samedi 12 août 2017

Moore et les boules, à table !



"Fred sourit et regarda autour de lui les autres défunts miteux, qui souriaient eux aussi et se poussaient du coude en murmurant, épatés par le coup qui venait d’être joué devant leurs yeux. La soirée promettait d’être sacrément intéressante." (Alan Moore, Jérusalem, éd. Inculte)

mardi 1 août 2017

La matrice aux destins crasseux

L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 17 juin 2010 —


Ça se passe dans l'Ohio, dans la défunte ville de Knockemstiff – paix à son âme, aimerait-on dire, mais il est peu probable qu'après le recueil de nouvelles entrelacées de Donald Ray Pollock, Knockemstiff connaisse jamais ne serait-ce que l'ombre illusoire de la quiétude. Car dans ce bled du Midwest, peuplé de personnages non pas hauts en couleurs mais gris comme des rats, l'espoir est un cadeau que ne décerne aucune loterie. Chacun aimerait bien décoller, même sur quelques centimètres, comme ces poules que la vision d'un geai a enhardies, mais le billot n'est jamais loin, maculé du sang d'une précédente victime, et quand les plumes volent, c'est juste que le carnage mène la danse. A Knockemstiff, le quotidien est si pesant qu'un brin d'inceste ou une once de raclée suffisent à divertir les désespérés. Rares sont ceux qui parviennent à échapper à l'attraction répulsive (jamais oxymoron n'aura mieux convenu…) de cette bourgade aussi gaie qu'une rediffusion d'As the World Turns à deux heures du matin quand la bière vient à manquer.

Donald Ray Pollock ne s'est pas contenté d'accumuler les récits glauques et les anecdotes affligeantes, il a bâti son recueil dans l'espace et le temps, offrant une coupe verticale de la ville et de ses habitants, les lâchant ici pour les reprendre là, variant les voix mais pas les issues, fouillant la noirceur des consciences au cas où s'y nicherait une pépite, même terne, même friable. Alors on vole, on ment, on sniffe, on viole, on insulte, on frappe, on trompe – oui, ça se passe comme ça, à Knockemstiff: l'impasse est telle qu'on s'enfonce toujours un peu plus dans le mépris de soi et de l'autre.

Etonnant recueil qu'on n'ose pas abandonner en cours de route, malgré le roulement des échecs et l'inéluctabilité des drames, comme si, à l'instar des habitants de ce lieu défoncé, continuait de palpiter non pas un espoir de s'en sortir – on n'en est plus là, hélas – mais la certitude de voir éclore, à bout d'humanité, un moment de grâce – et la grâce, bizarrement, est présente ici, elle affleure, telle une menace, une impossibilité à disparaître:

Le vent s'est levé, et a voiture a commencé à se balancer. Des flocons de neige passaient par les fentes et voletaient au-dessus de ma tête. A tâtons, j'ai ramassé le petit crâne d'un pauvre petit oiseau et je l'ai tenu longtemps dans ma main. Il semblait contenir tout ce que j'avais fait dans ma vie, bon et mauvais. Et puis je l'ai glissé, aussi fin et fragile qu'une coquille d'œuf, dans ma bouche.

Terminus Knockemstiff — oui. Mais formidable matrice à destins crasseux, rêves imbibés de vapeurs de colle, hontes bues jusqu'à la lie, complicités piétinées et aspirations souillées. 
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Donald Ray Pollock, Knockemstiff (traduit de l'américain par Philippe Garnier), éd. Buchet-Chastel, 20 €

