être plus systématiquement mise à l’épreuve de l’analyse des discours des banquiers centraux, qui a seulement été esquissée ici. En particulier, l’analyse des variations doctrinales nécessiterait une étude comparative et historique, situant le sous-espace particulier de la BCE dans l’espace beaucoup plus large des institutions nationales et internationales (banques centrales, ministères des finances, FMI, Banque Mondiale…), et mettant en évidence ce que les doctrines doivent aux conditions de l’action économique des institutions.