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Chroniques

Les bateaux vietnamiens dessinés par François-Edmond Paris

Jean-Claude Amos
p. 523-532

Texte intégral

1Au cours de ses trois tours du monde, entre 1826 et 1840, l’enseigne, puis lieutenant de vaisseau François-Edmond Pâris a dessiné plusieurs centaines d’embarcations exotiques.

2Il faut replacer dans son contexte la démarche du jeune officier, issu d’un milieu de hauts fonctionnaires et membre d’un corps rarement visité par l’esprit démocratique. S’intéresser à l’artisanat populaire n’était pas très courant à cette époque !

3Le futur amiral ne se contente pas, en effet, d’exploiter le pittoresque de ces bateaux de pauvres, construits par des pauvres, et, qui plus est, des pauvres de couleur. Il entre dans leurs moindres détails de construction ou de manœuvre, sachant surtout les apprécier en fonction de leur environnement. Trois demi-siècles après, il est intéressant de comparer les bateaux qu’il a sauvés de l’oubli et leurs « descendants ».

  • 2 Le Voyage de la Favorite. Première édition d’un recueil manuscrit. « Voyage de la corvette la Favor (...)
  • 3 Essai sur la construction navale des peuples extra-européens ou Collection des navires et pirogues (...)

4Tentons de le faire, en un premier temps, pour le Viêt-Nam, grâce à la première et récente édition en facsimilé des dessins aquarellés réalisés pendant le tour du monde de la Favorite2. Il faut noter que ces pochades sont la source des gravures, plus élaborées, mais ne pouvant être plus fidèles, de l’« Essai sur la construction navale des peuples extra-européens »3. Les illustrations retenues datent des deux escales de 1830 et 1831 à Da Nang ; Pâris avait alors vingt-cinq ans.

5La planche 74 nous montre le Phénix, réplique vietnamienne d’une corvette, évoquant les bateaux de pirates armés à Hollywood.

  • 4 Bulletin des amis du Vieux Huê (1920).

6Un document, tiré des archives impériales de Huê4, nous apprend que Gia Long « réussit à faire avec ses seuls cochinchinois des vaisseaux à l’européenne »; les uns portaient « vingt-six canons, les autres trente-six », avec « plus de trois cent hommes d’équipage »... « Le vaisseau Le Phénix était commandé par Monsieur Vannier... ».

7Serait-ce, mouillé au second plan, le Dragon volant ? Commandé également par un français, Chaigneau, il était intervenu décisivement dans la bataille navale de Qui Nhon (1799), dont l’issue donnait les clés de l’empire à Nguyên Anh, devenu trois ans après souverain sous le nom de Gia Long, et réunificateur en 1804 des trois Ky (provinces du Nord, du Milieu et du Sud) sous le nom de Viêt Nam.

8Les vietnamiens ne sont pas le seul peuple d’Asie à avoir tenté d’imiter les bateaux européens. Mais leurs pratiques de construction, et même de navigation, étaient trop différentes, et ces expériences ont abouti à des hybrides sans descendance, sauf exceptions, comme celle du pinisi des Célèbes.

9La planche 76 montre à nouveau une chose étrange. Paris la nomme galère. On compte en effet, fichés dans chaque lisse, une dizaine de paires de hauts tolets, rudimentaires forcoles : comme les Chinois... et les gondoliers, les Vietnamiens nagent debout, tournés vers l’avant.

  • 5 Ghe : bateau. Câu : pêche.
  • 6 Cua : estuaire ; par glissement : port. Ghe cua : caboteur.

10Mais sa tonture et sa largeur montrent qu’il s’agit d’un voilier désarmé. En fait un bateau de Phu Quôc, reconnaissable à sa carène blanche et son énorme oeil de proue, et, plus que probablement, un ghe câu5, tel que l’a décrit Piétri (1943). Ou, éventuellement, un ghe cua6, très proche, spécialisé dans le transport des jarres du nuoc mam réputé de la grande île.

11Le voilà bien loin du golfe de Siam. Pourquoi l’a-t-on privé de ses accastillage et gréement ? Pourquoi cette ouverture circulaire de la marotte, plutôt que le symbole du yin yang habituel ? Interprétation fautive du croquis d’origine ?

