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Comptes rendus

Le cru et le muid. À propos de Philippe Chaudat, 2004, Les Mondes du vin. Ethnologie des vignerons d’Arbois (Jura)

Préface de Jean-Pierre Warnier, Paris, L’Harmattan, bibliographie, glossaire, photos, 252 p.
Georges Guille-Escuret

Texte intégral

1Collusion avouée est à moitié pardonnée. Commenter le livre d’un coéquipier dans une revue qui, en plus, partage quelques racines avec l’équipe en question n’est pas politiquement correct. Mais, après tout, dans la mesure où les prosélytes du “ politiquement correct ” n’ont jamais eu, par-delà la dénonciation des hérétiques, d’autre vertu à proposer que la pudique et morne auto-dérision du savoir —position scientifiquement incorrecte—, l’ambition rationnelle a elle-même cessé d’être moralement recevable. Et, comme Philippe Chaudat ne fait pas mystère de  vouloir nonobstant s’avancer sur cette voie impie, un avis sur son travail qui ne commencera pas par une disqualification du projet, plongera de toute façon dans l’inconvenance. Alors, un peu plus, un peu moins…

2Moyennant quoi, un désir de provocation n’est pas à l’origine des ces lignes, non plus qu’une solidarité avec ledit confrère. Je ne prendrai pas la peine de défendre un butor à ce point imbibé de l’ambiance rabelaisienne dans laquelle baigne son terrain qu’il ouvre son livre avec cette recommandation : “ à lire “cul sec” et sans modération ” (au risque, d’ailleurs, de faire de son ouvrage un hybride digne d’entrer dans la collection de Bruno Latour). L’impulsion vient du titre magnifique qui a réveillé la nostalgie d’une recherche que je me suis toujours promis de poursuivre “ sous peu ”, au moins à temps partiel, sans imaginer que je la délaisserais si longtemps.

3Les mondes du vin : tout un programme, au sens fort. Celui de tout une vie, sans difficulté. Mais, au-delà (et, désormais, loin de tout clin d’œil sur les aspects attractifs d’une boisson alcoolisée), cet intitulé-là a de quoi inclure longtemps une communauté de chercheurs en sciences sociales. Et une communauté aussi variée et pluridisciplinaire que l’est la population des gens qui contribuent de nos jours à l’identité d’un vin. Avec, à l’horizon, des connexions possibles entre ces deux réseaux où la complexité technique et épistémologique de la recherche appliquée trouve son Éverest : nous y reviendrons.

La cave se rebiffe : qui “ élève ” le vin ”?

4À l’instar de Chaudat, j’avais été saisi par la multiplicité effective (dans la réalité observée) et souhaitable (dans les perspectives d’observation) des approches de ce produit (Guille-Escuret 1988) : cette fois, la surprise est venue de ce que l’auteur aborde l’une et l’autre d’une manière très différente de celles auxquelles j’étais habitué, et néanmoins très conciliable. À mes yeux, vigne et vin sont deux univers disjoints, rendus interdépendants par la contradiction omniprésente entre la qualité et la quantité. Une longue suite de négociations délicates en révèle une facette à chaque étape : la teneur en alcool sur une parcelle, le prix d’un muid, le nombre de bouteilles d’une appellation, l’amortissement d’un investissement agronomique, et cetera. La qualité se résume à un leurre ou à une douteuse espérance aussi longtemps qu’elle n’est pas associée à une contrepartie sonnante et trébuchante. Paysans, agronomes, œnologues et amateurs ont un discours émaillé de superficies, de volumes, de durées, et de dénombrements divers, toutes mesures dont on s’aperçoit à la longue qu’elles sont à tour de rôle susceptibles d’exprimer une exigence de qualité face à la platitude inquiétante des autres quantifications. Cependant, il me semblait que toute réflexion sociologique devait forcément partir du cep et de la terre.