samedi 29 juillet 2017

Zadig chez les Bacchantes

L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 20 avril 2010 —

Passons sur la publication houleuse du roman d’André Hardellet, Lourdes, lentes…, sur le procès que l’Etat français fit à ce texte (id est : à son auteur, un de ses éditeurs, son imprimeur) et à cette censure qui ne fut levée qu’en 1974 ; passons également sur le fait que d’autres textes eurent à pâtir des censeurs, tels que Le Château de Cène et Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat, pour n’en citer que deux – l’Etat-lecteur semble le seul – ou le dernier ? – à penser que la littérature est dangereuse et peut exercer une influence perverse sur des gens qui pensaient naïvement que l'intelligence était un vice impuni.
Publié chez Jean-Jacques Pauvert en 1969 sous le pseudonyme de Steve Masson (nom d’un personnage de Hardellet…), Lourdes, lentes reste un roman étrange où s’affrontent et s’entraident diverses influences littéraires, un livre où l’irrévérence et l’artifice cohabitent avec une sensibilité et une nostalgie que les seventies n’ont alors pas encore tout à fait effacées.
Si, comme dans Calaferte, le génie de la langue ne saurait ici se manifester hors l’orbe fascinante du cul, avec pour point de mire la farouche décharge et pour éléments modulateurs les lois de la perversion, on sent néanmoins la prégnance, pas nécessairement incongrue, de l’ombre proustienne, ainsi que des manigances d’un Jarry, plus ou moins décalquées de Villiers de l’Isle-Adam.
Tout commence par cette déclaration un peu bravache : « Longtemps je me suis couché de bonne heure – le matin. » D’entrée de « je », le narrateur se détache du rituel marcellien pour adopter une posture déjà post-surréaliste, avançant sans complexe que « nous avons tous du génie dans la position horizontale et les yeux clos ». Mais alors même que Hardellet s’adonne à l’exercice obligée du flux de conscience, de l’apostrophe au lecteur (« sachez que je vous emmerde ») et de l’apologie du con (Ah, Aragon, que de crimes on commet en ton nom…), alors même qu’il ose des glissements sémantiques assez inévitables (« con-texte »), on sent l’auteur encore tout chahuté par le mythe de la servante rimbaldienne et baudelairoise, le songe d’une nourrice à la fois mère et pute qui lui ouvre en grand les portes, non de corne et d’ivoire, mais de chair et de sang, du rut initiatique. Or c’est dans le déchiffrement / défrichement de ce topos pourtant usé, davantage que dans la geste anti-bourgeoise, que Hardellet est le plus tellurique :
« Me voici dans les prés. Mille angélus déserteurs se rassemblent pour sonner en retard la halte des laboureurs de chromos ; une main toute-puissante a détraqué les horloges, essuyé la poussière du vieux monde pourri. »
Le narrateur des premières pages, âgé de douze ans, n’est que sensibilité, il décrit avec la même gourmandise et la même fièvre fascinée le dos noir des saumons et la masse nacrée des seins, le goût salé du con et le soyeux des joncs. Panthéiste jusque dans l’érotisme, notre jeune apprenti-fouteur nous fait soudain basculer, au tiers du livre, dans un autre univers, celui des hôtesses de l’air. Là encore, le folklore passé des soubrettes aériennes semble sur le point de condamner l’imaginaire de Hardellet à un fastidieux labourage de chromos, mais ce serait sans cette fêlure sentimentale qui le pousse à chanter l’imperfection plutôt que l’idéal, à préférer l’Anglaise Vanessa à la pulpeuse Lia :
« Une grande bouche aux dents éclatantes, presque pas de maquillage, des yeux ardoise, graves ; un peu de gris, aux tempes, parmi ses cheveux châtain clair, des seins qui ne triomphent plus. »
L’intrigue qu’ourdit alors André Hardellet prend un tour aussi fantasque d’improbable, et il est vite question d’un philatéliste amateur d’ébats régulés, un certain Petitfils, qui l’envoie à Londres enquêter in vivo sur un centre d’insémination artificielle pour le moins étrange. Fini les moiteurs de l’été champêtre ! Le narrateur se retrouve embringué dans un centre de remise en forme, où il se voit contraint de forniquer avec une étrange machine copulatoire qu’on dirait dessinée par Tomi Ungerer et actionnée par le divin Marquis. Des seins de la nourrice à la vulve artificielle, en passant par l’idylle avec l’évanescente Vanessa, le chemin n’est pas évident, mais Hardellet parvient à articuler ces deux protocoles du plaisir :
« Vrai à faire peur, comme un organe qui viendrait d’être prélevé. Derrière ce sexe artificiel, un tube transparent destiné à recevoir le sperme ; des bielles, des rouages reliés à des fils électriques. Une femme abstraite, tellement dépersonnifiée qu’elle constitue la négation même de l’amour. Est-ce là une préfiguration de la sexualité future ?
En ce moment, sous des tilleuls, où barbouillés de mûres, des enfants s’embrassent et décèlent sous leurs dents la pulpe du fruit qu’on prétendait leur défendre. »
Certes, le narrateur regimbe un peu devant cette Eve future aux lascives contractions mécaniques, et n’a de désir que pour une certaine Joyce, possible liaison saphique de Vanessa. Mais le désir étant ce qu’il est, il se laisse happer par la Machine, tant l’attrait est attraction, le trou béance, le désir décharge. Pourtant, quelque chose en lui n’est pas dupe, et notre Zadig au pays des bacchantes sait que la frustration sexuelle est une chose dangereuse :
« Bizarrement les sociologues […] escamotent ce ressort de la révolte. Pourtant, cela me paraît évident : la révolution se fera aussi grâce à la main, la douce main de ma sœur dans le pantalon du militaire, ou bien il faudra tout recommencer parce que l’un de des rouages essentiels calera dans la mécanique. »
L’intrigue s’achève un peu en queue de truite, avec l’assassinat du philatéliste et le mariage de Vanessa avec un assis. L’érotomane retrouve le chemin capiteux des noyers et des groseilliers, il retrouve la fidèle servante en train de coudre, la Pénélope de son enfance, « son visage désespérément poursuivi sur d’autres femmes, en d’autres femme […] Inimitablement vrai, aussi véridique que des mes douze ans ressuscités. »
Comme si l’auteur, après avoir cherché le profit dans la dépense, l’amour dans le sexe, la liberté dans le con, croyait encore aux sources tièdes de l’enfance, au recommencement du désir naissant, à la loi déchue des émois premiers. Son errance dans les boudoirs de l’érotophilie n’était-elle qu’un rêve ? Ou une simple partie de pêche ?
L’année 69 s’est-elle rendue compte qu’en publiant ce texte elle libérait autre chose qu’une sexualité contrariée, et mettait déjà en gage l’humide mirage d’ébats déjà calibrés par le capitalisme ? L’Etat, lui, ne s’est pas laissé abuser. La Brigade mondaine a entendu la longue et récurrente plainte de la Ligue de défense de l’enfance et de la famille, comme si le goût du refuge mammaire était plus menaçant que le récit des pistonneries bacchiques.