12Les planches 77 à 80 sont parmi les plus intéressantes, déclinant tous les aspects du ghe nôc (dit gay yew par l’auteur), aux bordages cousus, technique qui remonte aux origines de la navigation. Mais comme elles ont été analysées dans un article précédent (Amos 1998), nous passons à la planche 81, celle du gay diang. Que pourrait signifier ce nom ? Contentons-nous de noter que la terminologie navale, toujours... flottante, est au Viêt Nam particulièrement évolutive.

13Cette coque, dont on a multiplié les fargues, est aussi gracieuse que celle de yachts modernes à tonture inversée. Ne manque à la cabane qu’une cheminée à chapeau... chinois. Admirons également l’échantillonnage du porte-hauban (mais sa courbure, le faisant porter sur plusieurs bordages, est judicieuse). Enfin, pour plus d’agrément, les têtes de gournables évoquent une éruption de variole. En fait la bizarre silhouette de la coque peut s’expliquer, comme pour certains bateaux chinois, par l’influence de la jauge administrative. L’important frégatage des bordages surnuméraires diminuait le bau mesuré par les agents du fisc.

14Cela dit, si l’on passe au gréement « cat-boat »de trois voiles à houari, quelle élégance ! Cet efficace plan de voilure était très répandu naguère au long des côtes du Sud.

15On aperçoit, sommairement esquissé, un système de cargue-bouline, dont Piétri nous dit qu’il n’existait que sur le ghe cua de Ba Ria. Par ailleurs, si l’on enlève le bordé parasite du gay diang, on a la silhouette de ce caboteur des bouches du Mékong. Éloigné, certes, de ses eaux familières. Mais le rapprochement reste licite.

16Les deux planches suivantes (84 et 85) ont le mérite de nous détailler une des principales originalités de la marine vietnamienne, qui n’en est pas avare : les ghe nang, ou bateaux-paniers, dont l’origine est traditionnellement située au Xe siècle.

17Pâris a cru que leur carène était faite de rotin tissé ou tressé (il emploie indifféremment les deux termes : le premier est plus juste, le second plus familier lorsqu’il s’agit de sparterie), mais les rotins sont des lianes, trop souples, périssables et chères ; on en faisait des haussières, des haubans, des amarrages, voire des nattes utilisées pour cabaner. Le « panier »des ghe nang, aboutissement extrême de la souplesse recherchée par les constructeurs navals de l’aire chinoise, est en bambou, résistant à l’usure, à la pourriture et aux tarets. Certains ghe nang, au milieu du XXe siècle, jaugeaient plus de 120 tonneaux. Aujourd’hui ce ne sont plus que nacelles mues à l’aviron, mouillant des sennes à proximité des plages ou assurant le petit trafic des rades.

18Nous résisterons à l’envie de nous étendre sur le sujet, ces intéressantes embarcations ayant fait l’objet d’articles récents (Tallec 1997). Notons cependant que Pâris a correctement interprété des détails qui ne pouvaient être pour lui qu’insolites, comme les baux traversants, l’engoujure d’étrave dans laquelle coulissait une dérive en forme de sabre, et les petits trous alignés sur le can de vieux bordages : en Indochine, effectivement, les virures sont reliées par des chevilles noyées.

19Examinons la planche 84, consacrée à un engin de pêche au carrelet, bigue basculante sur l’avant d’un ghe nôc. Nous avons photographié le même en 1974, à Huê. Pour bien comprendre son astucieux fonctionnement, on peut se reporter à la planche 46 (in Le voyage de la favorite, note 1) : même système, mais sur un radeau, et... à Manille.

  • 7 Manh : léger. Cua Lo : petit port du nord de l’Annam, où commence à se faire sentir l’influence de (...)

20Le meilleur est pour la fin. La planche 85 représente l’extraordinaire gréement des ghe manh de Cua Lo7, déjà signalé au XVIIIe siècle. Ces voiles de jonc abondamment lattées de bambou affectaient la forme d’une oreille ou, mieux encore, celle d’un bivalve, la pinne. Piétri, qui les appelle « voiles compensées », en explique les particularités : presque rigides, elles conservaient leur angle de route malgré les écarts provoqués par la houle. Malheureusement très lourdes, surtout par temps pluvieux, il fallait souvent les ariser, mais sans autre manœuvre que d’amener la vergue : elles se repliaient alors comme un éventail. Un manque de logique affecte par conséquent le dessin de Pâris : les lattes ne peuvent être parallèles mais doivent converger sur l’avant.