5Cela reste sans doute vrai quand les cadres comparatifs dépassent certaines étendues et certaines durées, l’histoire, la géographie et l’ethnologie essayant de communiquer sur un même plan. Ou quand, comme en Bas-Languedoc, la culture vigneronne a été brisée et recomposée au point que les viticulteurs, maîtres du raisin mais pas de ce qui s’ensuit, éprouvent les pires difficultés à se représenter leur propre vin. Néanmoins, Chaudat montre que l’ethnographe peut gagner à mettre de côté les références aux terroirs et aux villages, afin de se concentrer sur des dilemmes et des alternatives se situant en aval et déterminant largement l’identité et le destin d’un cru. Cette problématique est facilitée par le fait que, travaillant sur le Jura et les vins d’Arbois, il est confronté à une communauté vigneronne cohérente et vivace.

6Le livre commence au moment où la vendange entre en cave mais il ne s’arrête pas au moment où le vin en sort, loin de là : une deuxième partie est consacrée aux interactions entre vignerons, distributeurs, consommateurs et autres instances intermédiaires (syndicats, INAO, foires, “ commanderies ”, musées, guides…). Un chapitre est ainsi consacré à “ la mise en scène des vins par les hypermarchés ”, tant il est vrai que ceux-ci ont réussi à s’insérer dans un système qui, naguère, les repoussait de toutes ses forces : dans les années 1980, la pire déchéance pour une jeune “ appellation contrôlée ” soucieuse de son ascension était de voir une part significative de sa récolte rejoindre ces hideux rayons, et la coopérative qui avait ainsi pactisé avec le diable recevait les critiques acerbes des villages alentour. Aujourd’hui, le danger serait-il plutôt de ne pas participer aux campagnes périodiques des “ grandes surfaces ” ?

7Le texte est sensible à ces modifications récentes : plutôt que l’omniprésence classique de l’opposition qualité/quantité, obsession du viticulteur devant ses souches, il détaille les avatars d’une seconde hantise, plus aiguë dans la cave : tradition contre innovation, “ vins de terroir ” contre “ vins techniques ”, authenticité contre modernité. Cette série, cependant, ne prolonge-t-elle pas, au bout du compte, la première contradiction, et tout cela n’a-t-il pas quelque chose à voir avec certain terrain de jeu idéologique connu sous le nom de rapport nature/culture ? Terrain dont l’étendue —il est devenu nécessaire de le rappeler— dépasse de très loin la bande étroite labourée par l’anthropologie actuellement dominante, puisqu’il est bordé d’un côté par la philosophie et de l’autre par des préoccupations bassement pragmatiques, en friche prolongée.

8Le vin, écrit Chaudat, “ n’évolue pas seulement en fonction de la matière, en fonction du vigneron (et de son action sur la matière) ou en fonction de l’évolution des techniques. La commercialisation, la distribution et la consommation ont une incidence sur les processus de production. La production ne résulte pas d’un seul acteur, le producteur, mais d’un collectif d’acteurs ” (p. 220).

9D’acteurs ou d’auteurs : le succès d’un vin équivaut à l’aboutissement d’une longue négociation entre des perceptions hétérogènes. Ce résultat réclame cependant que les plus versatiles de ces avis —ceux des consommateurs— acceptent d’être assez fermement canalisés par une éducation, donc par une autorité culturelle qui, elle, sera habilitée à dialoguer avec une autorité technique. C’est le schéma idéal : la difficulté à faire valoir une étiquette pourra alors avoir deux types de causes. L’impossibilité d’inscrire un cru dans une représentation générale des vins constitue la première orientation. Un responsable de l’Institut National des Appellations d’Origine m’a ainsi évoqué le trouble qu’il ressentait devant une demande d’appellation contrôlée émanant d’une communauté de producteurs, car elle satisfaisait toutes les conditions historiques (un vieux roi de France en avait dit du bien) et agronomiques sauf une : les fabricants et leurs familles étaient seuls à ingurgiter cette boisson avec plaisir. L’autre type de cause est une instabilité ou une opacité dans la “ négociation ” entre autorité culturelle et autorité technique.