vendredi 28 juillet 2017

De l'embonpoint des livres (et d'un désormais fatal apanage)

(A very big bouc…)
L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 15 novembre 2013 —


Dans un article paru récemment sur le site Salon, Laura Miller s'interroge sur les "longs livres", ces béhémoths qui seraient selon elle la hantise des critiques littéraires. N'ayant rien à dire d'intéressant, elle en arrive à ce double constat: quand un long livre est bon, c'est super; quand il est mauvais (ou difficile à lire), c'est fichu. Donna Tartt, oui; Thomas Pynchon, non. Je schématise à peine l'indigence de son propos. Bon, il faut dire que pour elle, Docteur Sleep, de Stephen King est un "gros" livre. On n'ose imaginer sa réaction si on l'enfermait dans une cave avec Jérusalem d'Alan Moore.

Il y a trois ans, c'était le jeune écrivain débutant Garth Risk Hallberg qui, sur le site The Millions, se penchait sur la même question. Son e-papier est un peu plus intéressant. D'abord parce qu'il rappelle les raisons contextuelles qui expliquent longtemps l'existence de "longs romans" (ou "big books"): la parution en feuilletons, dont le roman victorien est l'exemple par excellence. Ensuite parce qu'il soulève un paradoxe lié à notre époque: la profusion actuelle des "gros livres" se heurterait aux troubles déficitaires de l'attention croissant qui sont notre DFA (désormais fatal apanage). Mais Hallberg remarque néanmoins que plusieurs mammouths de papier on réussi à franchir le rubicon de la critique et les alpes du lectorat: Littell et ses Bienveillantes, Bolaño et son 2666, Chris Adrien et The Children's Hospital, Wallace et Infinite Jest, etc. Hallberg postule également que, rapport qualité/poids, le lecteur fait franchement une affaire. Imperial de Vollmann serait plus "rentable" que tel petit opus de Mario Bellatin. Enfin, et surtout, lire de longs livres c'est, toujours pour Garth, "entrer en résistance". Il faut dire que Garth Risk Hallberg prêche pour sa paroisse: il vient en effet de terminer un livre de 900 pages  – City on Fire – dont les droits ont été achetés 2 millions de dollars par l'éditeur américain Knopf. Mais attendons de lire la chose avant de nous réfugier dans le moelleux cocon de nos troubles déficitaires de l'attention…