21Remarquons que la coque, comme celle des gay diang, a été libérée au XXe siècle de son excès de franc-bord. De telles modifications restaient très limitées. Nous constatons que les bateaux vietnamiens n’avaient guère changé un siècle après Paris. La motorisation a fait disparaître les voiles au cours des années soixante, excepté dans quelques mouillages du Nord, plus pauvre. Cela ne saurait aller sans évolution — à peine perceptible pour l’instant — des principes de construction. Mais les traditions esthétiques, voire rituelles, demeurent. Le voyageur continue à apprécier le spectacle de flottilles colorées, aux coques élégantes, héritage d’un passé lointain.

22Pâris reviendra au Viêt Nam à bord de l’Artémise, et, moins de trente ans après, ce sera au tour de son fils Armand (Paris n.d.) de lever à Saigon les remarquables plans de bâtiments qui figurent dans « Souvenirs de Marine ».

23Nous espérons que ces quelques notes auront donné envie de pénétrer plus avant dans une oeuvre qui ne cesse de confirmer sa fécondité.

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Bibliographie

Amos, J.-Claude., 1998, « Le Ghe Nôc. Bateau vietnamien cousu », Neptunia 212 : 30-36.

Pâris, Armand, n.d., Mannes et paysages. De 1863 à 1873. S.l.

Piétri, J. B., 1943-49, Voiliers d’Indochine. Saigon (réédition 1949, Saigon : SILI).

Tallec, Jean-Louis, 1997, « Les bateaux-paniers du Viêt-Nam ». Le Chasse-Marée 105 : 10-23.

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Notes

2 Le Voyage de la Favorite. Première édition d’un recueil manuscrit. « Voyage de la corvette la Favorite en 1830, 1831, 1832. Collection de bateaux. Dessins d’après nature par E. Pâris lieutenant de vaiss. » Biographie de l’Amiral Paris et présentation par Eric Rieth. Ed. Anthèse, Paris, 1992.

3 Essai sur la construction navale des peuples extra-européens ou Collection des navires et pirogues construits par les habitants de l’Asie, de la Malaisie du Grand Océan et de l’Amérique dessinés pendant les voyages autour du monde de « L’ASTROLABE », « LA FAVORITE » et « L’ARTEMISE ». F. E. Pâris. Paris, 1843. Réed. : Grenoble, 1975 (3 vol.). Fac-similé, éd. Anthèse, Paris. 1987-1990 (6 vol.). Voiliers et pirogues du monde au début du XIXe siècle, Essai sur la construction navale des peuples extra-européens de l’amiral Pâris. E. Rieth. Ed. Du May, Paris, 1993.

4 Bulletin des amis du Vieux Huê (1920).

5 Ghe : bateau. Câu : pêche.

6 Cua : estuaire ; par glissement : port. Ghe cua : caboteur.

7 Manh : léger. Cua Lo : petit port du nord de l’Annam, où commence à se faire sentir l’influence de la Chine (voiles lattées en l’occurrence).

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Table des illustrations

Légende Planche 74
URL http://tc.revues.org/docannexe/image/316/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 588k
Légende Planche 76
URL http://tc.revues.org/docannexe/image/316/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 572k
Légende Planche 81
URL http://tc.revues.org/docannexe/image/316/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 544k
Légende Planche 84
URL http://tc.revues.org/docannexe/image/316/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 396k
Légende Planche 85
URL http://tc.revues.org/docannexe/image/316/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 852k
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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Amos, « Les bateaux vietnamiens dessinés par François-Edmond Paris », Techniques & Culture, 35-36 | 2001, 523-532.

Référence électronique

Jean-Claude Amos, « Les bateaux vietnamiens dessinés par François-Edmond Paris », Techniques & Culture [En ligne], 35-36 | 2001, mis en ligne le 10 septembre 2012, consulté le 08 mai 2016. URL : http://tc.revues.org/316

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Auteur

Jean-Claude Amos

Professeur honoraire. 26400 Eygluy-Escoulin

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