10En Arbois, manifestement, le vigneron détient tranquillement l’autorité technique, mais son vin n’est pas assez haut dans la hiérarchie pour que l’autorité culturelle soit socialement concentrée. C’est cette dilution qui a conduit Chaudat à consacrer beaucoup de temps au repérage des agents et des modalités d’un savoir à la fois externe et légitime sur “ son ” vin : il a empiriquement pressenti que l’avenir vibrait de ce côté-là. Néanmoins, nul n’ignore que l’empirique est aujourd’hui une notion dégradée par des connotations roturières, et il convient de préciser qu’il répond en l’occurrence à une solidarité avec les exploitants du Jura. Consciente ou non, peu importe : l’ethnographe s’est laissé diriger par une attente. Ce genre d’attention portée aux inquiétudes de ceux avec qui on parle ne marque-t-il pas le premier degré de la recherche appliquée ?

11Autre cas de figure : dans la zone des Haute Corbières où j’ai séjourné, je me suis soudain souvenu que, pour souligner l’intensité d’une crise villageoise, mes interlocuteurs avaient coutume de dire que dix présidents de coopérative y avaient été élus en dix ans. Chaque assemblée générale conduisait à un changement de chef et de stratégie. En d’autres termes, l’autorité technique de viticulteurs rivaux ne parvenait pas à stabiliser une autorité technique dans la phase de vinification. Dans ces conditions, malgré une bienveillance plus ou moins condescendante des autorités culturelles, la discussion ne pouvait s’amorcer : experts et œnophiles en venaient à déplorer ouvertement qu’un terroir aussi avantagé soit aussi mal mis en valeur. Mon enquête a également été orientée par une question empirique, sans solidarité avec les sentiments des habitants (sinon sans alarme vis-à-vis de leurs conséquences) : les incompatibilités entre concurrences viticoles dans la commune et concurrences vinicoles entre villages.

12A contrario, il est facile de vérifier que les sources d’une garantie technique éminente —apte à répondre d’égal à égal aux “ connaisseurs ” attitrés— sont aisément localisables dans les aires très prestigieuses : la marque en Champagne (puissante influence sur la viticulture), le haut négoce en Bourgogne (sauf que la rigidité de la relation entre terroir et cuve s’accroît avec le statut du nom), le château vers Bordeaux (modèle inspirateur du négoce). Quant à l’autorité culturelle, elle tend à se resserrer automatiquement, ainsi qu’il convient à la partie supérieure d’une pyramide.

La tradition en mouvement

13Un autre mérite sous-tend Les Mondes du vin auquel l’enseignement distillé par Claude Royer n’est probablement pas étranger : d’une part, l’analyse ne dénigre jamais des innovations (même si elles sentent le soufre ou le copeau) au nom d’une sacro-sainte tradition et, d’autre part, la valeur de cette dernière n’est jamais amoindrie grâce au constat de tel ou tel apport salutaire de la modernité. Le titre du chapitre VIII est à cet égard éloquent : “ Une tradition d’une grande modernité ”. En cette affaire, le mérite ne consiste évidemment pas à éviter l’un de ces deux pièges —malheureusement, tout le monde le fait— mais à éviter l’antagonisme séculaire en ne tombant dans aucune des deux ornières.

14La voie est moins étroite qu’il n’y paraît. Pardon pour cette trivialité catéchistique, mais une tradition se doit de résister aux trahisons, pas toujours aux trouvailles, et les inventions n’infèrent pas systématiquement l’infraction. Sur le terrain des techniques, le conservatisme naît dans la généralisation d’un “ devoir de tradition ” au-delà de son domaine de compétence, tandis qu’en face, le rejet par principe des traditions n’annonce pas un progrès inéluctable. Hors du terrain des techniques, toutefois, nous éprouverions le besoin pressant d’ajouter qu’il serait régalant d’anéantir quelques traditions au cœur même de leur territoire, pour peu qu’on sache quoi mettre à leur place. À partir de là, les temps modernes (avec ou sans leur dépassement présumé) rendent la suite du propos un peu moins triviale.