Bref, le débat sur la taille des livres est finalement assez vain. Mais il est révélateur. Pour la critique, la notion de "forme" n'est plus structurelle mais pondérale. On voit déjà venir le jour où on vous demandera: "Alors, le nouveau livre de X, il est en forme?" ou "Dis donc, il aurait pas un peu maigri, le recueil de nouvelles de Y?" ou "Je serais le livre de W, je ferais attention: il a pris un peu trop de pages ces derniers temps", ou "T'as lu le bouquin de S ? Il entre même plus en librairie depuis qu'il se bourre de flux de conscience", ou, "Elle devrait suivre un régime, la saga de F."

Heureusement, tout le monde sait que lire c'est faire de l'exercice…




jeudi 27 juillet 2017

Ethique de l'hésitement

L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 19 avril 2012 —




On se prend parfois à rêver d'une anthologie du doute, qui rassemblerait, en une géométrie inquiétante, des textes d'écrivains tournant autour du pot, du puits, du vide, du point noir, des textes consacrés à ce moment, souvent pluriel, inéluctable, susceptible de survenir à tout moment, au tout début comme après la fin, ce moment qui est comme une anti-épiphanie: quand, soudain, tout le projet semble menacé. Non pas une vulgaire collection d'angoisses sur le blocage, la plage blanche, le manque d'inspiration, mais plutôt une cartographie mouvante de ce qu'on pourrait appeler "l'hésitement", quelque chose entre "évitement" et "évidement" — quand quelque chose dans l'œuvre se met à grincer, renâcler, qu'une fuite se produit, le sens s'échappe, siffle, quand ce qui commence à croître échappe aux intentions et projections, prend d'autres formes. 

Bref, ce moment à la fois tout en tensions et incandescences, où l'œuvre, bien qu'encore en gestation, cherche à imposer un "régime" inattendu à l'écrivain qui pensait que son plan "tenait la route". L'instant d'avant le possible déraillement. C'est à chaque fois une rencontre, une grande terreur, un vacillement, l'amorce d'une capitulation et la veille d'une réévaluation. Tout ne se passe pas comme prévu. Heureusement. Car sinon l'œuvre écrite ne serait que sa propre rédaction programmée. Il y a donc une part d'accident. Quelque chose se produit, qui n'était pas prévu. L'œuvre a autre chose en tête. On l'avait conçue assez mécaniquement, par défaut, dans le fantasme du contrôle et du plan, et voilà qu'elle s'agite, remue, qu'en elle des éléments deviennent organiques et prolifèrent, proposant leurs propres mutations.

C'est quelque chose de cet ordre qu'on ressent en lisant les lettres écrites par Nâzim Hikmet dans les années 40, alors qu'il est en prison et travaille à l'écriture de son long poème Paysages humains:

"[…] à vrai dire, plus le livre avance, plus j'ai des doutes, je ne sais pas ce que cela va donner, pour la première fois de ma fie, mon travail me tient tête, je ne suis pas son maître, c'est lui qui me domine, et qui trace son propre plan. Et ça, c'est très mauvais. Je commence à me demander si, après cinq ans de labeur, ce travail n'accouchera pas d'une clameur, d'un hurlement informe, d'une plainte abrutissante, d'un monstre, je doute, je m'inquiète, mais je ne puis m'empêcher d'écrire, le livre prolifère, brise tous ses cadres, en un mot, se refuse à toute discipline […]."

"Mon travail me tient tête": déclaration incroyable! Non parce qu'elle semble conférer je ne sais quelle malice ou quel animisme à l'œuvre en cours, mais parce qu'elle témoigne d'un rapport de forces constant entre celui qui écrit, les puissances du langage et l'économie interne du livre en cours, de ce triangle nucléaire sans cesse menacé d'implosion, où s'affrontent désir de contrôle, fantasme d'abandon, rêve d'échec, ventriloquisme, etc. Un triangle qui bien sûr ne peut vibrer que si le "je" ferme boutique pour laisser place à tous les hésitements du possible. Je doute donc je fuis – et enfin on entend autre chose.

mercredi 26 juillet 2017

Castodrama

Vu dans le catalogue Castorama. Des barrières en bois portant le nom de… Kolyma, cette région minière de l'Extrême-Orient russe, où s'étendait un des plus meurtriers goulags. Le Concept Kolyma? ll a fait ses preuves…

On croit rêver, mais non, suis-je bête! On est en 2017… 

Mieux sur ton cul que debout, dit Beckett

© Anne Clergue
L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 2 juillet 2014 —



Cette semaine, vous l'aurez peut-être noticé [achtung, anglicisme!], c'est non pas ravioli mais poésie sur Le Clavier Cannibale. A l'heure où les journeaux (ça fait un bien fou de l'ortografier ainsi, je vous assure) vous matraquent avec des conseils du genre les "dix livres de l'été", les "romans de l'été", la "fiction au soleil", du "récit plein la plage", etc., on s'est dit qu'on allait se cantonner aux vers, terrasse oblige.

Parlons donc de Beckett. Qui est poète, à sa façon, c'est-à-dire dans la sédition de la traduction. On a déjà parlé ici de ses traductions de Rimbaud et d'Apollinaire. Le Bateau ivre et Zone – rien que ça. Mais Beckett a également traduit Eluard et… Maxime Chamfort. Pardon: Sébastien Chamfort. [C'était juste pour voir si vous suiviez…] Beckett traduisant Chamfort?

On ne peut pas dire que l'auteur de Molloy soit franchement du côté de la maxime. Rien de plus étranger à Beckett que la formule, même s'il privilégia très tôt le français à l'anglais qu'il ne pouvait plus sentir (donc plus trop écrire). Car notre franchissime Chamfort, c'est de l'équation, du witz cadencé, élégant à souhait, légèrement pavané, une façon d'écrire de à la fois de haut et de côté, la concision cultivée à la façon d'un prépuce négligemment pincé, la phrase vécue tel un nœud de cravate but with chanvre. 
Question: que peut bien faire Beckett de Chamfort? Sinon le pulvériser, le moudre et nous en saupoudrer? Prenez cette maxime:
"Quand on soutient que les gens les moins sensibles sont à tout prendre les plus heureux, je me rappelle le proverbe indien: 'Il vaut mieux être assis que debout, couché que assis, mort que tout cela.'"
C'est sûrement profond mais l'immédiateté du propos doit se noyer, dans les salons, dans de fats gloussements. Beckett, lui, est indien; donc kafkaïen : il n'entend que ce qu'il sent trembler sous le sol, et traduit par:
"Better on your arse than on your feet,
Flat on your back than either, deader than the lot."
Grosso modo: "mieux sur ton cul que debout, à plat qu'autrement, plus crevé que les autres." Comprende? Hum. Que se passe-t-il ? Est-ce cela, traduire? Oui/Non. Mais encore? Prenons un autre exemple. Quand Chamfort écrit:
"Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa propre sensibilité, on s'aperçoit qu'il faut vivre au jour le jour, oublier beaucoup, enfin éponger la vie à mesure qu'elle s'écoule.
Beckett réplique (il traduit, mais en fait, il réplique:)
"Live and clean forget from day to day
Mop life up as fats as it dribble away."
Comment traduire ça?  J'essaie: "Vis et passe l'éponge / absorbe au jour le jour la vie / à mesure qu'elle s'égoutte." Sûrement raté, vu que je ne sais pas encore comment vaciller entre chamfortien et beckettois. Mais bon, ce que fait Beckett, ce n'est pas tellement traduire une pensée par une autre, mais du discours par de la poésie. De l'articulé par du rythme. Il met en vers et démembre en sens. Il prend Chamfort et l'arrache salon où ce dernier fait tapisserie pour le diffracter avec une boule à facette – et viva el DJ.
Chamfort, concentré, donc, entonne:
"Vivre est une maladie dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures. C'est un palliatif; la mort est le remède."
Beckett, écœuré mais chaloupeux, y va de son hallucinant:
"sleep till death
healeth
come ease
this life disease"
C'est un peu comme si vous traduisiez : "Longtemps je me suis couché de bonne heure" par "too drunk to fuck", mais avec un peu plus de subtilité phonique. Comme si vous aviez bouffé shakespeare et bu joyce. Et voilà Beckett se découvrant Beckett tandis que nous redécouvrons Chamfort à la limite de Godot, au point d'imaginer qu'un distique aussi sec que:
"how hollow heart and full
of filth thou art"
puisse décemment se traduire en français du dix-huitième siècle par:
"Que le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure."