15Devant une question juridique ou politique, il arrive que des traditions rivalisent dans la conquête d’un enjeu dont la réalité, voire les aboutissants eux-mêmes, précède leurs formations respectives : dans ce cas, causes naturelles et culturelles se renvoient les unes aux autres dans une oscillation qui remonte jusqu’aux mystérieux balbutiements du phénomène culturel.  Par contre, devant un artefact —même millénaire— tel que le vin, la concurrence de deux techniques met immédiatement en présence plusieurs définitions d’une boisson, devant lesquelles la nature est incapable de trancher. La compétition, les définitions et la boisson proprement dite sont également “ culturelles ”, bien que sur des plans divers.

16L’opposition classique entre la vision géographique d’un vignoble et l’analyse historique d’une communauté vigneronne reposait pour une large part sur une inadvertance à cet égard : dans ces conditions, en effet, non seulement les deux perspectives ne traitent pas des mêmes sujets, mais surtout elles laissent une partie des questions en rade. Envisagée par Chaudat, la tradition n’est pas une immobilité et l’authenticité ne sent pas la naphtaline : la fidélité a sa dynamique. Comment a-t-on pu sous-estimer ce facteur dès lors que la tradition vinicole implique une incessante lutte de prestige entre les crus, et que l’authenticité d’un vin n’a de sens qu’au sein d’un blason, c’est-à-dire d’une position hiérarchique ?

17Un cas d’école est le développement des vins primeurs en de nombreuses zones de viticulteurs : issus des techniques de macération carbonique, ils ont la réputation de réduire l’importance du terroir et de souligner les caractères de l’encépagement. Laissons ici de côté le modèle fameux du “ Beaujolais Nouveau ”, souvent reçu hors d’Europe comme le fruit d’une tradition qui aurait traversé moult siècles (la déception des Japonais apprenant qu’il n’en est rien est paraît-il spectaculaire) et intéressons-nous aux cuvées tourangelles, languedociennes et autres qui jouent cette carte commerciale à raison de 5, 10, ou 15 % des récoltes locales. Il est clair qu’il ne s’agit pas là de “ productions traditionnelles ”, mais d’un appoint de trésorerie tombant à pic après des vendanges coûteuses.

18Or, si l’on y songe, pour peu que le vignoble envisagé dispose d’un cru assez estimable pour que son destin appelle un soutien constant, cet opportunisme, apparemment contraire à une sagesse vigneronne censée vanter la patience plus que tout, fonde une complémentarité technique dont la véné-rable tradition sortira bénéficiaire : même si la macération carbonique ne nivelait pas les originalités issues de la terre, ce ne seraient pas les meilleurs moûts qui lui seraient livrés. Le maître de chaix se déleste de ce qui convient le moins au vin dont il privilégie le progrès dans le respect des acquis : la sélection des “ bonnes grappes ” en est donc accrue et, là où l’encépagement est varié, la constitution de meilleurs coupages s’en trouvera éventuellement facilitée.

19En d’autres termes, la technique importée et incompatible avec tous les usages ancestraux vient ici offrir un ballon d’oxygène à une tradition dont le perfectionnisme souffrait des pressions exercées par la logique économique ambiante.