mardi 25 juillet 2017

Dodge is back, baby, Dodge is back



Le magique Stone Junction, de Jim Dodge, préfacé par Thomas Pynchon et traduit par Nicolas Richard, précédemment paru en Lot 49, ressort bientôt chez Super 8 Editions.

Qu'on se le dise (et le fasse savoir, et l'achète, et le lise, ou le relise, et l'offre, etc.)

vendredi 21 juillet 2017

Le cul et le bel aujourd'hui (c'était hier pourtant)

L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 13 novembre 2014 —



"Pas dans le cul aujourd'hui": entre ces guillemets crépite un vers de Jana Černá, née en 1928 à Prague et morte en 1981 dans un accident de voiture. C'est par ce vers que débute le poème suivant, écrit le 21 décembre 1948 et adressé au poète et philosophe Egon Bondy:
« Pas dans le cul aujourd’hui / j’ai mal / Et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi / car j’ai de l’estime pour ton intellect. / On peut supposer / que ce soit suffisant / pour baiser en direction de la stratosphère. »
Et c'est ce vers qu'ont pris comme titre les éditons de la contre-allée pour une lettre de Jana Černá, adressée à Bondy, mais datée, elle, de 1968.

Fille de l'architecte avant-gardiste J. Krejcar et de Milena Jesenská - oui, la Milena de Kafka… –, Jana Černá évolue après guerre dans les milieux surréaliste, underground, où elle fait la connaissance, entre autres, d'un ami de Bohumil Hrabal: Egon Bondy. Unis par l'anti-conformisme contre le stalinisme, ils vécurent une passion qu'on devine mouvementée. Jana dilapida l'héritage familiale en très peu de temps, se maria plusieurs fois, eut cinq enfants, vécut dans la révolte… 

Pas dans le cul aujourd'hui, que publie en cette rentrée les éditions de la contre-allée, est donc une lettre, une longue lettre à l'aimé tapée furieusement à la machine, sans projet précis apparemment, sinon celui de parler, de parler librement dans une Tchécoslovaquie où la littérature passe avant tout par le samizdat et où l'emprisonnement est la seule réponse du pouvoir à la contestation. 

Dans la première moitié de la lettre, Jana Černá invite Bondy à opérer la fusion philosophie-poésie, à laisser s'exprimer la "puissance orgasmique" de la pensée, à cesser d'être complexé parce que la philosophie qu'il déploie ne serait pas assez sérieuse, rébarbative:
"S'il existe un espoir concret que tu produises un fruit mûr (et tel est bien le cas) alors c'est seulement à condition que ce fruit te comprenne tout entier, avec tes chaussettes, ton horreur des bibliothèques, ta barbe, ta bière, ta fantaisie, ton intellect, ta queue, tout ce qui se rapporte à toi." (p.41)
Peu à peu, les conseils laissent la place à une formidable déclaration d'amour. "L'ingénuité": par ce mot dont elle réinvente le sens, Jana décrit ce qu'elle éprouve pour Egon, ayant compris que sa relation au philosophe est "trop complète pour qu'on puisse y découper des morceaux comme dans un goulasch tendineux" (p.57). La lettre s'enfle alors d'une puissance érotique que plus rien n'endiguera, enragée par l'absence et par l'absence magnifiée, la langue devient un acte en soi, la charge d'un plaisir donné, reçu et partagé, la description sous le mode anaphorique (pourquoi ne puis-je pas…) d'un désir sexuel sous toutes ses manifestations, libéré des tabous et des convenances, performatif jusque dans ses audaces les plus crues. 

Haletante, transpirante, la phrase cherche à relancer sans cesse le plaisir que l'excitation ne saurait tarir dans la variation, faisant du plaisir une perpétuelle phrase à venir, dans un jeu à la fois "ingénu" et foutrement crucial, où le trivial active les sangs, où la surenchère affole la chair, puisqu'il importe à chaque instant de "livrer tout [son] corps à la dévastation de l'autre":
"S'il te plaît, c'est quoi, cette bêtise, pourquoi n'es-tu pas là? Qu'est-ce que c'est que cette connerie? Que je ne puisse pas t'embrasser maintenant, que je ne puisse pas m'étendre près de toi, te caresser, t'exciter et m'exciter par toi, que je ne puisse pas te sucer jusqu'à l'orgasme et te sentir entre mes jambes et rire ensuite avec toi parce que ta barbe empeste au point de donner une érection au contrôleur du tram qui poinçonnera ton billet?"
Si j'étais vous, je descendrais vite du tram pour entrer dans la première librairie venue afin d'acquérir cette lettre et d'en faire la lecture à voix haute à qui de droit.
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Jana Černá, Pas dans le cul aujourd'hui, traduit du tchèque par Barbara Faure, (éditions) la contre allée (-), 8,5€

jeudi 20 juillet 2017

L'imperméable fascination des lettres (rediff)

L'été, le clavier cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 19 juillet 2013, il y a quasi quatre ans…



Partons de l’hypothèse – improbable mais séduisante – que chaque livre recèle une part d’extraordinaire – au sens littéral, c’est-à-dire quelque chose – un détail, un accroc, un fil dans la porcelaine – qui le distingue des autres, une anomalie qui ne soit pas directement imputable à sa substance textuelle mais erre à sa surface, dans ses marges. Ce peut être un coquelicot fané et aplati, retrouvé entre ses pages, ou une coquille rendant risible tel propos, une erreur de pagination, une tache singeant une forme révélatrice, bref, n’importe quel accroc susceptible d’arracher le livre à son ordinaire d’encre et de papier, un infime défaut, une particularité, une bizarrerie dont l’auteur ne soit pas le responsable direct.
Prenons donc au hasard un livre dans notre – interlope – bibliothèque de campagne. Il s’agit d’un essai, intitulé Traces, signé Ernst Bloch, paru dans la collection Tel de Gallimard. Notre quête sera brève durée, car le quatrième de couverture nous offre généreusement l’anomalie évoquée plus haut, et ce dans le cadre para-textuel. En effet, dans le texte de présentation figurant au dos de l’ouvrage (texte hélas anonyme), on tombe sur la phrase suivante, éminemment dissuasive :
« Ce bric-à-brac philosophique (imperméable à quiconque n’est pas fasciné par Munich ou Berlin des années 20), constamment déroutant […]. »
Voilà au moins un livre qui n’aura que des lecteurs deux fois avertis et largement acquis à sa cause, car le « club des fascinés du Munich des années 20 » ne doit pas briller par son nombre. En outre, combien parmi ses membres seront perméables à ce que l’éditeur nous présente, avec une franchise déconcertante, comme étant un « bric-à-brac philosophique ? A-t-on raison de mettre ainsi en garde le lecteur ? De pratiquer une sélection culturelle aussi rigoureuse ? Faut-il garder l’enceinte des livres, faire passer un test aux éventuels acheteurs ? L’honnêteté, ainsi poussée à son paroxysme, ne risque-t-elle pas d’étrécir cruellement le cercle potentiel des curieux ? Imaginez qu’au dos de La critique de la raison pure figure l’avertissement suivant : « Les personnes peu enclines à se vautrer dans l’impératif catégorique feraient mieux de passer leur chemin. » Ou qu’en préambule au Pinocchio de Collodi, on lise ceci : « Déconseillé aux nez fastes. » Arf.
Ne devrait-on pas, bien au contraire et systématiquement, entrer dans les livres par effraction ? S’y avancer, caché, afin d’en mieux éprouver la turbulente étrangeté ? Les aborder en pirate, avides de prises, et non rester, tout benêt, à se décrotter l’esprit sur le paillasson de leurs préambules en attendant qu’une main invisible nous fasse signe ? Quelque part, nous sommes tous des fascinés du Munich des années 20, c’est juste que nous n’en avons pas encore conscience. Mais notre nez ne demande qu’à pousser, nos catégories aspirent devenir kantiennes.
Un livre imperméable ? Allons donc ! Plût au ciel que le lecteur, en sus de pluie, soit acide.