L’exception culturelle est partout

20L’illustration a de quoi rasséréner, comme un pied de nez  à l’uniformité. Ou comme un grain de sable faisant grincer l’énorme mécanique productiviste qui ne peut manquer d’inspirer une vive antipathie aux amateurs de diversité culturelle. Chaudat est attentif aux contre-offensives : les “ vins techniques ” du Nouveau Monde, faussaires sans vergogne qui entreprennent de se rapprocher par tous les moyens d’un  modèle enraciné vers Beaune ou Bordeaux, sont néanmoins là  pour calmer l’enthousiasme. Encore que tous les Américains ne se satisfont plus des sarments d’ivrognes : depuis quelques années au Chili, en Argentine et jusqu’en Californie, quelques propriétaires baroques se surprennent à penser que la tradition que l’on s’est faite soi-même est tout de même plus agréable à respecter. Il y a des œnologues français qui sont invités à traverser l’Atlantique afin de développer une “ nouvelle cuisine ”.

21Le vin est décidément une remède béni pour les ethnologues souffrant d’une indigestion de nostalgie. En tant qu’objet de recherche, s’entend. Grâce au dynamisme des usages, ses originalités se revigorent en moult endroits bien qu’elles s’étiolent en d’autres : la tradition y procède par marcottage. Le monde du vin, dans son acception générale, s’affirme alors, contre vents et marées, comme une “ exception culturelle ” de l’alimentation. Seul “ les mondes du fromage ” pourraient lui disputer le titre.

22Loin d’infirmer l’hypothèse, les récentes discussions sur les publicités que la loi autorise ou interdit à son propos soulignent l’étrangeté de son statut et la fonction singulière des identifications dont il est l’objet : les indulgents plaident que les messages qualitatifs sont indispensables à un cru, et les rigoristes rétorquent que tout assouplissement de la juridiction servira les intérêts des alcools vils et des bières, distribués par des puissances commerciales devant lesquelles les vignerons ne font manifestement pas le poids. Là où la vertu médicale devient suspecte, c’est en ne daignant pas relever que l’affaiblissement de l’éducation à l’égard du vin condamne son avenir alors que les bouteilles commercialisées par les grands brasseurs et les distillateurs n’ont pas grand chose à craindre de ce côté-là (soit dit sans y dénigrer les savoir des amateurs sous le négoce à haut débit). La charge culturelle inhérente au vin et la capacité qu’il a de représenter tous les grades de la société le rendent finalement embarrassant : il serait plus simple de n’avoir à affronter que les degrés d’alcool ! L’hygiène et la finance ont ceci de commun qu’elles se targuent, malgré tous les démentis cinglants qu’elles ont reçus, de servir une probe et austère rationalité, siégeant loin au-dessus des mièvreries de la culture.

23Cependant, tant que, pour un volume donné de vin, la gamme des prix s’étendra de un à dix mille, l’interdiction de la publicité érodera les étages des appellations récentes ou fragiles (cinq ou six fois le tarif du “ vin de chaudière ”) sans inquiéter le sommet (disons à partir de trente ou quarante fois la valeur minimale). Ne perdons pas de temps à faire mine de nous demander si le vin est une “ exception culturelle ” parce que la qualité s’y paye, ou si la qualité reçoit son dû parce que le produit s’y prête : l’un ne va pas sans l’autre. Cette boisson symbolise la hiérarchie sociale en l’incorporant et l’intériorise en la représentant. Aux antipodes, Coca-Cola, Heineken, Ricard ou Johnny Walker puisent leur raison d’être en s’affichant dans des plaisirs “ simples ” et une convivialité “ spontanée ”, incompatibles avec le préalable d’une sélection des participants au moyen d’une éducation. Dans le contexte actuel, il serait dommage d’entériner cette position extraordinaire du vin sans en tirer un questionnement visant toute l’agriculture et l’alimentation dans les économies de marché. Histoire de voir si une ethnologie renonçant provisoirement à des ambitions anthropologiques n’aurait pas son grain de sel à ajouter dans des débats où personne ne réclame son intervention.

24La notion d’exception culturelle, en effet, n’a pas été évoquée par hasard, bien qu’elle ait émergé très loin de nos préoccupations présentes : à propos du cinéma français qui ne peut survivre sans aides de l’État. L’amusant, dans l’affaire, est que le “ culturel ” aurait droit à un certain manque de rentabilité, dans ce registre, mais qu’il tend à ne pas être reconnu comme tel là où, justement, il est rentable ! En d’autres termes, la dimension culturelle n’a d’existence juridique et politique que devant la disparition éventuelle d’une production non rentable. Elle ne saurait donc être prise en compte quand la culture produit et reproduit de la richesse en toute indépendance.

25Le vin, aliment éminemment culturel, s’expose par conséquent à subir des réglementations qui canaliseront sa production et sa distribution à l’échelle de l’Europe, voire de la planète. Cela, en vertu d’impératifs rationnels généraux (mais sans intérêt technique) qui sauront contrecarrer des traits culturels créant indûment de la richesse avec des procédures singulières. En une superbe image de notre société, voilà que la culture doit être rabrouée là où elle a quelque chance de gagner de l’argent et qu’elle doit être soutenue là où elle peut happer des contributions à fonds perdus. La “ culture ” selon la logique de l’économie libérale est un gouffre. Si elle ne l’est pas, elle n’est plus la culture mais un particularisme désuet : un obstacle absurde à la bonne gestion des choses.

26Un argument va d’abord en sens inverse : quand une entreprise japonaise a tenté d’acheter un château du Bordelais classé en 1855  parmi les meilleurs crus, la nation s’est indignée et la sauvegarde du patrimoine culturel a été convoquée sur le devant de la scène. En l’occurrence, toutefois, la société a protégé un “ trésor ” comparable à un tableau du Louvre : moins une production qu’un capital. De la tradition achevée.

27Conclusion : le vin est culturellement exceptionnel en ce qu’il a sauvé la valeur économique de ses trouvailles locales. Avant de produire le plus mauvais picrate de France, la plaine narbonnaise produisait quant à elle le meilleur blé du royaume : après la Révolution, il a cessé de se vendre à meilleur prix que celui de la Beauce, et la faiblesse du rendement a conduit à de tristes reconversions.

28En cette époque hésitante qui est la nôtre, ne faut-il pas espérer que l’ethnologie prenne la parole pour insister sur la densité et l’urgence de ces problèmes alors même que la polémique entre libéraux puissants et rebelles télévisuels tend à la cacher ? Durant les deux ou trois dernières décennies, à travers l’extension des objets d’appellation contrôlée, l’agriculture “ biologique ” et autre labels, un mouvement s’est dessiné pour redonner de la valeur à la qualité. Il s’agit essentiellement d’un luxe pour classes moyennes bien élevées, bien sûr, mais aussi d’une timide réouverture de l’univers des normes. Si cette porte-là s’entrebâille, les amateurs de diversité culturelle devront en profiter hardiment pour forcer le passage : les originalités de la tradition ne sont pas moins respectables ni pragmatiques que les vœux pieux de “ l’écologisme ”.

29Peut-être la multiplicité des vins et celle des fromages, au lieu de figurer les ultimes exceptions culturelles, permettront-elles d’amorcer une réhabilitation de normes techniques traditionnelles dans l’univers de la production alimentaire. L’Europe sera une bien triste cuisine si ses chefs ne comprennent pas que les normes techniques sont généralement culturelles, que les normes culturelles sont souvent techniques, et les techniques culturelles sont quelquefois des normes.

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Bibliographie

Guille-Escuret, Georges
1988. La Souche, la cuve et la bouteille. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Georges Guille-Escuret, « Le cru et le muid. À propos de Philippe Chaudat, 2004, Les Mondes du vin. Ethnologie des vignerons d’Arbois (Jura) », Techniques & Culture [En ligne], 43-44 | 2004, mis en ligne le 25 janvier 2006, consulté le 08 octobre 2015. URL : http://tc.revues.org/979

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Auteur

Georges Guille-Escuret

CNRS, UMR 5196 “ Techniques et culture ”

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